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La Bruyère

Jean de La Bruyère est un moraliste né à Paris le 16 août 1645, mort à Versailles le 10 mai 1696. On a longtemps cru qu'il était né dans un village voisin de Dourdan, jusqu'à ce que Jal eût retrouvé son acte de baptême, qui établit qu'il a été baptisé le 17 août 1645 à l'église Saint-Christophe, dans la Cité. Il était le fils aîné de Louis de La Bruyère, contrôleur général des rentes de l'Hôtel de Ville, bourgeois de Paris, et d'Elisabeth Ilamonyn. Son trisaïeul paternel, Jean de La Bruyère, apothicaire dans la rue Saint-Denis, et son bisaïeul, Mathias de La Bruyère, lieutenant civil de la prévôté et vicomté de Paris, avaient joué, au XVIe siècle, un rôle actif dans la Ligue. Il fut vraisemblablement élevé à l'Oratoire de Paris, et, à vingt ans, obtint le grade de licencié ès deux droits à l'université d'Orléans. Il revint vivre à Paris avec sa famille, dont la situation de fortune était assez aisée, et fut inscrit au barreau, mais plaida peu ou pas. En 1673, il acheta une charge de trésorier général de France au bureau des finances de la généralité de Caen, charge qui valait une vingtaine de mille livres, rapportait environ 2 350 livres par an, et conférait en outre l'anoblissement; il fit le voyage de Normandie pour son installation, puis, les formalités remplies, il retourna à Paris et ne parut plus à Caen. Il vendit sa charge en 1686. A partir du 15 août 1684, il fut l'un des précepteurs du jeune duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé. Cet emploi fut confié à La Bruyère, d'après l'abbé d'Olivet, sur la recommandation de Bossuet
« qui fournissait ordinairement aux princes, a dit Fontenelle, les gens de mérite dans les lettres dont ils avaient besoin ». 
On ignore d'ailleurs comment Jean La Bruyère connaissait Bossuet. Le jeune duc de Bourbon était âgé de seize ans, et il venait d'achever sa seconde année de philosophie au collège de Clermont (Louis-le-Grand), qui était dirigé par les jésuites. C'est avec deux jésuites encore, les pères Alleaume et du Rosel, et avec le mathématicien Sauveur, que La Bruyère partagea le soin d'achever l'éducation du jeune duc, auquel il était chargé d'enseigner, pour sa part, l'histoire, la géographie et les institutions de la France. Condé suivait de près les études de son petit-fils, et La Bruyère, comme les autres maîtres, devait lui faire connaître le programme de ses leçons et les progrès de son élève, qui, à vrai dire, était un assez mauvais élève. Le 24 juillet 1685, le duc de Bourbon épousa Mme de Nantes, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan, qui était âgée de onze ans et dix mois; La Bruyère fut invité à partager ses leçons entre les deux jeunes époux. Le 11 décembre 1686, Condé mourut à Fontainebleau, et l'éducation du duc de Bourbon fut considérée comme terminée. La Bruyère resta néanmoins dans la maison de Condé en qualité de gentilhomme de Monsieur le duc, ou « d'homme de lettres », suivant l'abbé d'Olivet, avec mille écus de pension. Ces fonctions assez vagues laissaient à La Bruyère le loisir de travailler selon ses goûts, et elles lui permettaient d'observer à son aise ces grands et ces courtisans dont il devait faire de si mordants portraits. Mais il eut certainement à souffrir du caractère insupportable des « Altesses à qui il était », et que Saint-Simon nous a dépeintes sous de si noires couleurs. « Fils dénaturé, cruel père, mari terrible, maître détestable... », tel était, d'après l'auteur des Mémoires, Henri-Jules de Bourbon, fils du grand Condé; et quant à son petit-fils, l'élève de La Bruyère,
« sa férocité, dit encore Saint-Simon, était extrême et se montrait en tout. C'était une meule toujours en l'air, qui faisait fuir devant elle, et dont ses amis n'étaient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face, et des chansons qu'il savait faire sur-le-champ. qui emportaient la pièce et qui ne s'effaçaient jamais [...] Il se sentait le fléau de son plus intime domestique. »
La Bruyère, qui avait spontanément l'humeur sociable et le désir de plaire, souffrit de la contrainte que lui imposait l'obligation de défendre sa dignité. Il évita les persécutions auxquelles était en butte le pauvre Santeul, mais on sent l'amertume de l'amour-propre blessé dans les plus âpres passages de son chapitre des Grands.
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La Bruyère.
La Bruyère (1645-1696). Statue  de la façade du pavillon Richelieu du musée du Louvre.
© Photo : Serge Jodra, 2009.

La première édition des Caractères parut en mars 1688, sous ce titre : les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les caractères ou les moeurs de ce siècle, A Paris, chez Étienne Michallet, premier imprimeur du Roy, rue Saint-Jacques, à l'image Saint Paul. M. DC. LXXXVIII. Avec privilège de Sa Majesté, in-12. Le nom de l'auteur ne figura sur aucune édition publiée de son vivant. Bien que cette première édition contint surtout des maximes, et presque pas de portraits, le succès fut tout de suite très vif, et deux autres éditions parurent dans la même année 1688, sans que La Bruyère eût le temps de les augmenter notablement. En revanche, la 4e édition (1689) reçut plus de 350 caractères inédits; la cinquième (1690), plus de 150; la sixième (1691) et la septième (1692), près de 80 chacune; la huitième (1693), plus de 40, auxquels il faut ajouter le discours à l'Académie. Seule, la 9e édition (1696) qui parut quelques jours après la mort de La Bruyère, mais revue et corrigée par lui, ne contenait rien d'inédit. La vente de son ouvrage n'enrichit point La Bruyère, qui d'avance en avait destiné le produit à doter la fille de son libraire Michallet; cette dot fut de 100 000 F. environ, suivant certaines estimations, et de 2 à 300 000 F, suivant d'autres.
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L'Incapable

« Que fairre d'Égésippe qui demande un emploi? Le mettra-t-on dans les finances ou dans les troupes? Cela est indifférent, et il faut que ce soit l'intérêt seul qui en décide : car il est aussi capable de manier de l'argent ou de dresser des comptes que de porter les armes. Il est propre à tout, disent ses amis : ce qui signifie toujours qu'il n'a pas plus de talent pour une chose que pour une autre; ou, en d'autres termes, qu'il n'est propre à rien. Ainsi la plupart des hommes, occupés d'eux seuls dans leur jeunesse, corrompus par la paresse ou par le plaisir, croient faussement, dans un âge plus avancé, qu'il leur suffit d'être inutiles ou dans l'indigence afin que la république soit engagée à les placer ou à les secourir; et ils profitent rarement de cette leçon si importante, que les hommes devraient employer les premières années de leur vie à devenir tels par leurs études et par leur travail que la république elle-même eût besoin de leur industrie et de leurs lumières; qu'ils fussent comme une pièce nécessaire à tout son édifice, et qu'elle se trouvât portée par ses propres avantages à faire leur fortune ou à l'embellir.

Nous devons travailler à nous rendre très dignes de quelque emploi : le reste ne nous regarde point, c'est l'affaire des autres. »
 

(La Bruyère, Caractères).

Jean de La Bruyère se présenta à l'Académie en 1691, et ce fut Pavillon qui fut élu. Il se représenta deux ans plus tard, et cette fois fut élu, le 14, mai 1693, en remplacement de l'abbé de La Chambre. Il avait été chaudement recommandé par le contrôleur général Pontchartrain. Son discours de réception, qu'il prononça le 15 juin de la même année, souleva des orages. Il fut violemment attaqué dans le Mercure Galant, qu'il avait placé jadis « immédiatement audessous de rien », et dont les principaux rédacteurs, Thomas Corneille et Fontenelle, ne lui pardonnèrent pas d'avoir fait l'éloge, dans ce discours, des chefs du parti des Anciens, Bossuet, Boileau, La Fontaine, et surtout d'avoir exalté Racine aux dépens de Corneille. La Bruyère répliqua à l'article du Mercure dans la préface de son discours, et il se vengea de Fontenelle en publiant dans la 8e éd. de son livre le caractère de Cydias, dont tout le monde reconnut l'original.

Les dernières années de la vie de La Bruyère furent consacrées à la préparation d'un nouvel ouvrage, dont il avait pris l'idée dans ses fréquents entretiens avec Bossuet c'est à savoir les Dialogues sur le Quiétisme, qu'il laissa inachevés. Ils ont été publiés après sa mort, en 1699, par l'abbé du Pin, docteur en Sorbonne, qui compléta les sept dialogues trouvés dans les papiers de La Bruyère, par deux dialogues de sa façon. Il est probable qu'il ne se gêna pas non plus pour remanier les sept premiers; mais, avec cette réserve, l'authenticité des Dialogues, qui n'était pas admise par Walckenaër, paraît certaine à un des éditeurs de La Bruyère, au XIXe siècle, G. Servois. Ajoutons que l'on a vingt lettres de La Bruyère, dont dix-sept sont adressées au prince de Condé, et nous aurons achevé l'énumération de ses oeuvres complètes.

Il mourut à Versailles, dans la nuit du 10 au 11 mai 1696, d'une attaque d'apoplexie, Le récit de sa fin nous a été transmis par une lettre d'Antoine Bossuet, frère de l'évêque de Meaux :

« J'avais soupé avec lui le mardi 8, écrit-il; il était très gai et ne s'était jamais mieux porté. Le mercredi et le jeudi même, jusqu'à neuf heures du soir, se passèrent en visites et en promenades, sans aucun pressentiment; il soupa avec appétit, et tout d'un coup il perdit la parole et sa bouche se tourna. M. Félix, M. Fagon, toute la médecine de la cour vint à son secours. Il montrait sa tête comme le siège de son mal. II eut quelque connaissance. Saignée, émétique, lavement de tabac, rien n'y fit [...]. Il m'avait lu [deux jours auparavant] des Dialogues qu'il avait faits sur le quiétisme, non pas à l'imitation des Lettres Provinciales (car il était toujours original), mais des dialogues de sa façon [...] C'est une perte pour nous tous; nous le regrettons sensiblement. » 
Bossuet lui-même écrivait de son côté le 28 mai : 
« Toute la cour l'a regretté, et monsieur le Prince plus que tous les autres. »
 Enfin, voici dans quels termes Saint-Simon a enregistré sa mort :
« Le public perdit bientôt après (1696) un homme illustre par son esprit, par son style et par la connaissance des hommes : je veux dire La Bruyère, qui mourut d'apoplexie à Versailles, après avoir surpassé Théophraste en travaillant d'après lui, et avoir peint les hommes de notre temps, dans ses nouveaux Caractères, d'une manière inimitable. C'était d'ailleurs un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant, et fort désintéressé. Je l'avais assez connu pour le regretter, et les ouvrages que son âge et sa santé pouvaient faire espérer de lui. »
La Bruyère mourait célibataire et pauvre. Sa mort, « si prompte, si surprenante », suivant les expressions de son successeur à l'Académie, l'abbé Fleury, fit naître le soupçon qu'il aurait été empoisonné, sans doute par la vengeance d'un des originaux des Caractères; ces bruits n'avaient aucun fondement sérieux. Il fut inhumé à Versailles le 12 mai, dans la vieille église Saint-Julien, qui a été démolie en 1797.
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L'Amateur de tulipes

« La curiosité n'est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, pour ce qu'on a et ce que les autres n'ont point. Ce n'est pas un attachement à ce qui est parfait, mais à ce qui est couru, à ce qui est à la mode. Ce n'est pas un amusement, mais une passion, et souvent si violente, qu'elle ne cède à l'amour et à l'ambition que par la petitesse de son objet. Ce n'est pas une passion qu'on a généralement pour les choses rares et qui ont cours, mais qu'on a seulement pour une certaine chose qui est rare, et pourtant à la mode.

Le fleuriste a un jardin dans un faubourg; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher. Vous le voyez planté et qui a pris racine au milieu de ses tulipes et devant la Solitaire; il ouvre de grands yeux, il frotte ses mains, il se baisse, il la voit de plus près, il ne l'a jamais vue si belle, il a le coeur épanoui de joie; il la quitte pour l'Orientale; de là il va à la Veuve; il passe au Drap-d'or; de celle-ci à l'Agathe, d'où il revient enfin à la Solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il oublie de dîner aussi est-elle nuancée, bordée, huilée, à pièces emportées, elle a un beau vase ou un beau calice; il la contemple, il l'admire ; Dieu et la nature sont en tout cela ce qu'il n'admire point; il ne va pas plus loin que l'oignon de sa tulipe, qu'il ne livrerait pas pour mille écus, et qu'il donnera pour rien quand les tulipes seront négligées et que les oeillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une âme, qui a un culte et une religion, revient chez soi fatigué, affamé, mais fort content de sa journée : il a vu des tulipes. »
 

(La Bruyère, Caractères).

La Bruyère est un moraliste, et le XVIIe siècle est L'âge des moralistes; ce sont là des termes consacrés par l'usage, mais qui ont besoin d'être précisés. On appelle aujourd'hui moraliste l'écrivain qui prêche la morale, et on le distingue du psychologue qui décrit les sentiments sans les juger. Si l'on accepte ces définitions, qui ont été fixées par Paul Bourget (Nouveaux Essais de psychologie contemporaine, 1885), La Bruyère est à la fois moraliste et psychologue, et plus encore psychologue que moraliste, et l'on doit dire du XVIIe siècle qu'il est avant tout l'âge de la psychologie. Mais on entendait alors par moraliste tout auteur qui écrivait « sur les moeurs », quel que fût l'esprit de son livre. Et l'on avait un tel goût pour les analyses morales et pour les portraits, qu'ils n'étaient point réservés aux ouvrages spéciaux, tels que le Recueil de Mademoiselle, mais abondaient dans les romans et, c'est La Bruyère lui-même qui le dit, jusque dans les sermons (Discours sur Théophraste).

Toutefois, deux grands écrivains, par l'objet et par la forme de leurs oeuvres, étaient les prédécesseurs directs de La Bruyère en cet art du moraliste : c'étaient Pascal et La Rochefoucauld, qu'il a parfaitement définis, précisant ensuite par contraste l'originalité de son propre ouvrage :

« L'un  (de ces deux ouvrages), dit-il dans son Discours sur Théophraste, par l'engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la religion; fait connaître l'âme, ses passions, ses vices; traite les grands et sérieux motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre l'homme chrétien. L'autre, qui est la production d'un esprit instruit par le commerce du monde, et dont la délicatesse était égale à la pénétration, observant que l'amour-propre est dans l'homme la cause de tous ses faibles, l 'attaque sans relâche quelque part où il le trouve; et cette unique pensée, comme multipliée en mille autres, a toujours, par le choix des mots et par la variété de l'expression, la grâce de la nouveauté. L'on ne suit aucune de ces routes dans l'ouvrage qui est joint à la traduction des Caractères (de Théophraste). Il est tout différent des deux autres que je viens de toucher : moins sublime que le premier et moins délicat que le second, il ne tend qu'à rendre l'homme raisonnable, mais par des voies simples et communes, et en l'examinant indifféremment, sans beaucoup de méthode, et selon que les divers chapitres y conduisent par les âges, les sexes et les conditions, et par les voies, les faibles et le ridicule qui y sont attachés. » 
Il ne faut donc pas chercher dans La Bruyère un système, ni même des vues bien neuves sur la nature et la destinée de l'humain. Mais nous trouvons dans son livre un tableau de la société de son temps, que les contemporains reconnurent exact (Saint-Simon, cité plus haut); les traits épars d'un caractère fort intéressant, qui éclaire comme d'un jour intérieur la valeur de ses jugements, et qui est le sien propre; et enfin, un art original dont la nouveauté le rapproche davantage de ses successeurs du XVIIIe et même du XIXe siècle que de ses devanciers et de ses contemporains.
« La Bruyère, a dit Prévost-Paradol, n'entre pas dans un sujet pour le parcourir d'un pas ferme et réglé jusqu'au bout; il y pénètre par cent voies différentes, ne s'y engage un moment que pour en sortir, puis y revient sous une forme nouvelle, change à chaque instant de tour, de figure, de langage, ne s'appesantit sur rien et finit par avoir tout dit. » 
On reconnaît généralement que le tableau qu'il nous présente de la société de son temps est à peu près complet mais on en cherche le plan, et lui-même a reconnu qu'il n'était pas rigoureux ( plus haut). Toutefois, il semble se raviser plus tard et, dans la Préface des Caractères, il parle, sans l'expliquer clairement, « des raisons qui entrent dans l'ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des réflexions qui le composent ». Plus tard encore, dans la Préface du Discours à I'Académie, il déclare 
« que de seize chapitres qui le composent [son livre], il y en a quinze qui, s'attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu'à ruiner tous les obstacles qui affaiblissent d'abord et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connaissance de Dieu; qu'ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-être confondu... » 
Mais cette explication trouvée après coup est suspecte; répondant aux Théobaldes, il a sans doute voulu se concilier des sympathies. Le chapitre des Esprits forts est assurément l'expression sincère de ses sentiments chrétiens, mais il est aussi, comme l'éloge de Louis XIV dans le chapitre du Souverain et comme la traduction de Théophraste, un paravent à l'ombre duquel il a pu faire passer la satire des puissants. Néanmoins, on peut reconnaître un certain ordre dans les Caractères; le premier chapitre (Des Ouvrages de l'Esprit), est une sorte d'introduction; les neuf chapitres suivants (Du Mérite personnel, des Femmes, du Coeur, de la Société et de la Conversation, des Biens de fortune, de la Ville, de la Cour, des Grands, du Souverain ou de la République) sont le tableau de la société du XVIIe siècle, considérée dans ses traits généraux, puis dans ses diverses castes; les chapitres XI et XII (de l'Homme et des Jugements) appartiennent à la morale de tous les temps; les travers et les abus de son siècle sont de nouveau attaqués dans les chapitres XIII et XIV (de la Mode, et de Quelques usages); enfin la conclusion chrétienne est donnée par les chapitres XV (de la Chaire) et XVI (des Esprits forts).

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L'Égoïste à table

« Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres : il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie; il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service; il ne s'attache à aucun des mets qu'il n'ait achevé d'essayer de tous; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois : il ne se sert à table que de ses mains : il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune des malpropretés dégoûtantes capables d'ôter l'appétit aux plus affamés; le jus et les sauces lui dégouttent du menton. »
 

(La Bruyère, Caractères).

Tel est le cadre où La Bruyère a enfermé ses observations et ses réflexions, dont les plus intéressantes sont celles qui s'appliquent à ses contemporains, et notamment à la friponnerie des financiers, à la sottise vaniteuse et à l'égoïsme des bourgeois, à la bassesse des courtisans et à l'insolente dureté des grands. Tous ses portraits sont pris sur le vif, et la question se pose de savoir si chacun de ces portraits est fait à l'exacte ressemblance d'un modèle déterminé, ou s'il les a composés de traits recueillis de divers originaux. La Bruyère a protesté à mainte reprise contre les « Clefs-» qui prétendaient donner les noms des personnages qu'il avait dépeints; mais il ne pouvait pas ne pas protester. Quelques-unes de ces « Clefs » nous sont parvenues, et il n'est pas douteux qu'elles sont dans le vrai, lorsqu'elles nous montrent, par exemple, Fontenelle dans Cydias, et dans Aemile, le grand Condé. Parfois aussi leurs indications sont manifestement absurdes. La Bruyère a certainement usé quelquefois du procédé dont il prétendait ne s'être jamais départi et qui consiste à rassembler en une peinture vraisemblable des traits qui, dans la réalité, n'appartenaient pas tous au même modèle. C'est ainsi, par exemple, qu'il a composé de diverses anecdotes le caractère de Ménalque, le Distrait.
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La Bruyère.
La Bruyère, par Nicolas de Largilière.

Cette société du XVIIe siècle, avec quel esprit La Bruyère l'a-t-il observée, et que faut-il penser de ses jugements? On a curieusement voulu faire de La Bruyère une sorte de réformateur, de démocrate, un « précurseur de la Révolution française ». Les passages abondent dans son livre où l'on voit qu'il partage, au contraire, et qu'il accepte toutes les idées essentielles de son temps, en politique comme en religion. Il critique les abus, mais il respecte les institutions. Il reconnaît même que certains maux sont inévitables. Il avait trop l'amour de son art pour être un révolté, et, comme l'a remarqué Nisard, il ne pouvait haïr ce qu'il peignait si bien. Ceci posé, il reste que le ton des Caractères est presque constamment celui de la plus mordante satire. Il y avait en La Bruyère un mélange singulier d'orgueil et de timidité, d'ambition secrète et de mépris pour les ambitieux, de dédain des honneurs et de conscience qu'il en était digne; il ressentit profondément, malgré son affectation d'indifférence stoïcienne, l'inégalité de son mérite et de sa fortune. Et son grand grief contre la société du XVIIe siècle est précisément de ne pas faire sa place au mérite personnel. « Domestique » de ces Condé, dont nous avons indiqué d'après Saint-Simon le caractère détestable, il eut plus qu'un autre à se plaindre de la morgue des grands et de leur injustice à l'égard de personnes « qui les égalent par le coeur et par l'esprit et qui les passent quelquefois-». Doué d'une sensibilité profonde et délicate, qui nous est attestée par certaines de ses réflexions sur l'amour et sur l'amitié, il n'est pas étonnant si La Bruyère, dont les aspirations naturelles étaient constamment froissées, finit par concevoir quelque amertume contre l'injustice du sort et l'épancha dans son livre.
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Pensées détachées

« • Être avec les gens qu'on aime, cela suffit; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal.

• Il faut rire avant d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri.

• J'approche d'une petite ville, et je suis déjà sur une hauteur d'où je la découvre. Elle est située à mi-côte; une rivière baigne ses murs, et coule ensuite dans une belle prairie; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids et de l'aquilon. Je la vois dans un jour si favorable que je compte ses tours et ses clochers; elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie, et je dis : Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux! Je descends dans la ville, où je n'ai pas couché deux nuits, que je ressemble à ceux qui l'habitent : j'en veux sortir.

• Celui-là est riche qui reçoit plus qu'il ne consume; celui-là est pauvre dont la dépense excède la recette.

• Il n'y a pour l'homme que trois événements : naître, vivre, et mourir; il ne se sent pas naître; il souffre à mourir, et il oublie de vivre.

• Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs dissimulés; ils rient et pleurent facilement; ils ont des joies immodérées et des afflictions amères sur de très petits sujets; ils ne veulent point souffrir de mal, et aiment à en faire ils sont déjà des hommes.

• Les enfants n'ont ni passé ni avenir, et, ce qui ne nous arrive guère, ils jouissent du présent. »
 

(La Bruyère).

Son humeur aigrie fut admirablement servie par un style incisif, âpre, nerveux, hardi jusqu'à la brutalité. Sa phrase, courte, brusque, saccadée, est déjà celle du XVIIIe siècle; le réalisme de l'expression, la crudité de certains traits, la tendance à peindre l'extérieur, les gestes des personnages, sont presque du XIXe. Et il nous ressemble encore par un trait qui le distingue de ses contemporains; il est le premier écrivain pour qui le style ait eu une valeur propre, indépendante du sujet. Il est le premier en date des stylistes. Et je ne sais s'il est le moins philosophe des moralistes français, mais il en est assurément le plus littérateur. (Paul Souday).



En bibliothèque - On a de La Bruyère les Caractères de Théophraste, Paris, 1687, in-12. Il y a eu des augmentations considérables dans les édit. suiv., parmi lesquelles nous citerons celles de Paris, 1697, in-12, 1740, 2 vol. in-12, avec les notes de Coste, 1750, 2 vol. petit in-12, et 1765, in-4. Belin de Ballu, qui a donné une édition des Caractères, Paris, Bastien, 1790, 2 vol. in-8, a fait aussi imprimer la traduct. de Théophraste par La Bruyère, à laquelle il a ajouté la traduct. des chap. 29 et 30 de l'auteur grec, imprimés pour la première fois en 1780 à Rome. Mme de Genlis a publié une édit., des Caractères avec de nouvelles notes critiques, 1812, in-12. Parmi les autres édit. de La Bruyère on distingue celles de P. Didot, 1813 et 1818, 2 vol. in-8. Celle-ci fait partie de la belle collect. des classiq. franç. publ. par M. Lefèvre. Les Dialogues posthumes sur le quiétisme, continués par L. Ellies Dupin, furent donnés en 1699, in-12. Cette dispute théologique était assez étrangère à La Bruyère pour qu'il pût se dispenser d'y prendre part; mais, ainsi que l'a remarqué M. le card. de Beausset, "une juste admiration réunie à la reconnaissance ne permettait pas à La Bruyère d'hésiter entre Bossuet et Fénélon."
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