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Giordano Bruno

Filippo, puis Giordano Bruno est un philosophe italien, né à Nola, en Campanie (Italie), vers 1550, brûlé vif à Rome le 17 février 1600. Il entra dans les ordres religieux, mais bientôt s'enfuit à Genève (vers 1580), embrassa le Calvinisme, et y renonça ensuite. II se rendit à Paris, vraisemblablement en 1582, et y professa, en contradiction avec l'Université, une philosophie hostile à celle d'Aristote. Il alla de Paris à Londres, puis à Wittemberg, où il fit ouvertement profession de Luthéranisme. Il passa en 1588 à Helmstedt, et retourna en Italie vers 1592. Il fut arrêté et retenu  prisonnier à Venise, d'où il fut envoyé à Rome. En cette époque où l'Eglise, menacée par l'esprit d'émancipation qui soufflait dans une partie de l'Europe, s'était engagée avec brutalité dans la Contre-Réforme, l'Inquisition lui demanda compte de ses apostasies, et, après en avoir attendu en vain la rétractation pendant deux ans, le livra au bûcher en 1600. 

Une rare pénétration d'esprit, égarée par l'orgueil, perce, dans ses nombreux ouvrages, à travers l'obscurité de son style et l'extravagance de sa pensée. Il croyait à la magie et à l'astrologie. L'Art universel de Raymond Lulle était la base de sa logique, et le Platonisme revu par l'école d'Alexandrie le fond de sa philosophie. En fait, il est assez difficile de résumer en quelques lignes la pensée de Bruno. Sa doctrine est plutôt un ensemble de vues poétiques et enthousiastes qu'un système bien lié et coordonné. II attaque l'autorité et dit qu'on ne doit se rendre qu'à l'évidence. Le monde lui paraît être une émanation de la monade divine, formé lui-même d'atomes ou monades. Tout est à la fois matériel et animé, partout on trouve du mouvement, et par conséquent quelque chose qui meut, le moteur, la cause, et quelque chose qui est mû, le mobile, la matière. Dieu ou le moteur est donc en toute chose et tout participe à son infinité. Non seulement le monde dans son ensemble est infini, mais chaque parcelle du monde enferme en elle l'infini. 

Depuis que Jacobi a appelé l'attention sur Giordano Bruno, on a prétendu qu'il avait été l'inspirateur de beaucoup de philosophes postérieurs; Descartes lui aurait emprunté son doute méthodique, Spinoza l'idée d'une cause immanente au monde, Leibniz la théorie des monades. Tout cela est bien problématique et il est très probable que Descartes en particulier n'a jamais lu les ouvrages de Bruno. On n'en saurait dire autant de Schelling, qui a donné le nom de Bruno pour titre à un de ses ouvrages les plus importants. 

On le mentionne aussi très souvent aujourd'hui pour son adhésion au système de Copernic (il a été sans doute l'un des premiers à comprendre, qu'il ne pouvait être rendu acceptable sans une révision profonde de la physique, et par l'introduction de quelque chose d'encore mal cerné, mais qui allait devenir le concept moderne de force), et pour sa doctrine de la pluralité des mondes habités, qui reposait sur des réflexions bien moins moins originales et profondes. L'univers, expliquait-il, à la suite de nombreux autres Médiévaux, est infini et contient une infinité de mondes invisibles et habités. Ils sont dotés, comme la Terre - comme chaque minéral et animal -, d'une âme.
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Le procès de Giordano Bruno.
Le Procès de Giordano Bruno, par  Ettore Ferrari (1845-1929). 
Bas-relief en bronze du socle de la statue de Bruno, à Rome.

Une statue lui a été érigée à Naples et une autre à Rome sur le lieu même de son supplice.

La vie de Giordano Bruno

Il se distingua dès son bas âge par un esprit vif et pénétrant, mais facile à l'enthousiasme, prêt à se laisser dominer par une ardente imagination. Quoique très fort dans les sciences mathématiques et philosophiques, les lettres et la théologie, il entra chez les Dominicains (c'est à cette époque qu'il troque son prénom de Filippo pour celui de Giordano) pour y faire de nouveaux progrès. Aux difficultés que le dogme de l'Eglise romaine lui présentait, et qui dès lors commencèrent à le dégoûter, vint se joindre la répugnance que lui inspirèrent les moeurs relâchées de certains moines. Il abandonna son couvent et se retira à Genève (1580), où, après y avoir conféré avec le célèbre Théodore de Bèze, il embrassa le Calvinisme. Encore inquiété par les orthodoxes dans cette nouvelle religion, il fuit Genève, passe par Lyon (où il publie une méthode de mémorisation, la Clavis magna), Toulouse et arrive, en 1582, à Paris où il professa la philosophie et publia sa première comédie du Candelajo et un écrit De umbris idearum (1582).

Il critiqua vivement la philosophie d'Aristote, , lui préférant les conceptions des Néoplatoniciens, et préconisant le Grand art de Raymond Lulle. Cela l'obligea de passer en Angleterre (1583). Il y fut bien accueilli par l'ambassadeur français Michel de Castelnau de la Cauvisière. Il publia alors son fameux ouvrage Spaccio della bestia trionfante (Paris, 1584), trois dialogues mettant en scène les Vertus expulsées du ciel par les Vices et remplis d'allusions à la hiérarchie de l'Eglise catholique. Bientôt suivirent : La Cena delle ceneri (1584), plaidoyer en faveur du système de Copernic et de la pluralité des mondes habités; Della causa, principio ed uno (Venise, 1584); Del infinito universo e mondi (Venise, 1584); ce sont ses ouvrages fondamentaux. 

Ayant très vite des démêlés avec les autorités protestantes, il part en France. A Toulouse, Lyon (où il publie une méthode de mémorisation, la Clavis magna), puis à Paris où, à partir de 1582, il enseigna la philosophie, attaquant Aristote, lui préférant les conceptions des Néoplatoniciens, et préconisant le Grand art de Raymond Lulle. Il passa de là en Angleterre (1583).

Le caractère inquiet et l'humeur vagabonde de Giordano Bruno l'entraînèrent alors sur le continent; il revint à Paris (1585) et recommença à attaquer la scolastique et Aristote avec plus de force que jamais, et à enseigner sa philosophie particulière. Il reçut la permission de faire des leçons comme professeur extraordinaire; il eût même été mis au nombre des professeurs ordinaires, s'il eût consenti à assister à la messe. Il passa ensuite à Marbourg, à Wittemberg (1586), à Prague (1588) où il publia Articuli centum et sexaginta contra mathematicos et philosophos et De Specierum scrutinio et lampade combinatoria R. Lullii.  Après cela, Bruno se rendit dans les Etats du duc de Brunswick, son protecteur, qu'il perdit vers ce temps. Il professa quelque temps à Helmstedt, se rendit à Francfort-sur-le-Main (1590); mais il fut obligé de quitter cette ville en toute hâte, à cause des haines excitées contre un de ses ouvrages par les intolérants de la ville. Il se retira à Zurich.

C'est de là qu'une sorte de fatalité, ou peut-être les ennuis d'une vie errante, le ramenèrent en Italie. Il enseigna quelque temps à Padoue (1592), et enfin à Venise, où il tomba entre les mains de l'Inquisition (1598), après avoir été dénoncé par son hôte, à qui il avait refusé de livrer ses prétendus « secrets de magie naturelle ». Sur requête de l'Inquisition romaine, il est ensuite transféré à Rome  et enfermé dans les prisons du saint Office. Lors de son procès, on lui reproche d'avoir affirmé que Jésus n'était pas Dieu, mais un magicien exceptionnellement habile, que l'esprit saint est en fait l'âme du monde, et qu'il faudra aussi que le Diable fût sauvé le jour du Jugement dernier. Menacé d'une condamnation à mort pour apostasie et rupture des voeux monastiques (et non pour ses assertions cosmologiques novatrices, comme on le lit parfois), il fut laissé en prison deux ans, sans que la crainte de la mort pût le forcer à se rétracter. Enfin, le 9 février 1600, on lui lut sa sentence. Il fut dégradé, excommunié et livré au magistrat séculier avec la formule ordinaire :

 « Pour qu'il soit puni avec le plus de clémence possible et sans effusion de sang. »
 Il entendit son jugement avec une rare intrépidité, et dit d'une voix ferme : 
« Cette sentence vous fait peut-être plus de peur qu'à moi-même. » 
Huit jours après, le 17 février, il périt par le supplice du feu sur le Campo de Fiori. 

La pensée de Giordano Bruno

Au milieu des formes quelquefois étranges sous lesquelles Bruno a exposé sa philosophie, il n'est pas impossible de découvrir le véritable sens de ses idées, et leur ensemble systématique; d'autant plus que, dans ses ouvrages sérieux, principalement dans le traité Della causa, principio e uno, il les a exposées en détail, avec ordre, dans cinq dialogues. On sait que, par une réaction qu'il est facile de comprendre, le long triomphe d'Aristote dans la scolastique, jeta la plupart des réformateurs du XVIe siècle dans le parti du platonisme; mais, indépendamment  de cette cause générale, l'esprit de Giordano Bruno était particulièrement porté à adopter,de préférence, les principes de Platon. Aussi sa philosophie se distingue-t-elle par un caractère fortement prononcé d'unité. C'est sans doute à cette circonstance qu'il a dû d'être accusé par plusieurs critiques, après un examen, il est vrai, peu approfondi et partial, de panthéisme et par suite d'athéisme. Il ne serait pas très difficile de montrer que ces jugements sont hasardés.

Le principe et la cause.
L'Unité, aux yeux de Giordano Bruno, renferme et est toutes choses; mais, dans le soin de cette unité, il y a de nombreuses distinctions à faire, et, avant tout, le principe et la cause. Le principe est le fondement intime de toute chose, la source de sa possibilité d'être, le germe où reposent toutes les conditions nécessaires à son existence; la cause est le fondement en quelque sorte extérieur, la force opérante qui décide par l'impulsion qu'elle donne, la production de l'être objectif, actuel. La cause, à son tour, peut être considérée de trois manières différentes, ce qui donne l'existence à trois causes (opérante, formelle et finale) : 

La cause opérante.
La cause opérante, selon Bruno, est l'esprit universel, qui se comporte dans la production  du monde comme notre puissance intellectuelle dans la production des idées. Cette cause produit de l'intérieur à l'extérieur : semence, racines, branches, feuilles, etc., et elle retourne à son principe suivant la marche inverse. Cette cause opérante, à quelque degré qu'elle se trouve, est esprit. De là, trois sortes d'esprits : 

1° l'esprit, divin, qui est tout; 

2° l'esprit du grand monde, de l'univers, qui produit tout au dehors; 

3° l'esprit des choses particulères, dans lequel se produit chacune d'elles. 

Ainsi, aux deux extrémités de l'ensemble, se trouvent l'esprit divin et les êtres particuliers, et au milieu la cause opérante, extrinsèque, c'est-à-dire extérieure aux choses qu'elle crée, parce qu'elle ne se confond pas avec elles, intérieure en même temps ou intrinsèque, parce qu'elle agit au centre de la matière. Giordano Bruno appuie toute cette doctrine sur de nombreuses citations de Platon, de Proclus et de plusieurs autres philosophes de l'Antiquité

La cause formelle et la cause finale.
La cause formelle n'est autre chose que la forme de chaque être, déposée dans le principe même de son développement. Il est facile de comprendre qu'elle ne saurait se séparer, ni de la cause opérante, qui travaille selon le modèle que lui présente la cause formelle, ni de la cause finale, qui consiste dans le parfait achèvement de l'univers selon le modèle proposé, achèvement qui aura lieu lorsque toutes les formes seront passées à l'être dans toutes les parties de la matière. Il n'y a donc, en réalité, que la cause opérante, ainsi appelée parce qu'elle crée dans l'être la matière et la forme, et remplit ainsi l'objet final de la création. Les causes formelle et finale ne sont que des conceptions abstraites, bonnes pour porter la lumière dans l'analyse de la notion de cause, mais qui ne répondent point à des forces réelles et distinctes de la force créatrice.

Les lectures de sa philosophie.
Cette rapide exposition des principes les plus généraux sur lesquels repose la philosophie de Giordano Bruno, permet de découvrir quelle a pu être la source des critiques qui ont été élevées contre ce hardi novateur, et que des juges passionnés avaient accueillies déjà longtemps auparavant. Lacroze et après lui Bayle ont cru reconnaître l'athéisme dans les écrits de Bruno, et ne lui ont pas épargné des reproches que le souvenir de ses malheurs aurait du rendre moins sévères. Une critique, plus éclairée, plus indépendante, préoccupée avant tout du besoin d'apprécier tous les éléments d'une question, rejette ces conclusions précipitées, et ne veut en croire qu'aux travaux mêmes de l'écrivain qu'on a jugé si rigoureusement. Dans une série d'idées qui tend surtout à l'unité, Bruno a pu dire que « l'Etre existant par lui-même n'admet pas en soi la différence du tout et de la partie; que Dieu est l'unité, source de tous les nombres, qu'il est la substance de toutes les substances, l'être de tous les êtres »; il a pu établir beaucoup d'autres principes analogues, sans que l'impartialité permette de tirer de là des conséquences qui ne sortent pas nécessairement du système.

Au lieu de faire descendre le principe suprême en l'identifiant avec le monde créé, Bruno est tenté presque toujours d'affaiblir l'importance du monde créé, en le comparant à l'être en soi, tout en lui conservant cependant son existence propre; l'unité indivisible est ce qui l'occupe avant tout. Il peut paraître déiste à l'excès, il ne saurait être considéré comme athée. Le caractère le plus saillant de sa philosophie, c'est qu'il se montre pénétré, plus que tout autre philosophe contemporain, de la présence et de l'ubiquité divines; c'est que, dans ses efforts pour résoudre la diversité dans l'unité, il ne fait pas ressortir d'une manière assez précise la séparation nécessaire entre le monde et le Dieu absout, ce Dieu qu'il déclare ailleurs distinct de tous les autres êtres, dans sa propriété incommunicable, ce Dieu qui est, dit-il, seorsim et in se unum.

De même, quand Bruno déclare la matière éternelle, il faut constater ce qu'il entend par matière. Bruno ne s'arrête pas à l'idée de la substance matérielle telle qu'elle paraît donnée par l'expérience; il considère la matière comme nécessairement corrélative a la forme, et la forme comme réciproquement nécessaire à la matière. Toute forme suppose à ses yeux une matière, toute matière une forme. Dans cette généralité abstraite, le mot matière n'exprime plus la substance étendue, impénétrable qui constitue le monde physique, et dont nos sens perçoivent les qualités; la matière est toute substance qui, dans sa fécondité virtuelle, renferme les formes dans lesquelles elle se développe et se manifeste. Cette doctrine,du reste, appartient à la philosophie du Moyen âge ( saint Bonaventure).

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Extraits de G. Bruno

Les causes efficientes, formelles et finales. 
Tout est animé et l'esprit pénètre tout

« On distingue communément les causes en efficientes, en formelles, en finales, quel sens faut-il attacher à ces expressions?

Lorsqu'on parle de la cause efficiente de l'univers, il faut entendre manifestement l'être agissant, l'être partout et effectivement agissant, et par conséquent cette sorte d'intelligence universelle qui paraît la principale faculté de l'âme du monde, et comme la forme générale de l'univers [Le mot forme est pris ici dans le sens péripatéticien : l'acte qui donne une forme aux choses et en fait l'essence intime].. C'est cette force inconcevable qui remplit et éclaire tout, qui dirige la nature dans la production de tous ses ouvrages, et qui est à cette production ce que le don de penser est à la génération des idées humaines, est là ce que Pythagore appelait le moteur, l'excitateur du monde; Platon, l'architecte de l'univers; les mages, la semence des semences, celle qui imprègne et féconde par ses formes la matière, quelle qu'elle soit. Orphée nommait cette même cause l'oeil du monde, parce qu'elle pénètre toutes choses, et que ses harmonies, ses belles et savantes proportions se retrouvent de toutes parts. Empédocle lui donnait le titre de discerneur, parce qu'elle ne se lasse pas de distinguer, de développer ce qui est confus et enveloppé dans le sein de la matière et de la mort. Pour Plotin, elle était un père, un générateur, puisqu'elle distribue les germes et dispense les formes, dont le champ de la nature est rempli et animé. Quant à nous, appelons-la un artiste intérieur, c'est-à-dire qui forme la matière du dedans, qui fait sortir de la racine ou de la graine les tiges et les pousses, des pousses les rameaux, des rameaux les branches, des branches les bourgeons; qui dispose et achève intérieurement le tendre tissu des feuilles, des fleurs, des fruits; qui intérieurement rappelle la sève des fruits, des fleurs et des feuilles vers les rameaux, vers la tige, et de la tige vers la racine. Ce que cet ouvrier opère dans la plante, il l'effectue dans l'animal, il le produit en toutes choses. Mais si nos imitations sans vie, pratiquées sur la surface de la matière, exigent de l'intelligence et de l'esprit, les oeuvres vivantes de la nature en exigent à plus forte raison.

Quant à l'intelligence, ou peut en distinguer trois espèces : celle de Dieu qui est tout, celle du monde qui fait tout, celle des existences particulières qui se font tout. Deux extrémités, et entre elles le milieu, c'est-à-dire la cause vraiment effective, tant externe qu'interne, des choses purement naturelles : cause externe, parce qu'elle ne peut s'envisager comme une partie, comme un élément des objets composés, parce qu'elle doit se considérer comme extérieure à ces objets; cause interne, parce qu'elle n'agit ni sur la matière, ni hors de la matière, mais entièrement du sein et du fond de la matière, du dedans... En voilà assez pour éclairer les mystères de la cause efficiente; passons à la cause formelle.

Celle-ci est liée étroitement à la cause efficiente, et ne saurait être séparée de la cause finale ou idéale. Chaque acte raisonnable suppose en effet une vue, un dessein. Ce dessein n'est autre chose que la forme de l'acte à accomplir. D'où il suit que l'intelligence, capable de tout produire, et de réaliser par un art. merveilleux les puissances de la matière, porte en elle, en vertu d'une certaine raison formelle, toutes choses.

[...]

Le but de la cause efficiente, c'est-à-dire la cause finale en général, c'est la perfection de l'univers, laquelle consiste en ce que toutes les formes, dans les diverses régions de la matière, parviennent à une existence réelle. La raison se complaît tellement dans ce but, qu'elle ne se lasse et ne s'épuise jamais à tirer de la matière des formes nouvelles. La cause efficiente est présente dans l'univers en général, dans chaque être particulier, et dans chacune de ses parties; de même la forme et le but ne manque à aucun être. Puisque c'est l'intelligence, faculté propre à l'âme du monde, qui crée les choses naturelles, il est impossible que la forme soit absolument distincte de la cause efficiente: elles doivent se confondre dans le principe intérieur des choses.

De là cette objection, ou plutôt ce doute : l'âme du monde peut-elle être à la fois raison extérieure et raison intérieure, principe et cause tout ensemble? Une comparaison fera comprendre ce que cette idée offre en apparence de contradictoire.

L'âme est dans le corps comme le nocher dans le bateau. Le nocher fait et suit les mêmes mouvements que le bateau : il fait donc partie de toute la masse qui est en mouvement. Toutefois, parce qu'il est en état de changer ce mouvement, il nous apparaît comme un être à part et qui agit par lui-même. Il eu est ainsi de l'âme du monde. En tant qu'elle pénètre et vivifie l'univers, en tant qu'elle constitue une vie unique, une seule forme universelle, elle paraît une partie, la partie intérieure et formelle de l'univers. Mais en tant qu'elle détermine toutes les autres formes, et les organise, elles et leurs relations changeantes, elle doit être mise au rang de cause.

Si tout est animé, si l'âme de chaque objet en est la forme, on n'a qu'à se représenter le tout suivant l'analogie des parties, et l'identité des causes efficiente, formelle et finale ne présentera plus de difficultés. Il nous répugne de voir dans l'univers un être vivant; et cependant nous ne pouvons concevoir aucune forme qui ne fût pas l'effet, l'expression directe ou indirecte d'une âme, pas plus que nous ne pouvons concevoir quelque chose qui n'eût absolument aucune forme. L'esprit est seul en état de former. Il serait absurde, sans doute, de donner pour formes vivantes les produits de nos arts, effets médiats de l'esprit. Ma table, en tant que table, n'est pas animée; mais comme elle tire sa matière de la nature, elle se compose par conséquent de parties vivantes. Il n'y a nulle chose, si petite, si vile qu'elle soit, qui ne contienne de l'esprit. Cette substance spirituelle, pour devenir plante ou animal, n'a besoin que d'un rapport convenable. Mais de ce que tout dans la nature consiste en matière et en forme, de ce que rien n'est inanimé, il ne suit pas que tout ce qui existe soit un être vivant, un animal. Tout ce qui a une âme est un être animé, mais tous les êtres ne jouissent pas de la vie et du développement de l'âme. La vie pénètre et anime tout, elle donne le mouvement à la matière, elle se la soumet. La substance spirituelle ne saurait s'asservir à la substance matérielle, mais elle doit l'asservir. Que si l'esprit, l'âme, la vie se retrouvent en tout, et remplissent tout en mesures différentes, à divers degrés, l'esprit doit être la forme véritable de toutes choses et leur véritable force. Les formes extérieures sont seules sujettes à changement, à destruction; car ces formes ne sont pas les choses mêmes, elles en font partie seulement : ce sont, non des substances, mais des accidents, des circonstances, des contingents. »

(Giordano Bruno. De causa, principio et uno. Ile dialogue).


Tout être aspire à l'infini, 
et l'homme est fait pour la perfection

« Tout être aspire, en vertu de sa constitution, au but de son existence. Plus la, vertu d'un être est noble, plus est ardente sa tendance vers le bien. Il en est ainsi de l'homme. L'homme, à la vérité, est de tous les êtres le seul auquel soient proposés deux objets différents et même contraires, la perfection de l'esprit et celle du corps. L'homme se trouve placé sur les limites du temps et de l'éternité, entre un modèle accompli et des copies imparfaites, entre la raison et les sens; il participe de ce double état, de l'une et l'autre extrémité; il se tient debout en quelque sorte, à l'horizon de la nature. Cependant il est certain que la perfection spirituelle est sa véritable destination. Son esprit, en effet, chose indivisible, indépendante, divine, se montre le maître de la matière, et non son vassal; il vit par lui-même, pat tout inattaquable et entier, doué d'une force inépuisable, investi du pouvoir de contempler l'éternelle vérité, toujours agissant, et capable de dompter les objets extérieurs ainsi que lui-même. Le corps n'est-il pas l'opposé de l'esprit? Fini, borné, soumis, dépendant, il n'est rien par lui-même, il n'est qu'un moyen et un instrument.

[...] 

Or, quel est dans la vie le but propre à notre esprit? Il n'est évidemment appelé qu'à saisir la vérité suprême par la raison, et à pratiquer le souverain bien par la volonté. Une preuve que telle est la vocation de l'homme, c'est que sa raison et sa volonté sont insatiables, infatigables. Aussitôt que l'esprit aperçoit quelque lumière, quelque bien, il s'y porte avec vivacité, il y tourne ses désirs et ses investigations. Oui, l'instinct de la perfection nous est naturel et inné. Nous ne supportons pas ce qui est isolé, fortuit, partiel, flottant, incomplet; nous exigeons que tout soit complet, durable, universel, nécessaire. Nos sens mêmes ont, comme notre imagination, un domaine illimité; de quelque côté qu'ils se dirigent, ils se trouvent au centre et ne peuvent atteindre aucune circonférence. Le besoin que nous éprouvons d'une infinie perfection n'est pas une vaine rêverie, un caprice ou un luxe de la pensée; c'est un besoin réel et permanent, le plus noble et le plus légitime de nos besoins. La création tout entière, dans toute sa magnificence, s'empresse de le satisfaire.

[...] 

 Que si l'homme est destiné à connaître l'univers, qu'il élève ses yeux et ses pensées vers le ciel qui l'environne et les mondes qui volent audessus de lui. » 

(Giordano Bruno, ibid.).

L'univers

« Le monde peut tout, produit tout, est tout en tout, et l'infinie variété des choses particulières ne constitue qu'un seul et même être. Connaître cette unité, c'est le but de toute philosophie, de toute connaissance de la nature.

Pour pénétrer les mystères les plus profonds, il ne faut pas se lasser de rechercher les fins extrêmes des choses, le maximum et le minimum. La grande difficulté ne consiste pas à découvrir le point de contact des contraires, mais à dégager, à faire sortir de ce point les contraires; voilà le secret et le triomphe de l'art.

Plus notre raison adopte les procédés et les voies de cette raison souveraine qui est à la fois ce qui est compris et ce qui comprend, plus nous sommes en état de comprendre l'ensemble des choses. Qui voit et possède cette unité, possède tout; qui n'a pu parvenir à cette unité, n'a rien saisi.

Que tout ce qui respire loue et bénisse l'être infini, cause, principe, unité et tout. » 

(G. Bruno. De causa, principio et uno. Ibid.).

Les articulations du système de Giordano Bruno.
Divers historiens de la philosophie, partant chacun de leur point de vue, ont ramené le système de Bruno à un certain nombre de propositions fondamentales.  Nous croyons devoir donner ici quelques extraits de ces résumés, que nous empruntons à Lacroze , Heumann, Bayle, cités par Brucker, et à Brucker lui-même; à Jacobi et principalement à Rixner, qui a profité des résumés de ses prédécesseurs. 

Théologie et philosophie première. 
1° Il est un principe premier de l'existence, c'est-à-dire Dieu. Ce principe peut tout être et est tout. La puissance et l'activité, la réalité et la possibilité sont en lui une unité indivisible et inséparable. Il est le fondement intérieur et non pas seulement la cause extérieure de la création. C'est lui qui vit dans tout ce qui vit. 

2° Ce qui n'est pas un n'est rien. 

3° L'essence divine est infinie.

4° La natura naturans, ou cause générale et active des choses, s'appelle encore la raison générale divine , qui est tout et qui produit tout. Elle se manifeste comme la forme générale de l'univers, déterminant toutes choses. Elle est l'artiste intérieur et présent partout qui opère tout en tous, forme la matière de son propre fonds, la figure , et incessamment la ramène en soi-même. 

5° Le but de la natura naturans est la perfection du tout, qui consiste en ce que toutes les formes possibles viennent à l'être. Le principe un, en créant la multitude des êtres, n'en reste pas moins un en soi. Cet un est infini, immense et, par conséquent, immobile et immuable. 

6° Il n'est d'aucune manière ni plus formel, ni plus matériel , ni plus esprit, ni plus corps : C'est l'harmonie parfaite de l'un et du tout; il n'a pas de parties, il est indivisible. 

7° L'un principe est une monade, minimum et maximum de tout être. L'identité elle-même toute pure produit toutes les oppositions; elle est simplement le fondement de toute composition; indivisible et sans forme, elle est le fondement de tout ce qui est sensible ou figuré.

8° L'esprit intelligent qui est au-dessus de toutes choses, est Dieu; l'esprit intelligent qui est, demeure et travaille en toutes choses, est la nature; l'esprit intelligent de l'humain qui pénètre tout, est la raison

9° Dieu dicte et ordonne, la nature exécute et fait, la raison contemple et discourt.

10° La perfection d'un état, comme d'un humain, consiste dans la subordination des volontés particulières la sage volonté du maître suprême, qui n'a pour but que le bien du tout. Il est donc convenable de ne pas chercher avec une ardeur sans mesure tout bien inférieur, mais d'ambitionner le véritable salut éternel en Dieu. 

11° Dieu est une essence absolument simple; en lui sont identiques le possible et l'actuel.

Cosmologie
1° La natura naturata, comme l'univers éternel et incréé, est aussi en soi, en même temps, tout ce qu'elle peut être et devenir; mais, dans son développement successif à l'extérieur, elle n'est jamais que ce qu'elle peut être à la fois en existence formelle, et elle manifeste alors une opération dont les produits sont incessamment divers. 

2° La matière, le premier être, tous les êtres sensibles et intelligents, toutes les existences actuelles ou possibles sont l'être lui-même.

3° La matière en soi ne saurait avoir aucune forme déterminée et aucune dimension, puisqu'elles les a toutes, puisque, bien plus, elle les fait naître toutes de son propre sein. Elle n'est donc pas ce prope nihilum, de quelques philosophes; elle n'est pas, non plus, un sujet purement passif, mais bien une puissance active. Il y a dans l'univers un extérieur et un intérieur, matière et forme, corps et esprit, renfermés dans une unité absolue et identique. 

5° La foule des espèces se trouve dans le monde, mais non comme dans un simple réservoir ou espace; les innombrables individus sont, entre eux et avec l'ensemble, liés comme les membres d'un organisme. 

6° Chaque chose est seulement la substance générale présentée d'une manière particulière et isolée, et étant à chaque instant tout ce qu'elle peut être à cet instant. Ce qui change, cherche seulement une autre forme d'être, mais n'aspire pas a une existence nouvelle en soi. 

7° Dans le tout sont toutes les oppositions qui, dans les choses, se trouvent divisées , mais qui, dans leur être réel, rentrent de nouveau dans l'unité. 

8° La cause efficiente et la cause formelle sont unies dans un même sujet qui est l'âme du monde.

Psychologie, morale et doctrine de la science. 
1° Tout dans la nature, jusqu'aux dernières parties de la matière, est animé; seulement les êtres inanimés ne sont pas tous dans une jouissance effective de la vie. 

2° L'action morale est celle seulement qui se fait avec ou par l'intelligence , qui suppose un dessein, c'est-à-dire un but, déterminé par un rapport avec une autre chose. 

3° Le but le plus élevé de l'action libre, de laquelle seule est capable l'être intelligent, ne saurait être autre que le but de l'intelligence divine elle-même.

4° Le but de toute philosophie est de connaître l'unité de toute opposition et, en conséquence, l'infini dans le fini, la forme dans la matière, le spirituel dans le corporel, et de montrer comment la manifestation des formes sort de l'identité. 

5° En général, pour pénétrer dans les profondeurs de la science, on ne doit jamais se lasser de considérer chaque chose dans ses deux termes extrêmes contraires, jusqu'à ce que l'on ait trouvé l'accord de tous deux. (AF / G. F. et A.-M. B. / A19)



Principaux ouvrages : De umbris idearum, Paris, 1582; Spaccio della Bestia trionfanti (Expulsion de la bête triomphante), Londres, 1584, allégorie où il combat la superstition; Della causa, principio e uno, 1584; Dell' infinito universo e mondi, 1584; De monade, numero et figura, Francf., 1591. Ses oeuvres ont été recueillies par A. Wagner, Leipzig, 1829-30, 2 v. in-8, et par Gfroerer, Stuttgart, 1834-36. On doit à M. Debs J. Bruni vita et placita, Par., 1844, et à Bartholmess J. Bruno, 1847.

En librairie - Giordano Bruno, Des Liens, Allia, 2001. - De la Magie, Allia, 2000. - Le Chandelier, Les Belles lettres, 1993. - Le Banquet des cendres, L'Eclat, 1992.

Régis Lecu, L'idée de perfection chez Giordano Bruno, la coïncidence des opposés, L'Harmattan, 2004. - Collectif, Giordano Bruno, l'irréductible, Syllepse, 2003. - T. Dagron et H. Védrine, Mondes, formes et société selon Giordano Bruno, Vrin, 2003. - Hélène Védrine, Censure et pouvoir, trois procès : Savonarole, Bruno, Galilée, L'Harmattan, 2001. Jean Rocchi, Giordano Bruno après le bûcher, Complexe, 2000. - Giovanni Aguileccia, Giordano Bruno, Les Belles Lettres, 2000. -  Frances A. Yates, Raymond Lulle et Giordano Bruno, PUF, 1998. - De la même, Giordano Bruno et la Tradition hermétique, Dervy, 1997. - Bertrand Levergeois, Giordano Bruno, Fayard, 1995.

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