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Epictète

Epictète est un philosophe grec du Ier siècle ap. J.-C., né à Hiérapolis en Phrygie. Les détails de sa vie nous sont si peu connus que nous ne pouvons fixer avec, précision ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. Nous savons seulement qu'il fut contemporain de Néron, qu'il vécut sous Trajan; il a peut-être connu Hadrien avant qu'il fût empereur. Il était esclave d'Epaphrodite, affranchi de Néron, et fut plus tard affranchi lui-même. Il était encore esclave quand il entendit les leçons du philosophe stoïcien Musonius Rufus. Dès la même époque il eut l'occasion d'appliquer les préceptes de sa morale. Un jour, raconte Celse, son maître lui tordait la jambe avec un instrument de torture; Epictète lui dit en souriant : « Tu vas la casser ». Et la jambe ayant été cassée en effet, il ajouta : «-Je te le disais bien, que tu allais la casser. » Il resta boiteux toute sa vie. Il est vrai que, selon d'autres historiens, il était né avec cette infirmité. Lorsque en 90 ap. J.-C. Domitien, par un édit, chassa de Rome les philosophes suspects de républicanisme, Epictète se retira à Nicopolis en Epire : il y resta probablement jusqu'à sa mort et y vécut pauvrement, sans famille, sans biens, n'ayant, comme il le disait, que la terre, le ciel et un manteau. Epictète n'a rien écrit : il ne se souciait pas de la gloire. Mais il a prêché sa morale avec un zèle infatigable et une conviction ardente. Son éloquence, dont nous retrouvons un écho dans les Entretiens, était un peu familière et sans grâce, mais puissante : il faisait naître, dit un de ses disciples, dans l'âme de ses auditeurs, tous les sentiments qu'il voulait. Tel était l'enthousiasme qu'il inspirait, qu'un de ses admirateurs paya après sa mort 3000 drachmes une lampe de terre dont il se servait. Arrien, un de ses disciples à Nicopolis, et qui fut plus tard préfet de Cappadoce, rédigea ses leçons en huit livres, dont quatre seulement nous sont parvenus : ce sont les Entretiens. Arrien tira aussi de ce recueil, et publia sous le titre de Manuel (ou Enchiridion),  les maximes essentielles qui lui ont paru résumer le mieux l'enseignement du maître.
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Extraits des Entretiens d'Epictète

 Louange a Dieu

« Si nous avions le sens droit, quelle autre chose devrions-nous faire, tous en commun et chacun en particulier, que de célébrer Dieu, de chanter ses louanges, et de lui adresser des actions de graces? Ne devrions-nous pas, en fendant la terre, en labourant, en prenant nos repas, chanter un hymne à Dieu?

[...]

Mais ce pourquoi nous devrions chanter l'hymne le plus grand, le plus à la gloire de Dieu, c'est la faculté qu'il nous a accordée de nous rendre compte de ses dons, et d'en faire un emploi méthodique. Eh bien! puisque vous êtes aveugles, vous le grand nombre, ne fallait-il pas qu'il y eût quelqu'un qui remplit ce rôle, et qui chantât pour tous l'hymne à la divinité ? Que puis-je faire, moi, vieux et boiteux, si ce n'est de chanter Dieu? Si j'étais rossignol, je ferais le métier d'un rossignol; si j'étais cygne, celui d'un cygne. Je suis un être raisonnable; il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier, et je le fais. C'est un rôle auquel je ne faillirai pas, autant qu'il sera en moi; et je vous engage à chanter avec moi.

Utilité des épreuves

Que crois-tu que fût devenu Hercule, s'il n'y avait pas eu le fameux lion, et l'hydre, et le cerf, et le sanglier, et plus d'un homme inique et cruel qu'il a chassés et dont il a purgé la terre? Qu'aurait-il fait, si rien de pareil n'avait existé? Il est évident qu'il se serait enveloppé dans son manteau, et qu'il n'aurait pas été Hercule.

Réponse aux objections tirées du mal

Quand tu reproches quelque chose à la Providence, examine bien, et tu verras que ce qui était arrivé était logique. - Oui; mais ce malhonnête homme a plus que moi! - De quoi? - D'argent. - C'est qu'au point de vue de l'argent, il vaut mieux que toi, car il flatte, il est impudent, il travaille jusque dans la nuit pour en avoir. De quoi donc t'étonnes-tu? Mais regarde s'il a plus que toi de probité, s'il a plus que toi de conscience et d'honneur. Tu trouveras que non. Au contraire, tu as plus que lui de ce pour quoi tu vaux mieux que lui.

Rappelez-vous donc toujours, ayez toujours présent à l'esprit, que la loi de la nature est que celui qui vaut mieux ait plus que celui qui vaut moins de ce pour quoi il vaut mieux; et jamais sous ne vous indignerez...

Il n'y a de mal dans le monde que pour ceux qui le font

Quand la vigne se trouve-t-elle dans un mauvais état? - Quand elle est dans un état contraire à sa nature. » - Et le coq ? - « De même. » - De même donc aussi l'homme. Or, quelle est sa nature ? Est-ce de mordre, de ruer, de jeter en prison et de couper des têtes ? Non, mais de faire le bien, de venir en aide aux autres, et de faire des voeux. On est donc dans un mauvais état, que tu le veuilles ou non, dès lors qu'on est injuste.  - « Le mal n'a donc pas été pour Socrate ? » - Non, mais pour ses juges et ses accusateurs. - « A Rome, il n'a donc pas été pour Helvidius ? » - Non, mais pour celui qui l'a fait périr. - « Que dis-tu là? » - C'est pour la même raison que tu n'appelles pas malheureux le coq victorieux qui a été blessé, mais le coq sans blessures, qui a été vaincu. C'est encore pour la même raison que tu trouves heureux non pas le chien qui n'a pas eu de peine, mais celui que tu vois couvert de sueur, fatigué, n'en pouvant plus à force de courir. Quel paradoxe soutenons-nous donc, quand nous disons que le mal pour tout être est ce qui est contraire à sa nature? Est-ce vraiment là un paradoxe? N'est-ce pas précisément ce que tu dis toi-même pour les autres êtres? Pourquoi alors soutiens-tu autre chose au sujet de l'homme seul? Eh bien! quand nous disons que la nature de l'homme est d'être sociable, affectueux, loyal, est-ce là encore un paradoxe? - « Pas davantage. » - Comment en serait-ce donc un, quand nous disons que ce n'est pas un mal d'être écorché, d'être mis en prison, d'être décapité? Qui souffre tout cela en homme de coeur ne s'en tire-t-il pas avec avantage et profit? Le mal réel, le sort le plus déplorable et le plus honteux, c'est, quand on était un homme, de devenir un loup, une vipère, un frelon.

L'homme libre est celui pour qui il n'y a pas d'obstacles, et qui trouve sous sa main les choses comme il les veut. L'esclave est celui qu'on peut entraver, contraindre, empêcher, jeter contre son gré dans quelque chose. Pour qui donc n'y a-t-il pas d'obstacles? Pour qui ne désire pas ce qui n'est point à nous. Et qu'est-ce qui n'est pas à nous? Ce qu'il ne dépend pas de nous d'avoir ou de ne pas avoir : d'avoir telle qualité, ou d'être en tel état. Notre corps n'est donc pas à nous, ses parties ne sont pas à nous, notre fortune n'est pas à nous. Par suite, si tu t'attaches à quelqu'une de ces choses comme si elle t'appartenait en propre, tu seras puni, ainsi que doit l'être celui qui désire ce qui n'est pas à lui. La seule route qui conduise à la liberté, le seul moyen de s'affranchir de la servitude, c'est de pouvoir dire du fond de son coeur :

« O Jupiter! O Destinée! conduisez-moi où vous avez arrêté de me placer. »

 L'homme, citoyen du monde et fils de Dieu

« De quel pays es-tu? » Ne réponds pas : « Je suis d'Athènes ou de Corinthe, » mais, comme Socrate, « le suis du monde. » Pourquoi dirais-tu, en effet, que tu es d'Athènes, et non de ce petit coin seulement où ton misérable corps a été jeté quand il est né? N'est-il pas clair que si tu t'appelles Athénien ou Corinthien, c'est que tu tires ton nom d'un milieu plus important, qui contient non seulement ce petit coin et toute ta maison, mais encore cet espace plus large d'où est sortie toute ta famille, jusqu'à toi? Pourquoi donc le philosophe qui comprend le gouvernement du monde, celui qui sait que de toutes les familles il n'en est point de plus grande, de plus importante, de plus étendue que celle qui se compose des êtres raisonnables et de Dieu, pourquoi celui-là ne dirait-il pas : « Je suis du monde » ? - Pourquoi ne dirait-il pas : « Je suis fils de Dieu » ?

Nous portons un dieu en nous.

Toi, tu es né pour commander; tu es un fragment détaché de la divinité; tu as en toi une partie de son être. Pourquoi méconnais-tu ta noble origine? Ne sais-tu pas d'où tu es venu?... C'est un dieu que tu exerces! Un dieu que tu portes partout; et tu n'en sais rien, malheureux!

Et crois-tu que je parle ici d'un dieu d'argent ou d'or en dehors de toi? Le dieu dont je parle, tu le portes en toi-même; et tu ne t'aperçois pas que tu le souilles par tes pensées impures et tes actions infâmes! En présence de la statue d'un dieu, tu n'oserais rien faire de ce que tu fais; et quand c'est le dieu lui-même qui est présent en toi, voyant tout, entendant tout, tu ne rougis pas de penser, et d'agir de cette façon, ô toi qui méconnais ta propre nature et qui attires sur toi la colère divine!

Si tu étais une statue de Phidias, la Minerve ou le Jupiter, tu te souviendrais de toi-même et de l'artiste qui t'aurait fait; et, si tu avais l'intelligence, tu voudrais ne rien faire qui fût indigne de ton auteur ou de toi, et ne jamais paraître aux regards sous des dehors inconvenants. Vas-tu, maintenant, parce que c'est Jupiter qui t'a fait, être indifférent à l'aspect sous lequel tu te montreras? Est-ce qu'il y a égalité entre les deux artistes, égalité entre les deux créations? Est-il une oeuvre de l'art qui ait réellement en elle les facultés que semble y attester la façon dont elle est faite? En est-il une qui soit autre chose que de la pierre, de l'airain, de l'or ou de l'ivoire? La Minerve même de Phidias, une fois qu'elle a étendu la main, et reçu la Victoire qu'elle y tient, reste immobile ainsi pour l'éternité; tandis que les oeuvres de Dieu ont le mouvement, la vie, l'usage des idées et le jugement. Quand tu es la création d'un pareil artisan, voudras-tu le déshonorer?

Dieu nous a confiés à nous-mêmes

Dieu ne s'est pas borné à te créer; il t'a confié à toi-même, remis en garde à toi-même. Ne te le rappelleras-tu pas? Et souilleras-tu ce qu'il t'a confié? Si Dieu avait remis un orphelin à ta garde, est-ce que tu le négligerais ainsi? Il t'a commis toi-même à toi-même, et il t'a dit : « Je n'ai personne à qui je me fie plus qu'à toi : garde-moi cet homme tel qu'il est né, honnête, sûr, à l'âme haute, au-dessus de la crainte, des troubles et des perturbations ». Et toi, tu ne le gardes pas!

Faut-il rendre te mal pour le mal?

- « Quoi donc! ne nuirai-je pas à qui m'a nui ? » - Vois d'abord ce que c'est que nuire, et rappelle-toi ce que tu as appris des philosophes. Si le bien, en effet, est seulement dans notre façon de juger et de vouloir, et si le mal y est aussi, prends garde que tes paroles ne reviennent à ceci : « Comment! cet autre s'est nui à lui-même en me faisant une injustice, et je ne me nuirais pas à moi-même en lui faisant une injustice? »  Pourquoi donc ne pensons-nous pas ainsi, et croyons-nous, au contraire, qu'il y a dommage quand notre santé ou notre bourse baissent, mais qu'il n'y a pas dommage quand baisse notre façon de juger et de vouloir? C'est que nous pouvons nous tromper ou commettre une injustice sans pour cela souffrir de la tête, des yeux ou de la hanche, et aussi sans perdre notre champ. Or, nous ne voulons rien posséder que ces choses-là! C'est ce qu'avait bien vu Priscus Helvidius; et il agit comme il avait vu. - Vespasien lui avait envoyé dire de ne pas aller au sénat : « il est en ton pouvoir, lui répondit-il, de ne pas me laisser être du sénat; mais tant que j'en serai, il faut que j'y aille. - Eh bien! vas-y, lui dit l'empereur, mais tais-toi. - Ne m'interroge pas, et je me tairai. - Mais il faut que je t'interroge. - Et moi, il faut que je dise ce qui me semble juste. - Si tu le dis, je te ferai mourir. - Quand t'ai-je dit que j'étais immortel? Tu rempliras ton rôle, et je remplirai le mien. Ton rôle est de faire mourir, le mien est de mourir sans trembler. Ton rôle est d'exiler, le mien est de partir sans chagrin ». - A quoi servit cette conduite de Priscus, seul comme il était? - Mais en quoi la pourpre sert-elle au manteau? Que fait-elle autre chose que de ressortir sur lui en sa qualité de pourpre, et d'y être, pour le reste, un modèle de beauté? Un autre homme, si César, dans de pareilles circonstances, lui avait dit de ne pas aller au sénat, aurait répondu : « Je te remercie de m'épargner ». Mais César n'aurait pas empêché un tel homme d'y aller, sachant bien qu'il y devait rester immobile comme une cruche, ou que, s'il y parlait, il dirait ce qu'il savait désiré de l'empereur, et que même il renchérirait encore dessus. » 
 

(Epictète, Entretiens, passim, traduction Courdaveaux).

La doctrine d'Epictète est le pur stoïcisme. Sur aucun point important il ne s'écarte de la tradition, et les renseignements qu'on trouve chez lui sur certaines questions, par exemple sur la théorie de la connaissance, ont aux yeux de la critique moderne presque autant de valeur que les fragments de Zénon ou de Cléanthe. Toutefois, s'il est fidèle à la lettre comme à l'esprit du stoïcisme, Epictète s'est attaché de préférence à certaines parties du système, et en a négligé d'autres : il ne s'occupa pas des questions de physique, et en morale même, tout en reconnaissant la nécessité des principes théoriques, il s'attacha surtout à en régler l'application. La grande affaire à ses yeux est de savoir comment nous devons nous comporter dans toutes les circonstances de la vie : il donne des conseils et entre dans les plus minutieux détails pour amener ceux qui l'écoutent à la pratique quotidienne de la vertu. Par certains côtés, il semble incliner vers le cynisme; le plus grand sage qui ait existé, selon lui, le modèle qu'il désespère d'égaler est Diogène. Mais en cela encore le stoïcisme revient à son point de départ : Zénon avait commencé par être disciple des cyniques, et il s'en était toujours souvenu.

Le but que nous nous proposons en cette vie, c'est la bonheur. Mais si nous appliquons notre raison à la conduite de la vie (et comment faire autrement?), il faut que le but que nous nous assignons, c. -à-d. le souverain bien, soit à notre portée : ce serait folie de poursuivre un bien que nous ne serions pas sûrs d'atteindre. Or, les choses extérieures, telles que les richesses, les honneurs, la gloire, la santé même et le plaisir évidemment ne dépendent pas de nous : ce ne sont donc pas de vrais biens. La seule chose qui soit vraiment en notre pouvoir, selon le stoïcisme, c'est l'adhésion ou l'assentiment que nous donnons a nos idées, Aussi Epictète répète-t-il souvent que la suprême règle est le bon usage de nos idées. Or, selon les stoïciens, tout désir et toute passion repose sur un jugement. Si donc nous n'avons que des idées justes, si nous éclairons notre esprit par la réflexion et le fortifions par la logique, nous serons à l'abri des vains désirs et des passions. Nous arriverons sûrement à cette absence de trouble, à cette ataraxie, à cette sérénité qui était, selon la sagesse antique, la forme la plus parfaite du bonheur.

Telle est la théorie. Epictète en poursuit les applications avec rigueur et en accepte les plus étranges conséquences avec une intrépidité toute stoïcienne. Qu'est-ce que la douleur si nous sommes persuadés que ce n'est pas un mal? qu'est-ce que la pauvreté, si nous ne la craignons pas? qu'est-ce que la mort, si nous la méprisons ? Si la mort était par elle-même un mal, elle en aurait été un pour Socrate. Mais Socrate avait d'elle l'opinion qu'il faut en avoir, et il but la ciguë : tant il est vrai que les choses sont insignifiantes par elles-mêmes, et ne valent que par l'idée que nous nous en faisons. Le sage est donc prêt à tout: il ne s'attache à rien de ce qui ne dépend pas de lui. Enfermé sur lui-même, sûr de sa science et de sa vertu, maître d'un bonheur que personne ne peut lui ravir, il regarde d'un oeil calme tous les événements de l'univers; rien ne l'effraye, ni ne l'étonne, ni ne l'émeut. S'abstenir et supporter, voilà en deux mots tout le secret de la souveraine et infaillible sagesse.

Si la douleur et la mort, quand elles l'atteignent personnellement, n'émeuvent pas le philosophe, comment pourraient-elles le toucher quand il s'agit d'autrui, fût-ce de ses amis, fût-ce de ses proches? Dépend-il de lui que sa femme ou son enfant échappent à la mort? Si donc ils meurent, il n'avouera pas que ce soit un mal. 

« Ton voisin, dit Epictète, a cassé sa cruche. Tu ne t'en étonnes pas, elle était fragile. De même si tu perds ta femme ou ton enfant, ne t'afflige pas : ils étaient mortels. A plus forte raison tu ne compatiras pas à la douleur des autres. Cet humain se lamente parce qu'il a perdu sa fortune ou ses proches, parce qu'il est torturé par la maladie. Cela dépend-il de toi? peux-tu l'empêcher? D'ailleurs, ce ne sont point de véritables maux. Si cet humain était sage, il ne se plaindrait pas. Toi qui l'es, pourquoi gémirais-tu?. »
On a souvent reproché à cette sévère morale sa rigueur et sa sécheresse; et il faut convenir que le reproche est fondé. Toutefois, il convient de remarquer que si le sage est dur à l'égard d'autrui, c'est qu'il a commencé par l'être envers lui-même. Cet excès de rigueur n'est donc pas de l'égoïsme, encore qu'il en prenne parfois l'apparence. De plus, l'optimisme stoïcien adoucit en quelque façon la sévérité du système. Le vrai sens de la morale stoïcienne est que tout ce qui ne dépend pas de nous ne nous regarde pas, parce que c'est l'oeuvre d'un Dieu, et d'un Dieu souverainement bon et parfait. Que pouvons-nous faire, chétifs, contre cette volonté toute-puissante? Le mieux n'est-il pas de nous résigner, et d'avoir confiance, puisque aussi bien ce Dieu très bon a tout fait pour le plus grand bien. C'est au fond la même idée que le christianisme exprimera en disant : que votre volonté soit faite. C'est celle que, le premier, Cléanthe a admirablement célébrée dans cet hymne à Jupiter qu'Epictète cite volontiers, et dont il s'inspire sans cesse. Laissons faire les dieux et accomplissons de notre mieux la seule tâche qu'ils nous aient donnée, qui est de faire ce qui dépend de nous. Jouons notre rôle tel qu'il est : il appartient à un autre de le choisir.

Il n'y aurait rien à redire à cette doctrine, si les stoïciens n'exagéraient l'insensibilité, s'ils ne mettaient leur orgueil non seulement à braver la fortune, mais encore à se placer au-dessus de tous les sentiments humains. Il y a dans leurs maximes, comme dans leur attitude, je ne sais quoi d'apprêté et de tendu, une sorte d'ostentation de vertu farouche, qui nous offense ou nous irrite. Toutefois, là encore et sans vouloir les exempter de tout reproche, il faut peut-être se souvenir d'abord qu'ils ont presque toujours, comme Epictète, conformé leurs actes à leurs maximes. En outre, on a parfois exagéré, faute de bien l'entendre, la dureté de leur doctrine. En réalité, Epictète ne nous demande pas d'abdiquer tous les sentiments humains. L'impassibilité qu'il recommande, il le dit en propres termes, n'est pas celle d'une statue. Il est permis à l'humain (quoique peut-être celui qui fait profession de sagesse fasse mieux de s'en dispenser pour appartenir tout entier à son oeuvre de prédication) d'avoir une femme et des enfants et de les aimer. Il peut même user de ce que le vulgaire appelle les biens : il accueillera la richesse et les honneurs si Dieu les lui envoie, comme dans un banquet on peut prendre avec modération des plats qu'on vous offre. 

Tout ce que réclament les philosophes, c'est que nous ne nous attachions pas à ces biens comme si c'étaient de vrais biens définitifs et sûrs; c'est surtout que nous ne nous laissions aller à aucun sentiment immodéré de joie ou de tristesse, si nous les acquérons ou les perdons. C'est seulement l'excès des passions, cet excès qui trouble la lucidité de l'esprit et empêche la possession de soi-même qu'ils ont entendu interdire : et cela est si vrai qu'ils font expressément une place aux sentiments raisonnables, aux bonnes passions, comme ils les appellent. En un mot, contenir mais non supprimer les mouvements du coeur, soumettre la sensibilité à la raison et à la volonté, voilà la règle du stoïcisme. Quelle philosophie, quelle religion même peut dire autre chose? Cela revient à dire que notre vraie patrie n'est pas de ce monde, et qu'il y a une vie supérieure à celle que nous menons ici-bas. Dans un voyage sur mer, dit Epictète, on peut bien au moment de relâche cueillir sur le rivage quelques fleurs ou quelques coquillages. Mais il faut être toujours prêt à répondre à l'appel du pilote. De même, il faut être prêt à quitter les biens de ce monde; et il ne faudra pas dire : je les ai perdus, mais je les ai rendus. Et Epictète parle en termes éloquents de cette divinité qui gouverne le monde. 

« Que puis-je faire, moi vieux et boiteux, si ce n'est de chanter la gloire de Dieu? Si j'étais rossignol, je ferais le métier de rossignol; si j'étais cygne celui d'un cygne; je suis un être raisonnable; il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier, et je le fais, c'est mon rôle à moi, que je remplirai tant que je pourrai : et je vous engage tous à chanter avec moi. »
Ainsi encore, pour ce qui regarde nos rapports avec les autres, la morale d'Epictète est moins impitoyable qu'elle ne paraît. Sans doute, nous n'éprouverons point de compassion, mais nous agirons comme si nous en éprouvions. Il ne s'agit pas de nous exempter d'un devoir pénible, mais de nous mettre au-dessus des émotions. Epictète veut que, dans la mesure de nos forces, nous travaillions à soulager autrui, surtout à l'éclairer, et à l'amener à la philosophie. Et il a prêché d'exemple. Personne n'a mieux que lui mis en pratique l'admirable doctrine stoïcienne de l'unité du genre humain et de la solidarité universelle. Il voit des frères, c'est son mot, dans tous les humains sans distinction d'origine. Ce sont des frères souffrants, des malades, et il brûle du désir de les guérir. Le pauvre esclave, chétif et boiteux, qui interdit la pitié, a consacré tous les instants de sa misérable vie à enseigner à tous ceux qu'il rencontrait ce qu'il croyait être la bonne parole. Il les aimait d'un amour de raison plus noble et plus pur que cette compassion presque instinctive, éveillée par la vue de la souffrance physique.

Pascal, dans son célèbre Entretien avec M. de Saci, a merveilleusement résumé la morale d'Epictète, qu'il oppose à celle de Montaigne. Ce qu'il blâme en lui, ce n'est pas sa rigueur et sa dureté, bien loin de là, c'est d'avoir cru que l'humain par lui-même, et sans secours extérieur, peut arriver au bien; c'est d'avoir affirmé la liberté : voilà ce que Pascal appelle « une superbe diabolique ». La conscience moderne, nous l'avons vu, adresse au stoïcisme un tout autre reproche. Mais, quelles que soient ses réserves, sur un point du moins elle est d'accord avec Pascal : elle reconnaît avec lui qu'Epictète est le philosophe qui a le mieux connu la grandeur de l'humain. (Victor Brochard).



Editions anciennes - L'Enchiridion d'Epictète parut d'abord en traduction latine par Ange Politien (Rome, 1493), et le texte original ne vit le jour qu'en 1528, à Venise. Trincavelli en donna une bonne édition et publia pour la première fois les Entretiens (Venise, 1535, etc.). Parmi les très nombreuses éditions anciennes des oeuvres de ce philosophe se distinguent celle de Schweighaüser (Epitecteae Philosophiae monumenta; Leipzig, 1799-1800, 5 vol.) et celle de Dubner dans la Bibliothèque grecque Didot (1842). Il faut encore mentionner celles du Manuel seul, par Coray (Paris, 1826) et par Ch. Thurot (1871). 

En bibliothèque - Commentairede Simplicius. - C. Martha, les Moralistes sous l'Empire romain; Paris, 1864, in 12. - Bonhöffer, Epiktet und die Stoa; Stuttgart, 1890.

En librairie  - Epictète, Maximes et pensées, Le Rocher, 2003.- Le Manuel d'Epictète (calligraphies de Claude Mediavilla), Albin Michel, 2000. - Manuel, Flammarion (poche), 1999. - Ce qui dépend de nous, Arléa, 1995. - Entretiens,  Les Belles Lettres (Série grecque), 4 volumes, 1995.

Jean-Joël Duhot, Epictète et la pensée stoïcienne, rééd. Albin Michel, 2003. - Jacques Schlanger, Sur la bonne vie, conversations avec Epicure, Epictète et d'autres amis, PUF, 2000. - Jean-Baptiste Gourinat, Premières leçons sur le Manuel d'Epictète (avec le texte d'Epictète), PUF, 1998. - A. Jagu, Epictète et Platon, Vrin. 

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