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James Mill et John Stuart Mill

Mill (James) (1773-1836), philosophe et historien, né au village de Northwater Bridge (comté de Forfar) et d'une humble famille, Il n'entra qu'à dix-sept ans au collège d'Edimbourg. Là, il ne tarda point à se révéler un brillant humaniste; en grec surtout, il devint bien vite un maître. Mais sa curiosité intellectuelle allait suivre une autre direction; la philosophie de Dugald Stewart eut en lui un fervent adepte, jusqu'au jour où un autre enseignement allait le conquérir. Cette conversion eut lieu en 1808; et le nouveau guide qu'il allait suivre avec une inébranlable fidélité ne fut autre que Bentham avec lequel il se lia de la plus étroite amitié, et dont il adopta presque toutes les idées maîtresses. Longtemps sa plume se répandit dans des écrits occasionnels destinés à des périodiques, notamment à la Revue d'Édimbourg. Mais ces divers essais portant sur l'économie politique, sur la politique proprement dite, etc., n'excluaient cependant pas la préparation d'ouvrages de plus longue haleine. En 1818 parut son histoire de l'Inde dont le succès fut considérable. En 1829, il donne l'Analyse des phénomènes de l'esprit humain, son oeuvre la plus considérable et celle qui lui obtint le plus de célébrité. Entre temps, il avait fondé la Revue de Westminster, à laquelle il donna de nombreux articles. Nous devons mentionner ses Éléments d'économie politique. Sa dernière publication fut son Fragment sur Mackintosh (1835).

Cette carrière de publiciste favorisa à l'excès sans doute l'émiettement de cet esprit si divers, et il est peu de domaines où le talent de James Mill ne se soit pas exercé. Les questions sociales et politiques furent celles qu'il mit le plus de constance à agiter, et il apportait à en traiter le tour de pensée du logicien et du critique qui, par delà les conséquences momentanées, envisage les principes et les soumet à son examen. En politique, on lui fait honneur d'avoir été le fondateur du «radicalisme philosophique». De fait, il avait subi puissamment l'influence de la Révolution française et, bien différent en cela de la plupart de ses compatriotes, le généreux humanitarisme qui inspira la Déclaration des droits fut hautement avoué par loi et il inspira ses programmes d'action. Une application de ces vues aurait entraîné l'accession de tous au droit de suffrage; du moins il travailla à élargir ce droit le plus possible, et une part non médiocre lui revint dans le succès final du Reform BiIl. Quant à son oeuvre d'économiste, elle a été trop éclipsée par les travaux de son fils pour qu'il soit nécessaire de s'y arrêter beaucoup.

La philosophie de James Mill n'est guère à nos yeux qu'un reflet. Sa morale et son économique se sont calquées si exactement sur les théories de Bentham, qu'il serait difficile de leur découvrir des titres d'originalité. C'est le psychologue, en lui, qui mérite d'être le moins oublié. Le maître dont il relève est, cette fois, David Hartley, auquel il emprunte, en s'efforçant à le simplifier encore, son associationnisme. C'est ainsi qu'il réduisit les lois de l'association des idées à une seule des trois que Hume avait distinguées : celle de contiguïté dans l'espace et le temps. Mais entre les faits de la vie mentale, ceux qu'il s'est surtout attaché à décomposer suivant la méthode analytique de l'école, ce sont les phénomènes qui relèvent de la vie affective et émotionnelle, dont il distribua les éléments autour de la dualité fondamentale du plaisir et de la douleur. Les insuffisances de sa psychologie ont été avouées par son fils dans la préface qu'il mit en tête de son édition de l'Analyse :

« Ce fut, premièrement, l'imperfection de la science physiologique au temps où le livre fut écrit. Ce fut, on second lieu, une certaine impatience de détail et par suite un goût de simplification dont il faut parfois se défier. » 
On ne saurait dire plus justement.

En résumé, de la philosophie de James Mill, le chef-d'oeuvre aura été peut-être la formation du vigoureux logicien, du pénétrant psychologue, de l'universel érudit qui eut nom John Stuart Mill (ci-dessous). Cette éducation surprenante, qu'on pourrait appeler monstrueuse, car elle ne visa qu'à développer puissamment l'intellect de celui qu'elle façonnait, sans égard aux facultés de la vie émotive et comme si l'enseignement n'avait qu'une fin, fabriquer une parfaite machine à savoir et à raisonner, l'Autobiographie de John nous en a tracé le tableau. Un tel système éducatif était bien la plus paradoxale des gageures. On sait avec quel éclat, cette gageure, James Mill l'aura gagnée. (G. L.).

Mill (John-Stuart) est, avec Herbert Spencer, le plus grand philosophe qui ait illustré l'Angleterre au XIXe siècle. Il naquit à Londres le 20 mai 1806. Son père, James Mill (ci-dessus), lui-même psychologue et économiste de renom l'avait élevé, comme dit Bain, «pour être son collaborateur et lui succéder». Le système d'éducation qui fut, à cette fin, adopté à son égard, est le plus extraordinaire paradoxe pédagogique que jamais père ait exécuté. Il ne visa qu'à cultiver les facultés intellectuelles de l'enfant, de manière à favoriser en elles une précocité sans exemple et au risque de produire, par cette instruction intensive, un monstre psychique, en qui la vie affective eût été atrophiée, ou, si l'on veut, un pur et simple automate raisonnant. A trois ans, son père lui faisait apprendre des listes de mots grecs. De quatre à sept ans, John dévora tous les historiens imaginables, et lui-même, à six ans et demi, composait un Essai d'histoire romaine, court abrégé du livre de Hooke, esquisse surprenante, dans sa brièveté, par la somme de lectures qu'elle supposait. Une lettre qu'il écrivit à l'âge de treize ans à sir Samuel Bentham (frère du philosophe Jeremy Bentham) donne, année par année, la liste effroyable des ouvrages grecs et latins, des livres de science et de philosophie dont il chargea sa mémoire. Son Autobiographie et le journal de ses voyages compléteront ce tableau d'une éducation unique par laquelle il faut admirer que n'ait point été brisée son organisation mentale. Les facultés émotives, si longtemps refoulées par cet intellectualisme à outrance, ne pouvaient manquer d'avoir leur revanche, et il en résulta plus tard, pour cet esprit surmené, une crise de sensibilité dont le récit formerait le plus touchant et le plus instructif épisode de sa vie morale.

Au reste, sa vie de jeune homme ne fut pas accaparée toute par la lecture. De bonne heure il voyagea; il visita Paris, où il devait souvent revenir, et il se familiarisa avec les choses, les hommes, les idées de cette France, que nul Anglais n'a peut-être mieux connue et comprise, parce que nul Anglais peut-être ne l'a plus aimée. En 1822, il inaugura sa carrière de publiciste par des études parues dans le Traveller. Suivre le développement de cette carrière si active, si remplie, en marquer toutes les étapes, en relever tous les succès, nous demanderait trop de temps. C'est à la Revue de Westminster, à celle d'Édimbourg et à l'Examiner, qu'il donna ses plus importants articles, jusqu'en 1840. En 1843, il publia cette Logique, si attaquée parce qu'elle était si originale, qu'il devait défendre pied à pied, dans des éditions successives, contre les attaques les plus variées. La dernière partie de cet ouvrage manifeste combien fut profonde sur sa pensée la philosophie d'Auguste Comte, avec lequel il échangeait depuis 1841 la correspondance la plus amicale et pour qui il professait une vive admiration. En 1848, il donne son Économie politique. En 1856, l'India House, grande compagnie au service de laquelle s'étaient dès longtemps consacrés ses talents, le mit à sa tête; mais ce fut pour une courte durée, car un bill du parlement allait décider l'extinction de cette société, dont les pouvoirs seraient transférés à la couronne.

Mill refusa un siège dans le nouveau conseil. En 1854 parurent de lui un petit écrit: la Réforme parlementaire et son livre Liberté; en 1860, le volume le Gouvernement représentatif, et en 1861, sous la forme de trois articles du Fraser's Magazine, l'Utilitarisme. Relevons de lui deux articles sur Comte, donnés à la fin de 1864. Au printemps de l'année suivante, il faisait paraître son Examen de la philosophie d'Hamilton. En 1868, il terminait, pour la publier un an plus tard, la réédition du grand ouvrage de son père, l'Analyse. John Stuart Mill avait toujours eu le goût de la politique active. Ce n'est pourtant qu'en 1865 qu'il était entré à la Chambre des communes. 

« Il était, dit Alexandre Bain, physiquement un orateur; mais il composait et prononçait des discours possédant toutes les qualités de ses livres, c.-à-d. que la pensée en était originale, le raisonnement puissant, et, quand l'occasion le demandait, ils étaient pleins d'un feu passionné. » 
Son Autobiographie s'étend complaisamment sur son rôle parlementaire auquel mit fin sa défaite électorale de 1868. L'année suivante paraissait son dernier livre, la Sujétion des femmes. N'oublions pas ses Essais (posthumes) sur la religion.

Cette esquisse biographique serait incomplète si nous ne rappelions la grande amitié de sa vie, amitié intellectuelle plus encore qu'elle n'était tendre, du moins à ce que Mill s'était persuadé. Les premiers liens avec Mrs Taylor dataient de 1831. Devenue veuve vingt ans plus tard, il l'épousa. Cette femme supérieure lui avait inspiré une admiration sans limites et il n'est pas douteux qu'elle n'ait exercé sur sa pensée une influence profonde. Ne devons-nous pas tenir pour une confidence à cette fin le passage suivant de son livre la Sujétion des femmes

« Qui dira jamais combien d'idées originales, mises au jour par des écrivains du sexe masculin, appartiennent à une femme qui les a suggérées, et n'ont reçu d'eux que la vérification et la monture? Si J'en peux juger par mon propre exemple, il y en a beaucoup » (chap. III). 
John Stuart Mill mourut en 1873. 
« Selon mon appréciation du génie de Mill, déclare Alexandre Bain, il était avant tout un logicien et ensuite un philosophe social ou politique. »
Jugement sommaire au point d'en être injuste, car il fait abstraction de la position philosophique générale que Stuart Mill occupa et qui lui permit d'établir sur des bases uniquement psychologiques une très ingénieuse théorie de la connaissance, théorie dont la valeur serait suffisamment attestée par les controverses toujours renaissantes auxquelles elle a donné lieu. Que cette position soit laissée dans l'indétermination, son attitude de logicien serait elle-même inintelligible. Nous nous placerons donc, pour résumer les idées maîtresses de Mill, aux quatre points de vue suivants : de la philosophie générale; de la logique; de la morale; des sciences sociales (Sociologie).
 
Insuffisance finale de la morale de Bentham.
Son effet décourageant sur la volonté

« Depuis l'hiver de 1821, époque à laquelle j'avais lu pour la première fois Bentham, j'avais un objectif, et ce qu'on peut appeler un but dans la vie : je voulais travailler à réformer le monde. L'idée que je me faisais de mon propre bonheur se confondait entièrement avec cet objet. Les personnes dont je recherchais l'amitié étaient celles qui pouvaient concourir avec moi à l'accomplissement de cette entreprise. Je tâchais de cueillir sur la route le plus de fleurs que je pouvais, mais la seule satisfaction personnelle sérieuse et durable sur laquelle je comptais pour mon bonheur était la confiance en cet objectif; je me flattais de la certitude de jouir d'une vie heureuse si je plaçais mon bonheur en quelque objet durable et éloigné, vers lequel le progrès fût toujours possible, et que je ne pusse épuiser en l'atteignant complètement. Cela alla bien quelques années, pendant lesquelles la vue du progrès qui s'opérait dans le monde, l'idée que je prenais part moi-même à la lutte, et que je contribuais pour ma part à le faire avancer, me semble suffire pour remplir une existence intéressante et animée. Mais vint le jour où cette confiance s'évanouit comme un rêve. C'était dans l'automne de 1826; je me trouvais dans cet état d'engourdissement nerveux que tout le monde est susceptible de traverser, insensible à toute jouissance comme à toute sensation agréable, dans un de ces malaises où tout ce qui plait à d'autres moments devient insipide et indifférent. J'étais dans cet état d'esprit, quand il m'arriva de me poser directement J'avais beau savoir qu'un certain sentiment me procurerait ce bonheur, cela ne me donnait pas ce sentiment [...].

Mes impressions de cette période laissèrent une trace profonde sur mes opinions et sur mon caractère. En premier lieu, je conçus sur la vie des idées très différentes de celles qui m'avaient guidé jusque-là [...]. Je n'avais jamais senti vaciller en moi la conviction que le bonheur est la pierre de touche de toutes les règles de conduite, et le but de la vie. Mais je pensais maintenant que le seul moyen de l'atteindre était de n'en pas faire le but direct de l'existence. Ceux-là seulement sont heureux, pensais-je, qui ont l'esprit tendu vers quelque objet autre que leur propre bonheur, par exemple vers le bonheur d'autrui, vers l'amélioration de la condition de l'humanité, même vers quelque acte, quelque recherche qu'ils poursuivent, non comme un moyen, mais comme une fin idéale. Aspirant ainsi à une autre chose, ils trouvent le bonheur chemin faisant. Les plaisirs de la vie, - telle était la théorie à laquelle je m'arrêtais, - suffisent pour en faire une chose agréable quand on les cueille en passant sans en faire l'objet principal de l'existence; essayez d'en faire le but principal de la vie, et du coup vous ne les trouverez plus suffisants. Ils ne supportent pas un examen rigoureux. Demandez-vous si vous êtes heureux, et vous cessez de l'être. Pour être heureux, il n'est qu'un seul moyen, qui consiste à prendre pour but de la vie, non le bonheur, mais quelque fin étrangère au bonheur. Que votre intelligence, votre analyse, votre examen de conscience s'absorbe dans cette recherche, et vous respirerez le bonheur avec l'air sans le remarquer, sans y penser, sans demander à l'imagina tion de le figurer par anticipation, et aussi sans le mettre en fuite par une fatale manie de le mettre en question. »
 

(J. Stuart Mill, Mémoires).

Philosophie générale.
Par delà Bentham et James Mill, le maître auquel se rattache directement John Stuart Mill est sans contredit David Hume, dont les théories associationistes se font reconnaître derrière les pages même les plus originales de sa psychologie. C'est surtout dans l'Examen de la philosophie d'Hamilton que sa propre philosophie se déploie à nos yeux; les notes de son édition de l'Analyse fourniraient d'ailleurs de précieuses indications complémentaires. Cette philosophie est le pur empirisme, mais l'empirisme psychologique, allié à une certaine part de physiologie, une part bien modérée, si on la met en comparaison avec la place que font aux causes et aux concomitants organiques les psychologues les plus autorisés de l'Angleterre contemporaine. Il y a comme un anachronisme volontaire au point de départ de cette doctrine. La grande hypothèse du transformisme (Evolution), les lois de l'hérédité et les influences ancestrales, ce sont là autant d'actions lointaines et puissantes avec, lesquelles le psychologue a désormais l'obligation de compter et qui, dépassant même l'horizon de la simple psychologie, ont amené une conception totale des choses entièrement neuve, comme c'est le cas pour l'évolutionnisme de Herbert Spencer. A ces éléments philosophiques tout modernes, la spéculation de Stuart Mill ne parait guère s'être arrêtée, sans doute parce qu'il estimait que, malgré les semblants, ils n'atteignaient pas dans ses profondeurs le problème de la connaissance et de l'être, et que ce problème, loin d'aider à le résoudre, ils en présupposaient la solution. 

« Chose assez curieuse, dit un de ses critiques, Courtney, l'expérience, qui joue un si grand rôle dans sa philosophie, appartient au siècle qui le précéda, non à celui de ses contemporains. En d'autres termes, bien que ne se trouvant plus dans un signe d'individualisme, il fonde sa philosophie sur l'expérience de l'individu, comme avait fait Hume, non sur celle de la race, comme Herbert Spencer. » 
La raison de ce conservatisme philosophique n'était assurément ni ignorance ni dédain à l'égard des nouveautés. Elle ne pouvait consister que dans la conviction ferme où il était que l'expérience individuelle avant tout importe, parce que toute expérience plus générale la présuppose et qu'elle conditionne et détermine toute évolution ultérieure.

En conséquence, l'analyse des faits psychiques, la réduction du complexe au simple, de l'a priori prétendu à un processus contingent accompli dans chaque conscience dès le plus lointain de sa formation, telle est la méthode que Mill hérita de Hume, qui l'avait lui-même reçue de Locke. Et s'il s'attaque de préférence au dernier et peut-être au plus grand des chefs de l'école écossaise, à William Hamilton, c'est qu'il reconnut en celui-ci le maître qui personnifiait la doctrine de l'intuitionnisme, non pas fondée, comme chez Kant, sur une critique des conditions a priori de la connaissance, mais sur une affirmation arbitraire de la raison dogmatique. Combattre l'intuitionisme sous toutes ses formes, à propos de toutes ses prétentions, tel est le constant objectif de Stuart Mill, le but qui fait l'unité de ses polémiques de philosophe. A l'intuitionnisme opposer l'acquisitionnisme, à la thèse des données préexistantes la thèse de la croissance progressive, bref à la révélation de l'histoire : tel est, dans l'ordre philosophique, son procédé qui jamais ne se dément et au succès duquel il déploie les infinies ressources de sa subtilité. 

Que l'on ne parle donc pas de connaissance immédiate, de conscience directe des choses extérieures, par exemple! Une connaissance de ce genre ne saurait être que médiate, et les témoignages de la conscience, si formels semblent-ils, demandent à être interprétés. Et Mill pousse si loin l'horreur du dogmatisme dans l'école d'Hamilton qu'il préférerait, plutôt que d'y souscrire, s'engager dans les paradoxes du scepticisme le plus radical. Sa sympathie pour le pyrrhonisme (Pyrrhon) va jusqu'à justifier les prétentions extrêmes de l'école acataleptique et à la défendre contre le reproche de verser dans la contradiction

« Il est tout à fait possible, soutient-il, qu'une personne doute même de son doute. La plupart des gens, je pense, doivent s'être trouvés dans un cas semblable au sujet des faits particuliers dont ils n'étaient pas parfaitement certains; ils n'étaient pas tout à fait certains d'être incertains. » (ch. IX). 
Le scepticisme, enquêteur, analytique, où est mise en oeuvre l'activité mentale la plus aiguisée, est, aux yeux de cet élève des Grecs, un parti bien préférable aux torpeurs d'une philosophie de la croyance.

Mais Stuart Mill n'est pas un sceptique. La croyance à l'existence du monde extérieur, à la réalité des esprits, et même à « un monde hyperphysique, à Dieu », non seulement il lui fait place, mais il la construit sur, la seule base qui, dans sa philosophie, offre de la solidité, la base de l'associationnisme. C'est l'association - une association indissoluble - qui nous porte irrésistiblement de la sensation simple, transitoire, à la notion de possibilités perdurables de sensations et enfin de ces possibilités distinctes à la notion d'une permanence générale de toutes les possibilités de sensations. Et cette analyse nous découvre l'origine de nos idées de substance matérielle et de monde physique. 

« Me demande-t-on si je crois à la matière, je demanderai à mon tour si l'on accepte ma définition. Si oui, je crois à la matière, et toute l'école de Berkeley comme moi [...] La foi de l'humanité à l'existence réelle et visible des objets tangibles, c'est la foi à la réalité et à la permanence des possibilités de sensations visuelles et tactiles, indépendamment de toute sensation actuelle. » 
Selon notre auteur, telle est bien la conviction profonde à la fois et naïve du sens commun, et l'argumentum baculinum, ajoute-t-il, n'a pas d'autre sens. Qu'enfin cette même analyse, au lieu de se porter sur le côté objectif de nos sensations, en vise uniquement le côté interne et subjectif, nous concevrons également la permanence de possibilités de ces états miens ou d'états semblables aux miens, mais perçus par d'autres que par moi, et ainsi sera obtenue la notion de la substance spirituelle que je suis et des substances spirituelles que sont les autres humains. 
« La croyance que mon esprit existe, alors même qu'il ne sent pas, qu'il ne pense pas, qu'il n'a pas conscience de sa propre existence, se réduit à la croyance en une possibilité permanente de ces états. » (ch. XI et XII). 
Nous ne pouvons, à l'occasion de cette réduction fameuse, engager la discussion sur le point de savoir si elle constitue un progrès ou au contraire un recul à l'égard des analyses de Hume. On peut remarquer, cependant, que si Stuart Mill nous offre une synthèse cosmique plus ferme et plus compréhensive, davantage soustraite à ce subjectivisme de Hume, si voisin du pyrrhonisme, ce n'a pu être qu'en demandant au fait même de l'association deux concepts d'un nouvel ordre, dont la naissance offre ici quelque mystère et qui peut-être dissimulent un secret emprunt aux doctrines de la raison-pure : le concept de possibilité et celui de permanence.
 
 
Stuart Mill nie l'universalité des principes

« Il n'y a point de proposition dont on puisse dire que toute inelligence humaine doit éternellement et irrévocablement la croire. Nombre de propositions auxquelles ce privilège était accordé avec le plus de confiance ont rencontré déjà bien des incrédules. Les choses qu'on a supposé ne pouvoir jamais être niées sont innombrables; mais deux générations successives ne s'accorderaient pas à en dresser la même liste. Une époque ou une nation ajoute une foi implicite à ce qui semble incroyable ou inconcevable à une autre, tel individu est entièrement libre d'une croyance qu'un autre juge absolument inhérente à l'humanité. Il n'est pas une de ces croyances supposées instinctives de laquelle on ne puisse être dégagé. Tout homme peut prendre des habitudes d'esprit qui l'en délivrent. L'habitude de l'analyse philosophique (dont l'effet le plus sûr est de rendre l'esprit capable de commander au lieu d'obéir aux lois de sa partie purement passive), nous montrant que la connexion réelle des choses n'est pas une conséquence de la connexion de leurs idées dans notre esprit, peut dissoudre d'innombrables associations qui règnent despotiquement sur des intelligences mal réglées ou de bonne heure imbues de préjugés. Cette habitude n'est même pas sans pouvoir sur les associations que l'école, dont j'ai déjà parlé, regarde comme innées et instinctives. Toute personne habituée à l'abstraction et à l'analyse arriverait, j'en suis convaincu, si elle dirigeait à cette fin l'effort de ses facultés, dès que cette idée serait devenue familière à son imagination, à admettre sans difficulté comme possible dans l'un, par exemple, des nombreux firmaments dont l'astronomie sidérale compose l'univers,une succession d'événements tout fortuits et n'obéissant à aucune loi déterminée; et, de fait, il n'y a ni dans l'expérience, ni dans la nature de notre esprit, aucune raison suffisante, ni même une raison quelconque de croire qu'il n'en soit pas ainsi quelque part. »
 

(J. Stuart Mill, Système de Logique).

Logique.
L'oeuvre logique de Stuart Mill est à bon droit célèbre. Elle constitue l'un des efforts les plus vigoureux qui aient été accomplis pour changer le caractère, les fins et l'objet d'une science que l'on s'était, depuis Aristote, accoutumé à considérer comme ne concernant que la forme de la connaissance et comme indifférente à sa matière. Nul mieux que notre philosophe n'était en situation de mener à bonne fin un tel effort : son père et son maître, James Mill, ne l'avait-il pas, dès l'enfance, rompu aux exercices de la discussion scolastique la plus agile, et les Analytiques d'Aristote n'avaient-ils pas été un des livres de chevet de son austère jeunesse? De la logique consacrée il savait donc et les secrets et les détour; les points faibles aussi ne lui en avaient pas échappé. De tous les défauts qui lui paraissaient la menacer de stérilité, il en était un fondamental, d'où tous les autres dérivaient, nous voulons dire le préjugé accrédité par ses théoriciens selon lequel elle ne réglementerait que la conséquence, c.-à-d. l'accord de nos idées, et se désintéresserait de la vérité.

Ce que Mill a précisément voulu faire, c'est la substitution de la vérité à la conséquence, comme objet de la logique; en d'autres termes, cette science, avec lui, deviendra « la théorie de la preuve ». Il nous faudrait, de ce point de vue nouveau, résumer ce que fut sa doctrine des noms et des prépositions. Il nous faudrait surtout retracer la transformation qu'il a fait subir à la théorie du syllogisme. Ce raisonnement, qui a toujours passé pour l'outil de précision de la logique déductive, était considéré comme un procédé d'inclusion consistant à enfermer des termes particuliers en d'autres termes plus généraux eux-mêmes, compris sous des termes universels, et à l'art d'accomplir ces emboîtements successifs se ramenait, en dernière analyse, tout l'art de syllogiser. Le syllogisme, selon Mill, doit poursuivre un tout autre but, qui sera non plus d'emboîter les unes dans les autres des classes de concepts, mais bien de rapprocher des groupes de propriétés et de caractères. Dans ces conditions, cette opération deviendra mieux qu'un jeu frivole, il sera un instrument de savoir. L'induction, c.-à-d. l'expérience, en aura fourni la matière. 

« Par elle, les inductions pourront être établies une fois pour toutes. Un seul appel à l'expérience peut suffire, et le résultat peut être enregistré sous la forme d'une proposition générale, qui est confiée à la mémoire ou au papier et de laquelle on n'a plus ensuite qu'à syllogiser. »
Une généralisation des opérations inductives, voilà en quoi consiste au vrai toute la déduction.
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Explication de l'origine du principe de causalité

« Certains faits succèdent et, croyons-nous, succéderont toujours à certains autres faits. L'antécédent invariable est appelé la cause, l'invariable conséquent, l'effet, et l'universalité de la loi de causation consiste en ce que chaque conséquent est lié de cette manière avec quelque antécédent ou quelques groupes d'antécédents particuliers. Rarement, si même jamais, cette invariable succession a lieu entre un conséquent et un seul antécédent, elle est communément entre un conséquent et la totalité de plusieurs antécédents, dont le concours est nécessaire pour produire le conséquent, c'est-à-dire pour que le conséquent le suive certainement. Dans ces cas, il est très ordinaire de mettre à part un dé ces antécédents sous le nom de cause, les autres étant appelés simplement des conditions. Le fait décoré du nom de cause est souvent la condition venue la dernière à l'existence. Mais il ne faut pas croire que cette règle ou une autre soit toujours suivie dans l'emploi de ce terme. Rien ne montre mieux l'absence d'une base scientifique, pour la distinction à faire entre la cause d'un phénomène et ses conditions, que la façon capricieuse dont nous choisissons celle qui nous convient de nommer la cause. Par exemple, une pierre jetée dans l'eau tombe au fond. Quelles sont les conditions de l'événement? il faut d'abord qu'il y ait une pierre et de l'eau, et que la pierre soit jetée dans l'eau [...]. Une autre condition est l'existence de la terre, ce qui fait dire quelquefois que la chute de la pierre est causée par la terre ou par l'attraction de la terre [...]. On peut dire aussi que ce qui est cause que la pierre tombe c'est qu'elle se trouve dans la sphère d'attraction de la terre. Enfin, on parlerait encore correctement en disant que la cause qui fait aller la pierre au fond est que sa pesanteur spécifique surpasse celle du fluide dans lequel elle est plongée [...].

Mais quand nous définissons la cause d'une chose, « l'antécédent à la suite duquel cette chose arrive invariablement»,  nous ne prenons pas ces expressions comme exactement synonymes de « l'antécédent à la suite duquel la chose est arrivée invariablement dans l'expérience passée». Cette manière de concevoir la causation serait exposée à cette objection très plausible de Reid, qu'à ce compte la nuit serait la cause du jour et le jour la cause de la nuit. Mais pour que le mot cause soit applicable, il est nécessaire de croire, non seulement que l'antécédent a toujours été suivi du conséquent, mais encore qu'aussi longtemps durera la constitution actuelle des choses, il en sera toujours ainsi [...]. C'est là ce que veulent exprimer les auteurs quand ils disent que la notion de cause implique l'idée de nécessité. S'il y a une signification qui convienne incontestablement au mot nécessité, c'est l'inconditionnalité. Ce qui est nécessaire, ce qui doit être, signifie ce qui sera, quelque supposition qu'on puisse faire relativement à toutes les autres choses. Séquence invariable n'est donc pas synonyme de causation, à moins que la séquence ne soit, en même temps qu'invariable, inconditionnelle. La cause d'un phénomène peut donc être définie : l'antécédent ou la réunion d'antécédents dont le phénomène est invariablement et conditionnellement le conséquent.

Cette croyance à l'universalité de la loi qui rattache tout effet à une cause est elle-même un exemple d'induction; et ce n'est certainement pas l'une des premières qu'aucun de nous, ou le genre humain pris en masse, ait pu faire. Nous arrivons à cette loi universelle par la généralisation d'un grand nombre de lois moins générales. Nous n'aurions jamais eu l'idée que la causalité fût la condition de tout phénomène, si nous n'avions d'avance observé un grand nombre de cas de causalité, ou, en d'autres termes, d'uniformités partielles de succession. »
 

(J. Stuart Mill, Système de Logique, tome I; tome III).

Dès lors, on se rend compte que l'induction non seulement soit comprise, contrairement aux traditions classiques, dans la science du logicien, mais qu'elle en forme peut-être la division essentielle. Toujours soucieux d'éviter les postulats qui offrent quelque apparence métaphysique, Stuart Mill se refuse à justifier l'acte inductif par des principes-a priori; il préfère courir le risque de sembler commettre un cercle, plutôt que de faire appel à une donnée transcendante. La causalité à laquelle il rattache l'opération inductive est elle-même comme la résultante d'inductions particulières, spontanées, sans trêve accumulées par une expérience qui ne s'est jamais démentie : l'expérience en vertu de laquelle des antécédents invariables déterminés ont toujours et partout précédé les phénomènes, objets de notre observation. Ces inductions étaient spontanées : la maxime causale qui les résume justifiera les inductions futures, en sorte que c'est de l'association que relève, en dernière analyse, la démarche logique que l'on eût pu croire dépasser de l'infini les bornes de l'association. Induire, comme déduire, c'est encore une manière d'aller du particulier au particulier, malgré cette apparence d'universalité, soit au point d'arrivée, soit au point de départ, route qui seule aboutit parce que seule elle délaisse les déserts de l'a priori pour traverser le domaine fertile de l'observation et des faits.

Un doute singulièrement grave pèse bien sur une science constituée de la sorte, et la certitude qui la garantit sera jugée bien précaire, si l'on songe que Mill se refuse à étendre à l'univers infini les généralisations d'une expérience qui a eu notre monde limité pour théâtre. Mais Stuart Mill ne s'émeut pas d'un risque aussi éloigné; il a appris à l'école de Comte (Positivisme) à réfréner les ambitions de l'esprit humain, à s'estimer heureux avec, une science localisée et, comme avait conseillé Bacon, à contenir l'essor de l'entendement humain, la raison ayant moins besoin d'ailes que de plomb.
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La vertu et l'association des idées

« La vie serait une triste chose, bien mal pourvue de sources du bonheur, s'il n'existait pas cette loi de la nature grâce à laquelle les choses originairement indifférentes, mais qui tendent à la satisfaction de nos désirs primitifs, ou qui y sont autrement associées, deviennent en elles-mêmes des sources de plaisir, plus précieuses que les plaisirs primitifs par leur stabilité, par l'espace le temps pendant lequel l'homme peut en jouir, et même par leur intensité.

D'après la doctrine utilitaire, la vertu est un bien de ce genre. Originairement, il n'y avait d'autre raison pour la désirer et la pratiquer que sa tendance à produire le plaisir, et surtout à mettre à l'abri de la douleur. Mais, grâce à cette association, la vertu peut être regardée comme un bien en elle-même, et peut être aussi vivement souhaitée que tout autre bien [...]. Il résulte des considérations précédentes qu'en réalité on ne désire rien que le bonheur. Toute chose désirée autrement que comme un moyen pour arriver à une fin au delà d'elle-même, est souhaitée comme étant elle-même une partie du bonheur, et n'est pas souhaitée en elle-même avant qu'elle le soit devenue. Ceux qui, désirent la vertu pour elle-même, la désirent, soit parce que la conscience de la pratiquer est un plaisir, soit parce que la conscience d'en être dépourvu est une peine, ou pour ces deux
raisons réunies. »
 

(J. Stuart Mill, Utilitarisme).

Morale.
Avant d'esquisser la partie proprement morale de la philosophie de Mill, nous devons mentionner une de ses conceptions les plus originales et les plus suggestives, qui forme un trait d'union entre sa psychologie et sa logique, d'une part, et son éthique, d'autre part. Mais cette conception elle-même ne saurait être entendue, si nous ne déterminions l'attitude observée par notre auteur à l'égard du problème de la liberté. La thèse du libre arbitre est résolument combattue par lui, et la réfutation qu'il en fait cela pose certainement le morceau le plus achevé de son Examen de la philosophie d'Hamilton. Néanmoins Mill se fût défendu de professer un nécessitarianisme simple, ployant sous une fatalité soit extérieure, soit logique, la volonté humaine. Aussi bien ce mot lui-même de nécessité lui paraît-il mal choisi. Son déterminisme est de telle nature qu'entre les facteurs déterminants de nos actions réfléchies, nos désirs, nos idées et nos volitions soient au premier rang. Notre caractère ne nous est pas imposé comme du dehors, car alors régnerait dans l'humain on ne sait quel fatalisme psychique. Nous avons une part à la formation de notre caractère et cela grâce précisément à notre désir de le façonner : cet élément de vérité, c'est l'honneur des théoriciens du libre arbitre de l'avoir mis en lumière.

Que ces derniers se contentent d'un tel hommage et qu'ils acceptent comme un équivalent de liberté ce chaînon du déterminisme intérieur, c'est ce dont nous n'avons pas à nous porter garants. Du moins Stuart Mill doit-il à cette théorie spéciale de rendre possible une science dont il resterait à constituer la méthode et dont les résultats moraux et sociaux ne sauraient assurément être surfaits; c'est pour l'appeler, du nom qu'il a lui-même forgé, l'Ethologie ou science de la formation des caractères.
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Le sentiment de dignité

« Ce qui exprime le mieux cette répugnance est un sentiment de dignité que possèdent tous les êtres humains, sous une forme ou sous une autre, et dont le développement est en quelque sorte proportionné, mais sans exactitude aucune, à celui de leurs facultés les plus élevées. Pour ceux chez qui ce sentiment de dignité est puissant, il forme une partie si essentielle de leur bonheur que rien de ce qui entre en lutte avec lui ne saurait, si ce n'est momentanément, leur être un objet de désir. Quiconque suppose que cette préférence entraîne un sacrifice de bonheur, - qu'étant données des circonstances tant soit peu égales, l'être supérieur n'est pas plus heureux que l'être inférieur, - confond deux idées fort dissemblables, celle du bonheur, et celle du contentement. Il est incontestable que l'être, dont les capacités pour la jouissance sont basses, est celui qui a le plus de chance de les satisfaire pleinement; et un être doué de hautes facultés sentira toujours qu'il ne peut s'attendre, dans le monde tel qu'il est constitué, qu'à un bonheur imparfait. »
 

(J. Stuart Mill, Utilitarisme).

Un penseur aussi ingénieux et pénétrant ne pouvait manquer, dans sa morale, de faire briller tout son savoir faire (ou plutôt son savoir penser). Nous ne nous attarderons pas beaucoup cependant à la résumer. C'est qu'en dépit de cette ingéniosité et de cette finesse, il ne pouvait apporter ou bien réel renouvellement à une doctrine qui, dès l'Antiquité, reçut d'Epicure toute sa perfection et qu'en Angleterre même, l'analyse des Hobbes, des Hume, des Bentham avait pu moderniser, mais non véritablement refondre. Cette doctrine, qu'en son livre l'Utilitarisme (Utilitarisme) il a exposée abondamment, est celle qui, partant de l'égoïsme individuel, passe de l'amour de soi à l'amour d'autrui et place, dans la satisfaction de ce dernier amour, la suprême fin de la moralité. Sur ce nouveau terrain encore, c'est l'intuitionnisme qu'il combat et c'est à une thèse d'acquisition qu'il se range. Il lui suffit, une fois de plus, de recourir à l'influence de l'association pour rendre intelligible le processus qui, de l'hédonisme proprement dit, aboutit à l'altruisme. Aussi avec lui la conscience n'est-elle pas, comme elle avait été avec Bentham, un vain mot. Sans désigner, cela va sans dire, rien qui ressemble à une faculté innée, ce mot de conscience dénomme cependant quelque chose de naturel, à savoir l'association si fortement consolidée dans les âmes, des idées désintéressées avec les idées eudémonistes que les motifs d'agir pour le bien d'autrui finissent par se substituer spontanément et d'eux-mêmes aux motifs d'obéir à notre intérêt étroit. C'est ainsi que de proche en proche le bonheur général apparaîtra comme le bonheur de chacun et de tous. De la sorte la moralité possédera son but, la vertu son idéal. Enfin, ce sera également l'association qui pourra rendre compte du fait de l'obligation. Ce sera l'association qui, grâce à l'intervention agissante d'un législateur, fondera une théorie du devoir civil, de la justice et du droit.
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 Le bonheur, principe de la morale 
et en général de la pratique

« Sans entreprendre ici de justifier mon opinion, ni même de préciser le genre de justification dont elle est susceptible, je déclare simplement ma conviction, que le principe général auquel toutes les règles de la pratique devraient être conformes, que le critérium par lequel elles devraient être éprouvées, est ce qui tend à procurer le bonheur du genre humain, ou plutôt de tous les êtres sensibles; en d'autres termes, que promouvoir le bonheur est la principe fondamental de la théologie.

Je n'entends pas affirmer que le bonheur doive être lui-même la fin de toutes les actions, ni même de toutes les règles d'actions. Il est la justification de toutes les fins et devrait en être le contrôle, mais il n'est pas la fin, unique. Il y a beaucoup d'action et même de manières d'agir vertueuses (quoique les cas en soient, je crois, moins fréquents qu'on ne le suppose souvent), par lesquelles on sacrifie le bonheur, et dont il résulte plus de peine que de plaisir. Mais, dans ces cas, la conduite ne se justifie que parce qu'on peut montrer qu'en somme il y aura plus de bonheur dans le monde, si l'on y cultive les sentiments qui, dans certaines occasions, font négliger aux hommes le bonheur. J'admets pleinement cette vérité, que la culture d'une noblesse idéale de volonté et de conduite est, pour les êtres humains individuels, une fin à laquelle doit céder, en cas de conflit, la recherche de leur propre bonheur ou de celui des autres (en tant qu'il est compris dans le leur). Mais je soutiens que la question même de savoir ce qui constitue cette élévation de caractère doit elle même être décidée en se référant au bonheur, comme principe régulateur. Le caractère lui-même devrait être pour l'individu une fin suprême, simplement parce que cette noblesse de caractère parfaite, on approchant de cet idéal chez un assez grand nombre de personnes, contribuerait plus que toute autre chose à rendre la vie humaine heureuse; heureuse, à la fois, dans le sens relativement humble du mot, par le plaisir et l'absence de douleur, et, dans le sens plus élevé, par une vie qui ne serait plus, ce qu'elle est maintenant presque universellement, puérile et insignifiante, mais telle que peuvent la désirer et la vouloir des êtres humains dont les facultés sont développées à un degré supérieur. »
 

(J. Stuart Mill, Logique, Il (conclusion)).

Les sciences sociales.
La philosophie politique et sociale de Stuart Mill est indépendante de toutes les écoles et il serait impossible de la comprendre dans l'une des classifications usitées parmi les partis. Dans des livres tels que le Gouvernement représentatif et Liberté, nous le savons individualiste résolu, soucieux de soustraire aux immixtions du pouvoir une large part de l'activité personnelle du citoyen, car, cette part une fois abandonnée, toute initiative serait en péril, les plus vigoureux ressorts de l'énergie humaine se trouveraient détendus. En chacun de nous donc, il est un asile inviolable devant lequel la puissance publique doit s'arrêter respectueuse. Est-ce à dire que cet asile doit infiniment s'étendre et que le rôle de l'action publique se réduira à un minimum de contrôle, au degré d'intervention juste suffisant pour que les individualités multiples observent les droits mutuels sans lesquels s'écroulerait toute organisation civile? Notre philosophe l'estime si peu qu'il impose à l'État des devoirs d'ingérence. Oui, Mill reconnaît comme légitime pour le gouvernement la prétention 

« d'imposer aux parents l'obligation légale de donner à leurs enfants l'instruction élémentaire. »
Il est partisan de l'intervention législatrice en ce qui concerne le travail des mineurs, de manière à prévenir l'excès de ce travail. La haute culture, les entreprises d'exploration et, en général, les oeuvres de longue portée, si utiles au corps social, mais dont ne se mettrait pas suffisamment en peine l'initiative privée : il appartient également au pouvoir politique de les favoriser et de les soutenir. On s'est plus d'une fois récrié devant cette partie du programme politique de Stuart Mill comme devant une inconséquence. Mais, cette inconséquence, pourquoi n'en pas faire au même titre reproche à l'oracle des libéraux, à Adam Smith, qui professa une exigence identique à l'égard de l'Etat ? Et ne nous serait-ce pas un signe que l'illogisme dont on se plaint est plus apparent que réel?

Non moins originale est la position économique tenue par Stuart Mill. Ses Principes d'économie politique furent parmi ses écrits l'un de ceux qui obtinrent le plus durable succès, Composés dans un esprit sévèrement scientifique, rempli de faits et d'observations, c'est un modèle du genre. Et en même temps des vues singulièrement hardies y perçaient. C'était, par exemple, une approbation déclarée de la thèse malthusienne (Malthus, Néo-maltusianisme), aux termes de laquelle le mal à éviter pour les États est, non pas la diminution des naissances, mais au contraire l'accroissement inconsidéré de leur nombre. C'était également une sympathie ouvertement affichée pour la propagande communiste dont il avait, en France, étudié de très près le développement, sympathie qu'il poussait jusqu'à ce point de soutenir que toutes les difficultés opposées au communisme « ne pesaient dans la balance qu'un grain de poussière », si l'on mettait dans l'autre plateau toutes les souffrances et les injustices qui attristaient si cruellement la société. C'était encore une adhésion résolue et militante à la cause du relèvement social et politique de la femme. A cette cause il n'apporta point seulement un concours théorique. Il en fut, sur les plates-formes politiques, le très actif, très persévérant et très heureux champion.

II ne nous resterait, pour avoir fait le tour de cette philosophie, qui n'a laissé en dehors d'elle aucune des provinces de la pensée et de l'activité humaines, qu'à noter quelle fut son attitude à l'égard de la théologie. Sa critique ne pouvait guère plus épargner les dogmes divers formulés par la métaphysique religieuse qu'elle n'avait fait grâce aux autres affirmations de la pensée intuitionniste. C'est que la critique ne connaît que les droits de la raison. Or, en outre de la raison et parallèlement à la raison, il est une autre faculté moins sévère et que ne régit pas une aussi étroite discipline, une faculté qui s'élève au-dessus de l'observation et se donne carrière dans le vaste champ du possible : l'imagination qui rêve, embellit, poétise. Il semble que Stuart Mill s'en soit remis à cette libre faculté du soin de relever en partie les ruines que la raison analytique avait semées. L'imagination permet de rétablir le sentiment religieux dans ses aspirations et ses espérances. Religion de l'humanité, religion même de l'hypernature, c.-à-d. du divin, voilà, semble-t-il, le terme inattendu auquel le plus profond empiriste du XIXe, siècle aura abouti. (Georges Lyon).



En bibliothèque - Al. Bain, John-Stuart Mill. A Criticism, Londres, 1882. - W.-L. Courtney, The Metaphysics of J. S. Mill; Londres. - Philosophie de Stuart Mill, thèse de Henri Lauret; Paris, 1880.
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