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Justinien Ier
est un empereur byzantin (527-565), né
vers 483, mort en novembre 565. Il était issu d'une obscure famille de
paysans de l'Illyricum, établis aux environs de Scupi (auj. Uskub), qui,
plus tard, reçut, en l'honneur de l'empereur, le nom de Justiniana
prima; une tradition fort répandue, mais dont le caractère apocryphe
est aujourd'hui pleinement établi, veut même qu'il ait été d'origine
slave et raconte qu'il portait le nom d'Upravda. Quoi qu'il en soit, il
dut à son oncle Justin, d'abord haut dignitaire
et bientôt maître de l'Empire, de faire, lui aussi, une rapide fortune
: consul en 521 et désigné à la faveur du peuple par la splendeur des
jeux qu'il célébra, puis nommé magister militum et patrice, adopté
enfin par Justin et associé à l'Empire en avril 527, quelques mois plus
tard, Justinien succéda sans contestation à son oncle; pendant près
de quarante ans, il allait occuper le trône de Byzance et dominer de sa
puissante figure l'histoire du VIe siècle.
Au moment de l'avènement du nouveau prince,
la situation de l'Empire ne laissait pas d'être difficile. A l'intérieur,
les factions de l'hippodrome déchiraient la capitale de leurs rivalités
et entretenaient contre la dynastie nouvelle la sourde opposition de la
famille d'Anastase; dans les provinces, abandonnées à toutes les exactions
des gouverneurs, rançonnées sans merci autant par les brigands que par
les soldats chargés de les défendre, un désordre affreux régnait, et
par surcroît les questions religieuses, nées de la querelle des monophysites ,
augmentaient le trouble et les divisions intestines. Au dehors, la frontière
orientale de l'Empire était sans cesse menacée par les Perses ;
l'Occident semblait irrémédiablement perdu, et la monarchie trop affaiblie
pour tenter de reconquérir l'ancien empire romain.
Justinien sut pourtant faire face à la
lourde lâche qui lui était imposée. C'était, quand il prit le gouvernement,
un homme fait, mûri par l'expérience des grandes affaires. Nourri de
bonne heure des traditions de l'éducation romaine, il avait un sentiment
très net des droits et des devoirs d'un empereur. Au dedans, il prétendait
rétablir dans son intégrité le pouvoir que jadis avaient possédé les
césars et centraliser entre les mains d'un souverain absolu tous les ressorts
du gouvernement. Un État, une religion, une loi, telle était la formule
où se résumaient les théories de son impérial orgueil. Au dehors, il
aspirait à reconstituer dans sa plénitude tout l'empire qu'avaient jadis
gouverné les Constantin et les Théodose.
Considérant comme de simples vassaux les rois barbares établis en Afrique,
en Espagne ou en Italie, il rêvait de remettre en vigueur les droits imprescriptibles
de Rome. Élevé, d'autre part, dans les enseignements du christianisme ,
d'une piété ardente et souvent obtuse, il trouvait dans les motifs religieux
des encouragements à ses visées politiques; ses guerres eurent toujours
des allures de croisades; son autorité s'exerça sur l'Église comme sur
l'État.
Or, malgré les faiblesses, les défauts
d'un caractère souvent mesquin et jaloux, Justinien, plus que tous ses
prédécesseurs, était capable de réaliser ces grandes pensées. Nature
ambitieuse et tenace, il sut tout à la fois agir avec résolution et profiter
habilement des circonstances favorables : avide de gloire et de conquêtes,
portant à un haut point l'orgueil de son rang impérial, il sut entreprendre
et poursuivre une tâche qui n'était pas sans grandeur. Du prestige moral
demeuré attaché au souvenir de l'empire romain, il sut refaire une réalité;
dans la monarchie reconstituée, il sut fonder des institutions durables.
Sans doute, il se laissa gouverner par Théodora,
qu'il associa à son pouvoir et décora du titre d'Augusta; mais
l'impératrice, en dépit des calomnies accumulées autour de son nom,
se montra femme de tête et de bon conseil. Sans doute aussi, Justinien
eut la bonne fortune de grouper autour de lui les hommes les plus capables
de réaliser ses desseins; pour généraux, il eut Bélisaire
et Narsès, Solomon et Carmanos; pour ministres, Tribonien et Jean de Cappadoce ;
mais il eut le mérite de les deviner et de les choisir. Sans doute encore,
on peut signaler les contrastes qui éclatent dans son caractère, son
esprit indécis et parfois abattu, ses défiances mesquines, son despotisme
soupçonneux; ses qualités pourtant, son assiduité au travail, son amour
de l'ordre et de la discipline, son goût des arts, ses nobles ambitions
surtout ne sont pas d'un homme ordinaire. Sans doute enfin, l'exécution
a trahi parfois la pensée, mais la pensée était grande, et, malgré
d'incontestables faiblesses, le règne de Justinien a jeté un dernier
rayon de lumière sur l'Empire.
Les
accomplissements d'un règne
Procope a fort
bien mis en lumière ce mélange singulier de splendeur et de décadence;
c'est ce double aspect également qu'il importe ici d'étudier. D'une part,
c'est le côté brillant du règne, les guerres heureuses, les provinces
réorganisées et défendues, la législation
unifiée et comme créée à nouveau, la prospérité industrielle et commerciale,
l'éclat des arts et le prestige de l'Empire s'étendant à travers tout
le monde chrétien. Là , c'est le revers de la médaille, ce sont les tristesses
et les misères, les expéditions désastreuses, les frontières forcées,
l'armée désorganisée, les provinces épuisées par les exactions du
pouvoir central, les progrès du despotisme impérial, engendrant les luttes
civiles et religieuses, et le relâchement de la fin du règne, quand le
pouvoir s'énerve aux mains d'un empereur fatigué et vieilli. C'est Ã
ce double point de vue qu'on examinera cette histoire pour juger avec équité
l'oeuvre que tenta le grand empereur du VIe
siècle.
Les
Conquêtes de l'Ouest.
Aussitôt que la répression sanglante
de la sédition Nika (532) eut calmé au dedans les agitations des
factions, aussitôt que les circonstances permirent de conclure, - peu
glorieusement, - la « paix perpétuelle » de 532 avec le roi de Perse ,
Chosroès le Grand, Justinien s'empressa de
donner carrière aux ambitions qui le portaient vers l'Occident. La chute
du roi des Vandales, Hildéric, renversé
en 531 par l'usurpateur Gélimer, offrait un facile prétexte d'intervention
; l'oppression dont souffraient les catholiques africains fournissait au
prince des raisons plus décisives encore. Sous les ordres de Bélisaire,
une grande expédition mit à la voile pour l'Afrique, et grâce aux soulèvements
qui éclatèrent en Tripolitaine et
en Sardaigne, grâce au concours empressé que fournirent les Ostrogoths,
grâce à l'amollissement des Vandales surtout et à l'inertie de Gélimer,
le général byzantin n'eut qu'à paraître pour ruiner l'oeuvre de Genséric.
La bataille de Decimum (septembre 533) lui livra Carthage ;
le combat de Tricamaron acheva la chute du royaume vandale (décembre 533).
Gélimer, cerné au mont Pappua, dut se rendre (534) et vint orner le triomphe
solennel décerné à Bélisaire par la reconnaissance de Justinien.
L'Afrique semblait conquise; bientôt ce
fut le tour de l'Italie. La mort violente d'Amalasonte,
assassinée par son cousin Théodat (535), fournit
à l'empereur une raison d'intervenir. Cette fois pourtant, malgré l'appui
que fournit aux impériaux l'Église catholique, hostile à ses maîtres
ariens et toute-puissante en Italie, la lutte fut plus longue et plus difficile.
Bélisaire put bien occuper sans coup férir la Sicile, prendre Naples
par surprise (fin 536), entrer dans Rome, que les habitants lui livrèrent
(décembre 536) et pendant une année entière (mars 537 - mars 538) s'y
maintenir glorieusement contre les attaques de l'énergique Vitigès, que
les Goths avaient proclamé roi à la place de l'incapable Théodat;
il put même, malgré l'appui que le roi franc Théodebert
prêtait aux Barbares, malgré les intrigues qui paralysaient l'activité
de ses soldats, enfermer Vitigès dans Ravenne et se faire livrer perfidement
le roi et la capitale des Ostrogoths (539). Mais la résistance continua
après le départ de Bélisaire (540).
En 542, le successeur de Vitigès, Totila,
battit les impériaux à Faenza; bientôt il reprenait possession de l'Italie
presque entière, et Bélisaire lui-même, renvoyé dans la péninsule,
mais sans troupes, sans ressources, ne pouvait empêcher, en 546, les Goths
d'emporter Rome. Désespéré d'une lutte inégale, Bélisaire demandait,
en 549, son rappel, et Totila, maître de l'Italie, de la Sicile, de la
Corse, étendait ses ravages aux côtes mêmes de l'Empire. Pour venir
à bout de ce terrible adversaire, Justinien se résolut à un suprême
effort: Narsès, envoyé comme général en chef, fut vainqueur à la journée
de Tagina (juin 552), où Totila trouva la mort ; l'année suivante, le
successeur du roi barbare, Téïas, périssait avec les derniers débris
des Ostrogoths dans une sanglante bataille livrée au pied du Vésuve .
L'Italie était définitivement soumise. A cette conquête, Justinien put
même un instant se flatter d'ajouter l'Espagne (554); du moins, il profita
des discordes qui troublaient le royaume wisigoth pour prendre pied dans
la péninsule et occuper dans la Bétique plusieurs places importantes,
entre autres Carthagène, Malaga
et Cordoue. Ainsi il tenait par le Nord les
colonnes d'Hercule, que commandait au sud la forte citadelle de Septum
(Ceuta) ; de nouveau, comme au temps des césars,
la Méditerranée était un lac romain.
L'Empire
fortifié
Aux provinces ainsi rentrées au sein
de l'Empire, Justinien voulut rendre toutes les institutions de Rome l'Afrique
fut organisée en une préfecture du prétoire indépendante; par la pragmatique
sanction de 554, un autre préfet du prétoire fut placé à la tête
de l'administration de l'Italie. Mais contre les incursions des Berbères,
toujours prêts à ravager le pays byzantin, contre les attaques des Barbares
qui, comme les Francs, venaient, en 554, envahir l'Italie, des mesures
de défense étaient nécessaires. Pour couvrir les provinces, Justinien
organisa de véritables marches frontières, et, grand constructeur, il
éleva tout le long du limes une ligne presque ininterrompue de
forteresses. Dans la Tunisie méridionale, au pied du massif de l'Aurès,
aujourd'hui encore les ruines des citadelles impériales attestent l'activité
prodigieuse des lieutenants de Justinien, et ce n'est pas à l'Afrique
seule que s'étendit la sollicitude du basileus; toutes les provinces de
l'Empire se hérissèrent de redoutes et de places fortes, dont Procope,
dans son livre Des Édifices, a longuement décrit la masse vraiment
prodigieuse. Sur la frontière du Nord, de Singidunum (Belgrade)
à la mer Noire, du confluent de la Save aux embouchures du Danube, plus
de quatre-vingts châteaux
s'élevèrent, et derrière cette première ligne, en Epire ,
en Thessalie ,
en Thrace, en Macédoine ,
six cents places furent réparées ou construites; les défilés des Thermopyles ,
les passages de l'isthme de Corinthe, les
abords de la Chersonèse
de Thrace
furent barrés par des longs murs. En Asie, depuis Trébizonde jusqu'Ã
l'Euphrate, le pays ne fut pas moins soigneusement défendu : les passes
du Caucase
furent fermées contre les invasions des peuples du Nord; plusieurs lignes
de citadelles, telles que Theododiopolis (Erzeroum), Martyropolis, Amida
(Diarbékir), Dara, Circesium, Édesse, et
un peu en arrière Satala, Colonée, Nicopolis, Sébastée, Antioche,
etc., couvrirent contre les attaques des Perses
l'Arménie et la Mésopotamie, et, pour rendre plus solide encore et plus
efficace la défense, Justinien se décida, dans un certain nombre de provinces
asiatiques (Pont ,
Paphlagonie ,
Arménie ,
Cappadoce ,
Galatie ,
etc.) à réunir entre les mains d'un même gouverneur l'autorité civile
et le commandement militaire (535) : grande réforme et grosse de conséquences;
c'est de là que sortira au VIIe, siècle
le système des thèmes byzantins.
Le
Code de Justinien.
Mais c'est surtout par son oeuvre législative
que Justinien s'est assuré un prestige durable. Depuis les grands jurisconsultes
de l'époque des Sévères, une confusion extrême s'était introduite
dans les monuments du droit romain. A plusieurs
reprises, on avait tenté d'y remettre quelque apparence d'ordre
le Code grégorien, le Code hermogénien, en dernier lieu
le Code théodosien, promulgué en 438 par ordre de Théodose
II, avaient rassemblé et classé un certain nombre de constitutions
impériales. Justinien, à son tour, voulut réunir en un code les principaux
rescrits émanant de ses prédécesseurs; une commission de dix jurisconsultes,
parmi lesquels figuraient le magister officiorum Tribonien, et Théophile,
professeur de droit à l'école de Constantinople,
fut chargée de ce travail et publia, en 529, en douze livres, le codex
Justinianus, dont une seconde édition, augmentée de deux cents lois
nouvelles de Justinien et de cinquante décisions sur des points controversés
(quinquaginta decisiones) fut donnée en 534; c'est le texte que nous possédons
actuellement (Codex Justinianus repetitae praelectionis); Justinien
prétendit faire davantage; dès 530, une commission de seize jurisconsultes,
également présidée par Tribonien, reçut mission d'extraire et de classer
en un ordre méthodique les sentences tirées des livres des quarante principaux
jurisconsultes romains.
Cette compilation, qui parut en 533 et
forma cinquante livres, s'appela les Pandectes ou le Digeste.
Puis, à l'usage des étudiants, Justinien fit également composer par
Tribonien, assisté des jurisconsultes Théophile et Dorothée, un manuel
disposé sur le plan des Institutes de Gaius,
et qui porta comme son modèle le nom d'Institutes (533); ce traité
en quatre livres servit de base à l'enseignement du droit, réservé désormais
aux seules écoles de Constantinople,
de Rome et de Béryte
(Beyrouth). Enfin, les Novelles,
c.-à -d. les constitutions impériales, promulguées postérieurement Ã
534, vinrent compléter l'immense monument législatif connu sous le nom
de Corpus juris civilis, et qui, à travers le Moyen âge ,
a transmis jusqu'Ã nous les principes du droit romain. Sans doute, on
a pu reprocher aux rédacteurs du Code et du Digeste, d'avoir, conformément
aux instructions impériales, traité avec une liberté parfois excessive
les textes qu'ils étaient chargés de rassembler et de coordonner, d'avoir,
en particulier, mutilé de façon lamentable les traités des anciens jurisconsultes
romains; malgré ces critiques, la législation de Justinien n'en a pas
moins exercé une influence capitale, et, en révélant aux nations occidentales
du Moyen âge l'idée de l'État fondé sur la droit, elle a constitué
une des oeuvres les plus fécondes dans l'histoire de l'humanité.
Justinien,
le bâtisseur.
Enfin les progrès de l'industrie byzantine
qui, sous Justinien, réussit à enlever à la Chine
le monopole de la fabrication des étoffes de soie, l'extension des relations
commerciales, qui portaient les marchandises byzantines depuis les marchés
de l'Orient jusqu'à ceux de la Gaule, surtout le grand élan donné aux
travaux publics, contribuèrent puissamment à la splendeur du règne.
Par la sollicitude de Justinien, l'Empire ne se couvrit pas seulement de
forteresses, mais de routes, de ponts, d'hospices, de couvents et d'églises.
Parmi ces dernières, la plus célèbre, autant par le luxe qu'y déploya
Justinien que par les principes d'art nouveaux qui y furent appliqués,
est celle de Sainte-Sophie de Constantinople.
Pour la construire, les architectes Anthemius de
Tralles et Isidore de Milet empruntèrent à l'Asie des partis qui
allaient devenir caractéristiques de l'architecture byzantine
: pour couronner l'édifice, ils élevèrent une énorme et hardie coupole,
posée sur quatre grands arcs d'une ouverture égale à son diamètre et
flanquée de deux demi-coupoles de même envergure; pour l'orner, ils dépouillèrent
de leurs marbres, de leurs porphyres les plus illustres sanctuaires païens;
ils prodiguèrent l'argent et l'or; ils firent étinceler le long des murailles
les tableaux en mosaïque ,
qui allaient devenir un des éléments essentiels de la décoration byzantine,
et lorsque, le 27 décembre 537, eut lieu la dédicace solennelle de l'église,
Justinien put s'écrier dans un élan d'orgueil :
«
Gloire à Dieu qui m'a jugé digne d'accomplir un tel ouvrage! Salomon,
je t'ai vaincu. »
A Salonique, au couvent du Sinaï, d'autres
monuments rappellent les splendeurs de l'art
byzantin à cette époque; mais c'est surtout à Ravenne,
dans les basiliques de Saint-Apollinaire-Nuovo
et de Saint-Apollinaire in Classe, dans celle surtout de Saint-Vital qu'il
apparaît dans sa gloire, dans ces mosaïques
du choeur, en particulier, où Justinien et
Théodora sont figurés dans tout l'éclat de
la pompe impériale, vivant portrait et saisissante image de la cour byzantine
du VIe siècle.
Et ce n'est pas seulement par ces oeuvres
magnifiques que s'étendait au loin le renom de l'Empire : où l'autorité
du basileus n'atteignait point directement, la diplomatie ou la propagande
religieuse portaient du moins l'influence de Byzance. Les missions chrétiennes
s'étendent, en Afrique ,
jusqu'en Nubie ,
en Éthiopie
et dans les premières oasis sahariennes, en Asie
jusqu'Ã Sri Lanka ,
au Malabar et même en Chine ,
en Europe ,
chez les Huns de la Mésie, les Goths
Tétraxites de Crimée ,
les Abasges du Caucase .
Contre les ennemis du dehors, les négociateurs byzantins surent armer,
tour à tour, en Europe, les Avars, les Hérules,
les Gépides; en Asie, les Ibères
du Caucase, les Arabes du désert de Syrie et entretenir tout à la fois,
par l'action religieuse et par les subsides, ce prestige de l'Empire, si
puissant en tout temps sur les souverains barbares.
La
part de l'ombre
Il reste à voir de quel prix furent achetées
ces brillantes conquêtes, et si cette apparente splendeur ne cache pas
de réelles et profondes misères.
L'Est
en péril.
Pour satisfaire les rêves ambitieux qu'il
formait sur l'Occident, Justinien dut plus d'une fois dégarnir en Orient
les frontières de l'Empire et sacrifier de ce côté ses intérêts les
plus essentiels. Pour tenir en échec les Perses ,
les prédécesseurs du basileus avaient attiré dans la clientèle romaine
les petits peuples demeurés indépendants entre les deux empires : parmi
eux, l'un des plus importants était celui des Lazes, qui commandaient
les passes du Caucase .
Engagé par là dès son avènement dans une lutte contre la monarchie
des Sassanides, Justinien eut pour préoccupation
dominante de s'en dégager le plus promptement possible. Il ne songea pas
plus à profiter sérieusement de la victoire gagnée à Dara par Bélisaire
(530) qu'à venger la défaite éprouvée à Callinicum (531) ; pour être
libre de conquérir l'Afrique, il se résigna à payer tribut à Chosroès
le Grand (532). Dès lors, en face de son habile et énergique rival, il
consentit humiliation sur humiliation; en 540, les Perses prennent Dara,
ravagent la Syrie, occupent Antioche, et,
un moment contenus par Bélisaire, remportent bientôt de nouvelles victoires
; pour ne pas abandonner l'Italie, Justinien achète leur retraite à prix
d'or (545). Lorsque, en 549, la guerre reprend dans la région des Lazes,
lorsque les Perses mettent la main sur cette importante position, de nouveau
l'empereur mêle les négociations aux armes et, pour obtenir enfin l'évacuation
du territoire contesté, de nouveau il accepte de payer tribut à Chosroès
(561). En Europe, la situation est plus grave encore. Durant toute la durée
du règne, les Bulgares et les Slaves ravagent cruellement le pays romain;
en 540, une grande incursion met à feu et à sang tout le pays qui s'étend
de l'Adriatique jusqu'Ã Constantinople;
en 539, les Huns ,
franchissant le mur d'Anastase, viennent insulter les murailles de la capitale
et ne reculent que devant l'énergie de Bélisaire. Malgré le réseau
serré des forteresses byzantines, les provinces sont dévastées et les
efforts mêmes de la diplomatie impériale créent pour l'avenir des dangers
redoutables; en appelant les Lombards
et les Avars, qui s'établissent en Pannonie ,
elle prépare pour la fin du siècle des périls nouveaux pour Byzance.
La
misère intérieure.
C'est qu'aussi bien, à l'intérieur,
malgré la très réelle sollicitude du prince, une profonde misère se
manifeste sous les apparences de splendeur. Pour suffire aux frais des
guerres continuelles, aux dépenses des constructions militaires et religieuses,
au luxe prodigieux de la cour, il faut écraser les sujets d'impôts, dont
le poids est aggravé encore par l'avidité et les exactions des fonctionnaires.
On multiplie donc les sources de revenus nouveaux; on applique dans toute
sa rigueur la tyrannique epibolè; on fait argent de tout, par les
monopoles, par les confiscations, par les retenues pratiquées sur les
appointements des fonctionnaires, par la mainmise sur les revenus des villes.
Par ces moyens, le préfet Jean de Cappadoce réussit, pendant quatorze
ans (527-541), à alimenter le trésor, et quand il tomba enfin, victime
des intrigues de Théodora, son successeur,
Pierre Barsamès, exploita l'Empire comme lui. Même désordre dans l'administration
de la justice et de l'armée : l'avidité de Tribonien est célèbre, et
entre ses mains les arrêts sont rendus au gré de la corruption ou du
favoritisme. Faute d'argent, l'armée est négligée, la solde mal payée,
les effectifs diminués sans cesse, et les troupes, principalement composées
de mercenaires, sont en conséquence toujours prêtes à la révolte ou
disposées à vivre sur le pays. Aussi les provinces pâtissent cruellement:
l'Italie et l'Afrique sont presque ruinées par la guerre qui doit les
délivrer; les autres provinces sont écrasées, et quand, par surcroît,
des calamités, telles que la peste
de 542, s'ajoutent aux autres misères, l'épuisement est complet et presque
irréparable.
Les
dérives de l'absolutisme.
D'autre part, la législation, en consacrant
l'absolutisme du basileus, eut pour l'Empire de graves conséquences aussi.
Dans l'État reconstitué, Justinien ne souffrit jamais d'autre autorité
que la sienne. Non seulement les émeutes furent réprimées sans miséricorde,
en particulier cette terrible sédition Nika, qui, en 532, faillit
ébranler le trône impérial; non seulement les conspirations furent punies
avec la dernière rigueur, et Bélisaire même, malgré ses services, n'échappa
pas en 561 aux soupçons du prince et à une passagère disgrâce. Mais
encore le basileus fit disparaître tout ce qui pouvait lui porter ombrage;
en 541, le consulat fut aboli, et si le Sénat subsista, du moins son importance
fut-elle considérablement réduite. Durant tout le règne, les meilleurs
serviteurs, les plus fidèles, furent exposés sans cesse aux défiances
et aux disgrâces; mais c'est surtout en matière religieuse que s'exerça
l'absolutisme impérial : comme il modifiait à sa volonté le code, ainsi
Justinien prétendit régler en maître le dogme et la discipline. Orthodoxe
fervent, il voulut, dans l'Empire, établir l'unité de religion comme
il avait établi celle de la législation.
Contre les dissidents de toute sorte,
Justinien fut sans pitié. En 529, il ordonna de fermer les écoles
d'Athènes, dernier asile des lettres et de la philosophie païenne,
et il obligea les maîtres qui y enseignaient à aller chercher asile chez
Chosroès. Il noya dans le sang la révolte des Samaritains de Palestine
(530) ; il lança d'impitoyables édits de proscription contre les païens,
les juifs ,
les ariens ,
les donatistes .
Bien plus, et non content de protéger l'Église, il prétendit intervenir
dans les débats purement théologiques et il n'hésita pas à entrer en
conflit, avec une singulière violence, avec la papauté elle-même. Sous
l'influence de Théodora, secrètement favorable
aux monophysites ,
il fit en 537 arrêter, déposer, exiler l'évêque de Rome, Silvère;
en 544, il troubla l'Église plus profondément encore en soulevant la
fameuse querelle des trois chapitres. A l'instigation d'Askidas, évêque
de Césarée, et pour donner une satisfaction au parti monophysite, Justinien
proposait de condamner les écrits de trois pères tenus pour hérétiques
par les monophysites, mais que n'avait point frappés le concile
de Chalcédoine .
Sans grande résistance, les prélats orientaux cédèrent aux injonctions
impériales, mais l'Occident se montra moins docile. Le pape Vigile, mandé
à Constantinople en 547 par ordre
de Justinien, emprisonné, maltraité, se résigna enfin par lassitude
à obéir aux volontés du prince, après qu'un grand concile, principalement
composé d'évêques orientaux, eut (mai 553) anathématisé les trois
chapitres. Mais l'Afrique, l'Italie s'obstinèrent dans la résistance,
malgré les violences par lesquelles l'autorité civile tenta de fléchir
les opposants. Au moment même où Justinien mourut, le calme n'était
pas entièrement rétabli.
Il convient de remarquer que ces regrettables
événements marquèrent principalement les dernières années du gouvernement
de Justinien. A ce moments ainsi qu'il arrive souvent au terme d'un trop
long règne, un profond relâchement se manifestait dans les ressorts de
l'administration publique. Depuis la mort de Théodora
en particulier, l'empereur vieillissant - il avait à cette date
au moins soixante-cinq ans - avait perdu cette énergique activité et
abdiqué cet impérial orgueil qui dirigeaient jadis ses résolutions;
il laissait l'armée tomber en décadence et les forteresses s'écrouler,
il assistait impuissant aux exactions des fonctionnaires, il bornait sa
politique à entretenir des divisions parmi les Barbares et à acheter,
quand il fallait, leur retraite à prix d'or; avec une molle indifférence,
il assistait à la ruine de son Empire et se complaisait à discuter avec
les évêques des problèmes de théologie.
Mais il ne faut pas que cette décadence
trop réelle fasse oublier les gloires et les splendeurs du règne. Sans
doute, les conquêtes de Justinien furent éphémères, encore qu'en Afrique
et en ltalie les Byzantins aient donné un assez bel exemple de vitalité;
sans doute les ressorts de l'administration, tendus à l'extrême, finirent
par se relâcher, et sous des princes plus faibles, dans des circonstances
moins favorables, cette oeuvre artificielle et fragile s'écroula. Mais,
du moins, il faut laisser au basileus le mérite d'avoir repris non sans
grandeur la tradition des anciens empereurs; si l'oeuvre fut peu durable,
la pensée du moins était grande, et si l'on ajoute que les institutions
administratives du règne ont servi de base à la grande réforme des thèmes,
que la législation de Justinien a exercé dans le monde une longue et
puissante influence, que Sainte-Sophie, son oeuvre de prédilection, a
marqué le point de départ d'un art nouveau, on conviendra que son règne
n'a pas été stérile. C'est assez pour mériter à Justinien, malgré
des défauts et des faiblesses, une grande place dans l'histoire, comme
de bonne heure il en a pris une dans les souvenirs légendaires des peuples
: dans l'Italie du IXe siècle, aussi bien
que parmi les populations slaves de la Dalmatie ,
de la Serbie, de la Bulgarie, des traces incontestables apparaissent d'un
véritable cycle de Justinien le Grand. (Ch. Diehl). |
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