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L'étendue

Pour la philosophie classique, l'étendue est une des propriétés de la matière, celle qu'elle a d'occuper une place dans l'espace. Descartes en fait même l'essence de la matière, comme il fait de la pensée l'essence de l'âme. L'idée d'étendue nous vient par l'exercice de l'organe du tact, après que la main, par exemple, a été l'intermédiaire de perceptions successives sur un corps. (Les paragraphes qui suivent devraient être profondément amendés à la lumière des concepts élaborés par la physique quantique et par la refonte de ceux d'espace et de temps opérée par Einstein. Nous nous en tiendrons ici aux notions auxquelles ont puisé les philosophes, c'est-à-dire celles dont la sédimention est allée de pair avec l'élaboration de la physique classique).

Ainsi appelle-t-on  classiquement étendue d'un corps la longueur, la largeur et la profondeur de ce corps. On appelle longueur la continuité sensible que nous sentons par un mouvement en avant ou en arrière, largeur la continuité sensible que nous sentons par un mouvement de gauche à droite ou de droite à gauche, profondeur la continuité sensible que nous sentons par un mouvement de haut en bas ou de bas en haut. Ainsi l'étendue est composée de deux éléments : 

1° une continuité; 

2° une certaine combinaison de directions du mouvement qu'elle nécessite pour être sentie. 

Tout corps se présente à nous comme continu et comme possédant les trois dimensions. C'est pour cela que l'on dit que tout corps est étendu. L'étendue concrète est la même chose que le volume d'un corps. Cette étendue a des conditions à la fois objectives et subjectives. Il est certain d'abord que la continuité corporelle telle qu'elle nous apparaît est une fonction de nos sens, car déjà la physique classique nous apprend que tous les corps sont compressibles, dès lors poreux et dès lors discontinus; ce qui donne l'apparence de la continuité, ce sont les lois de la vision et du tact; l'excitation n'est jamais limitée à un point inétendu de la rétine ou des nerfs tactiles; elle a toujours un certain rayonnement : de là vient qu'un point en ignition qui tourne avec quelque rapidité nous donne l'impression visuelle d'un cercle de feu, que deux pointes de compas assez rapprochées ne donnent qu'une impression tactile. 

Mais, d'un autre côté, la continuité n'est pas purement subjective; il y a un maximum d'écartement des pores au delà duquel le corps n'apparaît plus comme continu. Et de même pour les dimensions; sans doute nous ne pouvons concevoir que les six directions du mouvement et, par conséquent, les trois dimensions que nous avons énumérées plus haut; mais cela vient de notre constitution organique et corporelle et non pas de notre constitution mentale. Par conséquent, les lois d'après lesquelles nous explorons les dimensions des corps ne sont pas des lois de l'esprit, mais des lois de notre corps, des lois corporelles et réelles par cela même. Nous n'imposons aux autres corps les trois dimensions que parce que nous sommes nous-mêmes des corps. 

Si maintenant nous faisons abstraction du corps particulier qui possède les dimensions, pour ne considérer que la figure de ces dimensions, nous aurons l'étendue abstraite qui est l'objet de la géométrie. La considération isolée d'une des trois dimensions fournira l'objet de la géométrie linéaire; la considération isolée de deux des trois dimensions donnera lieu à la géométrie plane, et la géométrie dans l'espace enfin sera constituée par la considération des trois dimensions réunies. Les mathématiciens peuvent faire une géométrie à plus de trois dimensions, qu'ils ont appelée à n dimensions. Ces mathématiciens peuvent conduire très loin la série analytique de leurs déductions sans aboutir à aucune absurdité, ce qui semble bien prouver que nos conceptions géométriques à trois dimensions nous sont dictées par les relations corporelles, et que l'esprit ne fait sur ce point qu'accepter les données des sens.

De même que le géomètre a négligé le corps pour ne considérer que son volume, de même il peut considérer le volume abstrait de la chambre qui contient ce corps, de la maison qui contient cette chambre, de la ville qui contient cette maison, de la contrée qui contient cette ville, de la terre enfin, de l'atmosphère, des astres et de leurs distances, en un mot de l'univers tout entier. Nous avons alors le concept de l'espace. Dans la vision newtonienne, qui est celle de la physique classique, L'espace n'a pas plus de bornes assignables que n'en a l'univers lui-même. Il est indéfini. Au delà des corps réels on peut toujours en supposer d'autres; il y a donc une possibilité indéfinie de l'extension. C'est ce qu'on veut dire quand on dit que l'espace s'étend au delà de l'univers. En réalité, l'espace en lui-même n'est rien, puisque c'est un corps moins ce corps, le vide, qui ne conserve une figure que par une conception de notre esprit. L'espace n'a d'autre réalité que l'étendue des corps et les relations de leurs distances.

Les philosophes se sont posé une foule de questions par rapport à l'espace. Ils se sont demandé en particulier quelle était l'origine et la valeur de cette notion. Les uns ont soutenu que l'idée d'espace était simplement extraite de l'expérience sensible objective, ce sont les empiriques, tels que Bain et Herbert Spencer; d'autres, comme Kant et Renouvier, ont soutenu que l'idée d'espace était une idée a priori de l'esprit ou, comme dit Kant, une forme a priori de la sensibilité, c.-à-d. que, si nous voyons les choses dans l'espace, ce n'est pas qu'elles y soient en réalité, mais c'est parce que notre organisation mentale et sensible est telle que nous ne pouvons les percevoir qu'à la condition de les mettre dans l'espace. 

Leibniz n'était pas très éloigné de cette théorie lorsqu'il appelait l'espace l'ordre des coexistants, ordo coexistentium, et en faisait un mode de notre sensibilité. Clarke, au contraire, prétendait quel'espace avait une réalité en lui-même, qu'il était en quelque sorte un attribut de Dieu, qu'il constituait la loi d'après laquelle Dieu avait distribué les corps dans le monde. 

Peut-être ne s'est-on engagé dans toutes ces discussions et dans toutes ces théories que parce qu'on a trop oublié que l'espace nous est connu uniquement par abstraction des corps étendus qu'il est censé contenir. Faut-il admettre que l'étendue est une donnée qui n'est pas susceptible d'explication ou peut-on l'expliquer en la ramenant à une loi mentale qui nous forcerait à construire l'étendue dès que nous aurions à la fois plusieurs sensations? C'est sur ce point qu'il eût fallu, semble-t-il, concentrer l'effort de la pensée philosophique. Il ne semble pas que les philosophes y aient beaucoup travaillé. (G. Fonsegrive).

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