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Le
jugement
(philosophie) est un fait par lequel on affirme
qu'une chose est ou n'est pas, ou bien qu'elle est d'une façon et
non d'une autre. On a donné aussi le nom de jugement à la
faculté qui produit le fait et au résultat du fait; mais
la faculté n'est autre chose que l'intelligence
elle-même, et le résultat, la croyance
qui en est l'effet. Le jugement entraîne, irrésistiblement
à croire que ce qui a été jugé est ou existe,
et à se l'affirmer. C'est cette affirmation mentale que le moi porte
au dehors à l'aide des signes - autrement
dit : traduit dans un langage -, sous la
forme de proposition, c.-à-d.
l'expression d'une pensée par deux, ou
par trois termes, qui sont peuvent se ramener à un sujet, un verbe
et un attribut (ex. : "le temps passe"; "le temps est compté"...).
Du point de vue des concepts, on pourra aussi
lire que le sujet correspond à l'antécédent,
substance
ou cause, que c'est être modifié ou
agissant; que le verbe exprime le
rapport, lorsque
le jugement est énoncé par des mots; que l'attribut est le
conséquent,
mode
ou acte, que c'est l'effet
souffert ou produit.
La faculté de juger et toutes ses
manifestations peuvent être étudiées et analysées,
soit dans leur rapport avec la réalité-objective
que les jugements représentent; c'est le point de vue propre à
la logique; soit dans les diverses formes dont
le langage peut les revêtir; c'est l'étude propre de la grammaire.
Mais comme la faculté de juger ne peut être étudiée
et connue que dans ses opérations, et comme ces opérations
se traduisent toujours par des mots, la plupart des psychologues et des
logiciens ont tiré la théorie du
jugement de l'étude des formes de la proposition, et ainsi se sont
trouvées mêlées les études grammaticales, logiques
et psychologiques. Ce mélange se remarque surtout dans l'Organon
d'Aristote, dans la Logique de Port-Royal
et dans l'Analytique de Kant.
Selon le point de vue auquel on les envisage,
les
jugements ont été répartis par les logiciens
en un certain nombre de classes; nous en mentionnerons huit principales.
1°Au
point de vue de l'objet auquel ils se rapportent, on distingue les jugements
d'existence ou jugements substantifs, qui affirment
l'existence ou la non existence : "II y a des choses; Il n'y a pas de causes
occultes"; et les jugements de qualité,
appelés aussi jugements attributifs, adjectifs ou comparatifs, qui
affirment le rapport entre une qualité et un sujet
: "Les choses sont là; les causes occultes sont imaginaires." Les
jugements attributifs étant de beaucoup les plus nombreux, la plupart
des logiciens, depuis Aristote jusqu'à
Condillac
et à Kant, ont donné la définition
qui leur est propre comme convenant à toute espèce de jugements.
C'est une erreur qui a été relevée par Reid
et vivement critiquée par V. Cousin, dans
ses Études sur Locke.
2° D'après
leur origine, les jugements sont dits spontanés en primitifs, lorsqu'ils
sont le fait d'une aperception immédiate
de l'esprit, comme, par exemple, lorsque nous
disons : "Je suis; II y a des corps." Ils sont réfléchis
ou secondaires, quand ils résultent d'un travail plus ou moins lent
de l'intelligence : "La pesanteur est une propriété
des corps; Le charité mal entendue peut
nuire".
3° Relativement
à la matière, c.-à-d. au contenu des jugements, on
distingue les jugement identiques dont l'attribut n'est que le développement
et l'équivalent du sujet : "Le triangle est une figure de trois
côtés"; les jugements analytiques, dont l'attribut est impliqué
dans l'idée même du sujet : "Les corps sont étendus";
et les jugements synthétiques, quand il n'y a pas identité
entre le sujet et l'attribut, qui donc l'attribut ajoute une ou plusieurs
qualités à l'idée du sujet :"Ce corps est dur et brillant."
4° Par rapport
à leur quantité, c.-à-d.
au plus ou moins d'extension du sujet, les jugements sont généraux
ou particuliers. Les premiers sont ceux dont l'attribut convient au sujet
pris dans toute son extension : "Tous les triangles sont des demi-parallélogrammes".
Les seconds sont ceux dont l'attribut n'est affirmé que d'une partie
du sujet : "Quelques triangles sont des demi-carrés." Les logiciens
font remarquer, à cette occasion, que si deux propositions de quantité
différente ont même sujet et même attribut, la vérité
de la proposition générale est une garantie de la vérité
de la proposition particulière, qui est alors dite sa subalterne.
Ainsi, tous le triangles étant des demi-parallélogrammes,
cela est également vrai de quelques triangles. Mais, de la vérité
de la proposition particulière on ne peut conclure la vérité
de la proposition gé nérale. Par exemple, de ce que certains
triangles sont des demi-carrés, il ne s'ensuit pas que tous les
triangles soient des demi-carrés.
5° Eu égard
à la qualité des jugements, c.-à-d. au plus ou moins
d'extension de l'attribut, on distingue les jugements affirmatifs : "Socrate
était
Innocent"; et les jugements négatifs : "Socrate n'était pas
impie." Deux jugements de même sujet et de même attribut, différant
de qualité, mais ayant la même quantité, sont appelés
contraires s'ils sont généraux, et subcontraires s'ils sont
particuliers. Les propositions contraires
ne peuvent être toutes deux vraies. Ainsi, comme il est vrai que
'Tout humain est animal", il n'est pas vrai de dire : "Nul humain n'est
animal." Mais elles peuvent être toutes deux fausses; telles sont
les deux contraires : "Tout humain est juste; Nul humain n'est juste."
Les subcontraires peuvent être toutes deux fausses; mais elles peuvent
aussi être vraies toutes deux, comme ces propositions :"Quelques
humains sont justes"; Quelques humains sont injustes." Les logiciens, pour
compléter cette théorie de l'opposition,
ajoutent la catégorie des jugements qu'ils appellent contradictoires.
Ces jugements contradictoires s'expriment par des propositions ayant même
sujet et même attribut, mais différant en quantité
et en qualité. Des contradictoires, l'une est nécessairement
vraie, comme on voit par ces exemples : "Tout humain est animal ; Quelque
humain n'est pas animal; Nul humain n'est juste; Quelque humain est juste."
C'est encore sur la considération de la quantité et de la
qualité des jugements qu'est fondée la distinction des propositions
en convertibles et non convertibles. Au point de vue de leur composition,
les jugements se divisent en simples et en composés. Les jugements
simples n'ont qu'un sujet et qu'un attribut: "Alexandre était roi
de Macédoine ."
Les jugements composés ont plus d'un sujet ou plus d'un attribut
: "Philippe et Alexandre étaient rois de Macédoine; Alexandre
a conquis la Perse et porté la puissance grecque jusque dans les
Indes."
7° D'après
la relation, c'est-à-dire d'après
l'examen du rapport entre le sujet et l'attribut, on distingue : les jugements
catégoriques (si l'on affirme purement et simplement) : "C'est comme
ça"; les jugements copulatifs : "La relaxe et la condamnation sont
en la puissance du juge" ;les jugements disjonctifs (si l'on affrme la
nécessité de choisir par voie d'élimination entre
deux attributs qui s'excluent) : "Le monde existe, ou par hasard,
ou par une nécessité interne,
ou par une cause extérieure"; les jugements
hypothétiques ou conditionnels (si l'on affirme avec condition)
: "S'il est une justice parfaite, les méchants seront punis" ; les
propositions causales : "malheur aux riches, parce qu'ils ont leur consolation
en ce monde", et les jugements relatifs : "Telle est la vie, telle est
la mort."
8° - Au point
de vue de la modalité, c.-à-d.
d'après la valeur que l'esprit attache au rapport entre les termes
du jugement, on distingue: les jugements problématiques : "S'il
est une justice parfaite ..." (la chose est possible); les jugements
assertoriques : "L'humain est raisonnable" (la chose est vraie en matière
contingente); et les jugements apodictiques, "Tout cercle a un centre"
(la chose est vraie en matière nécessaire). C'est à
ces trois dernières formes que Kant a ramené tous les jugements
de l'esprit humain; mais, sauf quelques distinctions moins importantes
qu'il ne se l'imagine, il n'a fait que reproduire en autres termes la classification
d'Aristote.
Si divers que paraissent et que soient tous
ces faits psychologiques, on les rapporte à une seule et même
opération intellectuelle, à une seule et même faculté.
Le jugement est le fait premier et dernier de la pensée;
la vie intellectuelle n'est rien qu'une suite de jugements. Si donc nous
distinguons dans la proposition les termes, et dans le jugement les idées
qui le composent, c'est par une analyse postérieure
et toute scientifique, comme est l'analyse du chimiste qui, dans les composés
de la nature, distingue les corps simples ou éléments dont
les premiers sont formés. II n'y a aucune opération de l'esprit
qui n'implique nécessairement le jugement : percevoir, avoir conscience,
sa souvenir, imaginer, raisonner, etc.. tout cela c'est juger. On ajoutera
que le sens philosophique du mot jugement explique
certaines locutions, comme : c'est une personne de bon, de grand jugement,
ou dénuée de jugement, c.-à-d. qui saisit bien ou
mal les rapports des choses. (DV.). |
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