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Le vrai, la vérité

Comme la plupart des termes du vocabulaire philosophique, le mot vérité est emprunté à la langue courante où son sens n'est pas toujours très nettement défini. Si nous nous plaçons tout d'abord à ce point de vue, plus lexicologique que philosophique, nous pourrons dire que le mot s'emploie tantôt dans un sens relatif et demi-abstrait, par exemple lorsqu'on parle de la vérité d'une proposition, de la vérité d'un témoignage, d'une théorie, d'un fait, etc., tantôt dans un sens absolu et entièrement abstrait, par exemple lorsqu'on parle des vérités mathématiques ou morales, ou encore, lorsqu'on dit que la vérité n'est pas faite pour l'intelligence de l'humain. Dans le premier sens, la vérité est considérée comme un attribut, une propriété des choses, ou, pour mieux dire, des assertions que nous énonçons sur les choses et des idées que nous nous en faisons; dans le second sens, elle est plutôt considérée comme une sorte d'objet que notre intelligence trouve placé en dehors d'elle, existant par conséquent en soi, indépendamment de nos idées et de nos assertions. C'est en se référant au premier sens que l'on définit souvent la vérité comme étant l'accord de la pensée et de son objet, la conformité de l'intelligence et de la réalité, la correspondance ou l'adaptation de l'esprit et des choses. Au contraire, Bossuet se référait au second sens, lorsqu'il disait : le vrai, c'est ce qui est; le faux, c'est ce qui n'est pas. Étudions successivement la vérité sous ces deux aspects, qu'on pourrait sans doute qualifier de subjectif et d'objectif. 

Au point de vue subjectif, donc, la vérité réside dans l'intelligence humaine ou plutôt dans ses opérations et ses produits : elle se dit des idées, jugements, raisonnements, hypothèses, théories, systèmes, croyances et connaissances. Elle est essentiellement un rapport entre ce que nous pensons et ce qui est : adaequatio mentu et rei, disaient les scolastiques. Mais à peine cette première conception est-elle posée que les questions surgissent en foule. Nous n'en retiendrons que deux qui nous paraissent les plus importantes.

1°) En quoi peut consister ce rapport supposé entre l'intelligence et la réalité, entre la penséeet l'être, dont l'existence effective constitue précisément la vérité? On dit que c'est une conformité, un accord, une adaptation, une correspondance, etc.; mais tous ces termes ne sont-ils pas visiblement plus ou moins métaphoriques? Si l'intelligence et la réalité sont, comme on l'admet ordinairement, hétérogènes, il ne saurait être question ici d'une sorte de ressemblance comme celle qui existe entre un objet visible et l'image de cet objet réfléchie par un mirroir. Et cependant, c'est bien, à ce qu'il semble, l'idée qu'on se fait vulgairement de la vérité. Il faudrait alors supposer que l'intelligence humaine est susceptible de revêtir les formes de toutes choses, sans les altérer en aucune façon par le mélange de sa propre nature, et telle est en effet la conception que semblent en avoir eue certains philosophes anciens. Mais si l'on considère que la pensée elle-même entretient avec le langage un rapport analogue à celui que la réalité entretient avec elle, on cherchera peut-être dans cette analogie un moyen de concevoir plus exactement la vérité. Or les mots représentent, symbolisent les idées, bien qu'ils n'aient avec elles aucune ressemblance; mais le même mot sert toujours de signe à la même idée, et les mots se groupent et s'ordonnent entre eux selon des rapports qui répondent point par point à ceux selon lesquels se groupent et s'ordonnent entre elles les idées. Ne pourrait-on dire de même que les idées représentent, symbolisent les choses, sans avoir nécessairement avec elles aucune ressemblance, mais qu'il y a vérité chaque fois que les rapports qui unissent les idées en nous répondent, selon certaines règles constantes, aux rapports qui unissent les choses en dehors de notre pensée. L'intelligence ne reproduirait donc pas, mais traduirait plutôt la réalité. On
échappe ainsi à l'objection déjà formulée par Bacon dans les termes que l'on connaît : 

« Est intellectus humanus instar speculi in aequalis ad radios rerum, qui nam naturam naturae rerum immiscet eamque distorquet et inficit. (L'esprit humain est comme un miroir offrant aux rayons des choses une surface inégale, qui mêle sa nature propre à la nature des choses, la défigure et la corrompt). »
Mais ne se heurte-t-on pas nécessairement aux objections plus redoutables encore du scepticisme et de l'idéalisme -transcendantal (Philosophie transcendentale), qui ne manqueront pas de nous demander comment nous pouvons être assurés que les rapports de nos idées répondent exactement aux rapports des choses, puisque, par hypothèse, ceux-ci ne nous sont eux-mêmes connus ou représentés que par ceux-là? Il n'existe pas, croyons-nous, d'autre moyen de sortir de ces difficultés que d'entendre par choses, non des entités absolument extérieures et étrangères à notre conscience, des noumènes, des choses en soi, mais des réalités situées en quelque sorte dans la même sphère que nos idées mêmes, phénoménales comme elles, psychiques sinon intellectuelles; de la nature, en un mot, de nos sensations et de nos actions volontaires (E. Boirac, L'Idée du phénomène, 1894). Dès lors la vérité n'est plus que l'accord de deux ordres de faits en nous, l'accord des faits d'ordre proprement intellectuel, idées, jugements, raisonnements, etc., avec l'ensemble des faits de l'ordre sensitif et actifs, sensations, perceptions, actions qui constituent pour nous ce que nous appelons proprement la réalité en tant que distinguée de la pensée.

2°) Si la vérité est le rapport de la pensée avec la réalité, ce rapport est-il toujours identique à lui-même, ou ne varie-t-il pas avec les différentes formes de la réalité et de la pensée, et par conséquent le mot vérité ne désigne t-il pas des choses peut-être très différentes les unes des autres, selon qu'il s'agit par exemple de perceptions, de jugements, de raisonnements, etc., ou de vérités physiques, de vérités mathématiques, de vérités morales etc.? On parle couramment d'idées vraies ou fausses cependant, c'est un lieu commun de tous les traités logiques qu'une idée, pas plus qu'une sensation, ne comporte de vérité ou d'erreur. La question de la vérité et de l'erreur ne se pose, dit-on, qu'avec le, jugement. L'idée en effet, par elle-même, n'affirme rien, ne nie rien. elle représente simplement à l'esprit un objet possible. Le jugement au contraire affirme ou nie l'existence objective de choses ou de rapports conformes aux idées et à leur synthèse; par suite, il peut seul être vrai ou faux. C'est ainsi qu'une même idée, l'idée de chimère, par exemple, peut donner lieu à deux jugements, l'un vrai : la Chimère est un animal fabuleux ; l'autre faux : la Chimère a réellement existé. Par conséquent, l'idée ne devient vraie ou fausse que lorsque l'esprit la rapporte à un objet avec lequel elle s'accorde ou ne s'accorde pas. Or l'acte par lequel une idée est ainsi rapportée à un objet est un jugement. Ce qu'on vient de dire de l'idée peut se dire aussi de la sensation : une sensation par elle-même ne saurait être exacte ou erronée; elle est nécessairement ce qu'elle doit être, étant donnés l'action de l'objet extérieur et l'état de nos organes : la vérité comme l'erreur ne réside que dans l'interprétation de la sensation, c.-à-d. dans la perception, qui est, en définitive, un jugement. 

Néanmoins, si toute idée est la représentation d'un objet au moins possible et implique l'affirmation au moins virtuelle de la réalité ou, en tout cas, de la possibité de cet objet, il faut bien reconnaître que tantôt l'objet d'une idée existe ou est possible, et tantôt n'est pas réel ni même possible. Dans le premier cas, donc, l'idée est virtuellement vraie; virtuellement fausse, dans le second. Par suite, nous dirons que l'idée vraie est celle à laquelle correspond un objet réel ou possible, et que l'idée fausse est celle à laquelle il ne correspond pas d'objet.

D'une manière plus générale, il n'y a pas sans doute de vérité ou d'erreur actuelle sans un jugement, mais si l'idée ou la représentation n'est pas déjà prise en elle-même, en accord ou en désaccord avec son objet, il ne peut pas davantage y avoir de vérité ou d'erreur dans le jugement qui l'objective. On pourrait donc distinguer avec Descartes une vérité et une erreur matérielles qui résident dans la représentation (idée ou sensation) et qui consistent dans l'accord ou le désaccord de la représentation avec son objet, et une vérité et une erreur formelles qui résident dans le jugement et qui consistent à objectiver une représentation matériellement vraie ou fausse. 

Une difficulté analogue se présente au sujet du raisonnement, du moins du raisonnement déductif. Il y a en effet une vérité purement logique ou formelle qui réside dans l'accord de la conclusion avec les prémisses, c.-à-d., en définitive dans l'accord de la pensée avec elle-même ; et c'est la seule que se préoccupe d'assurer la théorie logique de la déduction; et il y a une vérité physique ou métaphysique et proprement matérielle qui réside dans l'accord des prémisses et de la conclusion avec la réalité, c.-à-d., en somme, dans l'accord de la pensée avec son objet, et c'est à cette vérité que se référent toutes les méthodes inductives et expérimentales. La première consiste dans la conséquence, dans l'absence de contradiction ; la seconde consiste dans la possibilité de la vérification par l'observation ou l'expérience. Mais, à vrai dire, la première n'a de prix que comme condition nécessaire et préalable de la seconde. Si l'accord de la pensée avec elle-même nous intéresse, c'est parce que nous savons qu'une pensée qui se contredit elle-même est nécessairement en désaccord avec la réalité. L'accord de la pensée avec son objet, quelque idée qu'on se fasse d'ailleurs de cet accord, demeure donc la caractéristique essentielle de la vérité considérée dans l'esprit.

Considérée objectivement ou hors de l'esprit, la vérité, avons-nous dit, c'est ce qui est la réalité, en tant qu'elle est l'objet naturel de l'intelligence. Cependant il ne s'ensuit pas que l'on doive identifier absolument ces deux termes vérité et réalité. Il y a entre eux au moins une différence d'aspect. Le vrai, c'est l'être sans doute, mais envisagé dans ses rapports avec l'intelligence, l'être en tant qu'intelligible, et par conséquent distinct du beau et du bien qui sont l'être aussi, mais l'être envisagé dans ses rapports avec la sensibilité et la volonté, l'être en tant qu'admirable et désirable. Il s'ensuit que le vrai est moins le réel tout entier que la partie du réel accessible à l'intelligence, c.-à-d. les éléments abstraits et généraux des choses ; le vrai, c'est l'ensemble des lois, autrement dit des rapports généraux, constants, nécessaires qui font l'unité et la pensée de l'être; c'est la logique cachée dans les choses, la raison immanente au monde, la pensée créatrice que notre science humaine s'efforce de repenser, celle dont Leibniz disait : 

Dum Deus calculat et cogitationem exercet, fit mundus. 
Dès lors, le réel est concret et individuel : le vrai est abstrait et général; le réel est sensible, objet d'intuition ; le vrai est intelligible, objet de pensée pure. En outre, le vrai, en ce sens, dépasse le réel, car il enveloppe aussi l'idéal, le possible, comme on peut le voir par les vérités logiques, mathématiques et morales. Comment peut-on concevoir cette existence d'une vérité indépendante des choses réelles, antérieure à l'acte de la pensée qui la découvre? C'est là un des plus difficiles problèmes que la métaphysique ait à résoudre. Il est difficile d'échapper à la tentation de penser que les vérités logiques et mathématiques préexistent à toutes les autres et les conditionnent, au moins idéalement; et c'est là sans doute ce que voulaient dire Platon et Hegel lorsqu'ils affirmaient, le premier, que les Idées sont les principes des choses; le second, que la logiqne est antérieure à la nature et à l'esprit. (E. Boirac).
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Dictionnaire Idées et méthodes
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