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Le Scepticisme


F. Picavet
Parmi les philosophes grecs, les uns disent qu'ils ont trouvé la vérité; ce sont les dogmatiques. D'autres nient qu'on puisse la saisir : ce sont les acataleptiques. D'autres enfin, sans affirmer que la vérité ait été trouvée, sans nier qu'elle puisse l'être, continuent à la chercher : ce sont les sceptiques. Qu'il y ait eu parfois alliance entre les représentants de l'acatalepsie et ceux du scepticisme, qu'il soit même, en certains cas, difficile de les distinguer les uns des autres par les doctrines, c'est ce qu'on ne peut contester. Mais il est tout aussi incontestable qu'il faut, en théorie et en droit, maintenir la distinction établie par Sextus Empiricus pour ne pas réunir en un système, trop facile ensuite à détruire, des doctrines séparées en fait et logiquement inconciliables. Pyrrhon fut en Grèce le fondateur du scepticisme : il sépara le domaine de l'apparence, de la science positive, du domaine de la réalité à laquelle entend s'attaquer la philosophie première ou la métaphysique; il prit les phénomènes comme guides de la vie pratique et morale, mais s'en tint, pour les choses, à l'époque on suspension du jugement, d'où il faisait découler l'aphasie, puis l'ataraxie ou absence de trouble. Cependant on a souvent cherché et trouvé des prédécesseurs à Pyrrhon; on a appelé sceptiques Homère et les Sept Sages, des physiciens et des sophistes, les académiciens et les médecins empiriques.

Il y a, chez Homère et les poètes, chez les premiers penseurs, surtout occupés de morale et de politique, des allusions à la mobilité de la pensée humaine et des formules dont useront les pyrrhoniens, mais ce ne sont ni des philosophes, ni à plus forte raison des sceptiques. L'un des  fondateurs de la philosophie, Thalès, est nettement dogmatique. Xénophane voit quelques-unes des difficultés que présente la recherche de la vérité et combat énergiquement les affirmations polythéistes de ses contemporains, mais il affirme, le premier, l'unité des choses et nous apparaît ainsi comme un dogmatique, soucieux de substituer des doctrines philosophiques et vraies aux opinions des poètes et du peuple. De même, Parménide nie de l'être un certain nombre d'attributs, naissance et mort, mouvement, multiplicité et devenir, qui s'opposent à ses propres affirmations. Pour lui, la raison seule donne la vérité, les sens ne produisent que l'erreur. Zénon ruine le dogmatisme qui reposait sur le témoignage des sens et fournit l'instrument avec lequel on pourra combattre tous les autres, même celui de son école. 

En somme,  les Eléates, par leurs négations et par leur méthode, préparent des armes à ceux qui soutiendront l'absolue incompréhensibilité des choses ou la nécessité d'une recherche constante; ce ne sont ni des acataleptiques, ni des sceptiques. Empédocle et Anaxagore servent aussi indirectement la cause de l'acatalepsie et du scepticisme, par la critique pénétrante et parfois profonde qu'ils font des systèmes ou des théories de leurs prédécesseurs; mais ils contribuent directement à l'élaboration du scepticisme : le premier, par ses affirmations sur les plantes, les animaux, l'humain et l'intelligence, qui serviront de prémisses aux objections célèbres du premier, du second et du quatrième mode de l'époque; le second, par les théories sur le mélange des substances, sur l'analogie de l'intelligence animale et de l'intelligence humaine, utilisées dans le sixième, le premier et le second des tropes pyrrhoniens. Héraclite attaque les dogmatismes du vulgaire, des poètes et des érudits, comme le témoignage des sens; il indique les obstacles que rencontre la connaissance rationnelle; il soutient que les choses sont dans un flux perpétuel et que les contraires sont identiques. Ainsi considérée, sa philosophie est, comme disait Enésidème, une introduction au scepticisme; mais prise dans son ensemble, avec ses affirmations sur l'harmonie du monde, sur l'existence de la loi divine qui régit toutes choses, elle est essentiellement dogmatique. Le subtil défenseur de la théorie des atomes et du matérialisme, l'adversaire des sophistes, le partisan convaincu de la connaissance rationnelle, Démocrite, travaille, en une certaine mesure, à la constitution des systèmes acataleptiques ou sceptiques : il trace des limites au savoir humain, il attaque les érudits et ne ménage pas la connaissance sensible, il a des théories sur les noms, sur l'origine de la croyance aux dieux, sur la présence de la raison chez les animaux, les végétaux et même dans l'air, sur la félicité qui consiste - en partie tout au moins - dans l'ataraxie, dont ses disciples, Métrodore et Anaxarque, le maître de Pyrrhon, accentueront encore les parties négatives et sceptiques.

Les sophistes semblent renoncer aux spéculations sur la nature. Pour Protagoras, et aussi pour Gorgias, il n'y a pas de science, mais des opinions variables selon les individus et même, dans les individus, selon les circonstances. Fondateurs ou rénovateurs de l'éristique, ils professent qu'à toute affirmation on peut opposer une affirmation contraire, que sur chaque sujet il est possible de soutenir le pour et le contre. Pour Protagoras, on ne saurait dire des dieux ni qu'ils sont, ni qu'ils ne sont pas; pour Critias, les croyances religieuses sont l'oeuvre des législateurs; pour Prodicus, elles s'expliquent par la divinisation des choses utiles à l'humain. Tous les sophistes font à la rhétorique une grande place et excellent à rendre plus forte la cause la plus faible. Si donc l'on ne peut, avec Eduard Zeller, en faire des sceptiques en spéculation et en pratique, puisqu'ils mêlent à la suspension du jugement - dont ils n'usent pas d'ailleurs en toute chose - des négations et des affirmations, il est bien évident qu'ils ont, autant et même plus que tous les autres philosophes, fourni des matériaux et des cadres pour les théories de Pyrrhon et d'Arcésilas, des sceptiques et des acataleptiques. De même, ceux-ci trouveront chez Socrate, qui accouche les esprits de la science dont ils sont tous sans le savoir possesseurs, des éléments importants et nombreux à utiliser. Ainsi Socrate nie que les philosophes antérieurs aient trouvé la vérité; lui-même, dit-il, ne sait qu'une chose, c'est qu'il ne sait rien; raisonneur aussi subtil que les sophistes dans les deux sens, il se refuse à disserter sur l'ensemble des choses, à eu chercher l'origine, à étudier les lois des phénomènes célestes, parce que les secrets de la divinité sont impénétrables; il limite la science aux besoins pratiques et parle, en plus d'un cas, comme Arcésilas, qui se réclamera de lui, comme Pyrrhon, dont Cicéron fera un de ses disciples.

Les matériaux avec lesquels se construira l'édifice acataleptique ou sceptique s'augmentent encore avec les socratiques. Les cyniques condamnent ou méprisent la logique, la physique, la géométrie et les sciences pour s'attacher à la morale; ils nient les dieux de l'État et semblent, en prétendant que la définition n'atteint pas les choses et ne consiste qu'en des noms, détruire toute science et tout jugement. Les mégariques rejettent la connaissance sensible, nient le devenir, la puissance et le mouvement, contestent la possibilité de la définition et transmettent une dialectique déliée, souple, dangereuse pour tous les dogmatismes, à leurs disciples Pyrrhon et Timon, à Arcésilas et à Carnéade. Les Cyrénaïques réduisent la philosophie à la morale : ils distinguent l'affection, pathos, qui est, de ce qui la produit en nous et qu'elle ne nous permet pas de juger; ils accordent qu'il peut y avoir des causes, mais nient qu'on puisse les connaître; ils accentuent sur les dieux la doctrine de l'incompréhensibilité, et Théodore, Bion, Evhémère seront traités d'athées. Platon fut souvent pris pour un sceptique ou pour un acataleptique. A coup sur, il serait inexact de ne considérer qu'à un point de vue aussi étroit une philosophie d'une telle envergure, positive, idéaliste et mystique, mais en tant que Platon continue les éléates et les mégariques, Héraclite et Socrate, qu'il expose, avec la même ampleur, des théories qui paraissent difficiles à concilier, si elles ne sont pas contradictoires, il n'est nullement exagéré de voir en lui un précurseur de Pyrrhon et surtout d'Arcésilas on de Carnéade. La partie dogmatique de sa philosophie est abandonnée par ses disciples, Speusippe et Xénocrate, à cause de son obscurité, mais aussi à cause des critiques d'Aristote qui s'attaque à la dialectique et â tout le système. Aristote détruit non seulement le dogmatisme issu de l'école de Socrate, mais encore les dogmatismes antérieurs, déjà si maltraités par les sophistes, par Socrate et Platon. Puis il montre la nécessité du doute provisoire et les difficultés que soulève la découverte de la vérité; il rassemble et met en pleine lumière tous les arguments de ses prédécesseurs. Après Platon, il développe la théorie du vraisemblable et contribue ainsi, sans le vouloir, à l'éclosion des doctrines nouvelles. Enfin, par lui comme par Platon, Hippocrate et d'autres, les progrès des sciences sont si considérables qu'elles peuvent déjà remplir la vie d'un humain, et l'éloigner par cela même des spéculations métaphysiques. Ainsi se prépare la distinction du subjectif et de l'objectif qui caractérisera le pyrrhonisme. L'originalité de Pyrrhon consistera à réunir ces éléments dispersés, en les séparant de ceux auxquels ils étaient joints, pour en faire une synthèse dont les idées directrices et maîtresses lui appartiendront en propre.

Il y eut des philosophes qui subirent l'influence de Pyrrhon. Tels furent Nausiphane de Téies le democritéen, pyrrhonien en morale, et son disciple, le dogmatique Epicure, chez qui les préoccupations morales, la recherche de l'ataraxie, la piété envers les dieux sont d'un pyrrhonien véritable; Polémon et Crantor, qui recommandent l'apathie, l'ataraxie et la métriopathie; les stoïciens, en particulier Ariston, que Cicéron confondra, avec Pyrrhon. Tous s'approprient l'essence de la doctrine pyrrhonienne, travaillent à bannir le trouble de la vie humaine, mettent le souverain bien dans la paix de l'âme, mais demandent à la spéculation, sans s'arrêter ni aboutir à l'époque, de les y conduire. Diogène Laërce nous dit que Pyrrhon eut, en outre, beaucoup de disciples, sceptiques, chercheurs, éphectiques, aporrhétiques, pyrrhoniens. On connaît Euryloque, Philon d'Athènes, l'historien Hécatée et Ascanius d'Abdère, Numénius et Mnaséas, Philomèle et Cassius, surtout Timon de Phliase, qui répandit à Athènes la philosophie de Pyrrhon, l'interpréta, l'orna, la défendit même contre ceux qui se l'étaient plus ou moins appropriée. Il eut des disciples, mais il n'eut pas de successeur.

Ce fut l'Académie qui, sans changer le nom qu'elle tenait de son fondateur, s'empara des doctrines de Pyrrhon. Arcésilas combattit surtout les stoïciens et le critérium par lequel ils prétendaient distinguer les représentations vraies des représentations fausses. Invoquant le sommeil, l'ivresse et la folie, les ressemblances entre les oeufs et les jumeaux, la rame brisée dans l'eau et droite dans l'air, la tour carrée de près et ronde de loin, le navire en mouvement pour les spectateurs et en repos pour les matelots, il soutenait qu'aucune représentation sensible n'est telle qu'on ne puisse lui en opposer une autre qui n'en diffère en rien et qui ne soit pas perceptible. Il n'admettait pas plus la connaissance rationnelle et recommandait de suspendre son jugement en toute chose. Contre les stoïciens et aussi contre les épicuriens, il maintient qu'on peut agir sans donner son assentiment, que la représentation, sans l'adhésion, met la volonté en mouvement, qu'elle produit la persuasion et nous permet de rendre compte de nos actes, quoique notre choix puisse être différent de celui d'un être qui aurait une connaissance parfaite des choses. 

Au pyrrhonisme, Arcésilas prend la suspension du jugement fondée sur l'opposition des données des sons et de la raison, la force égale des raisons opposées et les contradictions des représentations sensibles; il un, lui emprunte ni la distinction du subjectif et de l'objectif, ni l'affirmation des représentations en tant que représentations, ni la métriopathie et la direction de la vie par les apparences, les coutumes, les lois et les impulsions naturelles, ni les objections contre les métaphysiques fondées sur l'intuitionintellectuelle. Ce qu'il retient de Pyrrhon suffit à grouper autour de lui les sceptiques, ce qu'il laisse de côté prépare de nouvelles mutilations, mais aussi des objections qui n'auraient pu être adressées au scepticisme pyrrhonien. Chrysippe s'approprie les éléments sceptiques auxquels Arcésilas avait dû son succès et relève le dogmatisme stoïcien, en se posant et en résolvant les objections de ses adversaires. Carnéade reprend la lutte contre le stoïcisme triomphant et contre tous les dogmatismes. Son analyse, pénétrante et subtile, montre qu'aucune représentation, sensible ou non, n'est adéquate à la vérité; puis que, parmi les modes indirects de connaissance, la dialectique est impuissante, la démonstration est incapable de donner l'évidence que ne fournit pas l'intuition. Dans les divers systèmes, il choisit la théologie et la téléologie qu'il examine et critique, comme le feront plus tard Voltaire, Kant et Hamilton; il oppose les unes aux autres les théories des dogmatiques sur la physique et la morale, dont aucune ne satisfait pleinement l'esprit. 

A ceux qui l'accusent de supprimer, par son acatalepsie universelle, toute règle de conduite, il répond, comme les pyrrhoniens, qu'il cherche, dans la représentation considérée au point de vue subjectif, un guide; pour les diverses circonstances de la vie; la concordance des représentations avec celles qui les accompagnent d'ordinaire, l'examen des éléments qui les constituent, lui permettent de distinguer celles qui, vraies au point de vue subjectif, approchent le plus de la vérité objective, qu'il ne nous est pas donné d'atteindre. Carnéade apporte ainsi au scepticisme une théorie acataleptique de la connaissance, une critique complète du stoïcisme de Chrysippe et des doctrines positives sur les dieux de tous les philosophes; il reprend et développe l'opposition signalée par les sophistes entre l'a justice et l'intérêt; mais on ne peut l'appeler un sceptique. C'est un acataleptique, dont la théorie de la probabilité éloignera l'Académie du pyrrhonisme pour la ramener au dogmatisme. Si Clitomaque suit fidèlement Carnéade, pendant que les dogmatiques se réconcilient, en unissant comme Panétius, Posidonius et tant d'autres, le stoïcisme au platonisme et au péripatétisme. Philon de Larisse abandonne la suspension du jugement et l'acatalepsie pour ne conserver que la critique de la représentation compréhensive, Antiochus fait entrer, comme dit Sextus, le Portique dans l'Académie ou plutôt la conciliation s'est faite entre des éclectiques qui combinent, en des proportions diverses, les doctrines de l'Académie, du Lycée et du Portique. Cicéron fait connaître à Rome les doctrines acataleptiques et semble se rattacher à Carnéade.

La médecine empirique, née sous l'influence des sceptiques, amena la renaissance du scepticisme. Enésidème, le plus marquant des rénovateurs du pyrrhonisme, composa son principal ouvrage de 80 à 72 av. J.-C., entre la mort de Philon et celle d'Antiochus. Nous sommes obligé d'omettre, en raison de leur complexité, les motifs qui justifient cette attribution chronologique, - acceptée par Fabricius, Brucker, de Gérando. Ravaisson, combattue par Ritter, Saisset, Ueberweg, Ed. Zeller, qui placent Enésidème au début de l'ère chrétienne, - comme la critique des sources, Sextus, Diogène, Aristoclès, Photius, auxquelles nous puisons pour retracer dans ses grandes lignes la doctrine d'Enésidème. Pour lui, le scepticisme est un souvenir par lequel, confrontant ensemble et soumettant à la critique les représentations sensibles et intelligibles de toute espèce, nous ne trouvons partout que désordre et stérilité. Puisque nous ne pouvons saisir les choses ni par les sens, ni par l'intelligence, il faut nous en tenir à l'époque, que suit l'ataraxie. Mais il faut aussi donner son assentiment aux phénomènes, reconnaître que le miel produit en nous une saveur douce, sans affirmer ou nier qu'il soit doux en soi.

L'apparence ou le phénomène, voilà le critérium du sceptique, qui règle sa vie d'après les phénomènes, comme le faisait Pyrrhon, comme le font les pyrrhoniens chez qui l'époque ne supprime nullement l'activité et la moralité. Pour justifier la suspension du jugement, Enésidème reprenait les dix modes inventés par Pyrrhon, mais alors oubliés, puisque Cicéron ne parle de Pyrrhon que comme d'un moraliste. Il y introduisait les exemples invoqués on imaginés par les académiciens, les classait d'une façon plus systématique, y ajoutait sans doute les passages ou dans Sextus il est établi qu'il n'y a pas de démonstration pour garantir, les affirmations des dogmatiques, que les genres suprêmes et les espèces ultimes dont parlent les stoïciens tombent sous l'objection tirée de la relativité, que les signes par lesquels ces mêmes stoïciens - et peut-être aussi les épicuriens - entendent connaître les choses obscures, sont eux aussi relatifs, où enfin sont exposées les doctrines stoïciennes, inconnues à Pyrrhon. Il expliquait ensuite les expressions dont se servent les sceptiques pour formuler leur système, ou mallon, ouden mallon, ouden orizô, panti logô logos antikeizai, etc., et les comparaît toutes, pour en justifier le sens suspensif, à un purgatif qui sort du corps en même temps que les matières dont il provoque l'expulsion. Ainsi il distinguait l'école sceptique de l'Académie : Platon est dogmatique lorsqu'il parle des idées, de la providence, de la préférence à accorder à une vie vertueuse sur une vie vicieuse, de certaines choses plus dignes de foi que certaines autres. Dogmatiques aussi sont les philosophes de la nouvelle Académie qui posent comme indubitables certaines choses et en nient d'autres sans réserve, tandis que les pyrrhoniens, sceptiques et entièrement dégagés de toute prétention dogmatique, n'admettent ni vrai, ni faux, ni probable, ni être, ni non-être, mais tiennent que la même chose n'est pas plus vraie que fausse, probable qu'improbable, être que non-être, pas plus tantôt ceci que tantôt cela, pas plus telle pour celui-ci que telle pour celui-là. Il précisait d'ailleurs les doctrines sceptiques, en les opposant à celles des académiciens et des stoïciens la vérité ne saurait être ni la probabilité sensible, ni la probabilité intelligible, ni une probabilité intelligible et sensible. Elle n'est non plus ni une chose sensible, ni une chose intelligible, ni une chose intelligible et sensible. 

Pour les stoïciens, l'existence de la vérité se lie étroitement à la question des signes. Les choses évidentes, prodèla, sont des phénomènes, il fait jour, voilà un homme; les choses obscures, adèla, comprennent trois classes, celles qui, tout à fait obscures, sont incompréhensibles, par exemple le nombre des étoiles est-il pair on impair? celles qui sont obscures pour un temps : Athènes où je n'ai pas été m'est obscurément connue jusqu'à présent; enfin, celles qui sont obscures naturellement : par exemple, les pores des corps échappent à notre vue, mais nous sont révélés par la sueur. Il n'y a de signes que pour les deux dernières classes : celles qui sont obscures pour un temps sont connues par les signes commémoratifs, analogues à nos associations accidentelles régies par la loi de contiguïté et la loi de ressemblance. Celles qui sont obscures naturellement sont connues par les signes indicateurs: ainsi les mouvements du corps nous révèlent l'âme, l'ordre de l'univers nous révèle la Providence; d'une façon générale, l'antécédent phénoménal nous révèle le conséquent causal; la définition, le défini; la division et l'induction, les genres, etc. Nous connaissons ainsi la cause et la substance, nous constituons l'ontologie avec des phénomènes convenablement choisis et nous savons ce qu'est l'âme, le monde et Dieu. De cette théorie, Enésidème faisait une critique qui est demeurée classique. Il laissait subsister, ce semble, les signes commémoratifs, utiles dans la pratique de la vie, mais il combattait vivement les signes indicatifs. Dans un passage célèbre, conservé par Sextus et dont l'importance n'a pas toujours été comprise (Adv. Logic., VIII, 216), il soutient que le phénomène avec lequel on identifie le signe doit être tel qu'il paraisse à peu près semblable à tous ceux qui sont dans une même disposition. Or, les gens qui sont disposés d'une manière analogue ne s'accordent point sur ce qu'ils soutiennent être les signes des choses obscures. Il faut donc se berner à affirmer les phénomènes en tant que phénomènes et ne pas les considérer comme des signes révélateurs qui nous conduiraient à la connaissance des choses en soi et nous serviraient à constituer une métaphysique dont le point de départ serait la seule connaissance des phénomènes.

De cette critique, Enésidème tirait des conséquences relatives au monde, à la nature, aux dieux, valables contre la démonstration, l'induction, la définition. Ainsi, en logique, on ne saurait trouver de critérium par lequel on distingue le vrai du faux; on ne saurait saisir directement l'être dans le phénomène ou indirectement par les signes révélateurs sur lesquels les stoïciens font reposer la démonstration, l'induction, la définition, la division, avec lesquels ils prétendent atteindre l'âme, le monde, Dieu, et constituer la métaphysique. En physique, Enésidème s'attaque surtout à la causalité. Les phénomènes dits révélateurs, avait-il établi déjà, ne nous font pas connaître les causes. Si l'on examine le concept de la causalité, on arrive à la même conclusion, la suspension du jugement. Et l'argumentation d'Enésidème porte contre toutes les doctrines contemporaines ou antérieures. Le corporel ne peut être cause du corporel; l'incorporel ne peut être cause de l'incorporel, pas plus que l'incorporel du corporel. Mêmes critiques au point de vue du mouvement et du temps : ce qui est en repos ne peut être cause de ce qui est en repos, ce qui est en mouvement de ce qui est en mouvement, ce qui est en mouvement de ce qui est en repos et réciproquement; ce qui est en même temps ne peut être cause de ce qui est en même temps, l'antérieur ne peut être cause du postérieur on inversement. En outre, la cause ne peut produire son effet par elle-même et avec sa puissance propre seule; elle ne peut le produire par son union avec une matière passive qui concourrait à son oeuvre ; elle ne peut avoir ni une puissance efficiente unique, ni une puissance efficiente multiple. Dit-on que les effets d'une même cause doivent varier selon les objets auxquels s'applique l'action et suivant les distances? C'est reconnaître que l'agent, ne diffère pas du patient. Puis la cause ne peut être séparée de la matière sur laquelle elle agit : si l'agent coexiste avec le patient, il ne fait qu'agir sans pâtir, ou bien il agira et pâtira tout à la fois; dans le second cas, l'agent ne sera pas plus agent que patient, ni le patient plutôt patient qu'agent, ce qui est absurde. Si l'on dit que l'agent agit sans pâtir, ou il agira par simple contact, c.-à-d. en touchant la surface, et il ne pourra rien produire, puisque la surface est incorporelle, ou il agira par pénétration, ce qui supposerait ou qu'il passe à travers les corps solides, ou qu'il passe par les pores, en exerçant son action sur les surfaces extérieures de ces pores, ce qui est également impossible. A ces objections spéciales, Enésidème en joignait de générales. Huit tropes ou modes lui paraissaient démontrer la vanité de toute recherche dogmatique sur les causes : 

1° Rechercher les causes, c'est s'attacher à un de ces objets obscurs, invisibles, dont la connaissance ne peut avoir pour garantie l'évidence des choses apparentes; 

2° on s'arrête à l'une plutôt qu'aux autres raisons valables qu'on peut également assigner à un phénomène;

3° on avance, pour expliquer des choses qui se font avec un certain ordre, des raisons qui ne montrent nullement l'ordre dans lequel elles s'accomplissent;

4° on croit comprendre la génération des choses obscures en voyant s'accomplir celle des choses apparentes;

5° les philosophes expliquent les causes par leurs hypothèses particulières sur les éléments et non en suivant les voies communes et les idées reçues;

6° on s'empare des données qui s'accordent avec l'hypothèse choisie, on rejette les données contraires qui méritent autant de confiance;

7° les causes invoquées par les philosophes sont souvent en contradiction, non seulement avec les phénomènes, mais encore avec les hypothèses qu'ils ont eux-mêmes proposées;

8° les choses qu'on aperçoit étant aussi incertaines que celles qu'on recherche, on emploie l'incertain pour dogmatiser sur l'incertain. Et les philosophes, dans la recherche des causes, peuvent donner lieu à des objections mixtes ou formées par la combinaison de celles qui précèdent.

En somme, avec Enésidème, le scepticisme est mis en honneur, enrichi de tout ce qui avait servi aux académiciens pour combattre les dogmatiques, mais nettement distingué des doctrines acataleptiques. De nouvelles raisons sont données pour conclure à la suspension du jugement; par la critique de la théorie des signes et de la causalité, de nouveaux points d'appui lui sont fournis, des armes sont préparées dont useront les adversaires modernes les plus redoutables de la métaphysique, Hume et Kant. Le scepticisme, fondé par Pyrrhon, devient ainsi, avec Enésidème, un système complet dans l'ensemble et dans les parties, examinant toutes les questions que résolvent les écoles rivales et s'imposant, par cela même, à l'attention des philosophes qui les soulèveront ensuite.

L'influence du scepticisme serait à signaler chez Sénèque, chez Philon le Juif, auquel on pourrait peut-être faire remonter l'origine de la théologie négative, si florissante au Moyen âge, chez Epictète, qui le réfute d'une façon fort superficielle, chez Plutarque de Chéronée, chez Phavorinus d'Arles, l'auteur de dix livres sur les tropes pyrrhoniens, qui se déclarait académicien, mais rapprochait l'acatalepsie du scepticisme, en choisissant, au point de vue pratique, les doctrines des dogmatiques qui lui paraissaient le plus vraisemblables, chez Lucien, dont les critiques sont aussi superficielles et inexactes que spirituelles, chez Galien, qui est un adversaire beaucoup plus sérieux, chez Aristoclès de Messine, le maître d'Alexandre d'Aphrodise, dont les attaques violentes visent surtout Enésidème. Quant aux philosophes donnés par Diogène comme les successeurs d'Enésidème, il semble que ce furent surtout des médecins empiriques. On ne sait rien de Zeuxippe. Zeuxis est peut-être identique au Zeuxis de Tarente, que cite Galien. Antiochos de Laodicée n'est connu que par Diogène. Ménodote de Nicomédie, médecin empirique, contemporain peut-être de Phavorinus, essaya de rétablir le scepticisme dans toute sa pureté. Théodas de Laodicée est aussi un médecin empirique; Hérodote de Tarse, entre 150 et 180, a pour successeur Sextus Empiricus. A côté de ces sceptiques, présentés comme chefs de l'école, s'en placent d'autres, antérieurs à Sextus : Théodose qui aurait commenté Théodas, Denys d'Egée, Agrippa à qui Diogène attribue les cinq modes rapportés par Sextus aux nouveaux sceptiques. 

1°) Le premier de ces tropes est tiré de la contradiction qui existe entre les opinions proposées sur chaque question. 

2°) Le second est le progrès à l'infini, où ce qu'on apporte pour appuyer une proposition a besoin d'être prouvé lui-même, cette preuve a besoin d'une autre preuve, etc.

3°) Le troisième porte sur la relativité : un objet paraît tel par rapport à celui qu'on juge et aux choses considérées en même temps; on ne peut juger quel il est de sa nature. 

4°) Le quatrième est le trope hypothétique ; les dogmatiques, réduits au progrès à l'infini, supposent ua principe qu'ils ne prouvent point, mais qu'ils veulent qu'on leur accorde sans démonstration. 

4°) Enfin, dans le diallèle ou cercle vicieux, on se sert, pour démontrer une chose qui est en question, d'une preuve qui a besoin, pour être évidente, d'être prouvée par la chose en question elle-même.

Sous l'une ou l'autre de ces objections tombe tout ce qui est objet de recherche. Le premier, le troisième et le quatrième de ces modes avaient été formulés, les deux autres indiqués par les prédécesseurs d'Agrippa. Mais Agrippa a systématisé, sous une forme plus concise, plus maniable pour l'attaque, les résultats obtenus avant lui. Deux autres tropes, de la même époque, sinon du même auteur, précisent davantage encore, sous forme de dilemme, la doctrine sceptique. Une chose ne peut être comprise que par elle-même ou par quelque autre chose. Elle ne saurait être comprise par elle-même, puisque les philosophes ne s'accordent ni sur les données des sens, ni sur les données de la raison et que nous ne pouvons nous servir, pour trancher le différend, ni des sens, ni de la raison dont la valeur est également contestée. Elle ne saurait l'être par une autre chose, car nous tomberions dans le diallèle ou dans le progrès à l'infini, puisque aucune chose ne peut être saisie par elle-même.

De tous les nouveaux sceptiques, Sextus Empiricus est celui chez lequel il est le plus aisé de constater la fidélité aux anciennes doctrines comme de recueillir les essais de simplification qui embarrassaient les adversaires, en mettant à la portée de tous les arguments dirigés contre les dogmatiques. C'est par lui que nous connaissons, grâce aux Hypotyposes pyrrhoniennes, aux onze livres contre les Mathématiciens, le scepticisme ancien d'une manière aussi précise et aussi complète que possible. Il l'a organisé, résumé et développé en lui donnant une forme à peu près définitive. Il eut pour successeur Saturnius. Diogène Laërce, en divisant les philosophes en dogmatiques et en sceptiques, souligne l'importance qu'avaient prise l'école et la doctrine, sur lesquelles il rapporte d'ailleurs plus d'une fois des histoires ridicules. Mais alors commence, avec Ammonius Saccas, l'école d'Alexandrie qui, sous Plotin, conciliant Platon, Aristote et les stoïciens sur les points essentiels, répond à l'argument capital des sceptiques, tiré de la contradiction des dogmatiques en toute matière. Aussi Porphyre prétend-il que les sceptiques ont disparu, quoiqu'un document nous révèle l'existence d'une communauté pyrrhonienne analogue aux associations religieuses appelées thiases et éranes. En fait, il n'y a plus guère alors que des dogmatiques, chrétiens ou néoplatoniciens, également soucieux de théologie, également soucieux de fuir le doute et de se reposer dans la certitude. Mais des chrétiens croient que le scepticisme, entraînant les philosophies dogmatiques, peut devenir un auxiliaire puissant pour la religion; que les esprits désespérant de trouver la vérité par la raison, auront recours à la foi. Minucius Félix insiste sur l'ignorance de l'humain, Lactance sur l'inutilité et la fausseté de la philosophie. Les doctrines acataleptiques sur les dieux servent à ruiner la religion populaire; le scepticisme, souvent sous une forme incomplète, sert à combattre les dogmatismes philosophiques. Cependant on s'aperçoit que l'auxiliaire est parfois dangereux. Saint Grégoire de Nazianze se plaint, au IVe siècle, que les disciples de Pyrrhon et de Sextus aient introduit dans l'Église le désir de la contradiction et l'amour d'une érudition malsaine. Saint Augustin inclinait vers la nouvelle Académie, quand la lecture des néo-platoniciens le rapprocha du catholicisme et du dogmatisme philosophique des alexandrins. Il réfuta les acataleptiques dans le contra Academicos d'une façon assez superficielle, mais de manière à contenter pendant des siècles ceux que ces questions intéressaient encore. Dans le doute, il trouva le point de départ d'un nouveau dogmatisme : douter, dit-il, c'est penser; être trompé, dit-il encore, c'est être. L'historien Agathias, au Ve siècle, mentionne un Thranius sceptique, partisan de l'époque, de l'ataraxie et de l'incompréhensibilité. Il ne semble pas que le scepticisme survivait encore dans le monde païen, quand l'édit de Justinien, en 529, mit fin à l'école d'Athènes.

Le Moyen âge nous a laissé une traduction latine des Hypotyposes de Sextus Empiricus; elle est du XIIIe siècle et fut probablement faite sur un manuscrit apporté de Constantinople; elle paraît n'avoir guère été connue que de son auteur, et Pyrrhon, Timon, Enésidème et Sextus demeurèrent ignorés. Il y eut alors, chez les musulmans comme chez les chrétiens, des penseurs qui, par leurs tendances générales, rappellent les sceptiques et les acataleptiques, tout en s'en distinguant profondément pour le but à atteindre et la direction à donner à la vie. Seule, la raison, à l'encontre des sens, délaissés ou méprisés comme tout ce qui tient au corps, pouvait être considérée comme une source valable de connaissance, quand les questions essentielles à résoudre étaient relatives à l'immortalité de l'âme et à l'existence de Dieu. Or, personne alors n'était disposé à s'appuyer exclusivement sur elle - pas même Jean Scot Erigène - pour chercher la vérité et régler la conduite des individus et des sociétés. Personne n'était même préparé à chercher si elle pouvait suffire, à cette double tâche. Tantôt, l'incompréhensibilité est attribuée aux mystères, parfois à toutes les matières religieuses: les textes sacrés, l'autorité ecclésiastique qui est chargée de les interpréter, l'inspiration, sous des formes très diverses et multiples, indiquent les décisions à prendre et ne laissent aucune place à la raison. Parfois la raison est prise pour auxiliaire; on lui laisse certains problèmes à examiner, celui des universaux, par exemple; on l'appelle à constituer une théologie on les dogmes sont justifiés et liés par des textes religieux ou des affirmations rationnellement établies. Et, chose curieuse, dans cette construction où la raison tient une si grande place, la doctrine de l'incompréhensibilité intervient encore par la théologie négative, qui refuse à Dieu - comme chez les alexandrins - tous les attributs dont on constate l'existence dans les créatures. En ce cas, la raison sert à instruire les orthodoxes, à combattre les hérétiques, à ramener les incrédules, à convertir les infidèles ; elle règne sur un territoire commun à tous, et chacun en use pour attirer le voisin sur son terrain propre. Mais, en opposition, des mystiques invoquent la foi, recourent à la prière et, attendant l'inspiration ou l'extase, proclament que la raison est incapable de donner ou de trouver la vérité, que les systèmes, philosophiques ou théologiques, qu'elle contribue à édifier n'ont aucune valeur : Algazel et ses disciples, saint Bernard et certains victorins sont acataleptiques ou sceptiques, pour croire et pratiquer plus fidèlement les préceptes religieux. Par contre, les dogmes des diverses religions ne seront pas plus épargnés que ceux des philosophes : incrédules, hérétiques, infidèles useront de la raison contre les croyances adverses. Même un moment viendra où, pour certains, la suspension du jugement s'imposera en matière religieuse autant et même plus qu'en matière philosophique.

En résumé, le scepticisme, après l'Antiquité et le Moyen âge, se présente comme un système original qui, distinguant le phénomène et le noumène, l'objectif et le subjectif, oppose en métaphysique, et pour ce qui concerne les choses en soi, les dogmatiques qui affirment que la vérité est en leur possession, aux acataleptiques qui nient qu'on la puisse trouver. Tout en se rapprochant beaucoup plus de ces derniers avec lesquels il leur est souvent arrivé de s'allier contre les dogmatiques; les sceptiques s'en distinguent profondément en ce qu'au lien de nier, ils suspendent leur jugement. De l'époque résulte l'ataraxie ou absence de trouble. Quant aux phénomènes, ils y donnent lotir adhésion, en étudient la liaison comme le faisaient les stoïciens et surtout Carnéade et en usent pour régler leur conduite et leur vie. Le scepticisme est devenu un instrument : on en a fait le fondement d'un nouveau dogmatisme; on s'en est servi pour faire triompher le christianisme du polythéisme gréco-latin, les religions chrétienne, musulmane ou juive des systèmes philosophiques, le mysticisme des théologies qui font appel à la raison.

Tous les systèmes anciens ont dû, en raison du progrès des sciences physiques, naturelles et morales, disparaître ou se modifier profondément dans les temps modernes. Le scepticisme a montré, par sa persistance et ses transformations depuis la Renaissance, qu'il n'était pas inférieur, en ce sens, aux doctrines antiques dont le succès fut le plus grand. Laissons de côté un scepticisme de fantaisie, construit par des adversaires peu scrupuleux qui mêlent les doctrines acataleptiques et sceptiques pour déclarer plus aisément absurde le composé qui en résulte, qui en suppriment toute la partie positive et phénoménale pour prononcer en toute assurance qu'il supprime toute activité et toute moralité. Qu'on lise Berkeley et Kant, surtout le Dictionnaire des sciences philosophiques de Franck, et l'on verra combien imprécises, contradictoires et irréelles sont devenues avec eux  les notions de sceptique et de scepticisme. Pour rester dans la réalité historique, nous aurons à nous occuper successivement de ceux qui ont fait connaître ou rénové le scepticisme, de ceux qui ont repris en les modifiant ses conclusions métaphysiques et positives.

Par saint Augustin et par Cicéron, on avait eu au Moyen âge - cela se voit surtout chez Jean de Salisbury - une connaissance parfois assez étendue, sinon bien exacte, des doctrines acataleptiques. La Renaissance alla plus avant dans l'exploration de cette partie du domaine antique. Non seulement on eut Cicéron presque en entier, mais dès 1533, on éditait Diogène Laërce; en 1562, Henri Estienne donnait la traduction latine des Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus; sept ans plus tard, Gentianus Hervetus publiait celle des traités contre les mathématiciens. En 1580 paraissaient les Essais de Montaigne, qui dénotent une connaissance exacte et approfondie des théories sceptiques et acataleptiques ; en 1581, le traité de Sanchez... Quod nihil scitur; en 1588, les Essais en étaient à leur cinquième édition. Pierre Valence dédie, en 1596, au chambellan de l'infant Philippe, ses Académiques, qui sont d'un érudit versé dans les doctrines pyrrhoniennes comme dans celles d'Arcésilas et de Carnéade. Au début du XVIIe siècle, Charron donne son Traité de la Sagesse, où il systématise les idées de Montaigne, l'année même, 1684, où était publiée la seconde édition de la version des traités contre les mathématiciens. Les Essais seront sans cesse réédités pendant un siècle, que l'on présente d'ordinaire comme essentiellement catholique et cartésien : les oeuvres de Nicole, d'Arnauld, de Descartes, de Gassendi, de Malebranche, de Sorbière et de bien d'autres encore témoignent que le scepticisme, tel que l'avait présenté Montaigne, ne manqua pas de partisans. En 1621, le libraire Paccard publiait le texte grec de Sextus avec les traductions de Henri Etienne et de Gentianus Hervetus. Glanville se présentait comme un rénovateur du scepticisme, attaquait les systèmes d'Aristote, de Descartes, de Hobbes, dans des ouvrages postérieurs à la mort de Descartes. La Mothe Le Vayer, dont les 15 vol. in-8 révèlent un pyrrhonien, expose assez exactement le scepticisme ancien dans les Cinq dialogues faits à l'imitation des anciens par Oratius Tubéron. Huet, dans la Démonstration évangélique (1679), dans la Censure de la philosophie cartésienne (1689), dans le Traité posthume de la Faiblesse de l'esprit humain (1722), se rattache à des théories de plus en plus pyrrhoniennes. L'abbé Foucher, l'adversaire de Descartes et de Malebranche, le correspondant de Leibniz, renouvelait la doctrine de la nouvelle Académie, surtout dans l'Apologie et l'Histoire des Académiciens, réunies en 1690. Bayle publiait (1695-97) le Dictionnaire historique et critique, qui résumait le scepticisme ancien, et exposait un système tout moderne dont l'influence devait être considérable sur Voltaire et tous les philosophes du XVIIIe siècle. Fabricius, en 1718, éditait, en latin et en grec, Sextus Empiricus; le mathématicien Huart faisait paraître, en 1725, une traduction française des Hypotyposes pyrrhoniennes. L'Examen du pyrrhonisme ancien et moderne de Crouzaz, en 1733, employé surtout à combattre Bayle, est aussi inexact comme exposition que superficiel comme critique.

Des auteurs qui se donnent tomme des rénovateurs du pyrrhonisme, de ceux qu'on qualifie de pyrrhoniens, on ne saurait faire ni des sceptiques, ni des acataleptiques, au sens antique du mot. Le christianisme, qui domine les esprits depuis des siècles, les sciences physiques et naturelles, dont le développement est alors si rapide et si prodigieux, modifient les problèmes et leurs solutions. 

D'abord il y a ceux pour qui négation et surtout suspension du jugement sur les choses métaphysiques sont tout à fait de nature à fortifier les croyances religieuses. Henri Etienne espère, grâce à l'époque pyrrhonienne, guérir de l'impiété ceux qui l'ont contractée en s'attachant aux philosophes dogmatiques. Les traités contre les mathématiciens amènent ou ramènent, selon Gentianus Hervetus, les humains au christianisme, leur enseignent à le défendre contre les philosophes et contre les hérétiques. Pour La Mothe Le Voyer, la sceptique est la secte philosophique qui prépare le mieux à la religion, c'est une parfaite introduction au christianisme, une heureuse préparation évangélique. Même point de vue chez Pascal ; le christianisme a seul la vérité sur l'humain; au stoïcisme, à Epictète qui voit bien sa grandeur, il faut joindre le scepticisme et Montaigne, qui montrent si bien sa faiblesse; en ce sens, le pyrrhonisme est le vrai, car sans savoir ce qu'il enseigna, l'humain ne peut être chrétien. Ces idées sont familières à Nicole, à Arnauld, à d'autres solitaires de Port-Royal. De même Glanville invoque le dogme du péché originel pour prouver la faiblesse irrémédiable de nus facultés. Huet élève le pyrrhonisme au rang d'une méthode destinée à faire naître ou à fortifier la foi. Selon Foucher, la manière de philosopher qu'il préconise est la plus utile pour éviter les hérésies, pour entretenir la paix dans les États chrétiens, c'est la plus conforme aux sentiments des Pères de l'Église, en particulier de Lactance et de saint Augustin. Et au XIXe siècle, Lamennais et les partisans du scepticisme théologique feront du scepticisme ou plutôt de l'acatalepsie une arme pour combattre la philosophie et défendre la religion.

D'autres attaquent la foi et les dogmes comme les acataleptiques attaquent la raison et les systèmes : tels les esprits forts et les libertins dont parlent au XVIIe siècle Mersenne, Bourdaloue, Bossuet, La Bruyère ; tels Voltaire et les philosophes du XVIIIe siècle, d'Argens, Diderot, d'Alembert, d'Holbach, qui accumulent contre les croyants au moins autant d'objections que les Académiciens et les Pyrrhoniens en avaient fait aux systèmes philosophiques. 

Il en est qui pratiquent la suspension du jugement en matière religieuse comme en matière philosophique. C'est ce qu'on soupçonne chez Rabelais avec, son abbaye de Thélème, chez Montaigne, avec sa «copie originale» du scepticisme ancien. C'est ce qui apparaît pleinement chez Bayle. Presque tous les articles du Dictionnaire historique et critique ont pour objet et pour résultat de montrer aux fanatiques, aux persécuteurs de toute catégorie qu'ils ne possèdent point seuls la vérité; il est difficile d'établir, pour les catholiques, en quoi consiste l'orthodoxie; les sectes, les hérésies présentent des doctrines opposées à peu près d'égale force. Bayle fortifie lui-même celles dont les auteurs ne lui semblent pas avoir employé des arguments suffisants ; - la raison est impuissante à faire un choix et il n'est pas possible de, choisir celles dont les partisans se conduisent le mieux, car des esprits qui se sont rattachés aux systèmes philosophiques ou aux dogmes religieux les plus opposés ont été remarquables par la dignité et même par la sainteté de leur vie. Dès lors, il faut faire régner, sinon introduire dans le monde une conception nouvelle, la tolérance pour toutes les sectes chrétiennes, pour les Musulmans, pour les Juifs, pour les philosophes, même pour ceux qui n'ont admis aucune des croyances qu'on retrouve dans les religions positives. Ainsi les sceptiques, qui sont en accord avec les bons physiciens, qui n'empêchent nullement de recueillir des expériences, ne sont pas dangereux par rapport à la vie civile, puisqu'ils se conforment à la coutume et pratiquant les devoirs de la morale ils font plus, puisqu'ils tirent de la suspension du jugement une conséquence non plus individuelle, comme l'ataraxie, mais sociale, l'indulgence pour les humains, la tolérance pour les doctrines.

A côté des sceptiques qui reprennent et même enrichissent les doctrines anciennes, se placent d'autres penseurs ou chercheurs qui s'en servent pour revendiquer le libre examen et poursuivre la vérité, pour détruire les systèmes qu'on leur oppose et ruiner l'autorité qu'on leur impose. Tels sont presque tous les érudits de la Renaissance qui, au culte de la forme antique, joignent souvent le mépris de la scolastique médiévale et le désir de penser sans entraves, Agrippa qui unit le mysticisme, la magie et la scepticisme, Erasme qui rappelle Lucien, Ramus, le redoutable adversaire du péripatétisme, Rabelais, éditeur de Galien et d'Hippocrate, médecin et jurisconsulte, philologue et érudit, qui attaque le pape et Calvin, les catholiques et les protestants, la Sorbonne et la chevalerie, les parlements et les moines, pour affranchir l'esprit humain de toute autorité, pour laisser ouvertes à la raison que formera une éducation nouvelle, les voies qui la conduiront à la vérité. Un peu plus tard, Giordano Bruno attaque la scolastique et Aristote, l'Église et les dogmes catholiques; Campanella, que ne satisfont ni la scolastique ni les systèmes antiques, allie le mysticisme à l'étude des phénomènes par l'observation et l'induction; Vanini est brûlé à Toulouse pour des doctrines sur l'âme également opposées à la philosophie et à la théologie scolastiques; Bacon détruit la physique d'Aristote et rappelle les sciences à l'observation; Hobbes retranche de la philosophie Dieu, les esprits et les âmes; Gassendi; qu'on a appelé le père de là philosophie expérimentale, est-un adversaire de la scolastique péripatéticienne, un astronome, un physicien et un naturaliste; Locke est surtout préoccupé d'examiner notre faculté de connaître, de voir quels objets sont à notre portée, quels sont ceux au-dessus de notre compréhension, de déterminer pour nos connaissances les bornes de la certitude; avec lui la psychologie et la logique, la morale, la science de l'éducation et la politique entrent de plus en plus dans une voie pratique et positive. Avec moins de largeur, avec autant d'énergie que Bayle, Locke défend les idées de tolérance et, sous une forme restreinte, en prépare le triomphe en Amérique. Voltaireet Montesquieu, Condillac et Rousseau le continueront au XVIIIe siècle comme ils continueront Rabelais, Montaigne, Gassendi, Bayle et Descartes. Descartes commence par le doute, comme les sceptiques, et néglige même d'y soustraire, à leur exemple, les phénomènes; il justifie ce point de départ par des raisons empruntées aux acataleptiques; il prend aux sceptiques, spécialement à Montaigne, la plupart des règles de sa morale provisoire. Sans doute il construit, dès qu'il a trouvé, comme autrefois saint Augustin, un fondement solide dans la conscience de sa pensée, un dogmatisme aussi hardi qu'aucun des systèmes antérieurs, mais il conserve la morale des sceptiques, adaptée au catholicisme, et il fait valoir leurs arguments et ceux des acataleptiques avec une telle force, qu'il a paru parfois n'y fournir qu'une réponse insuffisante. Fénelon et d'autres Cartésiens partent du doute provisoire ou méthodique, pour construire un système ou la religion et la philosophie sont étroitement unies.

La suspension du jugement en matière philosophique et religieuse conduit les sceptiques modernes à la tolérance; l'adhésion aux phénomènes, l'étude de plus en plus attentive qui en est faite amènent des résultats non moins importants. D'abord des instruments qui augmentent la portée et la précision des sens, télescope, microscope, horloge à pendule, baromètre, thermomètre sont inventés, en attendant ceux qui supprimeront l'observateur et enregistreront eux-mêmes les phénomènes. Puis Galilée fait un usage si judicieux de l'observation et de l'expérimentation qu'on est persuadé après lui que ce sont les maîtres auxquels il faut demander la solution de questions auxquelles on répondait jusque-là par la raison et l'autorité, auxquels il faut s'adresser encore pour choisir entre les hypothèses qui satisfont également l'esprit. Dans cette voie, les découvertes se multiplient. Harvey, Képler, Descartes, Huygens, Newton, Swammerdam, Roemer prouvent, par leur exemple, que l'induction, mêlée heureusement à la déduction et au calcul, permet d'arriver à la connaissance actuelle des phénomènes naturels et de leur liaison, à la prévision des phénomènes futurs, parfois même à la préparation de liaisons plus favorables aux individus et aux sociétés. De là deux conceptions nouvelles : l'humain peut, comme disent Descartes et Bacon, se rendre maître et possesseur de la nature ; il peut, comme il découvre avec des télescopes et des microscopes plus puissants des astres inconnus et des êtres ignorés, ajouter chaque jour des connaissances à celles qu'il possède déjà; il est amené ainsi à croire au progrès scientifique, à souhaiter tout au moins le progrès esthétique, moral et social. Ces deux résultats, marquants dans l'histoire de la civilisation, ne sont certes pas l'oeuvre des seuls sceptiques, mais ils ont été obtenus en suivant l'une des voies qu'ils avaient recommandées. Dès lors il y a trois grandes directions entre lesquelles se partagent les chercheurs. Les uns sont de purs savants qui se limitent à l'exploration d'un domaine aussi peu étendu que possible et dont ils poursuivent la connaissance intégrale; ainsi Lyonnet étudiera vingt ans la chenille du saule. D'autres généralisent comme Newton et font la philosophie de la science comme la science elle-même. Enfin, les métaphysiciens tiennent compte du travail des uns et des autres, pour résoudre les anciennes questions, pour les transformer et même pour les poser de façon nouvelle. Dans ces conditions, des relations différentes s'établissent entre les deux parties de l'ancien scepticisme, l'une suspensive et portant sur les choses en soi, l'autre positive et portant sur les phénomènes. C'est ce qu'on voit chez Hume, chez Kant, chez Auguste Comte et les positivistes.

Hume a été très diversement jugé : pour les uns, le scepticisme de la nouvelle Académie revit en lui; pour d'autres, il a dégradé les doctrines des sceptiques d'autrefois, revêtu le pyrrhonisme d'une forme usuelle et vulgaire, tandis que pour Joseph de Maistre, c'est le plus dangereux et le plus coupable des écrivains, celui qui a employé le plus de talent avec le plus de sang-froid pour faire le plus de mal. En fait, il y a exagération et inexactitude dans ces jugements. Hume veut expliquer les facultés de l'humain et fixer les limites de notre connaissance.

Les matériaux viennent de l'expérience : ce sont les impressions, perceptions externes ou internes, sensations et sentiments, et les idées ou pensées, qui sont toutes, même celle de Dieu, des copies de perceptions et que la volonté et l'entendement combinent par des liaisons relatives à la ressemblance, à l'espace et au temps, à la cause et à l'effet. Les objets de la pensée humaine forment deux classes, les rapports des idées et les faits. Les premiers sont les propositions de la géométrie, de l'algèbre, de l'arithmétique ou celles dont l'évidence repose sur l'intuition et la démonstration; elles relèvent de la faculté pure de penser et sont indépendantes de toute existence. Les propositions qui portent sur les faits n'ont ni le même degré, m la même espèce d'évidence; leur vérité ne repose pas sur de purs concepts.

Voici comment Hume résout la question sceptique, dont il mêle partout la partie suspensive ou métaphysique à la partie positive ou phénoménale. Il faut donner son, adhésion aux phénomènes; il faut en rechercher la liaison que l'expérience apprend à connaître comme elle apprend à connaître l'espèce d'effet qui suit ce que nous appelons sa cause; il faut rassembler les causes des phénomènes naturels trouvées par l'expérience; il faut subordonner la multiplicité des effets particuliers à un petit nombre de causes générales, élasticité, pesanteur, cohésion des parties, communication du mouvement par le choc, etc. On obtient ainsi une certitude inductive, une probabilité; on explique l'attente des mêmes effets après les mêmes causes, l'appel au passé comme règle de l'avenir, par la croyance que détermine l'habitude dans l'entendement. Ainsi on voit mieux chez Hume que chez les anciens sceptiques, comment il est possible de constituer une science positive, en classant d'une manière systématique les apparences subjectives. 

Mais Hume estime qu'il est inutile et vain de travailler à remonter plus haut que ces causes générales auxquelles on a ramené les phénomènes naturels. A plus forte raison, n'admet-il pas le passage du subjectif à l'objectif. Son argumentation, plus acataleptique que sceptique, rappelle Enésidème, mais aussi ses prédécesseurs modernes. Descartes avait ramené à deux les innombrables substances de certains scolastiques, la matière et l'esprit, l'étendue et la pensée. Berkeley, soutenant qu'il n'y avait rien de fondé dans la distinction des qualités secondes, son, couleur, saveur, etc., et d'une qualité première, étendue ou solidité, supprimait la substance matérielle. Hume agit de même avec la substance spirituelle : l'âme n'est qu'un assemblage de perceptions (a bundle of perceptions), et il n'y a dans le monde que des phénomènes. De même la catégorie de cause prenait dans la philosophie cartésienne une importance considérable; dans le double dualisme du macrocosme avec son Dieu spirituel et son monde matériel, et du microcosme, âme et corps, il était facile d'expliquer la distinction, difficile d'expliquer l'union et l'action réciproques. 

Descartes, Malebranche, Leibniz n'avaient pas ménagé les hypothèses; Hume soutient que l'effet, différent de la cause, ne peut être trouvé en elle, que la raison ne peut faire connaître a priori la liaison nécessaire, immuable de la cause et de l'effet. Nous voyons la succession, la conjonction, mais non la connexité des opérations corporelles ; nous observons en nous le mouvement après la volition, mais nous ne pouvons ni observer ni comprendre le lien qui les unit, ou l'énergie que l'âme déploie dans la production de l'effet. Ni en dehors de nous, ni en nous nous ne saisissons ce pouvoir producteur qui nous autoriserait à affirmer l'existence des causes, à passer du domaine phénoménal au domaine nouménal. Enfin, comme nous. ne saisissons nulle part cette nécessité et cette universalité, qui caractérisent la connaissance mathématique et devraient appartenir, selon Descartes, Spinoza, Leibniz, à la science de l'être véritable, pour qu'elle reposât sur « un roc inébranlable », il en résulte que les nouveaux dogmatismes, construits par la raison avec le secours de l'expérience scientifique, ne sauraient inspirer plus de confiance, selon Hume, que ceux où la raison s'était aidée de la foi et de l'observation vulgaire ou philosophique. 

Hume «réveilla Kant du sommeil dogmatique», l'amena à chercher à son tour quelle est la portée de l'esprit humain et la valeur des conceptions métaphysiques. Kant accepte la définition du scepticisme, telle que la donnaient les adversaires de Hume et parfois Hume lui-même. Il oppose aux dogmatiques les sceptiques, par lesquels il n'entend guère que les acataleptiques. Il condamne le dogmatisme, parce qu'il est une confiance aveugle en la faculté qu'aurait la raison de s'étendre à priori sans critique, par pures notions et uniquement pour obtenir un succès apparent. Il condamne le scepticisme, parce qu'il renonce à toute connaissance affirmative et paralyse tous nos efforts pour acquérir la connaissance du certain. Au scepticisme, il prétend substituer la méthode critique, en distinguant les phénomènes des choses en soi, en montrant les paralogismes de la raison pure, les antinomies des idées cosmologiques, en établissant que. la raison spéculative est impuissante à démontrer l'existence d'un être suprême. Mais suspendre son jugement sur l'âme, le monde et Dieu, affirmer les phénomènes sans croire qu'on puisse par eux atteindre les noumènes, n'est reproduire, sans s'en douter peut-être, les doctrines de Pyrrhon, d'Enésidème et de Sextus, c'est être sceptique air sens antique du mot. Toutefois, Kant se distingue des sceptiques. D'abord, il est déjà, dans la Critique de la raison pure, soucieux de préparer une métaphysique fondée sur la morale. Sans doute, Kant y présente les arguments acataleptiques dans toute leur ampleur, mais il a grand soin de donner une force égale à ceux des dogmatiques, et il apparaît surfont préoccupé d'établir l'impuissance de la raison dans la négation métaphysique, 

« certain d'avance que tous ceux dont on dit qu'ils renversent par leurs arguments la liberté, l'immortalité et l'existence de Dieu n'ont rien détruit de tout cela ». 
C'est que Kant, donnant comme les sceptiques une grande importance à la pratique, et soucieux, comme Descartes, surtout comme Voltaire et Rousseau, de conserver les affirmations essentielles du christianisme, distingue la science et la croyance : l'enchaînement des phénomènes, dont rendent compte les formes a priori de la sensibilité et les catégories de l'entendement, se trouve nettement expliqué par l'étude du sujet, comme il est trouvé et justifié par l'observation et l'induction appliquées à la nature. Du même coup, il est impossible de confondre la science positive et la métaphysique, d'admettre que la certitude à laquelle arrive la première puisse être atteinte par la seconde. Mais si la métaphysique doit renoncer au langage do la science, elle peut employer celui « d'une foi solide, qu'autorise la raison la plus sévère »; elle peut, sinon parler de tous les noumènes ou choses en soi, au moins croire, en partant de la loi morale, dont la raison pratique établit l'existence et le contenu, à la liberté de la volonté humaine, à une vie future, à un Dieu.

Il y a de nombreuses analogies entre le positivisme d'Auguste Comte, le scepticisme ancien, les doctrines de Hume et de Kant. Comte étudie les phénomènes pour en déterminer les liaisons naturelles, pour résumer en lois plus générales celles auxquelles arrivent les sciences particulières; il tire de ces lois toutes les conséquences qui peuvent servir à la vie pratique et morale. Sur la partie suspensive ou métaphysique, les positivistes ont varié d'opinion. Ainsi A. Comte a construit lui-même une métaphysique et une religion, Littré a dit de ce qui est au delà du savoir positif, qu'il est inaccessible à l'esprit humain, ce qui ne signifie ni nul ni non existant : 

« C'est un océan qui vient battre notre rive et pour lequel nous n'avons ni barque ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable ». 
D'autres prétendent supprimer les questions que la science ne peut résoudre et, fidèles à ce que le maître appelait la loi des trois états, considèrent comme également vaines, dans une période positive, les spéculations théologiques ou métaphysiques. Il en est enfin qui ont essayé de résoudre les problèmes métaphysiques et qui se sont rattachés à des systèmes matérialistes ou panthéistes

En somme, nulle doctrine n'a, plus que le scepticisme, contribué à amener et à faire accepter la distinction du subjectif et de l'objectif, de la science et de la métaphysique; nulle n'a insisté plus fortement sur la nécessité de donner son adhésion aux phénomènes, de les étudier en eux-mêmes et dans leur enchaînement, pour régler d'une façon plus pratique et plus sure la vie individuelle et sociale. En ce sens, les savants, physiciens et naturalistes, psychologues et historiens, sont les continuateurs et les héritiers des sceptiques, qu'ils ont heureusement et définitivement remplacés. A cette partie positive, qui est devenue le patrimoine commun des philosophes aussi bien que des savants, se sont jointes, d'une façon essentielle, l'époque et l'aphasie, l'ataraxie et la métriopathie, qui n'ont plus de place que dans l'histoire de la philosophie. La partie suspensive ou métaphysique du scepticisme s'est complétée par une exposition fort exacte et par une critique incisive et pénétrante des systèmes; elle a du s'appuyer sur une connaissance aussi précise que possible des philosophies dogmatiques et acataleptiques. La lecture et l'étude des sceptiques anciens et modernes, en particulier de Sextus Empiricus et de Bayle, demeurent indispensables pour l'historien des idées. Le scepticisme a été l'auxiliaire, L'adversaire des dogmes religieux; il a abouti, en y introduisant la suspension du jugement, à la tolérance, dont la notion, comme celle du progrès scientifique, rendant possibles le progrès matériel par la domination de l'humain sur la nature, le progrès moral et social, par la diminution de la misère et de l'ignorance, restent des plus importantes pour le monde moderne. Enfin le scepticisme fut uni avec des métaphysiques, totales ou partielles, fondées sur la probabilité et la croyance. De ces tentatives comme de la constitution des sciences positives, il reste des indications précieuses pour celui qui pense à explorer le domaine du savoir, enjoignant la philosophie des sciences et la métaphysique à l'étude des mathématiques,des sciences physiques, naturelles et morales, en rassemblant et en classant, pour toutes les parties de ce domaine, les certitudes, les vraisemblances et les probabilités, les hypothèses et les conjectures. (François Picavet).

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