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L'empirisme

On appelle empirisme (du grec empeiria, expérience) la théorie de la connaissance qui soutient que toutes les idées que nous avons, tous les jugements que nous formons nous sont dictés par l'expérience. Or, l'expérience est essentiellement constituée par les données de la conscience et des sens, du sens interne et du sens externe. Il s'ensuit donc qu'au regard des empiristes nous n'avons aucune idée, nous ne formons aucun jugement que nous n'en ayons auparavant trouvé le modèle dans quelque fait de la conscience ou dans quelque impression des sens. Dans l'histoire de la philosophie, l'empirisme a subi une évolution qui l'a amené, par des raffinements successifs, du matérialisme objectiviste le plus grossier au phénoménisme subjectif le plus quintessencié

A l'origine, en effet, l'empirisme admet que nous ne connaissons rien en dehors des données des sens. Or, les sens n'atteignent que des corps. Nous ne connaissons rien que des corps et il n'y a rien qui ne soit exclusivement matériel. Bien plus, Epicure admet que ce sont des résidus matériels des corps, des sortes de pellicules atomiques qu'il nomme eidôla, qui pénètrent réellement dans cet assemblage d'atomes ronds et glissants qu'est notre âme. Ces eidôla a sont nos idées mêmes, nos connaissances. Ainsi non seulement nous ne connaissons rien qui ne soit corps, mais nos connaissances elles-mêmes sont des corps. C'est bien le matérialisme le plus objectif qu'on puisse rencontrer, puisque la connaissance elle-même est un objet, et un objet matériel.

Dans la philosophie du Moyen âge l'empirisme est représenté par les nominalistes, dont les plus célèbres sont Roscelin au XIIe siècle et Occam au XIVe siècle. Ces nominalistes admettaient que les objets extérieurs produisaient dans l'âme, à travers les organes sensoriels, une représentation ou species. Cette species sensibilis, se combinant avec toutes les autres species sensibiles qui lui ressemblaient, donnait naissance soit à une simple et unique tendance à désigner tous les objets semblables par le même nom, soit à une représentation nouvelle qu'on appela un concept (conceptus). Seuls, les conceptualistes admettaient l'existence de ce concept; les nominalistes purs comme Occam ne l'admettaient pas; pour eux, toute la généralisation se bornait à la dénomination et à la tendance qui en résulte.

On est frappé en étudiant ces vieux auteurs de la ressemblance que présente leur système avecc celui que Taine a développé dans son livre De l'Intelligence. Mais il y a entre ces scolastiques et le philosophe du XIXe siècle une différence capitale. ils sont dogmatiques et objectivistes; pour eux, la species reproduit l'objet; ce n'est pas à titre de fait de conscience qu'elle les intéresse, mais à titre de représentation (repraesentatio), de substitut réel et adéquat de l'objet, sur l'existence duquel ils n'élèvent pas plus de doutes que sur son exacte correspondance avec la species qui le représente. Taine, au contraire, s'intéresse surtout au fait de conscience; la valeur de la connaissance est presque tout entière dans la sensation et dans l'image; non seulement l'objet externe ne correspond très probablement pas à l'image intérieure de la conscience, mais même peut-être il n'existe pas. La perception extérieure se définit «une hallucination vraie». Entre le subjectivisme de Taine et l'objectivisme des anciens nominalistes, quelles que soient les ressemblances apparentes, il y a donc des différences très importantes.

C'est que des nominalistes à nos jours l'évolution de l'empirisme s'est poursuivie. Locke est le premier des modernes qui marque un pas en avant. Il admet le principe essentiel de l'empirisme, à savoir que nos idées dans leur totalité et dans leur intégrité viennent des sens, mais il reconnaît deux sortes d'idées, celles qu'il appelle les idées de la sensation et celles qu'il nomme les idées de la réflexion. Les idées de cette seconde espèce ne sont sans doute rien de plus que des résultats de la rencontre dans l'âme des idées de la sensation; mais, comme cette rencontre s'est produite dans la conscience, il ne saurait y avoir au dehors des objets de ces idées; elles sont subjectives, et voilà le premier pas fait par l'empirisme en dehors du dogmatisme objectiviste. Locke est du reste tout près d'en faire d'autres. Il reconnaît que les qualités secondes des objets : la couleur, le son, l'odeur, la saveur, sont très différentes dans la conscience et dans les objets eux-mêmes. Il accorde une importance très grande à toutes les modifications intérieures révélées par l'observation consciente. Cependant il n'arrive pas encore à considérer toutes choses du point de vue de la conscience, du point de vue intérieur et subjectif. Par conséquent, il demeure dogmatique avec des tendances au matérialisme.

C'est à David Hume qu'était réservée la tâche de conduire l'empirisme à la dernière étape de son évolution. Il ne considère plus dans la sensation que la sensation même, dans l'idée que l'idée, dans le jugement que le jugement. Par un coup de génie il comprend qu'admettre quelque chose hors de la sensation, hors de la conscience c'est se mettre en contradiction avec les principes essentiels de l'empirisme. Rien ne doit être affirmé que ce qui est expérimenté. Or peut-on expérimenter quoi que ce soit en dehors de l'état de conscience ? L'expérience a la même sphère que la conscience. Elle ne saurait aller au delà. Elle ne peut même dépasser la conscience présente. Car la conscience passée n'existe qu'en tant qu'elle est expérimentée, et elle n'est expérimentée qu'autant qu'elle est présente dans un acte de mémoire. Par conséquent, il n'y a rien au delà du phénomène de conscience, du point de conscience présent, et le reste des choses ne saurait être que la prolongation des perspectives dans l'espace et dans le temps de ce présent en lui-même intemporel et inétendu. Voilà bien l'empirisme amené à un phénoménisme idéaliste.

Hume explique ainsi que les principales idées de l'esprit, celles dont avait constamment argué la doctrine adverse, telles que les idées de substance et de cause, sont des idées que nous devons à une expérience répétée, à des associations habituelles. Ainsi l'idée de cause se ramène à l'impression de détermination éprouvée par la conscience lorsque, étant dans un certain état, elle attend un autre état qui se produit habituellement après le premier ou lorsque, étant dans un état, elle s'en représente, elle en suppose un autre que se produit habituellement avant. La cause est ainsi l'antécédent invariable, l'effet un invariable conséquent. La loi de causalité se réduit à une association entre des termes que l'habitude rend inséparables. C'est pour cela que l'école empirique anglaise, dont les principaux représentants sont Stuart Mill et Bain, et qui n'a guère fait qu'étendre et développer la doctrine de Hume, a reçu le nom d'école de l'association. Pour tous les partisans de cette école, les principes universels et nécessaires ne sont que des habitudes mentales indissolubles. Tous les hommes en contact avec les mêmes séries de phénomènes doivent prendre ces habitudes, voilà pourquoi ces principes sont universels; tous les hommes subissent ces habitudes qui, à force de se répéter, deviennent tout à fait invincibles, voilà pourquoi ces principes paraissent nécessaires. Ainsi rien n'est inné dans l'intelligence humaine, rien n'est absolument nécessaire. La causalité universelle, sans laquelle il ne saurait y avoir de lois de la nature, ni d'induction, ni par conséquent de science, n'est qu'un postulat, une habitude de notre conscience dont rien ne peut absolument garantir la certitude. C'est sur ce point qu'insistent tous les nativistes, quand ils veulent discuter l'empirisme et lui contester la possibilité de servir de base à une science certaine.

Avec Herbert Spencer l'empirisme a pris une forme encore plus savante et plus solide. Pour Stuart Mill les principes sont des associations inséparables formées par chaque individu. Or la conscience semble bien au contraire nous montrer que, dès que nous pensons, nous sommes en possession de ces principes. Herbert Spencer n'admet donc pas que nous les ayons formés individuellement, il soutient que nous les avons hérités de l'évolution antérieure. D'après sa formule, les principes sont innés dans l'individu, mais acquis par l'espèce.

En France, les sensualistes dont Condillac fut le plus brillant représentant, n'ont pas fait autre chose que continuer d'une façon claire, brillante et au peu superficielle, les traditions de l'empirisme. De nos jours enfin, le positivisme français, dont Auguste Comte est le fondateur, est aussi un empirisme, puisqu'il n'admet comme vrai que ce qui peut être expérimentalement vérifié.

En face de l'empirisme, dans tout le cours de l'histoire de la philosophie, on voit se développer le doctrine opposée qui soutient que, dans les idées universelles, il se trouve d'autres facteurs que les sensations purement passives. Ces autres facteurs, ou l'intelligence les porte directement en elle et les impose comme une forme aux intuitions sensibles, c'est la théorie de Kant, ou elle les constitue par un acte propre, à l'aide des données sensibles, c'est la théorie d'Aristote et de saint Thomas. D'autres philosophes enfin, tels que Descartes, admettent que certaines de nos idées sont purement innées, et qu'elles ne doivent rien à la sensation. (G. Fonsegrive).



En bibliothèque - Diogène Laërce, Vita philosophorum, lib. X. - Gassendi, Logica. - Locke, Essais sur l'entendement humain. - Leibniz, Nouveaux Essais. - Hume, Traité de la nature humaine. Essais sur l'entendement humain. - Huxley, Philosophie de Hume; Paris, 1885, in-8. - Condillac, Traité des sensations. - Comte, Cours de philosophie positive. - Stuart Mill, Système de Logique inductive et déductive, tr. fr.; Paris, 1864, 2 vol. in-8. - Philosophie de Hamilton, tr. fr.; Paris, 1866, in-8. - Bain, les Sens et l'Intelligence, tr.. fr.; Paris, 1814, in-8. - Herbert Spencer, Principes de philosophie, tr. fr.; Paris, 1868,2 vol. in-8. - Les Premiers Principes, tr. fr.; Paris, 1869, in-8. - Ferri, la Psychologie de l'association; Paris, 1885, in-8. - Lachelier, Du Fondement de l'induction; Paris, 1872, in-8.- Piat, De l'Intellect actif; Paris, 1880, in-8.
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