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Phénomène

Phénomène (du grec phainoménon, ce qui apparaît clairement), mot qui, dans le langage ordinaire, désigne tout ce qui est insolite et extraordinaire, mais qu'on applique en philosophie, par opposition à ce qui est, à ce qui paraît, aux apparences, à tout fait observable, c.-a-d. perceptible par les sens ou par la conscience. Les phénomènes sont les qualités de la substance.  Chez Kant, le phénomène s'oppose au noumène.
 
La distinction de la réalité et de l'apparence, du phénomène et de l'être, est aussi ancienne que la philosophie. On pourrait même prétendre que l'esprit humain ne devient capable de philosopher qu'à partir du moment où il l'a conçue. Pour l'intelligence spontanée, tout ce qui apparaît est réel, seule l'intelligence réfléchie distingue l'apparence et la réalité. Il n'est donc pas étonnant que la philosophie ancienne ait reposé tout entière, au moins à partir de Platon, sur cette distinction fondamentale. 
« N'y a-t-il point deux sortes de choses, demande le Philèbe, l'une très noble de sa nature, l'autre inférieure en dignité, l'une absolue, l'autre relative, l'Etre et le Phénomène? » 
Mais de ces deux choses, l'une; l'Etre, est seule la vraie réalité, objet de science. « Rien de sensible n'est objet de science », dit Platon dans la République, et dans le Timée
« Comment aurons-nous des connaissances fixes sur ce qui n' a aucune fixité? Ce n'est point de ces choses passagères que s'occupe la science, laquelle s'attache à la vérité elle-même. » 
Ainsi le monde des phénomènes est-il, pour Platon, le monde de l'opinion, de l'incertitude et de l'erreur. Que si Aristote semble accorder une plus grande importance à l'étude des phénomènes, elle n'est pourtant chez lui qu'une préparation à l'étude autrement importante et féconde des essences et des causes. C'est l'Etre en tant qu'être qu'il, donne pour objet à la métaphysique ou philosophie première. 

Suivant en ce point l'exemple de la philosophie ancienne, la philosophie moderne a continué même jusqu'au XVIIIe siècle à subordonner la notion des phénomènes à la notion de l'être. Ainsi, lorsque Bacon écrit qu'il n'y a pas de science des choses passagères (nulla est fluxorum scientia), il ne fait que répéter l'enseignement d'Aristote, et de même Descartes, quelque rôle qu'il assigne dans sa physique aux diverses sortes de mouvements et de figures et dans sa morale aux différents genres de passions et d'idées, n'en cherche pas moins l'explication finale des uns et des autres dans les attributs essentiels de l'étendue et de la pensée, et ces attributs à leur tourne lui paraissent pouvoir s'expliquer que par leur rapport avec les substances qui les soutiennent. 

En identifiant toutes les substances à la substance infinie et en plaçant dans la définition de cette substance le principe unique du système des choses, Spinoza n'a fait, ce semble, que pousser le cartésianisme à ses plus extrêmes conséquences. D'autre part, Leibniz, qui veut réformer la doctrine, n'y voit d'autre moyen que la réforme de la notion de substance; les monades ne sont pas seulement à ses yeux des séries harmoniques de phénomène: ce sont des êtres véritables en qui ces séries elles-mêmes ont leur raison. L'être demeure donc pour lui, comme pour Descartes et les philosophes anciens, la première et essentielle réalité. Toute la philosophie nous apparaît donc, de Platon à Leibniz, comme foncièrement réaliste ou substantialiste; elle est, dans toute la force du terme, ou prétend être une ontologie.

Pourtant, dès cette époque, une grande révolution philosophique se prépare qui doit déplacer et pour ainsi dire intervertir les rapports des idées et des choses en subordonnant décidément la notion de l'être à la notion du phénomène, en constituant enfin une philosophie nettement idéaliste ou, pour mieux dire, phénoméniste, une phénoménologie nouvelle en face ou même à la place de l'ancienne ontologie. Désormais la catégorie suprême de la science ce n'est plus l'être, c'est le phénomène. Seul, à proprement parler, le phénomène est réel; il contient en soi, dans ses caractères, dans les rapports qui le lient aux autres phénomènes, la raison unique et dernière de toutes choses. Les êtres ne sont que des combinaisons plus ou moins complexes et stables de phénomènes, et tout ce qu'ils ont d'attributs, de puissances, leur nature entière en un mot, ils l'empruntent aux phénomènes qui les composent. 

Pour qui ne se laisse point tromper par les mots, sous tous ces termes d'être, de cause, de force, etc., se découvrent comme à un les phénomènes qui seuls en font tout le contenu et tout le sens, les phénomènes avec leurs caractères et leurs rapports, principes de toute réalité, objets de toute science. Telle est la thèse du phénoménisme moderne auquel on pourrait sans doute trouver des précurseurs chez quelques-uns des premiers philosophes ioniens, tels qu'Héraclite, chez les Sophistes, tels que Gorgias et Protagoras, chez les Sceptiques, chez les Nominalistes du Moyen âge, mais qui n'est vraiment apparu et ne s'est développé qu'à partir du XVIIIe siècle. 

On le voit poindre dans l'empirisme de Locke. Toutes les écoles admettaient déjà, au moins tacitement, que l'expérience, tant intérieure qu'extérieure, n'atteint directement que des faits, des états passagers et relatifs. Locke en tire cette conséquence que l'idée de substance est un pur produit de l'imagination, qu'il n'existe dans la réalité que des groupes le qualités ou de faits, et cependant, n'osant peut-être pousser jusqu'au bout sa doctrine, il continue à parler de matière, d'esprit, d'âme et de corps, comme si ces mots désignaient des êtres réels. 

Pareillement Condillac insiste sur cette idée que les faits seuls sont les vrais principes des sciences : ainsi la science de l'âme tout entière ne doit être, selon lui, que le développement d'un premier fait; il accoutume ainsi la psychologie à ne voir dans l'âme qu'une suite toujours changeante de sensations, c'est-à-dire de phénomènes; mais il ne semble pas se dégager suffisamment des préjugés substantialistes du langage ordinaire. 

Berkeley paraît avoir fait pour la notion de corps ce que Condillac fit pour la notion d'âme. Il montra que les corps ne sont rien de plus que des assemblages de perceptions, qu'ils commencent et cessent d'exister avec la représentation même que s'en fait l'esprit; en un mot, que leur existence est purement phénoménale; mais, d'autre part, il conserva la notion obscure d'une substance de l'esprit.

Il était réservé à Hume d'unir dans une même doctrine systématique les résultats des analyses de Berkeley et de Condillac et de dégager enfin le principe et la méthode du phénoménisme. Toute existence se résout en une simple collection d'impressions et d'idées, c.-à-d. de phénomènes. Tout ce qui est réel n'est que cela, tout ce qui n'est pas cela n'est pas réel. Désormais la philosophie phénoméniste est fondée. Elle va se développer dans l'école anglaise avec Hartley, James Mill, Stuart Mill, Bain, Spencer, Lewes, etc., dans l'école écossaise, avec Reid, Dugald-Stewart, Brown, Hamilton qui, s'ils n'admettent pas que les phénomènes soient seuls réels, enseignent du moins qu'ils sont seuls connaissables. 

En France, deux courants distincts, l'un philosophique, qui part de Condillac et de Destutt de Tracy pour venir aux Taine, Léon Dumont, Ribot, etc., l'autre scientifique, qui dérive d'Auguste Comte tendent à se confondre de plus en plus dans une même école phénoméniste. En Allemagne, Kant a conservé sans doute l'idée d'une réalité supérieure aux phénomènes, mais il l'a placée résolument hors de la science, dans le domaine de la foi morale. Ce qui n'a pas empêché ses successeurs, Fichte, Schelling, Hegel, de revenir à la notion du noumène, Etre ou Idée en soi. Aussi le plus  original des disciples français de Kant, Renouvier, a-t-il cru devoir couper la racine même de substantialisme en n'admettant plus que des phénomènes et des lois.

Comme on le voit, à partir de Hume, toute la philosophie moderne est plus ou moins franchement phénoméniste, et il suffirait peut-être de distinguer en elle comme deux degrés du phénoménisme, le phénoménisme relatif qui professe que s'il existe quelque réalité au delà des phénomènes, du moins les phénomènes seuls sont connaissables pour nous, et le phénoménisme absolu qui professe que les phénomènes seuls existent et constituent l'unique et totale réalité. 

De toute façon, le problème de la nature du phénomène et du rapport du phénomène avec l'être, si toutefois le nom d'être correspond à quelque chose de réel, est devenu le premier des problèmes que la métaphysique ait à résoudre, et une philosophie qui ne se pose pas ce problème, qui paraît l'ignorer en le supposant d'emblée résolu en faveur du réalisme ou du substantialisme vulgaire, apparaît immédiatement comme une philosophie attardée, dépassée, qui ne vaut même pas qu'on la critique.

E Boirac a essayé  (l'Idée du Phénomène; Paris, 1894) de montrer que le phénomène pouvait être conçu de plusieurs manières différentes et qu'il importait au plus haut point d'examiner et de contrôler ces diverses conceptions. Elles peuvent, selon lui, se ramener aux trois suivantes : 

1° le phénomène est une apparence : c'est la manifestation d'une existence, invisible et permanente; conception réaliste ou objective qui définit le phénomène par son rapport avec la substance; c'est celle de Kant, de Spencer et même des philosophes de l'école éclectique; 

2° le phénomène est une représentation; c'est ce qui apparaît, l'apparition elle-même, sans existence qui en soit distincte; conception idéaliste ou subjective qui définit le phénomène par son rapport avec la conscience; c'est celle de Berkeley, de Stuart Mill, de Renouvier;

3° la phénomène est un changement : c'est ce qui commence à être pour cesser d'être, ce qui se fait, ce qui devient; conception positive on positiviste, qui définit le phénomène par son rapport avec le temps : c'est celle de Hume, de Taine, Ribot, etc. 

Pour la première, le phénomène implique deux relations, une avec un objet, lequel apparaît, une autre avec un sujet, auquel il apparaît pour la seconde, le phénomène n'implique qu'une relation, la relation avec le sujet; pour la troisième enfin, le phénomène n'implique en quelque sorte aucune relation : il se suffit à lui-même, sans sujet comme sans objet. Ces trois conceptions s'échelonnent donc dans un ordre de simplicité croissante. 

La seconde est évidemment plus simple que la première. Celle-ci admet que le phénomène suppose nécessairement quelque chose d'autre que lui-même, à savoir une substance, une chose en soi : il est l'apparence que revêt la chose en soi en se manifestant à notre conscience. Si rien n'apparaissait, dit-on, il n'y aurait pas de phénomène. Dans celle-là, le phénomène ne suppose aucune réalité extérieure : la chose qui apparaît, c'est l'apparition même. Ce qu'on imagine par delà l'apparition n'apparaît pas en réalité. Mais cette apparition se fait nécessairement à quelqu'un; elle existe dans une conscience, elle est relative à un sujet. 

La troisième conception est elle-même plus simple que la seconde; car elle pose le phénomène à part du sujet et de l'objet, de la chose en soi et de la conscience. Pour elle, le phénomène n'est rien de plus qu'un changement qui succède à un changement antérieur, occupe une portion plus ou moins grande de la durée et cède à son tour la place à un nouveau changement. Le phénomène se trouve alors défini par la combinaison de deux idées élémentaires au delà desquelles l'analyse ne peut pas remonter : l'idée d'existence et l'idée de temps. Il est « une existence dans le temps ». Tout son être consiste à jeter, en quelque sorte, une différence sur la ligne uniforme de la durée dans l'intervalle de deux autres différences, l'une précédente, l'autre suivante.

Nous ne pouvons aborder ici la critique de ces trois conceptions, ni indiquer les raisons pour lesquelles la seconde paraît à Boirac seule fondée et légitime. Qu'on nous permette cependant de reproduire ici les conclusions auxquelles aboutit, selon lui, cette critique. 

« Sans doute, il nous paraît possible de concevoir une existence entièrement étrangère au phénomène, telle que le noumène de Kant ou l'inconnaissable de Spencer; mais loin d'être impliquée dans la notion du phénomène comme sa condition nécessaire, cette conception en est la négation même. Aucune loi, a posteriori ni a priori, ne nous oblige à faire dépendre le phénomène d'une telle existence transcendante. Non seulement nous n'avons et ne pouvons avoir aucune preuve de sa réalité : mais la notion que nous nous en faisons est essentiellement indéterminée et négative, et si nous essayons de la déterminer positivement, nous nous contredisons nécessairement nous-même; car toutes les déterminations que nous en affirmons, sont relatives au phénomène, seul objet de connaissance possible. Il ne faut done pas concevoir la réalité comme partagée entre les deux pôles opposés du phénomène et du noumène; elle est tout entière a l'un des pôles : loin que l'autre cache à la pensée une réalité supérieure, il ne représente à la pensée que la négation possible du réel.

Toutefois, si l'existence phénoménale est pour nous l'unique type de la réalité, c'est à la condition de la bien voir telle qu'elle est. Poser chaque phénomène à part de tout autre comme une individualité distincte et indépendante, c'est en faire une abstraction. Tout phénomène nous est donné en relation avec d'autres phénomènes : inséparables les uns des autres, ils constituent tous ensemble une unité complexe et continue, dans laquelle notre pensée seule les distingue. A ce point de vue, le phénomène n'est qu'un des deux aspects sous lesquels nous envisageons toute existence : l'aspect de la différence, de la succession et de la multiplicité; mais, par cela même, il implique l'aspect corrélatif, celui de l'identité, de la permanence et de l'unité. Qu'on donne, si l'on veut, à ce second aspect la nom de l'Etre; mais il ne sera pas moins vrai de dire que l'Etre ne peut exister sans le Phénomène. L'Etre n'est pas en dehors des phénomènes; il leur est intérieur et consubstantiel; il est le Phénomène lui-même dans son unité indivise et continue en même temps qu'indéfiniment différenciée.

C'est qu'à vrai dire ni l'Etre ni le Phénomène n'existent en soi : l'un et l'autre n'existent que dans la pensée; ce sont les deux aspects sous lesquels la pensée s'envisage elle-même. Aucun phénomène nous est connu que dans la conscience : il n'est pour nous qu'autant qu'il nous apparaît. Nous pouvons sans contredit concevoir d'autres phénomènes que les nôtres propres; mais, si ce sont des phénomènes, ils doivent, comme les nôtres, appartenir a quelque conscience; ils ne sont en soi qu'autant qu'ils s'apparaissent à eux-mêmes. Pareillement, tout rapport nous est donné dans une opération synthétique de la pensée : il est identique à cette synthèse. Dès lors, si on pout supposer des rapports indépendants de notre pensée, on ne peut, sans contradiction, supposer des rapports indépendants de toute pensée en général. Que toute conscience s'éteigne, et la réalité tout entière s'évanouit, sans même laisser après elle l'ombre insaisissable du possible »

 (E. Boirac).
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