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Dans le langage
courant, le mot raison désigne d'ordinaire le principe-explicatif
d'une chose. Donner la raison d'un fait, c'est en déterminer la
cause
et, s'il y a lieu, la fin; donner la raison d'une vérité
mathématique, c'est établir le lien qui la rattache nécessairement Ã
d'autres vérités déjà admises; en un mot, la raison d'une chose n'est
autre que le rapport d'effet
à cause, de moyen à fin, de conséquence
Ã
principe qu'elle soutient avec une autre
chose.
En philosophie,
le mot raison désigne, non plus précisément ce rapport, mais la faculté
qui l'aperçoit ou qui l'établit. C'est donc, Ã
proprement parler, la faculté de concevoir, à propos de ce qui est, ce
qui doit être; à propos du contingent, le nécessaire; du fini, l'infini;
de l'imparfait, le parfait. On la nomme aussi entendement pur, intellection
pure.
Le mot raison
reçoit encore, dans l'usage, d'autres significations. Ainsi, il s'entend
de la faculté qu'ont tous les humains de connaître,
de juger, de raisonner, de discerner le
vrai du faux, et alors il est synonyme d'intelligence
et de sens commun. Les notions qui sont l'objet
de cette faculté, telles que celles du temps,
de l'espace, de l'être,
de la substance et de la cause
absolues, du vrai, du beau, du bien, etc., sont la base concrète de toutes
nos connaissances, et se retrouvent dans
tous nos jugements : leur caractère d'universalité
indique celui de la raison elle-même. Elles sont impersonnelles, c.-à -d.
indépendantes des intelligences, auxquelles
elles s'imposent.
Comme l'explication
rationnelle d'un fait ou d'une affirmation ne saurait s'arrêter à un
premier rapport, comme elle suppose un effort pour dépasser les causes
ou les raisons prochaines et atteindre des causes ou des raisons qui se
suffisent à elles-mêmes, partant vraiment premières (archè,
principium),
on définit le plus souvent la raison la faculté des principes. Ces principes,
source et règle suprême de toute connaissance,
reçoivent encore le nom de vérités premières.
Quelles sont ces vérités? Les philosophes
s'accordent à reconnaître le principe d'identité,
ou loi générale de l'accord de la pensée
avec elle-même, qui peut se formuler : une chose est ce qu'elle est,
ou A est A, et ses formes dérivées : le principe
de contradiction, déjà reconnu par Aristote
(une chose n'est pas autre chose que ce quelle est ou A n'est pas non
A) et le principe d'exclusion du milieu (une chose est ou n'est
pas, A est B ou non B). Le syllogisme,
et avec lui toutes les sciences déductives,
reposent sur le principe d'identité : il serait contradictoire que ce
qui est vrai du genre ne fût pas vrai de l'espèce.
L'accord est beaucoup moins unanime sur
l'énumération des principes qui président aux sciences inductives et
à la connaissance du
réel.
Aristote
déjà estimait que l'induction parfaite devait
être réductible à la forme du syllogisme. Après lui
Descartes,
à un point de vue tout différent, conçoit une physique
a priori déduite, sur le modèle des mathématiques,
d'un petit nombre de notions simples clairement aperçues par l'entendement;
la science tout entière ne serait, à ce titre, qu'une intuition continue.
Avec la philosophie scolastique, il prétend
même atteindre par la déduction le surnaturel et démontrer géométriquement
l'existence de Dieu
(preuve ontologique). Leibniz,
le premier, montre clairement que le principe d'identité ne peut déterminer
que le possible, et que la détermination du
réel suppose un principe spécial, le principe de raison suffisante :
tout ce qui est a une raison d'être, qu'on peut
appeler encore principe d'universelle intelligibilité. Le postulat
primordial de toute recherche, ou même de toute curiosité
scientifique, n'est-il pas, en effet, que le réel puisse se justifier
aux yeux de la raison? Or le réel, pour offrir une prise au travail de
la raison, doit répondre à une triple condition :
1° tout
phénomène
est une modification de quelque chose qui demeure, l'attribut
d'un
sujet, sinon la cohésion des phénomènes
dans la simulta-éité est intelligible;
de là le principe de substance;
2° tout phénomène
est déterminé par une cause antécédente;
pas de fait sans cause, sinon da liaison des phénomènes dans la succession
est inintelligible; de là le principe de causalité;
3° ces liaisons
dans la simultanéité et dans la succession sont constantes; ou la nature
obéit à des lois; de là le principe des lois.
A ces lois vraiment irréductibles de toute
pensée,
certains philosophes en ont voulu ajouter d'autres qui semblent simplement
des généralisations issues de faits
plus ou moins nombreux. Tels sont : le célèbre principe de finalité
: tout phénomène a une fin, infirmé par une foule d'expériences,
croyance
peut-être légitime, mais qui a besoin elle-même d'une démonstration;
le principe de moindre action : la nature suit toujours les voies les
plus simples; enfin cette forme réciproque du principe de causalié
: les mêmes causes sont produites par les mêmes effets, affirmations
qui peuvent prendre une valeur métaphysique
en se rattachant à l'idée de providence,
mais que la raison ne requiert pas comme principes suprêmes du réel.
Ainsi définis, les principes de la raison
présentent un double caractère : universels, ils s'appliquent à tous
les cas réels ou possibles du même ordre; nécessaires, ils excluent
la concevabilité du contraire; une nature qui leur échapperait serait
inintelligible. Ces deux caractères n'ont pas manqué. d'embarrasser les
philosophes de l'école empiriste ( Empirisme,
Locke),
qui s'efforcent de dériver toute
connaissance
de l'expérience sensible et ne voient dans
l'esprit qu'une table rase. L'empirisme, même
quand il recourt à l'association des idées
avec Hume, St. Mill et Bain
ou à l'hérédité avec Spencer, ne peut expliquer
le passage de l'expérience, toujours contingente
et particulière, à des règles nécessaires et universelles. Admettre,
d'autre part, avec les Ecossais, l'innéité
des principes rationnels, c'est renoncer paresseusement
à toute explication et expliquer obscurum
per obscurius, rien n'étant moins intelligible que la manière dont
un principe de cause ou de substance peut exister
dans un esprit à vide, qui n'a perçu encore ni effets ni qualités d'aucune
sorte. Aussi la plupart des philosophes modernes ont-ils renoncé à chercher
exclusivement du côté, de l'expérience ou du côté de l'esprit l'origine
des principes rationnels.
Déjà Descartes
écri-ait que, par l'innéité d'une vérité, il entendait simplement
"que nous avons en nous la faculté de la produire". Leibniz
répondait à la formule sensualiste : Nihil
est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, en y ajoutant cette
restriction : Nisi ipse intellectus. Toute connaissance vient
des sens, hormis la faculté même de connaître qui extrait la connaissance
des données des sens externes et du sens
intime. Kant enfin ne voit: dans
les principes que des jugements synthétiques
a priori nécessaires pour justifier l'emploi
de telle ou telle catégorie, et il établit
la valeur objective de ces jugements au nom de l'expérience qui, sans
eux, demeurerait encore toute subjective. L'expérience
ne constitue pas ces jugements, mais elle leur donne un sens et une application;
en dehors d'elle, les principes demeurent des formes vides. De nos jours,
le nativisme et l'empirisme
purs et simples semblent avoir fait leur temps; mais le criticisme
et l'empirisme évolutionniste ( Evolution)
n'ont pas abandonné leurs positions.
A défaut de vérités
premières, la raison ne nous fournit-elle pas tout au moins des notions
premières ? Si elle ne suffit à aucune affirmation, ne fournit-elle pas
au moins, en dehors des règles, certaines données,
certaines conceptions a priori? C'est ce que
nombre de philosophes ont admis pour les idées
de nécessaire, d'infini
et de parfait et pour celle qui les résume toutes les trois, l'idée d'absolu.
Il semble, en effet, impossible à première vue d'emprunter ces conceptions
à l'expérience toujours contingente,
finie, imparfaite et relative. Aussi Platon accordait-il
déjà au nous, élevé par la dialectique
au-dessus du phénomène, l'intuition
d'essences éternelles et incorruptibles, c.-à -d.
parfaites et absolues, et Plotin reprit cette
théorie.
Par l'analyse, Descartes croit trouver en lui
l'idée du parfait qui ne peut être déposée dans l'entendement
que par un être parfait; de cette idée, comme Malebranche
de l'idée innée d'infini, il tire une preuve de l'existence
de Dieu .
Leibniz
lui-même admet l'innéité d' « idées intellectuelles ».
Kant, au contraire,
dénie à l'esprit humain tout pouvoir d'intuition
suprasensible; la raison (Vernnunft), qui distingue soigneusement
de l'entendement (Verstand), n'a pas même, comme ce dernier, le
privilège de s'adapter exactement à l'expérience; elle dépasse cette
expérience et se contente de proposer au savant certaines idées directrices,
telles que celle de cause première, d'univers, d'être inconditionné,
comme le terme idéal vers lequel peuvent converger ses efforts, mais qu'il
est assuré d'avance, faute d'expérience possible, de ne jamais atteindre.
Dieu n'est ainsi, au point de vue spéculatif, que l'idéal de la raison
pure. Toutefois, Kant reconnaît à la raison pratique, en tant qu'elle
dicte des ordres absolus à la conscience,
le pouvoir de déterminer a priori l'absolu et de justifier ainsi la croyance
morale en un législateur suprême de l'univers, et en en « royaume
des fins ».
Hamilton a été
plus loin; il s'est attaqué à l'idée même d'absolu et prétend démontrer
que sous ce terme nous ne pensons rien de concevable. Penser,
c'est distinguer et c'est aussi concevoir des rapports; or, l'absolu est,
par définition, unité parfaite et absence de
toute relation; l'absolu
n'est au fond qu'une idée négative, celle du non-relatif, comme l'idée
d'infini et celle du non-fini. Cette théorie
sur laquelle repose la thèse du relativisme,
a été critiquée avec beaucoup de force par Stuart
Mill et surtout par Spencer qui montre que,
si l'absolu ne pouvait être pensé, le relatif ne pourrait l'être non
plus, puisque le second n'a de sens que par rapport au premier. (Th.
Ruyssen).
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En
bibliothèque - Locke, Essai sur
l'entendement humain. - Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement
humain. - Kant, Critique de la raison pure. - Hamilton, Lectures
on Metaphysics and Logic. - Mansel, Philosophy
of the conditioned.- Stuart Mill, Examin. of Sir W.. Hamiltons Philosophy.
- H. Spencer, The first Principle. - Fouillée,
la Philosophie de Platon - Lachelier,
le
Fondement de l'induction. - Renouvier, Essais de critique générale .
Autres lectures possibles : Les Méditations et les Entretiens
métaphysiques de Malebranche. - le Traité de l'existence de Dieu
par Fénelon. -; V. Cousin, 1re préface des Fragments philosophiques,
et Examen de la philosophie de Locke, cours de 1828. - Bouillier,
Théorie
de la raison impersonnelle.
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