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Justinien

Justinien Ier est un empereur byzantin (527-565), né vers 483, mort en novembre 565. Il était issu d'une obscure famille de paysans de l'Illyricum, établis aux environs de Scupi (auj. Uskub), qui, plus tard, reçut, en l'honneur de l'empereur, le nom de Justiniana prima; une tradition fort répandue, mais dont le caractère apocryphe est aujourd'hui pleinement établi, veut même qu'il ait été d'origine slave et raconte qu'il portait le nom d'Upravda. Quoi qu'il en soit, il dut à son oncle Justin, d'abord haut dignitaire et bientôt maître de l'Empire, de faire, lui aussi, une rapide fortune : consul en 521 et désigné à la faveur du peuple par la splendeur des jeux qu'il célébra, puis nommé magister militum et patrice, adopté enfin par Justin et associé à l'Empire en avril 527, quelques mois plus tard, Justinien succéda sans contestation à son oncle; pendant près de quarante ans, il allait occuper le trône de Byzance et dominer de sa puissante figure l'histoire du VIe siècle.

Au moment de l'avènement du nouveau prince, la situation de l'Empire ne laissait pas d'être difficile. A l'intérieur, les factions de l'hippodrome déchiraient la capitale de leurs rivalités et entretenaient contre la dynastie nouvelle la sourde opposition de la famille d'Anastase; dans les provinces, abandonnées à toutes les exactions des gouverneurs, rançonnées sans merci autant par les brigands que par les soldats chargés de les défendre, un désordre affreux régnait, et par surcroît les questions religieuses, nées de la querelle des monophysites, augmentaient le trouble et les divisions intestines. Au dehors, la frontière orientale de l'Empire était sans cesse menacée par les Perses; l'Occident semblait irrémédiablement perdu, et la monarchie trop affaiblie pour tenter de reconquérir l'ancien empire romain.

Justinien sut pourtant faire face à la lourde lâche qui lui était imposée. C'était, quand il prit le gouvernement, un homme fait, mûri par l'expérience des grandes affaires. Nourri de bonne heure des traditions de l'éducation romaine, il avait un sentiment très net des droits et des devoirs d'un empereur. Au dedans, il prétendait rétablir dans son intégrité le pouvoir que jadis avaient possédé les césars et centraliser entre les mains d'un souverain absolu tous les ressorts du gouvernement. Un État, une religion, une loi, telle était la formule où se résumaient les théories de son impérial orgueil. Au dehors, il aspirait à reconstituer dans sa plénitude tout l'empire qu'avaient jadis gouverné les Constantin et les Théodose. Considérant comme de simples vassaux les rois barbares établis en Afrique, en Espagne ou en Italie, il rêvait de remettre en vigueur les droits imprescriptibles de Rome. Élevé, d'autre part, dans les enseignements du christianisme, d'une piété ardente et souvent obtuse, il trouvait dans les motifs religieux des encouragements à ses visées politiques; ses guerres eurent toujours des allures de croisades; son autorité s'exerça sur l'Église comme sur l'État.

Or, malgré les faiblesses, les défauts d'un caractère souvent mesquin et jaloux, Justinien, plus que tous ses prédécesseurs, était capable de réaliser ces grandes pensées. Nature ambitieuse et tenace, il sut tout à la fois agir avec résolution et profiter habilement des circonstances favorables : avide de gloire et de conquêtes, portant à un haut point l'orgueil de son rang impérial, il sut entreprendre et poursuivre une tâche qui n'était pas sans grandeur. Du prestige moral demeuré attaché au souvenir de l'empire romain, il sut refaire une réalité; dans la monarchie reconstituée, il sut fonder des institutions durables. Sans doute, il se laissa gouverner par Théodora, qu'il associa à son pouvoir et décora du titre d'Augusta; mais l'impératrice, en dépit des calomnies accumulées autour de son nom, se montra femme de tête et de bon conseil. Sans doute aussi, Justinien eut la bonne fortune de grouper autour de lui les hommes les plus capables de réaliser ses desseins; pour généraux, il eut Bélisaire et Narsès, Solomon et Carmanos; pour ministres, Tribonien et Jean de Cappadoce; mais il eut le mérite de les deviner et de les choisir. Sans doute encore, on peut signaler les contrastes qui éclatent dans son caractère, son esprit indécis et parfois abattu, ses défiances mesquines, son despotisme soupçonneux; ses qualités pourtant, son assiduité au travail, son amour de l'ordre et de la discipline, son goût des arts, ses nobles ambitions surtout ne sont pas d'un homme ordinaire. Sans doute enfin, l'exécution a trahi parfois la pensée, mais la pensée était grande, et, malgré d'incontestables faiblesses, le règne de Justinien a jeté un dernier rayon de lumière sur l'Empire.

Les accomplissements d'un règne

Procope a fort bien mis en lumière ce mélange singulier de splendeur et de décadence; c'est ce double aspect également qu'il importe ici d'étudier. D'une part, c'est le côté brillant du règne, les guerres heureuses, les provinces réorganisées et défendues, la législation unifiée et comme créée à nouveau, la prospérité industrielle et commerciale, l'éclat des arts et le prestige de l'Empire s'étendant à travers tout le monde chrétien. Là, c'est le revers de la médaille, ce sont les tristesses et les misères, les expéditions désastreuses, les frontières forcées, l'armée désorganisée, les provinces épuisées par les exactions du pouvoir central, les progrès du despotisme impérial, engendrant les luttes civiles et religieuses, et le relâchement de la fin du règne, quand le pouvoir s'énerve aux mains d'un empereur fatigué et vieilli. C'est à ce double point de vue qu'on examinera cette histoire pour juger avec équité l'oeuvre que tenta le grand empereur du VIe siècle.

Les Conquêtes de l'Ouest.
Aussitôt que la répression sanglante de la sédition Nika (532) eut calmé au dedans les agitations des factions, aussitôt que les circonstances permirent de conclure, - peu glorieusement, - la « paix perpétuelle » de 532 avec le roi de Perse, Chosroès le Grand, Justinien s'empressa de donner carrière aux ambitions qui le portaient vers l'Occident. La chute du roi des Vandales, Hildéric, renversé en 531 par l'usurpateur Gélimer, offrait un facile prétexte d'intervention ; l'oppression dont souffraient les catholiques africains fournissait au prince des raisons plus décisives encore. Sous les ordres de Bélisaire, une grande expédition mit à la voile pour l'Afrique, et grâce aux soulèvements qui éclatèrent en Tripolitaine et en Sardaigne, grâce au concours empressé que fournirent les Ostrogoths, grâce à l'amollissement des Vandales surtout et à l'inertie de Gélimer, le général byzantin n'eut qu'à paraître pour ruiner l'oeuvre de Genséric. La bataille de Decimum (septembre 533) lui livra Carthage; le combat de Tricamaron acheva la chute du royaume vandale (décembre 533). Gélimer, cerné au mont Pappua, dut se rendre (534) et vint orner le triomphe solennel décerné à Bélisaire par la reconnaissance de Justinien. 

L'Afrique semblait conquise; bientôt ce fut le tour de l'Italie. La mort violente d'Amalasonte, assassinée par son cousin Théodat (535), fournit à l'empereur une raison d'intervenir. Cette fois pourtant, malgré l'appui que fournit aux impériaux l'Église catholique, hostile à ses maîtres ariens et toute-puissante en Italie, la lutte fut plus longue et plus difficile. Bélisaire put bien occuper sans coup férir la Sicile, prendre Naples par surprise (fin 536), entrer dans Rome, que les habitants lui livrèrent (décembre 536) et pendant une année entière (mars 537 - mars 538) s'y maintenir glorieusement contre les attaques de l'énergique Vitigès, que les Goths avaient proclamé roi à la place de l'incapable Théodat; il put même, malgré l'appui que le roi franc Théodebert prêtait aux Barbares, malgré les intrigues qui paralysaient l'activité de ses soldats, enfermer Vitigès dans Ravenne et se faire livrer perfidement le roi et la capitale des Ostrogoths (539). Mais la résistance continua après le départ de Bélisaire (540). 

En 542, le successeur de Vitigès, Totila, battit les impériaux à Faenza; bientôt il reprenait possession de l'Italie presque entière, et Bélisaire lui-même, renvoyé dans la péninsule, mais sans troupes, sans ressources, ne pouvait empêcher, en 546, les Goths d'emporter Rome. Désespéré d'une lutte inégale, Bélisaire demandait, en 549, son rappel, et Totila, maître de l'Italie, de la Sicile, de la Corse, étendait ses ravages aux côtes mêmes de l'Empire. Pour venir à bout de ce terrible adversaire, Justinien se résolut à un suprême effort: Narsès, envoyé comme général en chef, fut vainqueur à la journée de Tagina (juin 552), où Totila trouva la mort ; l'année suivante, le successeur du roi barbare, Téïas, périssait avec les derniers débris des Ostrogoths dans une sanglante bataille livrée au pied du Vésuve. L'Italie était définitivement soumise. A cette conquête, Justinien put même un instant se flatter d'ajouter l'Espagne (554); du moins, il profita des discordes qui troublaient le royaume wisigoth pour prendre pied dans la péninsule et occuper dans la Bétique plusieurs places importantes, entre autres Carthagène, Malaga et Cordoue. Ainsi il tenait par le Nord les colonnes d'Hercule, que commandait au sud la forte citadelle de Septum (Ceuta) ; de nouveau, comme au temps des césars, la Méditerranée était un lac romain.

L'Empire fortifié
Aux provinces ainsi rentrées au sein de l'Empire, Justinien voulut rendre toutes les institutions de Rome l'Afrique fut organisée en une préfecture du prétoire indépendante; par la pragmatique sanction de 554, un autre préfet du prétoire fut placé à la tête de l'administration de l'Italie. Mais contre les incursions des Berbères, toujours prêts à ravager le pays byzantin, contre les attaques des Barbares qui, comme les Francs, venaient, en 554, envahir l'Italie, des mesures de défense étaient nécessaires. Pour couvrir les provinces, Justinien organisa de véritables marches frontières, et, grand constructeur, il éleva tout le long du limes une ligne presque ininterrompue de forteresses. Dans la Tunisie méridionale, au pied du massif de l'Aurès, aujourd'hui encore les ruines des citadelles impériales attestent l'activité prodigieuse des lieutenants de Justinien, et ce n'est pas à l'Afrique seule que s'étendit la sollicitude du basileus; toutes les provinces de l'Empire se hérissèrent de redoutes et de places fortes, dont Procope, dans son livre Des Édifices, a longuement décrit la masse vraiment prodigieuse. Sur la frontière du Nord, de Singidunum (Belgrade) à la mer Noire, du confluent de la Save aux embouchures du Danube, plus de quatre-vingts châteaux s'élevèrent, et derrière cette première ligne, en Epire, en Thessalie, en Thrace, en Macédoine, six cents places furent réparées ou construites; les défilés des Thermopyles, les passages de l'isthme de Corinthe, les abords de la Chersonèse de Thrace furent barrés par des longs murs. En Asie, depuis Trébizonde jusqu'à l'Euphrate, le pays ne fut pas moins soigneusement défendu : les passes du Caucase furent fermées contre les invasions des peuples du Nord; plusieurs lignes de citadelles, telles que Theododiopolis (Erzeroum), Martyropolis, Amida (Diarbékir), Dara, Circesium, Édesse, et un peu en arrière Satala, Colonée, Nicopolis, Sébastée, Antioche, etc., couvrirent contre les attaques des Perses l'Arménie et la Mésopotamie, et, pour rendre plus solide encore et plus efficace la défense, Justinien se décida, dans un certain nombre de provinces asiatiques (Pont, Paphlagonie, Arménie, Cappadoce, Galatie, etc.) à réunir entre les mains d'un même gouverneur l'autorité civile et le commandement militaire (535) : grande réforme et grosse de conséquences; c'est de là que sortira au VIIe, siècle le système des thèmes byzantins.

Le Code de Justinien.
Mais c'est surtout par son oeuvre législative que Justinien s'est assuré un prestige durable. Depuis les grands jurisconsultes de l'époque des Sévères, une confusion extrême s'était introduite dans les monuments du droit romain. A plusieurs reprises, on avait tenté d'y remettre quelque apparence d'ordre  le Code grégorien, le Code hermogénien, en dernier lieu le Code théodosien, promulgué en 438 par ordre de Théodose II, avaient rassemblé et classé un certain nombre de constitutions impériales. Justinien, à son tour, voulut réunir en un code les principaux rescrits émanant de ses prédécesseurs; une commission de dix jurisconsultes, parmi lesquels figuraient le magister officiorum Tribonien, et Théophile, professeur de droit à l'école de Constantinople, fut chargée de ce travail et publia, en 529, en douze livres, le codex Justinianus, dont une seconde édition, augmentée de deux cents lois nouvelles de Justinien et de cinquante décisions sur des points controversés (quinquaginta decisiones) fut donnée en 534; c'est le texte que nous possédons actuellement (Codex Justinianus repetitae praelectionis); Justinien prétendit faire davantage; dès 530, une commission de seize jurisconsultes, également présidée par Tribonien, reçut mission d'extraire et de classer en un ordre méthodique les sentences tirées des livres des quarante principaux jurisconsultes romains. 

Cette compilation, qui parut en 533 et forma cinquante livres, s'appela les Pandectes ou le Digeste. Puis, à l'usage des étudiants, Justinien fit également composer par Tribonien, assisté des jurisconsultes Théophile et Dorothée, un manuel disposé sur le plan des Institutes de Gaius, et qui porta comme son modèle le nom d'Institutes (533); ce traité en quatre livres servit de base à l'enseignement du droit, réservé désormais aux seules écoles de Constantinople, de Rome et de Béryte (Beyrouth). Enfin, les Novelles, c.-à-d. les constitutions impériales, promulguées postérieurement à 534, vinrent compléter l'immense monument législatif connu sous le nom de Corpus juris civilis, et qui, à travers le Moyen âge, a transmis jusqu'à nous les principes du droit romain. Sans doute, on a pu reprocher aux rédacteurs du Code et du Digeste, d'avoir, conformément aux instructions impériales, traité avec une liberté parfois excessive les textes qu'ils étaient chargés de rassembler et de coordonner, d'avoir, en particulier, mutilé de façon lamentable les traités des anciens jurisconsultes romains; malgré ces critiques, la législation de Justinien n'en a pas moins exercé une influence capitale, et, en révélant aux nations occidentales du Moyen âge l'idée de l'État fondé sur la droit, elle a constitué une des oeuvres les plus fécondes dans l'histoire de l'humanité.

Justinien, le bâtisseur.
Enfin les progrès de l'industrie byzantine qui, sous Justinien, réussit à enlever à la Chine le monopole de la fabrication des étoffes de soie, l'extension des relations commerciales, qui portaient les marchandises byzantines depuis les marchés de l'Orient jusqu'à ceux de la Gaule, surtout le grand élan donné aux travaux publics, contribuèrent puissamment à la splendeur du règne. Par la sollicitude de Justinien, l'Empire ne se couvrit pas seulement de forteresses, mais de routes, de ponts, d'hospices, de couvents et d'églises. Parmi ces dernières, la plus célèbre, autant par le luxe qu'y déploya Justinien que par les principes d'art nouveaux qui y furent appliqués, est celle de Sainte-Sophie de Constantinople. Pour la construire, les architectes Anthemius de Tralles et Isidore de Milet empruntèrent à l'Asie des partis qui allaient devenir caractéristiques de l'architecture byzantine : pour couronner l'édifice, ils élevèrent une énorme et hardie coupole, posée sur quatre grands arcs d'une ouverture égale à son diamètre et flanquée de deux demi-coupoles de même envergure; pour l'orner, ils dépouillèrent de leurs marbres, de leurs porphyres les plus illustres sanctuaires païens; ils prodiguèrent l'argent et l'or; ils firent étinceler le long des murailles les tableaux en mosaïque, qui allaient devenir un des éléments essentiels de la décoration byzantine, et lorsque, le 27 décembre 537, eut lieu la dédicace solennelle de l'église, Justinien put s'écrier dans un élan d'orgueil : 

« Gloire à Dieu qui m'a jugé digne d'accomplir un tel ouvrage! Salomon, je t'ai vaincu. » 
A Salonique, au couvent du Sinaï, d'autres monuments rappellent les splendeurs de l'art byzantin à cette époque; mais c'est surtout à Ravenne, dans les basiliques de Saint-Apollinaire-Nuovo et de Saint-Apollinaire in Classe, dans celle surtout de Saint-Vital qu'il apparaît dans sa gloire, dans ces mosaïques du choeur, en particulier, où Justinien et Théodora sont figurés dans tout l'éclat de la pompe impériale, vivant portrait et saisissante image de la cour byzantine du VIe siècle.

Et ce n'est pas seulement par ces oeuvres magnifiques que s'étendait au loin le renom de l'Empire : où l'autorité du basileus n'atteignait point directement, la diplomatie ou la propagande religieuse portaient du moins l'influence de Byzance. Les missions chrétiennes s'étendent, en Afrique, jusqu'en Nubie, en Éthiopie et dans les premières oasis sahariennes, en Asie jusqu'à Sri Lanka, au Malabar et même en Chine, en Europe, chez les Huns de la Mésie, les Goths Tétraxites de Crimée, les Abasges du Caucase. Contre les ennemis du dehors, les négociateurs byzantins surent armer, tour à tour, en Europe, les Avars, les Hérules, les Gépides; en Asie, les Ibères du Caucase, les Arabes du désert de Syrie et entretenir tout à la fois, par l'action religieuse et par les subsides, ce prestige de l'Empire, si puissant en tout temps sur les souverains barbares.

La part de l'ombre

Il reste à voir de quel prix furent achetées ces brillantes conquêtes, et si cette apparente splendeur ne cache pas de réelles et profondes misères.

L'Est en péril.
Pour satisfaire les rêves ambitieux qu'il formait sur l'Occident, Justinien dut plus d'une fois dégarnir en Orient les frontières de l'Empire et sacrifier de ce côté ses intérêts les plus essentiels. Pour tenir en échec les Perses, les prédécesseurs du basileus avaient attiré dans la clientèle romaine les petits peuples demeurés indépendants entre les deux empires : parmi eux, l'un des plus importants était celui des Lazes, qui commandaient les passes du Caucase. Engagé par là dès son avènement dans une lutte contre la monarchie des Sassanides, Justinien eut pour préoccupation dominante de s'en dégager le plus promptement possible. Il ne songea pas plus à profiter sérieusement de la victoire gagnée à Dara par Bélisaire (530) qu'à venger la défaite éprouvée à Callinicum (531) ; pour être libre de conquérir l'Afrique, il se résigna à payer tribut à Chosroès le Grand (532). Dès lors, en face de son habile et énergique rival, il consentit humiliation sur humiliation; en 540, les Perses prennent Dara, ravagent la Syrie, occupent Antioche, et, un moment contenus par Bélisaire, remportent bientôt de nouvelles victoires ; pour ne pas abandonner l'Italie, Justinien achète leur retraite à prix d'or (545). Lorsque, en 549, la guerre reprend dans la région des Lazes, lorsque les Perses mettent la main sur cette importante position, de nouveau l'empereur mêle les négociations aux armes et, pour obtenir enfin l'évacuation du territoire contesté, de nouveau il accepte de payer tribut à Chosroès (561). En Europe, la situation est plus grave encore. Durant toute la durée du règne, les Bulgares et les Slaves ravagent cruellement le pays romain; en 540, une grande incursion met à feu et à sang tout le pays qui s'étend de l'Adriatique jusqu'à Constantinople; en 539, les Huns, franchissant le mur d'Anastase, viennent insulter les murailles de la capitale et ne reculent que devant l'énergie de Bélisaire. Malgré le réseau serré des forteresses byzantines, les provinces sont dévastées et les efforts mêmes de la diplomatie impériale créent pour l'avenir des dangers redoutables; en appelant les Lombards et les Avars, qui s'établissent en Pannonie, elle prépare pour la fin du siècle des périls nouveaux pour Byzance.

La misère intérieure.
C'est qu'aussi bien, à l'intérieur, malgré la très réelle sollicitude du prince, une profonde misère se manifeste sous les apparences de splendeur. Pour suffire aux frais des guerres continuelles, aux dépenses des constructions militaires et religieuses, au luxe prodigieux de la cour, il faut écraser les sujets d'impôts, dont le poids est aggravé encore par l'avidité et les exactions des fonctionnaires. On multiplie donc les sources de revenus nouveaux; on applique dans toute sa rigueur la tyrannique epibolè; on fait argent de tout, par les monopoles, par les confiscations, par les retenues pratiquées sur les appointements des fonctionnaires, par la mainmise sur les revenus des villes. Par ces moyens, le préfet Jean de Cappadoce réussit, pendant quatorze ans (527-541), à alimenter le trésor, et quand il tomba enfin, victime des intrigues de Théodora, son successeur, Pierre Barsamès, exploita l'Empire comme lui. Même désordre dans l'administration de la justice et de l'armée : l'avidité de Tribonien est célèbre, et entre ses mains les arrêts sont rendus au gré de la corruption ou du favoritisme. Faute d'argent, l'armée est négligée, la solde mal payée, les effectifs diminués sans cesse, et les troupes, principalement composées de mercenaires, sont en conséquence toujours prêtes à la révolte ou disposées à vivre sur le pays. Aussi les provinces pâtissent cruellement: l'Italie et l'Afrique sont presque ruinées par la guerre qui doit les délivrer; les autres provinces sont écrasées, et quand, par surcroît, des calamités, telles que la peste de 542, s'ajoutent aux autres misères, l'épuisement est complet et presque irréparable.

Les dérives de l'absolutisme.
D'autre part, la législation, en consacrant l'absolutisme du basileus, eut pour l'Empire de graves conséquences aussi. Dans l'État reconstitué, Justinien ne souffrit jamais d'autre autorité que la sienne. Non seulement les émeutes furent réprimées sans miséricorde, en particulier cette terrible sédition Nika, qui, en 532, faillit ébranler le trône impérial; non seulement les conspirations furent punies avec la dernière rigueur, et Bélisaire même, malgré ses services, n'échappa pas en 561 aux soupçons du prince et à une passagère disgrâce. Mais encore le basileus fit disparaître tout ce qui pouvait lui porter ombrage; en 541, le consulat fut aboli, et si le Sénat subsista, du moins son importance fut-elle considérablement réduite. Durant tout le règne, les meilleurs serviteurs, les plus fidèles, furent exposés sans cesse aux défiances et aux disgrâces; mais c'est surtout en matière religieuse que s'exerça l'absolutisme impérial : comme il modifiait à sa volonté le code, ainsi Justinien prétendit régler en maître le dogme et la discipline. Orthodoxe fervent, il voulut, dans l'Empire, établir l'unité de religion comme il avait établi celle de la législation. 

Contre les dissidents de toute sorte, Justinien fut sans pitié. En 529, il ordonna de fermer les écoles d'Athènes, dernier asile des lettres et de la philosophie païenne, et il obligea les maîtres qui y enseignaient à aller chercher asile chez Chosroès. Il noya dans le sang la révolte des Samaritains de Palestine (530) ; il lança d'impitoyables édits de proscription contre les païens, les juifs, les ariens, les donatistes. Bien plus, et non content de protéger l'Église, il prétendit intervenir dans les débats purement théologiques et il n'hésita pas à entrer en conflit, avec une singulière violence, avec la papauté elle-même. Sous l'influence de Théodora, secrètement favorable aux monophysites, il fit en 537 arrêter, déposer, exiler l'évêque de Rome, Silvère; en 544, il troubla l'Église plus profondément encore en soulevant la fameuse querelle des trois chapitres. A l'instigation d'Askidas, évêque de Césarée, et pour donner une satisfaction au parti monophysite, Justinien proposait de condamner les écrits de trois pères tenus pour hérétiques par les monophysites, mais que n'avait point frappés le concile de Chalcédoine. Sans grande résistance, les prélats orientaux cédèrent aux injonctions impériales, mais l'Occident se montra moins docile. Le pape Vigile, mandé à Constantinople en 547 par ordre de Justinien, emprisonné, maltraité, se résigna enfin par lassitude à obéir aux volontés du prince, après qu'un grand concile, principalement composé d'évêques orientaux, eut (mai 553) anathématisé les trois chapitres. Mais l'Afrique, l'Italie s'obstinèrent dans la résistance, malgré les violences par lesquelles l'autorité civile tenta de fléchir les opposants. Au moment même où Justinien mourut, le calme n'était pas entièrement rétabli.

Il convient de remarquer que ces regrettables événements marquèrent principalement les dernières années du gouvernement de Justinien. A ce moments ainsi qu'il arrive souvent au terme d'un trop long règne, un profond relâchement se manifestait dans les ressorts de l'administration publique. Depuis la mort de Théodora en particulier, l'empereur vieillissant -  il avait à cette date au moins soixante-cinq ans - avait perdu cette énergique activité et abdiqué cet impérial orgueil qui dirigeaient jadis ses résolutions; il laissait l'armée tomber en décadence et les forteresses s'écrouler, il assistait impuissant aux exactions des fonctionnaires, il bornait sa politique à entretenir des divisions parmi les Barbares et à acheter, quand il fallait, leur retraite à prix d'or; avec une molle indifférence, il assistait à la ruine de son Empire et se complaisait à discuter avec les évêques des problèmes de théologie.

Mais il ne faut pas que cette décadence trop réelle fasse oublier les gloires et les splendeurs du règne. Sans doute, les conquêtes de Justinien furent éphémères, encore qu'en Afrique et en ltalie les Byzantins aient donné un assez bel exemple de vitalité; sans doute les ressorts de l'administration, tendus à l'extrême, finirent par se relâcher, et sous des princes plus faibles, dans des circonstances moins favorables, cette oeuvre artificielle et fragile s'écroula. Mais, du moins, il faut laisser au basileus le mérite d'avoir repris non sans grandeur la tradition des anciens empereurs; si l'oeuvre fut peu durable, la pensée du moins était grande, et si l'on ajoute que les institutions administratives du règne ont servi de base à la grande réforme des thèmes, que la législation de Justinien a exercé dans le monde une longue et puissante influence, que Sainte-Sophie, son oeuvre de prédilection, a marqué le point de départ d'un art nouveau, on conviendra que son règne n'a pas été stérile. C'est assez pour mériter à Justinien, malgré des défauts et des faiblesses, une grande place dans l'histoire, comme de bonne heure il en a pris une dans les souvenirs légendaires des peuples : dans l'Italie du IXe siècle, aussi bien que parmi les populations slaves de la Dalmatie, de la Serbie, de la Bulgarie, des traces incontestables apparaissent d'un véritable cycle de Justinien le Grand. (Ch. Diehl).

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Dictionnaire biographique
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