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Fénelon

François de Salignac de La Mothe-Fénelon, est écrivain, archevêque de Cambrai, né au château de Fénelon, dans le Périgord, près de Sarlat, le 6 août 1651, mort à Cambrai le 7 janvier 1715. Il se consacra de bonne heure à la prédication, et, fut chargé d'une mission dans le Poitou. Nommé précepteur du fils de Louis XIV, le jeune duc de Bourgogne, en 1689, il s'acquitta de la tâche difficile d'élever un roi, en homme qui en connaissait toute l'importance. Il remplaça Pélisson à l'Académie française en 1693, et fut nommé l'année suivante à l'archevêché de Cambrai. Ses démêlés avec Bossuet au sujet de la grâce et du pur amour offrirent à Fénélon l'occasion de montrer ses hautes qualités intellectuelles. Il souscrivit dans un mandement simple et touchant à la condamnation arrachée contre lui à la cour de Rome par les intrigues, et même, dit-on, par les menaces de son adversaire, s'éloigna de la cour et se consola de ses disgrâces en se consacrant à son diocèse. La vénération qu'il inspirait était telle, dit-on, qu'à l'époque de l'invasion de la Flandre les généraux ennemis ne ravagèrent point le diocèse de Cambrai, par respect pour l'illustre archevêque. 

Fénelon.
Fénelon (1651-1715).

Fénelon a laissé un grand nombre d'ouvrages; les principaux sont : Traité de l'éducation des filles, 1687. - Traité du ministère des pasteurs, 1688. - Explications des Maximes des saints, Bruxelles, 1698. - Aventures de Télémaque, Amsterdam, 1719 ouvrage qui a été traduit dans toutes les langues européennes; - Dialogues des morts, composés pour l'éducation d'un prince, 1712, 1718. - Dialogues sur l'éloquence, etc., 1718. - Directions pour la conscience d'un roi, Londres, 1747; Démonstration de l'existence de Dieu, etc., 1718. - Sermons choisis, 1710.

La vie de Fénelon

Fénelon était le fils de Pons de Salignac et de Louise de La Cropte de Saint-Abre. Sa famille, noble et ancienne, apparentée de longue date à tout ce qu'il y avait d'illustre dans la province, ne manquait que de l'éclat que donne, à défaut de la fortune, la grandeur des services rendus. Aussi, parmi ses ancêtres, ne trouvons-nous guère à citer qu'un arrière-grand-oncle, Bertrand de Salignac (militaire et diplomate, mais auss écrivain, mort en 1599). On peut toutefois nommer encore un de ses oncles propres, à qui, si l'on en croit Bausset, dans son style un peu emphatique, « la religion, l'église et l'humanité seraient redevables des vertus et des grandes qualités de l'archevêque de Cambrai » : c'est le marquis Antoine de Fénelon. Duelliste fameux au temps de sa première jeunesse, le marquis de Fénelon, converti brusquement, était devenu l'un des auxiliaires laïques de M. Olier, le fondateur du séminaire de Saint-Sulpice, et, comme tel, on peut admettre que, s'il ne détermina pas la vocation de son neveu, son exemple, ses conseils, sa direction ne furent pas pour y nuire.

Nous avons peu de renseignements sur la jeunesse de Fénelon. On sait, ou l'on croit savoir, qu'il commença ses études au château paternel, qu'il les continua à Cahors, et qu'il vint les achever à Paris, au collège du Plessis. Mais on ignore la date précise de son entrée au séminaire de Saint-Sulpice, et  Bausset, en la mettant en 1665, a confondu le futur archevêque avec l'un de ses frères, qui portait comme lui le prénom de François. On ne sait pas non plus avec exactitude l'année de son ordination. Et on ne connaîtrait enfin presque rien de ses débuts dans le monde, si ce n'étaient quatre ou cinq lettres, dont encore les dates sont incertaines, et le destinataire même de la plus curieuse douteux ou inconnu. Nous voulons parler de la lettre, souvent citée, où l'on a cru longtemps qu'il faisait part, soit à Bossuet, soit à M. de Beauvilliers, de son dessein de se consacrer aux missions du Levant :

Arva, becta
Petamus arva, divites et insulas...
Il suffit cependant de la lire avec un peu d'attention pour n'y voir qu'un pur jeu d'esprit, et, comme qui dirait un agréable exercice de rhétorique épistolaire. On achèvera de s'en convaincre en la rapprochant d'une autre lettre, datée du 22 mai 1684, et adressée, à la marquise de Laval, sa cousine. Plus naturellement, avec moins d'efforts, mais d'un style aussi galant que celui de Fléchier dans ses Mémoires sur les Grands Jours d'Auvergne, Fénelon y fait le récit de sa pompeuse entrée à Carenac en Quercy, où il était venu prendre possession d'un prieuré que lui avait résigné l'un de ses oncles, l'évêque de Sarlat. 
« Me voilà à la porte déjà arrivé, et les consuls commencent leur harangue par la bouche de l'orateur royal! [...] Qui pourrait dire quelles furent les grâces de son discours? Il me compara au soleil; bientôt après je fus la lune; tous les autres astres les plus radieux eurent ensuite l'honneur de me ressembler; de là nous vînmes aux éléments et aux météores, et nous finîmes heureusement par le commencement du monde. Alors le soleil était déjà couché, et pour achever la comparaison de lui à moi, j'allai dans ma chambre pour me préparer à en faire de même. » 
Ni Bossuet, ni Pascal - moins grands seigneurs, à la vérité - n'ont, semble-t-il, rien écrit de ce ton; et c'est l'occasion de noter un premier trait du caractère de Fénelon. Il y a du bel-esprit en lui, et il y en aura toujours. Un peu de préciosité ne l'effrayera jamais ni un peu même de singularité. Les opinions rares ou paradoxales, en théologie comme en littérature, l'attireront et le retiendront. Il regrettera sincèrement que les poètes soient astreints en français à l'obligation de la rime. Il plaindra l'orateur sacré d'être obligé de compasser son discours sur un texte, et de se soumettre à l'usage de le diviser en trois points. Il introduira jusque dans la piété, sous les espèces du quiétisme, des raffinements de dilettante. Et tout cela, ce sera toujours en lui l'effet de la même cause : la défiance, le dédain, l'horreur des idées communes.

Fénelon n'était pas toutefois tellement chimérique, il ne vivait pas tellement dans les nuages qu'il ne songeât aussi à sa fortune; car il savait bien qu'un grand nom n'est après tout qu'un embarras pour celui qui le porte, si l'éclat de sa situation publique ne répond pas en quelque manière à l'illustration de sa lignée. On avait fait de lui, en 1678, un directeur ou supérieur des Nouvelles Catholiques. L'objet de cette institution, fondée en 1634 par Jean-François de Gondi, était de « procurer aux jeunes protestantes des retraites salutaires contre les persécutions de leurs parents », et Turenne converti l'avait honorée, dit-on, de sa protection. Fénelon, convaincu avec toute la France, ou, pour mieux dire, avec l'Europe entière de son temps, que la réalisation de l'unité religieuse, étant de l'intérêt de l'Etat, était conséquemment du droit du prince et du devoir de l'Eglise, avait sans scrupule accepté des fonctions, où les qualités de disputeur subtil, de directeur d'âmes, de dominateur ou de charmeur des volontés, qui étaient déjà les siennes, trouvaient une occasion toute naturelle, et utile, de s'exercer. Mais on conçoit aisément qu'il rêvât d'autre chose. Est-ce peut-être alors qu'il noua les intrigues dont parle Saint-Simon; et qu'on le vit, changeant de brigue au gré de ses intérêts supposés, courtiser d'abord les jésuites, avec lesquels « il n'aurait pas pris »; passer des jésuites aux jansénistes, qui l'auraient, eux, trouvé « trop fin »; et revenir aux sulpiciens? Il ne faut jamais croire légèrement Saint-Simon. 

En réalité, Fénelon, prêtre de Saint-Sulpice, logé chez le marquis Antoine, dont nous avons dit les liaisons avec M. Olier, et vivant en partie de la vie de son oncle, a bien pu, il a même dû côtoyer les jansénistes; mais, adroit et politique, ambitieux comme il était, on ne voit pas quel espoir de fortune il eût pu fonder sur des gens « avec lesquels, depuis longtemps, il n'y avait à partager que des plaies ». Grâce à son nom, d'autre part, il avait dès lors contracté des amitiés plus illustres que celles des sulpiciens, et il s'était assuré jusqu'en cour des patrons plus puissants que ne l'étaient en ce temps-là les jésuites. Il connaissait le duc de Beauvilliers, et, par le duc, il était entré, sinon dans l'intimité, du moins dans ce que l'on pourrait appeler la clientèle des Colbert.

Il connaissait également Bossuet, dont il s'était fait l'un des flatteurs presque outrés, et, par Bossuet, il avait pénétré dans le cercle, assez étendu, dont le précepteur du dauphin était le centre à la cour. Connaissait-il peut-être aussi Mme de Maintenon - qui n'était rien encore, ou peu de chose - mais dont quelques initiés aux secrets du harem voyaient grandir insensiblement la faveur, la fortune, et l'autorité? Le supérieur des Nouvelles Catholiques était donc sur le chemin des grâces, s'il n'en était pas à la source; et, en attendant que le maître répandit sur lui ses faveurs, il s'avait nulle part à chercher des recommandations plus efficaces, ni des amis plus dévoués.

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Du pittoresque

« Peindre, c'est non seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d'une manière si vive et si sensible que l'auditeur s'imagine presque les voir. Par exemple, un froid historien qui raconterait la mort de Didon se contenterait de dire : Elle fut si accablée de douleur après le départ d'Enée qu'elle ne put supporter la vie; elle monta au haut de son palais; elle se mit sur un bûcher et se tua elle-même. En écoutant ces paroles, vous apprenez le fait, mais vous ne le voyez pas. Écoutez Virgile, il le mettra devant vos yeux. N'est-il pas vrai que, quand il ramasse toutes les circonstances de ce désespoir, qu'il vous montre Didon furieuse, avec un visage où la mort est déjà peinte, qu'il la fait parler à la vue de ce portrait et de cette épée, votre imagination vous transporte à Carthage? Vous croyez voir la flotte des Troyens qui fuit le rivage, et la reine que rien n'est capable de consoler : vous entrez dans tous les sentiments qu'eurent alors les véritables spectateurs. Ce n'est plus Virgile que vous écoutez; vous êtes trop attentif aux dernières paroles de la malheureuse Didon pour penser à lui. Le poète disparaît; on ne voit plus que ce qu'il fait voir, on n'entend plus que ceux qu'il fait parler. Voilà la force de l'imitation et de la peinture. De là vient qu'un peintre et un poète ont tant de rapport : l'un peint pour les yeux, l'autre pour les oreilles; l'un et l'autre doivent porter les objets dans l'imagination des hommes. »
 

(Fénelon, extrait des Dialogues sur l'éloquence).

Après cela, ce qui n'en demeure pas moins du récit de Saint-Simon, c'est l'idée du personnage; et on peut discuter sur les détails du portrait, mais la ressemblance y est. Rarement homme fut plus souple, plus ondoyant, plus fuyant que Fénelon, et jamais esprit plus complexe, plus énigmatique à soi-même peut-être, plus naturellement insincère. Non qu'il n'y ait en Fénelon, comme on le verra tout à l'heure, un principe de rigidité, quelque chose même, tout au fond, d'imployable et de cassant. Ni les terribles colères du petit duc de Bourgogne, ni plus tard l'éloquente véhémence de Bossuet n'auront raison de ce qui se cache d'inflexibilité sous son apparente douceur. Mais il a, dès qu'il le veut, une aptitude incomparable à entrer ou à feindre d'entrer dans les opinions des autres, en réservant toujours la sienne. On reconnaît la même et rare souplesse dans la variété de son oeuvre. 

Le même homme est capable de s'abaisser jusqu'aux petits enfants, dans ses Fables ou dans ses Dialogues des Morts; et de s'élever, dans la monde partie du Traité de l'Existence de Dieu, par exemple, ou dans la Réfutation du système du P. Malebranche, aux plus hautes spéculations de la métaphysique et de la théologie. Mais faut-il enfin se faire tout à tous, s'accommoder tour à tour aux « personnes les plus puissantes », ou au « laquais et à l'ouvrier », s'insinuer pour ainsi dire en eux, et comme y substituer sa conscience à la leur, Fénelon en est capable encore; et là sans doute est l'explication de ce qu'il a inspiré de dévouements passionnés. C'est eux-mêmes en effet que ses amis ont aimé en lui, parce que c'est lui qu'il a mis en eux.
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S'étonnera-t-on après cela qu'il ait paru plus d'une fois manquer de loyauté? qu'il en ait manqué même, au sens ordinaire du mot? et qu'il en ait manqué presque sans le vouloir ou sans le savoir? Comme y a des hommes en effet dont le naturel est de n'en pas avoir; qui sont, pour ainsi dire, naturellement composés, artificiels et guindés; dont la simplicité, si par hasard ils y prétendaient, ferait l'effet d'une recherche; il y en a qui naissent ennemis de la franchise, ou plutôt de l'affirmation; qui ne croient jamais pouvoir mettre assez de nuances, de distinctions, de restrictions, de corrections, assez de « repentirs » dans l'expression de leur pensée; et ainsi qui sont sincèrement insincères. Tel fut bien Fénelon. Mais de telles gens ne sauraient se reconnaître dans les traductions qu'on donne de leurs idées; on les trahit toujours; et parce qu'ils sont seuls à s'apercevoir de la trahison, ils paraissent manquer de franchise.

Louis XIV le sentait-il, et faut-il voir là l'une au moins des raisons du peu de goût qu'il montra toujours pour Fénelon? Il ne lui demanda pas de prêcher à la cour. Et cependant, si Fénelon, nous le savons, n'eût assurément pu rivaliser dans la chaire chrétienne ni d'éloquence et de force avec Bossuet, ni de solidité avec Bourdaloue, deux au moins de ses sermons, le sermon pour la fête de l'Epiphanie et le sermon pour le sacre de l'Electeur de Cologne, - sont là qui nous attestent qu'il y eût porté d'autres qualités, d'abondance et d'onction, par exemple, d'élégance et de séduction. Le sermon pour la fête de l'Epiphanie est de 1685. Par Seignelay, d'ailleurs, et par Bossuet, Louis XIV savait sans doute aussi le succès des missions de la Saintonge et du Poitou, 1686-1687. Pourquoi donc n'a-t-il jamais fait monter Fénelon dans la chaire de Versailles? L'influence de M. de Harlay, l'archevêque de Paris, qui n'aimait pas, lui non plus, l'abbé de Fénelon, était-elle assez grande pour balancer dans l'esprit du roi l'influence de Bossuet? 

Toujours est-il qu'en 1686, Fénelon ayant été proposé pour l'évêché de Poitiers, le roi ne l'y nomma pas; et qu'en 1687, l'évêque de La Rochelle l'ayant demandé pour coadjuteur, on ne le lui donna pas davantage. Le Traité de l'Education des filles parut, sans avancer la fortune de Fénelon, puis le Traité du ministère des Pasteurs; et Fénelon demeurait toujours supérieur des Nouvelles Catholiques. Il approchait de la quarantaine. Evidemment le maître gardait ses préventions. Ce fut le duc de Beauvilliers qui réussit enfin à les dissiper, aidé de Mme de Maintenon - dont la nature d'esprit n'était pas sans quelques affinités avec celle de Fénelon - et, nommé gouverneur du duc de Bourgogne le 16 août 1689, il faisait dès le lendemain même agréer au roi le choix de Fénelon comme précepteur des enfants de France.
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Exhortation à imiter les vertus de saint Louis
(adressée au duc de Bourgogne)

« Enfant de saint Louis, imitez votre père; soyez, comme lui, doux, humain, accessible, affable, compatissant et libéral. Que votre grandeur ne vous empêche jamais de descendre avec bonté jusqu'aux plus petits, pour vous mettre en leur place, et que cette bonté n'affaiblisse jamais ni votre autorité ni leur respect. Étudiez sans cesse les hommes; apprenez à vous en servir sans vous livrer à eux. Allez chercher le vrai mérite jusqu'au bout du monde : d'ordinaire il demeure modeste et reculé. La vertu ne perce point la foule; elle n'a ni avidité, ni empressement, elle se laisse oublier. Ne vous laissez point obséder par des esprits flatteurs et insinuants : faites sentir que vous n'aimez ni les louanges ni les bassesses. Ne montrez de la confiance qu'à ceux qui ont le courage de vous contredire, dans le besoin, avec respect, et qui aiment mieux votre réputation que votre faveur.

La force et la sagesse de saint Louis vous seront données, si vous les demandez humblement en reconnaissant votre faiblesse et votre impuissance. Il est temps que vous montriez au monde une maturité et une vigueur d'esprit proportionnées au besoin présent. Saint Louis, à votre âge, était déjà les délices des bons et la terreur des méchants. Laissez donc tous les amusements de l'âge passé; faites voir que vous pensez et sentez tout ce que vous devez penser et sentir. Il faut que les bons vous aiment, que les méchants vous craignent, et que tons vous estiment. Hâtez-vous de vous corriger, pour travailler utilement à corriger les autres.

La piété n'a rien de faible, ni de triste, ni de gêné : elle est simple et aimable; elle se fait toute à tous pour les gagner tous. Le royaume de Dieu ne consiste point dans une scrupuleuse observation de petites formalités; il consiste pour chacun dans les vertus propres à son état. Un grand prince ne doit point servir Dieu de la même façon qu'un solitaire ou qu'un simple particulier. Saint Louis s'est sanctifié en grand roi. Il était intrépide à la guerre, décisif dans les conseils, supérieur aux autres hommes par la noblesse de ses sentiments; sans hauteur, sans présomption, sans dureté. Il suivait en tout les véritables intérêts de sa nation, dont il était autant le père que le roi. Il voyait tout de ses propres yeux dans les affaires principales. Il était appliqué, prévoyant, modéré, droit et ferme dans les négociations; en sorte que les étrangers ne se fiaient pas moins à lui que ses propres sujets. Jamais prince ne fut plus sage pour policer les peuples et pour les rendre tout ensemble bons et heureux. Il aimait avec tendresse et confiance tous ceux qu'il devait aimer; mais il était ferme pour corriger ceux qu'il aimait le plus, quand ils avaient tort. Il était noble et magnifique selon les moeurs de son temps, mais sans faste et sans luxe. Sa dépense, qui était grande, se faisait avec tant d'ordre qu'elle ne l'empêchait pas de dégager son domaine.

Longtemps après sa mort on se souvenait encore avec attendrissement de son règne, comme de celui qui devait servir de modèle aux autres pour tous les siècles à venir. On ne parlait que des poids, des mesures, des monnaies, des coutumes, des lois, de la police du règne du bon roi saint Louis. On croyait ne pouvoir mieux faire que de ramener tout à cette règle. Soyez l'héritier de ses vertus avant que de l'être de sa couronne. Invoquez-le avec confiance dans vos besoins : baisez souvent ses restes précieux. Souvenez-vous que son sang coule dans vos veines, et que l'esprit de foi qui l'a sanctifié doit être la vie de votre coeur. Il vous regarde du haut du ciel, où il prie pour vous, et où il veut que vous régniez un jour en Dieu avec lui. Unissez votre coeur au sien. Conserva, fili mi, praecepta patris tui.  »
 

(Fénelon).

Assez d'historiens, - depuis l'abbé Proyart jusqu'à Michelet, dans son histoire de France, - ont loué l'habileté supérieure dont Fénelon fit preuve dans cette éducation, et tout le monde sait comment, d'un prince « né terrible, dur, colère, impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance, il en fit un « affable, doux, humain, modéré, patient, humble et austère, tout appliqué à ses obligations et les comprenant immenses ». Ce n'est pas d'ailleurs le lieu d'examiner s'il ne dépassa pas peut-être la mesure, et, à force de le ployer, s'il ne brisa pas chez son royal élève le ressort de la volonté. Les contemporains ne virent que le prodige du changement opéré sous leurs yeux par l'adresse d'un homme; et nous, le duc de Bourgogne n'ayant pas subi cette épreuve du pouvoir qui seule juge les princes, nous pouvons accepter l'opinion des contemporains. 

Ce qu'il nous faut seulement constater, c'est que Fénelon ne se borna pas, comme autrefois Bossuet, à instruire le prince de ses devoirs en général. Mais il lui en fit des leçons plus particulières, plus précises, plus pratiques, des leçons applicables aux réalités prochaines; des leçons de politique autant que de morale. Il se considéra comme investi de la mission, non seulement d'élever le prince, mais, par lui et avec lui, de réformer l'Etat. Son ambition, jusque-là confuse et comme indéterminée, autrement dit incertaine de son véritable objet, le reconnut enfin. Les courtisans semblèrent admettre que le succès de l'éducation du duc de Bourgogne pronostiquait celui des plans de gouvernement de l'heureux précepteur. Et soutenu qu'il était de la faveur de Mme de Maintenon, - elle voulut même un moment faire de lui son directeur, - nul ne peut dire ce que l'avenir réservait à Fénelon, quand l'affaire du quiétisme survint pour briser sa fortune, et comme anéantir en quelques mois les fruits de tant d'années de patience, de persévérance, et de prudente ambition.

A peine est-il ici besoin de rappeler comment une visionnaire ou une illuminée, - pour ne pas dire une névropathe, - Jeanne Bouvières de La Mothe, plus connue sous le nom de Mme Guyon, s'était emparée de l'esprit de Fénelon, non pas, comme on l'a prétendu quelquefois, par aucun des attraits naturels d'une amitié féminine, mais par le seul prestige de son éloquence et de sa « spiritualité ». Leur sublime à tous deux s'était amalgamé, selon le mot de Saint-Simon, et le précepteur des enfants de France, avec le goût naturel qu'il avait des opinions rares, s'était fait à Versailles le répondant de la doctrine de Mme Guyon. 

Sur sa parole, Mme de Maintenon avait ouvert l'accès de Saint-Cyr à celle qu'il appelait un « prodige de sainteté », et, comme on le peut croire, dans ce milieu très approprié, le nouveau mysticisme avait fait de rapides progrès. Un fort honnête homme, de sens droit et d'esprit sain, n'avait pas tardé cependant à s'en inquiéter. C'était l'évêque de Chartres, Godet des Marais, « profond théologien », directeur de Saint-Cyr et de Mme de Maintenon. Il s'était d'abord défié d'une doctrine qui, sous le prétexte séduisant d'épurer l'amour de Dieu de tout intérêt personnel et même de la considération du salut, « invitait ses adeptes à ne se gêner en rien, à s'oublier entièrement, à n'avoir jamais de retour sur eux-mêmes »; et sans interdire encore la lecture des livres de Mme Guyon ni condamner formellement sa personne, il lui avait fermé l'accès habituel de Saint-Cyr. Il avait alors examiné de plus près les ouvrages de la prophétesse, - le Moyen court, le Cantique des Cantiques, les Torrents, - et les ayant trouvés remplis d'« erreurs dangereuses et de nouveautés suspectes », il avait exigé que Mme de Maintenon cessât désormais toutes relations avec Mme Guyon. Fénelon n'avait point protesté.

Même, sans rien retrancher de l'entière confiance qu'il lui témoignait, et sans rien abjurer des opinions qui lui demeuraient communes avec elle, il avait consenti que Mme Guyon demandât des commissaires pour juger de l'orthodoxie de ses écrits; et sa conduite enfin, dans toute cette affaire, avait si bien paru d'une victime des erreurs ou des imprudences de son amie, que l'archevêché de Cambrai ayant vaqué sur ces entrefaites, il y était nommé le 4 février 1695. Tout semblait terminé par là. Comment donc et pourquoi tout à coup la querelle s'envenima-t-elle? ou pourquoi tout à coup, comme s'il n'eût attendu que sa nomination pour se révéler tout entier, Fénelon changea-t-il d'attitude? A peine, en effet, avait-il adhéré aux Articles d'Issy, entre sa nomination et son sacre, que sans retirer son adhésion, - ce n'était pas sa manière, - il commençait de biaiser, de distinguer, de disputer, jusqu'à ce qu'enfin il se révoltât, et qu'au mois de janvier 1697, pressé par Bossuet d'approuver son Instruction sur les Etats d'oraison, non seulement il s'y refusât, mais qu'encore il y opposât son Explication des Maximes des Saints.

La réponse est facile. Tandis qu'autour de lui, depuis l'évêque de Chartres jusqu'à l'évêque de Meaux, tout le monde, sans excepter le plus ancien de ses maîtres, M. Tronson, le supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, condamnait la doctrine de Mme Guyon, Fénelon, lui, continuait de l'approuver dans le secret de son coeur, et de prendre en pitié l'ignorance de ses adversaires, leur inexpérience des « voies intérieures », et leur acharnement. Or, voici maintenant qu'on lui demandait de condamner à son tour ce qu'il n'avait cessé ni ne voulait cesser de croire; et, bien plus, on le sommait de déclarer qu'il avait été cinq ou six ans durant, la dupe d'une illusion ou d'une fantasmagorie de piété. Le sacrifice était au-dessus de ses forces. Il voulait bien se taire, - ce qui lui coûtait d'autant moins qu'il n'avait pas encore parlé, - mais il voulait aussi que l'on se tût. Et il ne voulait pas surtout qu'après avoir séparé sa cause de celle de Mme Guyon, on prétendît l'obliger de porter les derniers coups lui-même à la femme qu'il avait inutilement défendue. 

D'un autre côté, si l'on avait obtenu de l'abbé de Fénelon des soumissions toutes naturelles, en tant que commandées par la discipline de l'Eglise, il lui paraissait excessif, ou contraire même aux droits de la hiérarchie, qu'on les exigeât de l'archevêque de Cambrai. Son sacre, tout récent qu'il fût, ne l'avait-il pas rendu l'égal de quelques-uns de ses adversaires et le supérieur même des autres, de Bourdaloue, par exemple, ou de M. Tronson? Leur céder sans combat, c'était compromettre en soi la dignité du titre épiscopal, c'était reconnaître à leurs décisions en matière de doctrine une autorité qu'elles n'avaient pas, c'était admettre qu'en matière de théologie, les raisons se comptent et ne se pèsent pas. 
 

Sur le quiétisme

« Ne soyez pas en peine de moi, monsieur, l'affaire de mon livre va à Rome. Si je me suis trompé, l'autorité du saint-siège me détrompera, et fera ce que je cherche avec un coeur docile et soumis. Si je me suis mal expliqué, on réformera mes expressions. Si la matière paraît mériter une explication plus étendue, je la ferai avec joie par les additions que l'on me demandera. Si mon livre n'exprime qu'une doctrine pure, j'aurai la consolation de savoir précisément ce qu'on doit croire et ce qu'on doit rejeter. Je ne laisserai pas de faire toutes les additions qui, sans affaiblir la vérité, pourraient éclaircir et
édifier les lecteurs les plus alarmés. Mais enfin, monsieur, si le pape condamne mon livre, je serai, s'il plait à Dieu, le premier à le condamner, et à faire des mandements pour en défendre la lecture dans le diocèse de Cambrai. Je demanderai seulement au pape qu'il ait la bonté de marquer précisément les endroits qu'il condamne, et les sens qui portent sa condamnation, afin que ma souscription soit sans restriction, et que je ne coure jamais risque de défendre, ni d'excuser, ni de tolérer le sens déjà condamné. Ainsi, vous le voyez, monsieur, avec ces dispositions que Dieu me donne, je suis en paix, et n'ai qu'à attendre la décision de mon supérieur, dans lequel je reconnais l'autorité de Jésus-Christ. Je ne défendrai l'amour désintéressé qu'avec un sincère désintéressement. Il ne s'agit point ici du point d'honneur, ni de l'opinion du monde, ni de l'humiliation profonde que la nature peut craindre d'un mauvais succès. J'agis, ce me semble, avec droiture; mes ennemis le reconnaîtront. Je crains autant d'être présomptueux et retenu par une mauvaise honte que d'être faible, politique et timide dans la défense de la vérité. Si le pape me condamne, je serai détrompé, et par là le vaincu aura tout le véritable fruit de la victoire. Victoria cedet victis, dit saint Augustin. Si au contraire le pape ne condamne pas ma doctrine, je tâcherai par mon silence et par mon respect d'apaiser ceux de mes confrères dont le zèle s'est animé contre moi et qui m'ont imputé une doctrine dont je n'ai pas moins d'horreur qu'eux et que j'ai toujours détestée. Peut-être me rendront-ils justice quand ils verront ma bonne foi.

Voilà mes sentiments, monsieur. Je pars pour Cambrai, ayant sacrifié à Dieu, au fond de mon coeur, tout ce que je puis lui sacrifier là-dessus. Souffrez que je vous exhorte dans ce même esprit; je n'ai rien ménagé d'humain et de temporel pour la doctrine que j'ai crue véritable, je ne laisse ignorer au pape aucune des raisons qui peuvent épuiser cette doctrine. En voilà assez; c'est à Dieu à faire le reste, si c'est sa cause que j'ai défendue, ne regardant point les intérêts des hommes ni leur procédé; c'est Dieu seul qu'il faut voir en tout ceci. Soyons les enfants de la paix et la paix reposera en nous; elle sera amère, c'est vrai, mais elle sera plus pure; ne gâtons point des intentions droites par aucun entêtement, par aucune chaleur, par aucun empressement naturel pour nous justifier. Rendons simplement compte de notre foi, laissons-nous corriger si nous en avons besoin, souffrons la correction quand même nous ne la méritons pas. Pour vous, monsieur, qui ne devez avoir en partage que le silence, la soumission et la prière, priez pour moi dans un si pressant besoin; priez pour l'Église qui souffre de ce scandale; priez pour ceux qui agissent contre moi, afin que l'esprit de grâce soit en eux pour me détromper ou pour me faire justice, si je ne suis pas dans l'erreur; enfin priez pour l'intérêt de la raison même, qui est en péril et qui a besoin d'être justifiée. La perfection est devenue suspecte; il n'en fallait pas tant pour en éloigner les chrétiens lâches et pleins d'eux-mêmes.

L'amour désintéressé paraît une source d'illusion et d'impiété abominable. On a accoutumé les chrétiens, sous prétexte de sûreté et de précaution, à ne chercher Dieu que par des motifs de béatitude et par intérêt pour eux-mêmes, en défendant aux âmes les plus avancées de servir Dieu par ce motif, par lequel on aurait jusques ici souhaité que les pécheurs même revinssent de leur égarement, je veux dire de la bonté de Dieu infiniment aimable. Je sais qu'on abuse du pur amour et de sa bonté; je sais que des hypocrites, sous de si beaux noms, renversent l'Évangile. Mais le pur amour n'en est pas moins la perfection du christianisme, et le pire de tous les remèdes est de vouloir détruire les choses parfaites pour empêcher qu'on en abuse. Dieu saura mieux y pourvoir que les hommes. Humilions-nous, taisons-nous, et au lieu de raisonner sur l'oraison, songeons â la faire : c'est en la faisant que nous la défendrons; c'est dans le silence que sera notre force. »
 

(Fénelon).

A quoi si nous ajoutons que la querelle, sous son apparence purement religieuse, était politique en partie, ou du moins qu'elle l'était devenue promptement, et qu'en divisant toute la cour en deux camps, elle avait posé, pour ainsi dire, la question du gouvernement futur de la France entre la coterie du dauphin, fils de Louis XIV, et la cabale de son propre fils, l'élève de Fénelon, la violence de la lutte achèvera de s'expliquer. En s'abandonnant lui-même, Fénelon a pu craindre que tout un grand parti ne fût entraîné dans sa ruine, et que le désastre de ses doctrines ne fût aussitôt suivi de l'anéantissement de ses ambitions. On ne saurait sans doute le lui reprocher; non plus qu'à Bossuet d'autre part d'avoir vu percer l'ambition du politique dans les défenses du théologien, et, pensant différemment, d'avoir essayé d'abattre dans son adversaire le théologien et le politique à la fois.

Nous n'insisterons pas sur ce qui suivit. Pendant deux ans, de 1697 à 1699, Bossuet et Fénelon firent assaut de science et d'éloquence, et leurs Ecrits sur le Quiétisme ne remplissent pas moins de dix ou douze volumes de leurs oeuvres. C'est beaucoup, si l'Instruction sur les états d'oraison et la Relation sur le Quiétisme en sont les seuls, ou à peu près, qui survivent. La matière est pour nous trop subtile; et nous avons certainement tort, pour plus d'une raison, mais nous ne nous inquiétons guère aujourd'hui des nuances qui séparent l'amour purement servile de l'amour de pure concupiscence, celui-ci de l'amour d'espérance, l'amour d'espérance de l'amour de charité mélangée, et ce dernier à son tour de l'amour pur ou de parfaite charité. 

Bornons-nous donc à dire, qu'après un long et scrupuleux examen du fond de la controverse, la cour de Rome, par un bref daté du 12 mars 1699, condamna solennellement le livre des Maximes des Saints, et mit ainsi fin à la dispute. Déjà Louis XIV, au commencement de la même année, avait retiré à Fénelon sa pension et son titre de précepteur des enfants de France. Au reçu du bref, il envoya l'ordre à tous les archevêques de réunir leurs assemblées métropolitaines pour homologuer en quelque sorte publiquement la condamnation de Fénelon. Enfin des lettres patentes, « données en forme de déclaration » et enregistrées le 14 août 1699, prononcèrent la suppression « de tous écrits composés pour la défense du livre des Maximes des Saints ». 

C'était la disgrâce, une disgrâce complète, une disgrâce retentissante, qui témoignait sans doute autant de l'irritation, ou de la colère même, que de la piété du prince. Fénelon l'accepta fièrement, sans ostentation, mais aussi sans fausse humilité. Si l'on ne peut pas dire, en effet, qu'un homme nouveau fût né en lui, son caractère du moins avait achevé de se tremper au cours de cette longue épreuve. Loin de plier, c'est alors qu'il se redressa. Et non sans quelque crainte ou quelque appréhension d'un côté, mais non sans quelque espérance de l'autre, c'est alors que, de l'ancien Fénelon, souple et aimable adroit et flatteur, insinuant, souriant, caressant, on vit sortir et se dégager l'héritier de sa famille, l'aristocrate, le grand seigneur.

Notons ce trait, qui complète l'homme, et qu'il est surprenant qu'on n'ait pas plus souvent signalé. Fénelon a tout d'un aristocrate, - et d'abord le sentiment d'être une autre espèce d'homme que ses rivaux de gloire ou de réputation, séparé d'eux par ses origines, d'une autre et plus rare, ou plus fine essence, que Fléchier, le fils de l'épicier de Pernes, que Massillon, le fils du notaire d'Hyères, que Bossuet, le fils du conseiller de Metz. Reportez-vous au Télémaque ou aux Tables de Chaulnes. Lisez encore le récit que l'abbé Ledieu, dans ses Mémoires, nous a laissé de sa visite à l'archevêché de Cambrai. L'ancien secrétaire et confident de Bossuet, - qui peut-être eût pu se passer d'aller faire sa cour à Fénelon, - se sent comme qui dirait transporté dans un autre monde. Tentures de velours cramoisi, galons et franges d'or, cheminée de marbre jaspé, vaisselle d'argent « bien pesante et à la mode », service de table, tout ce que peut parcourir son regard circulaire de valet l'émerveille; et il ne le dit pas, mais on sent la comparaison qu'il fait de l'intérieur négligé de Bossuet avec ce cadre, avec ces accessoires luxueux et coûteux, qui sont comme l'obligatoire accompagnement du nom restauré de Salignac et du titre de prince de l'Empire. 

Ajoutons que si Fénelon a les goûts naturels d'un grand seigneur, bien plus encore en a-t-il la hauteur d'esprit, l'avidité de domination, l'impertinence au besoin, l'obstination dans son sens propre. Il en a également les dédains, l'indifférence aux préjuges vulgaires, le mépris inné de l'opinion. Rien de plus curieux à cet égard, - s'il n'y a rien de plus libre, de plus éloigné de pédant, de plus agréablement mondain, - que la manière dont il a traité dans son Télémaque les passions de l'amour. François de Sales avait eu de ces audaces, dans son Introduction à la vie dévote, mais François de Sales était aussi une façon de grand seigneur. Dira-t-on enfin qu'on retrouverait cette marque d'aristocratie jusque dans une lettre, trop peu connue, sur la Lecture de l'Ecriture sainte en langue vulgaire

« J'ai vu des gens tentés de croire qu'on les amusait par des contes d'enfants quand on leur faisait lire les endroits de l'Ecritare où il est dit que le serpent parla à Eve pour la séduire; qu'une ânesse parla au prophète Balaam ; que Nabuchodonosor paissait l'herbe.-» 
Et la lettre continue longtemps encore sur ce ton. Bossuet ne l'eût jamais écrite. Avec la meilleure intention du monde, il y a là une liberté réelle d'esprit, une conviction de la sottise des hommes, une confiance en soi-même qui sont sans doute ce qu'il y a de plus aristocratique au monde. Si l'abbé de Fénelon, au temps de sa jeunesse, avait, non pas certes oublié, mais négligé pour ainsi dire, ce qu'il devait à son nom, l'archevêque de Cambrai s'en est, lui, souvenu.

Pendant plus de quinze ans en effet qu'a duré son exil, jusqu'à sa mort, et que, bien loin d'abdiquer aucune de ses espérances, il s'est cru tous les jours au moment de les voir se réaliser, son ambition même est devenue la source de ses plus rares vertus, et son orgueil a fait en lui de plus heureux effets que son humilité. Quelque autre eût gémi, récriminé, crié, supplié, prié peut-être, laissé voir sa blessure, demandé à ses anciens amis l'aumône de leur compassion; lui, non seulement il n'a pas ployé, mais, sans trahir le secret de son coeur, il a continué du fond de son exil à diriger, à guider, à conseiller, à reprendre, à gourmander les siens. Supérieur aux besoins naturels, entièrement, absolument dépouillé de ses sens, maître en tout de lui-même, comme rarement homme l'a été, de sa parole et de sa plume, de ses actions et de ses pensées, attentif à ses moindres devoirs, il a quinze ans nourri sa chimère, sans en rien laisser voir au dehors et y rapportant tout, comme nous le savons aujourd'hui, mais n'y sacrifiant aucune de ses obligations, pas même celle d'amuser les neveux qu'il aimait à réunir dans son palais de Cambrai.
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Démocrite et Héraclite

« DÉMOCRITE. - Je ne saurais m'accommoder d'une philosophie triste.

HÉRACLITE. - Ni moi d'une gaie. Quand on est sage, on ne voit rien dans le monde qui ne paraisse de travers et qui ne déplaise.

DÉMOCRITE.- Vous prenez les choses d'un trop grand sérieux cela vous fera mal.

HÉRACLITE. - Vous les prenez avec trop d'enjouement votre air moqueur est plutôt celui d'un satyre que d'un philosophe. N'êtes-vous point touché de voir le genre humain si aveuglé, si corrompu, si égaré?

DÉMOCRITE. - Je suis bien plus touché de le voir si impertinent et si ridicule.

HÉRACLITE. - Mais enfin ce genre humain dont vous riez, c'est le monde entier avec qui vous vivez; c'est la société de vos amis, c'est votre famille, c'est vous-même.

DÉMOCRITE. - Je ne me soucie guère de tous les fous que je vois, et je me crois sage en me moquant d'eux.

HÉRACLITE. - S'ils sont fous, vous n'êtes guère sage ni bon de ne les pas plaindre et d'insulter à leur folie. D'ailleurs, qui vous répond que vous ne soyez pas aussi extravagant qu'eux?

DÉMOCRITE. - Je ne puis l'être, pensant en toutes choses le contraire de ce qu'ils pensent.

HÉRACLITE. - Il y a des folies de diverses espèces. Peut-être qu'à force de contredire les folies des autres, vous vous jetez dans une extrémité contraire qui n'est pas moins folle.

DÉMOCRITE. - Croyez-en ce qu'il vous plaira, et pleurez encore sur moi si vous avez des larmes de reste : pour moi, je suis content de rire des fous. Tous les hommes ne le sont-ils pas? Répondez.

HÉRACLITE. - Hélas! ils ne le sont que trop; c'est ce qui m'afflige, nous convenons, vous et moi, en ce point, que les hommes ne suivent point la raison. Mais moi, qui ne veux pas faire comme eux, je veux suivre la raison qui m'oblige de les aimer; et cette amitié me remplit de compassion pour leurs égarements. Ai-je tort d'avoir pitié de mes semblables, de mes frères, de ce qui est, pour ainsi dire, une partie de moi-même? Si vous entriez dans un hôpital de blessés, ririez-vous de voir leurs blessures? Les plaies du corps ne sont rien en comparaison de celles de l'âme. Vous auriez honte de votre cruauté, si vous aviez ri du malheureux qui a la jambe coupée; et vous avez l'inhumanité de vous divertir du monde entier qui a perdu la raison?

DÉMOCRITE. - Celui qui a perdu une jambe est à plaindre, en ce qu'il ne s'est point ôté lui-même ce membre; mais celui qui perd la raison la perd par sa faute.

HÉRACLITE. - Eh! c'est en quoi il est plus à plaindre. Un insensé furieux, qui s'arracherait lui-même les yeux, serait encore plus digne de compassion qu'un autre aveugle.

DÉMOCRITE. - Accommodons-nous. Il y a de quoi nous justifier tous deux. Il y a partout de quoi rire et de quoi pleurer. Le monde est ridicule, et j'en ris; il est déplorable, et vous en pleurez : chacun le regarde à sa mode et suivant son tempérament. Ce qui est certain, c'est que le monde est de travers. Pour bien faire, pour bien penser, il faut faire, il faut penser autrement que le grand nombre : se régler par l'autorité et par l'exemple du commun des hommes, c'est le partage des insensés.

HÉRACLITE. - Tout cela est vrai, mais vous n'aimez rien, et le mal d'autrui vous réjouit : c'est n'aimer ni les hommes, ni la vertu qu'ils abandonnent. »
 

(Fénelon, extrait des Dialogues des morts).

Comment cependant conciliait-il avec cette âpreté d'ambition des vertus moins laïques, ou comment sa charité chrétienne avec des espérances qu'il fallait bien qu'il fondât sur deux morts au moins : celle de Louis XIV et du Dauphin? C'est le secret qu'il n'a dit à personne, et que peut-être il n'a pas su lui-même! Mais sous ce calme apparent, entre deux lettres où reparaît l'enjouement de sa première jeunesse, entre deux Mandements où il attaque le jansénisme, entre deux courriers de Versailles qui lui apportent des nouvelles du roi, quels orages, sans doute, quelles alternatives d'espérance et de dégoût de tout, quels combats de l'ambitieux et du chrétien, quelle pitié, quelle horreur de lui-même, quelles défaites et quelles victoires? On essayerait en vain de se l'imaginer. Ce que nous pouvons supposer seulement, c'est que la violence même de ces luttes intérieures n'allait pas sans quelque compensation, si, de chacune de ces crises, Fénelon sortait plus maître encore de lui, plus digne ou plus capable du rôle qu'il rêvait toujours. Aussi devine-t-on quel coup fut pour lui la mort du duc de Bourgogne, au mois de février 1742, quelle ruine de ses dernières espérances, et quel deuil, quelle leçon aussi pour le chrétien :

« Hélas! mon bon duc, écrivait-il à M. de Chevreuse, le 27 février, Dieu nous a ôté toute espérance pour l'Eglise et pour l'Etat. Il a formé ce jeune prince; il l'a orné; il l'a préparé pour les plus grands biens; il l'a montré au monde et aussitôt il l'a détruit. Je suis saisi d'horreur et malade de saisissement sans maladie... » 
C'était le dernier cri de cette longue et patiente ambition que l'espérance avait jusqu'alors entretenue dans le coeur de Fénelon, et, cinq jours plus tard, il écrivait au duc de Chaulnes :
« Je ne puis, mon bon duc, résister à la volonté de Dieu qui nous écrase. Il sait ce que je souffre, mais c'est sa main qui nous frappe et nous le méritons. Il n'y a qu'à se détacher du monde et de soimême; il n'y a qu'à s'abandonner sans réserve aux desseins de Dieu. Nous en nourrissons notre amour-propre quand ils flattent nos désirs, mais quand ils n'ont rien que de dur et de détruisant, notre amour-propre hypocrite et déguisé en dévotion se révolte contre la croix [...]  O mon cher duc, mourons de bonne foi. » 
Et, à partir de ce moment, il continua, puisqu'il avait commencé, d'écrire contre les jansénistes et de hâter de ses voeux l'expédition de la Bulle si longtemps attendue; il essaya, pour se distraire lui-même de son inconsolable chagrin, de se reprendre à ses occupations longtemps abandonnées, et c'est alors qu'il écrivit la Lettre sur les occupations de l'Académie française; mais les trois années qui lui restaient à vivre ne furent plus, si l'on peut ainsi dire, qu'une préparation passionnée à la mort. Nous en trouvons la preuve dans ses Lettres spirituelles, animées et comme soulevées, pour ces années 1712, 1713, 1714, selon l'expression de l'un de ses biographes, « d'un souffle de foi plus ardent et plus simple qu'autrefois ». S'il avait attendu que le monde le quittât pour le quitter lui-même, le détachement était complet désormais et l'heure suprême pouvait venir. Elle vint, comme on sait, au commencement de 1715, après six jours seulement de maladie, pendant lesquels, dit Saint-Simon, 
« il parut insensible à tout ce qu'il quittait et uniquement occupé de tout ce qu'il allait trouver avec une tranquillité et une paix qui n'excluait que le trouble et qui embrassait la pénitence, le détachement, le soin unique des choses spirituelles de son diocèse, enfin une confiance qui ne faisait que surnager à la crainte et à l'humilité ». 
Il expira le 7 janvier à cinq heures et un quart du matin.

L'oeuvre de Fénelon

Son oeuvre est considérable, et, comme elle est assez difficile à manier, nous en donnons d'abord ici le détail d'après les éditions Lebel et Adrien Leclère. 

La première forme 22 volumes contenant les OEuvres proprement dites, et ainsi divisés : 

Première classe. Ouvrages de théologie et de controverse
Première section (t.I ,lI, III); Ouvrages sur divers sujets de métaphysique et de théologie, dont les principaux sont : le Traité de l'existence et des attributs de Dieu, publié pour la première fois en 1712-1718, et la Réfutation du système du P. Malebranche sur la Nature et la Grâce, qui n'a paru qu'en 1820. 

Deuxième section (t. IV, V, VI, VII, VIII, IX). Ecrits relatifs au Quiétisme. Le t. IV est précédé d'une excellente analyse de la controverse du quiétisme. Troisième section : Ouvrages sur le jansénisme (t. X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI). 

Deuxième classe. Ouvrages de morale et de spiritualité (t. XVII et XVIII). Le premier de ces volumes contient le Traité de l'éducation des filles; sept Sermons, qui sont tout ce qui nous est parvenu de l'oeuvre oratoire de Fénélon; et une vingtaine de Plans de sermons. 

Troisième classe. Mandements (t. XVIII). 

Quatrième classe. Ouvrages de littérature (t. XIX, XX, XXI, XXII, de 1 à 263). Les principaux de ces ouvrages sont, comme l'on sait : les Dialogues des Morts (XIX); le Télémaque (XX); les Dialogues sur l'éloquence, et la Lettre sur les occupations de l'Académie française (XXI). Les Dialogues des Morts et le Télémaque ont seuls paru du vivant de l'auteur.

Cinquième classe. Ecrits politiques (t. XXII, de 264 à la fin). 

L'édition Leclère contient 12 volumes uniquement consacrés à la Correspondance, distribuée de la manière suivante : 
Correspondance avec le duc de Bourgogne (t. I), dont le titre plus exact est Correspondance avec le duc de Bourgogne, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, et leurs familles

Correspondance de famille et Lettres diverses (t. II, III, IV); 

Lettres spirituelles ou de direction (t. V et VI); 

Correspondance relative au quiétisme (t. VI, VII, VIII, IX, X, XI). 

Le tome XII contient les Tables de la Correspondance et des Oeuvres, précédées d'une fort bonne Revue de quelques ouvrages de Fénelon.
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Fénelon et l'infini

L'idée de l'infini est la plus positive de toutes

« L'idée même que j'ai de l'infini n'est ni confuse, ni négative; car ce n'est point en excluant indéfiniment toutes bornes que je me représente l'infini. Qui dit borne dit une négation toute simple; au contraire, qui nie cette négation affirme quelque chose de très positif. Donc le terme d'infini, quoiqu'il paraisse dans ma langue un terme négatif et qu'il veuille dire non fini, est néanmoins très positif. C'est le mot de fini dont le vrai sens est très négatif. Rien n'est si négatif qu'une borne; car qui dit borne dit négation de toute étendue ultérieure. Il faut donc que je m'accoutume à regarder toujours le terme fini comme étant négatif; par conséquent, celui d'infini est très positif. La négation redoublée vaut une affirmation, d'où il s'ensuit que la négation absolue de toute négation est l'expression la plus positive qu'on puisse concevoir et la suprême affirmation : donc le terme d'infini est infiniment affirmatif par sa signification, quoiqu'il paraisse négatif dans le tour grammatical. »
 

(Fénelon, extrait de L'existence de Dieu, IIe partie, ch. II). 


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L'idée de l'infini est claire. Le soleil de vérité.

« Notre esprit a l'idée de l'infini même, car il en affirme tout ce qui lui convient, et il en nie tout ce qui ne lui convient pas. Dites-lui que l'infini est triangulaire, il vous répondra sans hési ter que ce qui n'a aucune borne ne peut avoir aucune figure. Demandez-lui qu'il vous assigne la première des unités qui composent un nombre infini, il vous répondra d'abord qu'il ne peut y avoir ni premier ni dernier, ni commencement ni fin, ni nombre dans l'infini, parce que si on pouvait y marquer une première ou une dernière unité, on pourrait ajouter quelque autre unité au près de celle-là, et par conséquent augmenter le nombre. Or un nombre ne peut être infini, lorsqu'il peut recevoir et qu'on peut lui assigner une borne du côté où il peut recevoir un accrois sement.

C'est même dans l'infini que mon esprit connaît le fini. Qui dit un homme malade, dit un homme qui n'a pas la santé : qui dit un homme faible, dit un homme qui manque de force. On ne conçoit la maladie, qui n'est qu'une privation de la santé, qu'en se représentant la santé même comme un bien réel dont cet homme est privé : on ne conçoit la faiblesse qu'en se représentant la force comme un avantage réel que cet homme n'a pas; on ne conçoit les ténèbres, qui ne sont rien de positif, qu'en niant, et par conséquent en concevant la lumière du jour, qui est très réelle et très positive. Tout de même, on ne conçoit le fini qu'en lui attribuant une borne, qui est une pure négation d'une plus grande étendue. Ce n'est donc que la privation de l'infini; et on ne pourrait jamais se représenter la privation de l'infini, si on ne concevait l'infini même; comme on ne pourrait concevoir la maladie, si on ne concevait la santé, dont elle n'est que la privation.
Il y a un soleil des esprits qui les éclaire tous, beaucoup mieux que le soleil visible n'éclaire les corps : ce soleil des esprits nous donne tout ensemble et sa lumière et l'amour de sa lumière pour la chercher. Ce soleil de vérité ne laisse aucune ombre, et il luit en même temps dans les deux hémisphères : il brille autant sur nous la nuit que le jour : ce n'est point au dehors qu'il répand ses rayons; il habite en chacun de nous. Un homme ne peut jamais dérober ses rayons à un autre homme : on le voit également en quelque coin de l'univers qu'on soit caché. Un homme n'a jamais besoin de dire à un autre : Retirez-vous, pour me laisser voir ce soleil; vous me dérobez ses rayons, vous enlevez la part qui m'est due.

Ce soleil ne se couche jamais, et ne souffre aucun nuage que ceux qui sont formés par nos passions : c'est un jour sans ombre, il éclaire les sauvages mêmes dans leurs antres les plus profonds et les plus obscurs; il n'y a que les yeux malades qui se ferment à sa lumière, et encore même n'y a-t-il point d'homme si malade et si aveugle qui ne marche encore à la lueur de quelque lumière sombre qui lui reste de ce soleil intérieur des consciences. Cette lumière universelle découvre et représente à nos esprits tous les objets; et nous ne pouvons rien juger que par elle, comme nous ne pouvons discerner aucun corps qu'aux rayons du soleil

[...]

Où est-elle cette raison parfaite qui est si près de moi, et si différente de moi? où est-elle? il faut qu'elle soit quelque chose de réel; car le néant ne peut être parfait, ni perfectionner les natures imparfaites. Où est elle, cette raison suprême? n'est-elle pas le Dieu que je cherche? »
 

(Fénelon, Ibid, Ire partie, ch. II.).

Le classement, on le voit, n'a rien de chronologique ou seulement de logique, et c'est ce qui rend la lecture de ces trente-trois volumes assez laborieuse. Sans examiner à ce propos s'il n'y aurait pas quelques moyens d'améliorer la disposition des matières dans les éditions des Oeuvres complètes, il y a  lieu d'indiquer aux curieux une manière de s'y prendre, et, par exemple, de les avertir qu'en ce qui regarde Fénelon, c'est par la lecture de sa Correspondance que l'on apprend d'abord à le connaître. « Très différentes, en effet - nous l'avons dit et nous le répétons - des lettres de Bossuet, qui sont surtout des lettres d'affaires, fort utiles sans doute, mais non pas indispensables à la connaissance de son caractère, les lettres de Fénelon, sans en excepter ses lettres de direction ou de spiritualité, sont vraiment l'homme même, et l'homme tout entier. Qui ne les a pas lues peut avoir lu toute son oeuvre, il ne connaît pas Fénelon, et, réciproquement, quiconque les a lues pourrait presque se passer d'en lire davantage. Il connaît Fénelon autant qu'on le puisse connaître. »

Nous ajouterons que, sous ce rapport, Fénelon est déjà du XVIIIe siècle. C'est sa personne qu'on cherche dans son oeuvre, et déjà ses idées nous intéressent moins en tant que vraies qu'en tant que siennes. Il faut donc lui-même le connaître avant que de le lire, et, si les Mémoires ou les Correspondances du temps en sont un bon moyen, la sienne en est sans doute un meilleur. Sans compter que, s'il est tout entier dans sa Correspondance, il n'engage au contraire qu'une partie de lui-même dans ses Oeuvres proprement dites, et l'on se méprendrait gravement, si l'on voulait conclure du caractère de son style à celui de sa personne. Facile et riant, sinueux pour ainsi dire, fluide, aimable et parfois légèrement épigrammatique, le style des Dialogues des Morts, ou celui du Télémaque, ou celui de la Lettre sur les occupations de l'Académie ne nous rend que quelques aspects de la physionomie de l'archevêque de Cambrai. 

Ses Ecrits sur le Quiétisme ou sur le Jansénisme, il est vrai, nous en rendent un autre, et la vivacité d'ironie qui s'y joue ne fait nullement songer d'un « cygne ». J'en dis autant de l'auteur de la Lettre à Louis XIV. C'est un autre homme encore qu'il semble que l'on voie paraître dans ses Ecrits politiques, et même, en dépit de sa réputation, tout à fait le contraire d'un rêveur, dans ses Mémoires sur la guerre de la succession d'Espagne. Mais quelque chose en échappe toujours, et quand on a noté soigneusement, quand on a rassemblé tous les traits, qu'on les a pour ainsi dire corrigés, compensés, modifiés les uns par les autres, c'est à la Correspondance qu'il faut que l'on revienne, pour y chercher le moyen d'en fondre les disparates et de les ramener à l'unité. 

Disons maintenant quelques mots de celles des oeuvres de Fénelon qui sont demeurées classiques pour nous. Ce sont, entre toutes, le Traité de l'Education des filles, Télémaque, et la Lettre sur les occupations de l'Académie française.

Le Traité de l'éducation des filles.
1° La grande nouveauté du Traité de l'Education des filles, qui parut pour la première fois en 1688, était alors dans son titre ou dans son dessein même. A la vérité, Fénelon n'avait pas destiné ce petit ouvrage au public. Il ne l'avait écrit qu'à la prière de Mme de Beauvilliers et pour elle. Mais enfin il le laissa paraître, et c'était dans le temps où l'opinion commune était celle que Molière avait exprimée dans ses Femmes savantes. Bossuet lui-même opinait à exclure les femmes des sciences, parce que, disait-il, « quand elles pourraient les acquérir, elles auraient trop de peine à les porter », et il leur recommandait de s'enfermer dans le cercle de leurs devoirs domestiques. 

Fénelon est plus hardi. Il pose en principe (ch. I) que l'éducation des filles est un objet d'intérêt général ou public, de la même importance au moins que l'instruction des garçons; et, à cette importance, il oppose (ch. II) le dédain fâcheux et inintelligent dont témoignent les éducations ordinaires. Aussi, comme les garçons, faut-il commencer à instruire les filles dès leur plus tendre enfance (ch. III), par des leçons de choses, à l'occasion d'un moulin qu'on voit dans la campagne ou d'un objet qu'on achète au marché. Ne leur donnons que de bons modèles (ch. IV). Point de précipitation ni de hâte; point trop d'exigences ni de sévérité. Mêlons, si nous le pouvons, l'instruction et le jeu, ou mieux encore, tâchons de rendre l'instruction agréable. Développons, mais avec prudence, l'émulation et la sensibilité (ch. V). Le temps est alors venu d'étudier en forme : nous commençons par l'histoire sainte (ch. VI) et nous continuons par la religion, dont nous assurons les bases naturelles ou rationnelles (ch. VII) avant de parler de mystères ni de miracles. Nous pouvons de là passer à Jésus-Christ, « le centre de toute la religion », et de Jésus-Christ à l'Eglise (ch. VIII). Ces conseils conviennent à l'éducation des garçons comme à celle des filles, mais, avec les années, les défauts de chaque sexe apparaissent, et il y faut pourvoir (ch. IX). Les femmes sont bavardes, elles sont artificieuses, elles sont timides, et ce sont autant de dispositions qu'il faut s'efforcer de vaincre ou de régler en elles. Elles sont aussi coquettes, et volontiers elles jouent au bel esprit (ch. X). Si nous pouvons les en désabuser, comme aussi d'une fausse délicatesse qui contribue à les écarter de la connaissance des « choses qui sont les fondements de la vie humaine », alors, formons-les au gouvernement de la famille et de la maison. Apprenons-leur le prix de l'ordre et de l'économie, celui de la propreté (ch. XI), l'art de se faire servir et de tenir un ménage. Avec cela la lecture, l'écriture, les quatre règles; un peu de droit, voire de droit féodal, si leur condition l'exige; un peu d'histoire, - histoire grecque, histoire romaine, histoire de France; - un peu de géographie; un peu de latin, si on le veut, la connaissance des « ouvrages d'éloquence et de poésie », un peu de peinture et un peu de musique, tel est le «-programme » de Fénelon (ch. XII). Il termine en ajoutant (ch. XIII) quelques considérations sur le choix d'une gouvernante, et par la reproduction, si l'on peut le dire ainsi, du portrait que l'auteur du livre des Proverbes a tracé de la femme forte.

Pas de prétention didactique, on le voit, dans ce petit ouvrage, ni de plan régulier, ni rien peut-être au fond qui ne soit devenu banal au fil du temps. Aussi le prix en est-il surtout dans le détail. Des observations piquantes, une élégante familiarité de style, une sagesse souvent hardie en rendent la lecture agréable, facile, presque amusante parfois. Le Traité de l'Education des filles est devenu classique, et pour l'avoir écrit, que l'on a placé sous l'invocation de Fénelon l'un des premiers lycées de jeunes filles qu'on ait organisés en France. 

Les Aventures de Télémaque.
2° Pour le Télémaque, une fortune tout à fait singulière a voulu qu'en même temps que l'un des livres les plus vantés, les plus lus, les plus connus de lla littérature française, il en demeurât, sous plusieurs rapports, l'un des plus difficiles à juger, des plus énigmatiques, et des plus ambigus. C'est ainsi que d'abord on n'a jamais tout à fait éclairci le mystère de sa publication. Composé, selon toute apparence, en 1693 ou 1694, « par morceaux détachés et à diverses reprises », on sait que le Télémaque parut pour la première fois chez la veuve Barbin, en 1699, « avec privilège », mais ce que l'on ignore, c'est la part que Fénelon eut ou n'eut pas dans la publication. A la vérité, dans un Mémoire sur ce sujet, que nous ne connaissons que par quelques extraits, il dit bien « que l'ouvrage lui a échappé par l'infidélité d'un copiste », et, de ce genre d'accident ou d'aventure, puisqu'on en citerait vingt autres exemples alors, il ne semble pas qu'il y ait lieu de douter. 

On ne saurait seulement s'empêcher de faire observer que Fénelon a joué de malheur en affaires de librairie. Déjà, en 1697, le zèle indiscret du duc de Chevreuse avait hâté la publication des Maximes des Saints. Quelques années auparavant, c'était d'après une copie dérobée dans les papiers du directeur des Nouvelles Catholiques, qu'on avait imprimé le sermon de Bossuet pour la profession de Mlle de La Vallière. Et même encore après la mort de Fénelon, c'est sous son nom que paraîtra, en 1722, la première édition du Traité de la connaissance de Dieu

Mais voici qui est plus étrange. Dans le Mémoire que nous venons de citer, Fénelon constate lui-même que le texte imprimé du Télémaque n'est pas conforme à son original, et il ajoute « qu'il a mieux aimé le laisser paraître informe et défiguré que de le donner tel qu'il l'a fait ». C'est ce qu'on aurait déjà peine à comprendre si le Télémaque avait passé comme inaperçu. Mais il en avait paru jusqu'à vingt éditions, dit-on, dans la même année 1699, et, raconte un contemporain, qui s'en indignait d'ailleurs, « on jetait les louis d'or à la tête des libraires », pour enlever le roman de M. de Cambrai. 

D'autre part, les évêques en général ne cachaient pas leur désapprobation de la manière un peu vive dont FéneIon avait dépeint les amours de Télémaque et de la nymphe Eucharis. Les « politiques », de leur côté, dans de certains chapitres, n'avaient pas de peine à trouver des allusions, des traits de satire, une intention générale de critique dont le roi même avait quelque droit de se sentir atteint. On s'explique mal que, dans ces conditions, l'auteur ait mieux aimé « laisser son livre paraître informe » que « de le donner tel qu'il l'avait fait », et on s'explique encore moins que seize ans durant, il ait permis la circulation de ce livre ainsi défiguré. La première édition authentique du Télémaque n'a paru en effet qu'en 1717 seulement, par les soins du marquis de Fénelon. Elle ne diffère pas autant qu'on le pourrait croire des éditions furtives.

Il n'est pas plus facile de préciser les vraies intentions de Fénelon. Qu'a-t-il voulu faire? Ne s'est-il vraiment proposé que d'amuser le duc de Bourgogne, et de « l'instruire en l'amusant », comme il l'a dit lui-même? Il régnerait sans doute alors, dans tout son livre, un air de volupté qu'on ne peut sans doute exagérer, mais dont il ne faut pas non plus que l'on nie l'existenec. Fénelon semble en vérité prendre trop de plaisir à développer
toutes ces fictions païennes, et l'amour a trop de part à l'éducation de son duc de Bourgogne. Bien en prend à Télémaque d'être accompagné constamment de Minerve, car s'il ne l'était que de Mentor, on craindrait trop pour sa vertu. Et le conseil de «-dégoûter les enfants des romans », qu'était-il devenu? Car Fénelon y avait appuyé dans son Education des filles. Mais, nous l'avons dit, Fénelon attachait peu d'importance à toutes ces bagatelles; et son caractère, qui ne l'embarrassait pas quand il faisait traduire à son royal élève les Dédicaces de La Fontaine à Mme de Montespan : ad dominam Montespanam, ne le gênait pas davantage pour écrire Télémaque

Quelle est encore dans son roman la portée des allusions ou des intentions satiriques? peut-on le traiter comme un livre à clef? Son Philoclès et son Protésilas, son Adraste et son Idoménée, son Eucharis et sa Calypso, sont-ils ou non des portraits? Est-ce à Sésostris, ou à Louis XIV, qu'il reproche, et son amour de la guerre, et l'étalage de son faste, et la tyrannie de son pouvoir? Quand les contemporains se disputaient son livre, y lisaient-ils entre les lignes beaucoup de choses peut-être que nous n'y voyons pas? que l'auteur n'y avait pas mises? qu'il était le premier surpris qu'on y lût? L'expression désintéressée d'une utopie de justice et d'équité se tourne toujours aisément en satire; et comment célébrerait-on les arts de la paix, par exemple, sans avoir un peu l'air de maudire la guerre? ou le bonheur de la médiocrité sans paraître insulter la fortune? 

C'est ce que l'on pourrait dire, semble-t-il, du Télémaque et de sa portée politique en son temps. Comme elle s'amusait à revivre les fictions païennes, certainement sans songer à mal, ou même en essayant d'en dégager une signification morale, ainsi, l'imagination de Fénelon se complaisait à rêver d'une organisation sociale dont la vertu serait le principe et la fin. Ce n'est pas sa faute, après cela, si l'on ne voit guère dans le monde que des ombres de vertu; si les hommes en général sont moins bons qu'il ne se les représente; et si le panégyrique de l'équité offense enfin toujours ceux qui ne la pratiquent pas. Mais ce qu'il faut dire aussi, c'est que cette supposition même, et la facilité que l'on en a d'en faire une contraire, prouvent la duplicité d'intention du livre; - et que Fénelon n'a pas vu parfaitement clair dans son propre dessein.

Il n' a pas, aussi bien, jusqu'à la valeur littéraire du livre qui ne forme une espèce de problème à son tour, et dont on ne puisse décider qu'à force de distinctions. 

« Il y a de l'agrément dans ce livre, écrivait Boileau, le 10 novembre 1699, à son scoliaste Brossette, et une imitation de l'Odyssée que j'approuve fort. » 
C'est cette « imitation » même que nous approuvons moins aujourd'hui. Nous pourrions encore nous en accommoder si le Télémaque était purement satirique, autrement dit, si la peinture des moeurs du XVIIe siècle y perçait constamment sous la transparence du déguisement grec, comme dans les Lettres persanes, ou comme dans un conte de Voltaire. Mais l'imitation est trop fidèle, et le pastiche trop consciencieux. Voltaire en dit trop quand il dit que « Télémaque a l'air d'un poème grec traduit en prose française », et il prouve par là que, depuis l'Odyssée jusqu'aux Argonautiques, il a lui-même lu peu de poèmes grecs. Mais, dans cette prose française, il a raison s'il veut dire que les noms, que les personnages, que les lieux, que les faits n'ont rien de national ni d'assez contemporain. Idoménée gène le lecteur, et nous nous sentons dépaysés dans Salente. En d'autres termes, le genre est faux; et l'art de Fénelon, tout habile qu'il soit, n'a qu'à moitié triomphé de cette erreur première. Et cependant, et malgré cela, - pour ne pas dire peut-être à cause de cela, - si l'on réussit soi-même à triompher de la première impression, le charme opère, on s'y abandonne, on s'y laisse aller tout entier. Mentor prêche beaucoup sans doute, et sa morale est parfois ennuyeuse : Et quandoque bonus dormitat Homerus

C'est qu'en ces moments-là Fénelon songe à son petit prince. Mais bientôt reparaissent l'humaniste et l'artiste, après le moraliste; la grâce et l'ingéniosité des fictions de la mythologie renaissent sous sa plume; il en subit lui-même la séduction à sa manière. Des ressouvenirs de Virgile et d'Homère chantent à son oreille : la descente d'Ulysse aux enfers, les imprécations de Didon. Il traduit un vers, il en transpose un autre, et, à la vérité, rien de tout cela n'est très latin ni très grec, n'est tout à fait ancien ni tout à fait moderne, n'est vraiment de la poésie ni vraiment de la prose, mais n'en est pas moins d'une élégance et d'une distinction rares, unique peut-être en son espèce, et un peu au-dessous, mais pas trop éloigné de la tragédie de Racine. C'est qu'évidemment, pour n'avoir pas compris ni senti l'Antiquité comme nous, Fénelon ne l'a pas moins sentie. S'il ne croit pas aux récits de la mythologie, il croit au plaisir qu'ils lui font, et quelque chose de ce plaisir, en passant dans le roman, l'a comme animé de l'étincelle de vie. C'est ce qui l'assure de durer autant que la langue française. Quand on en aura fait toutes les critiques qu on en peut faire, - et on en peut faire beaucoup, qui s'étendraient, si on le voulait, jusqu'au détail du style, - il restera toujours aussi que dans le Télémaque, poème ou roman, satire ou traité de politique, on retrouve beaucoup de Fénelon lui-même, et longtemps encore c'est ce qui suffira.

La Lettre sur les occupations de l'Académie.
La Lettre à M. Dacier, sur les occupations de l'Académie française est presque le dernier des écrits de Fénelon. Il l'écrivait, en effet, en 1744. Il y propose à l'Académie des moyens d'occuper des séances qu'elle ne savait comment remplir, depuis qu'en 1694 elle avait donné la première édition de son Dictionnaire. Elle en préparait une seconde, qui devait paraître en 1718, mais elle avait du temps de reste encore. Pourquoi ne l'emploierait-elle pas à rédiger une Grammaire française? Et en effet on peut dire qu'alors il n'y en avait pas. Elle pourrait aussi chercher à enrichir la langue, mais ici, en en formant le voeu, Fénelon a oublié d'indiquer les moyens de le réaliser. L'Académie pourrait ensuite essayer de composer une Rhétorique où l'on rassemblerait « tous les plus beaux préceptes d'Aristote, de Cicéron, de Quintilien, de Lucien, de Longin », et, à ce propos, Fénelon esquisse rapidement sa théorie de l'éloquence. De la rhétorique il passe à la poétique, et c'est là qu'imbu des idées de quelques novateurs de son temps, il fait le procès de la rime ou plus généralement des lois de la versification française. Au projet d'une Poétique succède celui d'un Traité sur la Tragédie, puis celui d'un Traité sur la Comédie. Le jugement qu'à cette occasion il porte sur Molière est demeuré célèbre : 

« En pensant bien, il parle souvent mal... D'ailleurs, il a outré souvent les caractères... Enfin, il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité odieuse et ridicule à la vertu.-» 
C'est la question à la fois du Misanthrope et du Tartufe. Mais le Projet d'un Traité sur l'Histoire est peut-être la partie plus neuve de l'opuscule de Fénelon. Il y exprime cette idée, si l'on ose se servir de ce mot, que toute histoire est une évolution, et que l'objet de l'historien doit être d'en ressaisir et d'en retracer les phases. Mais les auteurs de ces traités voudront-ils bien se soumettre à la censure de l'Académie? Fénelon répond à cette Objection, et il termine enfin par une digression Sur les Anciens et les Modernes. La position qu'il prend dans la querelle est moyenne ou intermédiaire; mais, s'il inclinait finalement d'un côté, ce serait plutôt du côté des anciens. On joindra d'ailleurs, pour avoir toute sa pensée sur ce point, à la Lettre sur les occupations de l'Académie sa courte Correspondance avec La Mothe.

Mais encore une fois, dans cette Correspondance comme partout, et quelles que soient les idées de Fénelon, ce qu'on y trouvera de plus intéressant, c'est lui-même; nous dirions aujourd'hui, c'est ce qu'il laisse paraître de son moi dans ses oeeuvres. Sans avoir l'air presque de s'en douter, il a une manière, qui n'appartient qu'à lui, d'intervenir de sa personne dans les sujets qu'il traite, et de solliciter pour amour de lui notre acquiescement aux idées qu'il avance. Il nous donne le sentiment que, d'oser disputer contre lui nous lui ferions de la peine, nous l'affligerions, nous répondrions mal au désir qu'il a de nous plaire. 

« Ce n'est pas, a-t-on dit, la vérité qui persuade, ce sont ceux qui la disent. » 
Si jamais écrivain a mérité que ce mot fût inventé pour lui, c'est assurément Fénelon. Et, avant de nous arrêter de parler de ses oeuvres, il importait d'en faire la remarque, pour deux raisons : la première, pour achever de montrer que ce n'est pas la Correspondance de Fénelon qui doit servir à commenter ses Oeuvres, mais au contraire ses OEuvres qui seraient bien plutôt le commentaire de sa Correspondance; et la seconde, pour bien marquer sa place dans l'histoire de la littérature française, entre Bossuet et Voltaire.

C'est ce que l'on verra mieux si, du rapide examen de son oeuvre, nous passons maintenant à tâcher de préciser son rôle et la nature de son influence.

Influence de l'oeuvre de Fénelon

Les circonstances ont bien pu, comme nous l'avons dit, l'empêcher de jouer en politique le grand rôle qu'il avait rêvé, mais, nous l'avons dit aussi, du fond de son exil, son action n'a pourtant pas laissé de se faire sentir, et il est demeuré l'âme de la cabale du duc de Bourgogne. La preuve en est dans les dates mêmes de ses Mémoires relatifs à la guerre de la succession d'Espagne, et encore plus dans leur contenu. Le premier est daté du 28 août 1701 : Sur les Moyens de prévenir la guerre; les derniers sont de 1712 et de 1713, postérieurs par conséquent à la mort même du prince. Il y traite un peu de tout, avec des vues d'homme d'Etat, guerre et finances, politique et administration : il y parle aussi beaucoup des hommes, sur quelques-uns desquels il porte de curieux jugements, Vendôme et Villars entre autres. Mais ses lettres particulières sont encore plus caractéristiques. Elles nous assurent en effet que, si ses Mémoires n'ont pas passé sous les yeux du roi même, le duc de Beauvilliers s'en est du moins comme approprié la substance. Nous y voyons également le témoignage du pouvoir qu'il a conservé sur son ancien élève, jusqu'à prétendre intervenir dans ses rapports avec la duchesse de Bourgogne. A peine le Dauphin, fils de Louis XIV, est-il mort, le 14 avril 1711, que l'ancien précepteur trace tout un programme au duc de Bourgogne.
« Le temps est venu, lui écrit-il, de se faire aimer, craindre, estimer. Il faut de plus en plus tâcher de plaire au roi, de s'insinuer, de lui faire sentir un attachement sans bornes, de le ménager, de le soulager par des assiduités et des complaisances convenables. Il faut devenir le conseil de Sa Majesté, le père des peuples, la consolation des affligés, la ressource des pauvres, l'appui de la nation, le défenseur de l'Eglise, l'ennemi de toute nouveauté. » 
Puis, sans tarder, et de concert avec le duc de Chevreuse, il s'occupe de rédiger les Plans de Gouvernement qu'on désigne quelquefois sous le nom de Tables de Chaumes. Citons-en quelques articles : 
« Lois somptuaires comme les Romains... Retranchement de tout ouvrage par le roi; laisser fleurir les arts par les riches particuliers et par les étrangers... »

« Composition des Etats généraux : de l'évêque de chaque diocèse; d'un seigneur d'ancienne et haute noblesse, élu par les nobles; d'un homme considérable du tiers état, élu par le tiers état... »

« Education des nobles. Cent enfants de haute noblesse pages du roi... Mésalliances défendues aux deux sexes... Anoblissement défendu, excepté les cas de service signalés rendus à l'Etat. Ordre du Saint-Esprit... Ordre de Saint-Michel... ni l'un ni l'autre pour les militaires sans naissance proportionnée. »

« Grand choix des premiers présidents et des procureurs généraux. Préférence des nobles aux roturiers, à mérite égal, pour les places de présidents et de conseillers. »

Le grand seigneur, on le voit, reparaissait dans ces plans, où, sans doute, quelques idées plus libérales se mêlaient à cette intention de commencer la réforme de l'Etat par la réintégration de l'aristocratie dans quelques-uns des privilèges qu'elle n'avait d'ailleurs perdus que pour avoir manque aux devoirs dont ils étaient le payement par avance. Et ni le duc de Bourgogne, ni Fénelon n'eurent le temps de les mettre à exécution. Mais on les avait certainement divulgués ; ils étaient connus de tout ce qu'il y avait de « haute noblesse » en France; on essayera, au cours du XVIIIe siècle, d'en réaliser quelque chose; et Fénelon a ainsi sa pari de responsabilité dans cette division de la France contre elle-même qui devait aboutir, soixante ans plus tard, à la Révolution.

Elle est plus grande encore dans les mesures de persécution que Louis XIV, dans ses dernières années, a prises contre le jansénisme, et personne, plus ou autant que Fénelon, n'a travaillé, dix ans durant, pour anéantir un parti qui n'était rien de moins que la substance morale de la France. De même que Louis XIV avait cru compenser la Déclaration des libertés de l'Eglise gallicane par la révocation de l'édit de Nantes, Fénelon a-t-il cru rétablir à la cour la pureté de son orthodoxie, compromise par la condamnation du livre des Maximes des Saints

On peut poser la question, sans avoir à soupçonner pour cela l'entière et absolue sincérité de Fénelon. Il semble qu'il a cru que le jansénisme était une doctrine également dangereuse pour l'Eglise et pour l'Etat. Mais ce qui est certain, c'est qu'emporté par son zèle, il a mis à poursuivre les débris du jansénisme bien plus d'acharnement qu'autrefois Bossuet n'en avait témoigné contre les fauteurs du quiétisme. Il a recouru aussi à des moyens qui font plus d'honneur à la sincérité de ses convictions qu'à la sévérité de sa conscience. Mémoires secrets au confesseur du roi, dénonciations nominatives, insinuations perfides et mensongères, propositions de renouveler contre une hérésie « plus redoutable » que celle même de Calvin, tout ce que l'on avait pris contre les protestants de mesures vexatoires, iniques et violentes, Fénelon n'a rien négligé ni reculé devant rien.

Cela est plus grave, peut-être, que d'avoir, comme Pascal, attribué par inadvertance à Escobar ou à Sanchez des décisions de Diana, qui n'était qu'un simple théatin, ou, comme Bossuet, que d'avoir un jour failli envelopper dans la condamnation des erreurs de Mme Guyon les rêveries sacrées de Tauler ou de Ruysbrock. Mais cela surtout peut servir à donner une idée de la tolérance de Fénelon, et à rectifier l'idée que les philosophes du XVIIIe siècle en ont transmise à la plupart des biographes de l'archevêque de Cambrai.

Rien ne lui ressemble moins que le portrait qu'en a tracé La Harpe dans son Eloge, si ce n'est l'espèce de caricature que nous en a donnée Marie-Joseph Chénier dans une tragédie niaisement sentimentale; et l'original eut lui-même refusé de s'y reconnaître. Humain sans doute, comme on l'était ou comme on pouvait l'être en son temps, Fénelon a d'ailleurs été le moins tolérant des hommes, si le commencement de la tolérance est de savoir supporter la contradiction, et son humanité n'a été le plus souvent que de la politique. 

« Un coup d'autorité comme celui qu'on vient de faire à Port-Royal, écrivait-il en 1710, à son ami le duc de Chevreuse, ne peut qu'exciter la compassion publique pour ces filles et l'indignation contre les persécuteurs. »
Et c'est dans le même sens qu'il écrivait trente ans auparavant au marquis de Seignelay : 
« Pendant que nous employons ici la charité et la douceur des instructions, il est important, si je ne me trompe, que les gens qui ont l'autorité le soutiennent, pour faire mieux sentir aux peuples le bonheur d'être instruits doucement. » 
Telle est exactement la mesure de sa tolérance. Protestants ou jansénistes, quand il a cru pouvoir utilement user envers eux de douceur, et les convertir ou se les concilier par le moyen de la persuasion, il l'a fait, mais quand il a cru qu'il convenait de recourir à d'autres procédés, il n'a pas hésité davantage, au nom de l'Etat et de la religion. Ni l'obliquité des voies, ni la rigueur des mesures les plus tyranniques ne lui ont répugné quand il les a crues efficaces. Et, à cet égard, non seulement il n'a point devancé ses contemporains, comme on le dit quelquefois encore, mais il est plutôt en arrière de quelques-uns d'entre eux, Bayle, par exemple, ou Fontenelle. Comment d'ailleurs ne
l'eut-il pas été, si, comme Louis XIV, il était surtout un politique, et si toutes les formes d'opposition offensaient bien moins la pureté de sa foi qu'elles n'irritaient son orgueil et qu'elles ne contrariaient ses desseins?

Le politique domine tellement en lui le chrétien, et le moraliste même, qu'il n'a pas soupçonné les conséquences prochaines de son acharnement contre les jansénistes. Il ne s'est pas rendu compte, ou, s'il s'en est rendu compte, alors il ne s'est pas soucié que la bulle Unigenitus fût en quelque manière la consécration du pouvoir de la Société de Jésus, l'apologie de la casuistique, la revanche et la condamnation des Lettres provinciales. Il n'a pas voulu voir que, s'ils étaient hérétiques pour s'écarter des opinions de Lessius et de Molina sur la grâce, les jansénistes avaient du moins cet avantage sur leurs adversaires d'enseigner une morale infiniment plus pure, et plus étroite peut-être, mais d'autant plus haute et surtout plus chrétienne. En essayant d'anéantir en eux le principe de résistance et d'opposition qu'ils représentaient, il a oublié, s'il l'a jamais su, que, selon le mot célèbre, on ne s'appuie que sur ce qui résiste, et qu'il risquait d'énerver, ou plutôt de détruire le ressort même de la moralité. 

Dans la mesure où il a réussi, ce philosophe n'a rien épargné pour bien faire sentir l'incompatibilité de la raison et de la foi. A la religion raisonnable de Nicole et d'Arnauld, ce chrétien a fait ce qu'il a pu pour substituer la dévotion sentimentale et mystique de Mme Guyon. Marie Alacoque peut maintenant venir : Fénelon lui a frayé les voies. Mais, en même temps, ce politique a soulevé contre la religion tous ceux qui voudront se réserver contre ses empiétements une part de liberté. Pour avoir prétendu la faire essentiellement consister en ce qu'elle a de plus incompréhensible et de plus rare, de plus éloigné de l'usage commun, de plus subtil et de plus mystérieux, il l'a exposée, non seulement aux attaques de la philosophie, mais aux railleries même des mondains, et tôt ou tard aux lourdes dérisions du vulgaire. Il lui a donné la forme qu'il fallait pour qu'elle irritât le bon sens. Il n'a pas vu, du fond de son exil, que le jansénisme était la seule barrière qui s'opposât encore dans les dernières années du grand règne aux débordements du « libertinage ». Et ce qu'il a moins vu peut-être, c'est ce qu'il fournissait lui-même de secours aux « libertins » par la nature de son argumentation contre le jansénisme.

D'où vient en effet que les philosophes du XVIIIe siècle aient généralement fait étalage pour Fénelon d'une indulgence ou d'une partialité qu'au contraire nous voyons qu'ils refusent constamment à Pascal ou à Bossuet? Sont-ils peut-être reconnaissants à ce très grand seigneur de s'être fait l'un d'eux, homme de lettres comme eux, d'avoir écrit comme eux des « romans » et des fables? Soyons bien convaincus au moins que, pour Voltaire, Fénelon ne serait pas Fénelon, s'il n'était pas avant tout de La Mothe-Salignac. On lui a su gré aussi de sa prétendue tolérance, et à ce propos il faut dire que, pour décider ce qu'il en devait penser, le XVIIIe siècle n'a pas eu sous les yeux ce que nous avons aujourd'hui de documents qui la démentent. On n'a pas été non plus insensible à cette espèce de libéralisme ou d'indépendance d'esprit dont nous avons nous-mêmes, chemin faisant, donné plus d'un curieux témoignage. 

L'auteur des Dialogues des Morts est fort au-dessus de bien des préjugés; et il y a plaisir, dans la Lettre sur les occupations de l'Académie, à entendre ce prêtre parler de théâtre. Sa manière est effectivement très éloignée de celle de Bossuet. Enfin, dans son Télémaque et ailleurs, il s'est expliqué sur le despotisme en général avec une certaine véhémence, et sans examiner là-dessus si son gouvernement, ou celui du duc de Bourgogne, son élève, n'eût pas eu quelque chose peut-être de plus tyrannique encore que celui de Louis XIV, on ne s'est souvenu que de ses critiques. Mais, après cela, ce que le XVIIIe siècle a le plus goûté en Fénelon, c'est le principal adversaire de Bossuet et de Pascal. Là, pour Voltaire, par exemple, est son titre de, gloire. Les deux grands écrivains dont Voltaire a soixante ans combattu l'influence, et tâché par tous les moyens de renverser l'autorité, il s'est toujours souvenu que Fénelon les avait attaqués l'un et l'autre, et il lui en est toujours demeuré reconnaissant. Rousseau, de son côté, s'il fond en larmes, comme on l'a dit, au seul nom de Fénelon, c'est qu'il a retrouvé dans la philosophie de l'archevêque de Cambrai son idée de la bonté de la nature. Et, en effet, en haine du jansénisme, dont la conviction de la perversité de l'humain fait en quelque sorte le premier fondement, Fénelon, lui, semble incliner à croire que nos instincts nous ont été donnés pour en jouir.

L'auteur de l'Emile 'ne s'y est pas trompé. Nous pourrions d'ailleurs, si c'en était le lieu, montrer entre eux plus d'un trait de ressemblance encore. C'est ainsi qu'ils ont l'un et l'autre abondé, comme l'on dit, dans leur sens propre, tout au rebours de Pascal ou de Bossuet; et l'un et l'autre, ils ont sans doute magnifiquement célébré la raison, mais ils ont surtout écouté les suggestions du sentiment. Sans en dire ici davantage, bornons-nous à constater qu'étant déjà du XVIIIe siècle par tant de côtés de son talent ou de son caractère, Fénelon l'est enfin par cet esprit d'utopie qui le distingue si profondément de ses contemporains. Précisément parce qu'il ne croit pas la nature aussi corrompue qu'on l'enseignait à Port-Royal, ou même généralement dans la chaire chrétienne, ayant ainsi quelque chose de plus laïque, il a semblé à nos encyclopédistes qu'il y avait en lui quelque chose de plus philosophique. Si c'était une erreur, elle était excusable alors. Elle le serait moins aujourd'hui, que nous pouvons reviser le jugement des hommes du XVIIIe siècle, et après avoir vu ce qu'il y avait de commun entre eux et Fénelon, préciser avec exactitude ce qui le distingue profondément d'eux.

C'est qu'il y avait en lui, sinon l'étoffe - nous n'en savons rien - mais quelque chose des aptitudes, et certainement des aspirations d'un Mazarin ou d'un Richelieu. Etait-il vraiment né pour le gouvernement et pour la politique? C'est ce que nous ne saurons jamais. Mais il croyait l'être, et si nous l'admettons un moment avec lui, toutes ses actions, toute sa vie, tout son caractère en sont comme éclairés d'une lumière nouvelle. Alors, ce qu'il y a de douteux ou d'équivoque dans quelques-unes de ses démarches s'explique par le besoin de se ménager l'avenir, comme aussi ce que l'on trouverait autrement d'excessif et de trop passionné dans quelques-unes de ses manoeuvres. 

On comprend l'obstination de sa résistance dans l'affaire du quiétisme; on comprend son attitude dans l'affaire du Télémaque; on comprend la violence de son acharnement dans l'affaire du jansénisme. Pour la gouverner un jour, demain peut-être, sous le nom de son élève, on se rend compte qu'il lui fallait, comme politique, une certaine France, organisée d'une certaine manière, déjà prête à recevoir l'impulsion qu'il se proposait de lui donner. Et sans doute cela ne le justifie ni ne l'excuse même de l'emploi de certains moyens, mais c'est une raison d'y regarder de plus près et de peser plus soigneusement les termes du jugement qu'on en porte. On ne le traite communément que comme un homme d'Eglise il serait juste aussi d'en parler quelquefois comme d'un homme d'Etat. L'a-t-on bien assez fait? Nous posons la question sans vouloir aujourd'hui la résoudre. Mais ce que nous pouvons au moins dire, c'est que si l'on se plaçait à ce point de vue pour étudier le drame intérieur de ses dernières années, il en prendrait un air nouveau de grandeur et de beauté tragique. (F. Brunetière).



Editions anciennes - Les Oeuvres complètes de Fénelon ont été publiées par Gosselin et Caron, Paris, 1821-24, 22 vol. in-8. II faut y joindre sa Correspondance, 1817, 11 vol. in-8. Il existe deux édit. de ses Oeuvres choisies, 6 vol. in-8. L'ouvrage le plus estimé sur Fénélon est son Hist. composée sur les Mss. originaux, par le cardinal de Bausse, 1808, 3 vol. in-8, souv. réimpr.

En librairie - Fénelon, Les aventures de Télémaque, Gallimard, rééd. 2003; Oeuvres, Gallimard (La Pléiade), 1983 et 1997; Traité de l'éducation des filles, Klincksieck, 1994; Dialogue des morts, Actes Sud, 1989; Correspondance de Fançois de Salignac de la Mothe-Fenelon, (texte établi par J. Orcibal), Klincksieck, 1972 - 2000, 5 vol. (I - Sa famille, ses débuts, II - Lettres antérieures à l'épiscopat, III - Lettres antérieures à l'épiscopat, IV - De l'épiscopat à l'exil, V - De l'épiscopat à l'exil);

Roger Parisot, Fénelon, Fides, 2003; abbé Sébille, Saint-Sernin du Bois et son dernier Prieur, JBA de Salignac Fénelon, Société des écrivains, 2003; Denise Leduc-Fayette, Fénelon et l'amour de Dieu, PUF, 1998; de la même, Fénelon, Philosophie et spiritualité, Droz, 1996; Marguerite Haillant, Fénelon et la prédication, Klincksieck, 1994; Robert Granderoute, Le roman pédagogique, de Fénelon à Rousseau, Slatkine, 1985; Mino Bergamo, L'anatomie de l'âme, de François de Sales à Fénelon, Jérôme Millon, 1994.

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