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La
mémoire
est la faculté de l'esprit de se rappeler les
idées
qui lui ont été déjà présentes, ou, en termes plus généraux, car
la mémoire s'exerce non seulement sur les idées proprement dites, mais
encore sur les émotions et les faits de la volonté;
aussi Royer-Collard
dit-il très exactement :
" Nous ne
nous souvenons à proprement parler que de nous-mêmes."
L'exercice de la mémoire
comprend trois actes successifs, qui sont également indispensables : conserver,
rappeler et reconnaître les idées et les états de conscience
antérieurs.
Nous avons évoqué
ailleurs le phénomène psychologique connu sous le nom d'association
des idées, et nous avons vu que ce phénomène
est le fondement de la mémoire; mais elle ne nous apprend rien sur les
actes mêmes de cette faculté. En conséquence, à ces trois questions
: Comment conservons-nous les idées du passé, ou, en d'autres termes,
que deviennent ces idées pendant le temps d'oubli? Comment les rendons-nous
à volonté présentes à nous? Comment pouvons-nous les reconnaître,
c. -à -d. les déclarer exactes, conformes, identiques avec les idées
qui, à un montent quelconque, ont été présentes à notre intelligence?
Merveilles
de la mémoire
« Dans l'immense
galerie de ma mémoire, je fais comparaître le ciel, la terre, la mer,
avec toutes les impressions que j'en ai reçues, hors celles que j'ai oubliées.
Là je me rencontre moi-même, je me reprends au temps, au lieu, aux circonstances
d'une action et au sentiment dont j'étais affecté dans cette action.
Là résident les souvenirs de toutes les révélations
de l'expérience et du témoignage; de cette trame du passé j'ourdis le
tissu des expériences et des témoignages journaliers, des événements
et des espérances futures, et je forme de tout cela comme un présent
que je médite; et dans ces vastes plis de mon intelligence, peuplés de
tant d'images, je me dis à moi-même : « Je ferai ceci ou cela. Oh! si
telle ou telle chose pouvait arriver! Plaise à Dieu! à Dieu ne plaise!
» Et je me parle ainsi, et les images des objets qui m'intéressent sortent
du trésor de ma mémoire, car en leur absence il me serait impossible
d'en parler.
Que cette puissance
de la mémoire est grande! Grande, ô mon Dieu! sanctuaire impénétrable,
infini! Eh! qui pourrait aller au fond? Et c'est une puissance de mon esprit,
une propriété de ma nature, et moi-même je ne comprends pas tout ce
que je suis. L'esprit est donc trop étroit pour se contenir lui-même?
Et où donc déborde ce qu'il ne peut contenir de lui? Serait-ce hors de
lui? ou plutôt, n'est-ce pas en lui? Et d'où vient ce défaut de contenance?
Ici je me sens confondu
d'admiration et d'épouvante. Et les hommes vont admirer les cimes des
monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de
l'Océan et le mouvement des astres; et ils se laissent là , et ils n'admirent
pas, chose admirable! qu'au moment où je parle de tout cela, je n'en vois
rien par les yeux; incapable d'en parler pourtant si tout cela, montagnes,
vagues, fleuves, astres que j'ai vus, océans auxquels je crois, n'offrait
intérieurement à ma mémoire les mêmes immensités où s'élanceraient
mes regards. »
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La faculté que nous
possédons de conserver les idées du passé à l'état quiescent, qu'on
nous permette cette métaphore, serait stérile, si nous n'avions encore
celle de les évoquer, c -à -d. de les faire apparaître à volonté. Cependant
elles n'obéissent pas toujours à l'appel. Ainsi, dans certains moments,
nous avons la conviction d'avoir eu jadis connaissance d'une chose, d'un
nom, d'un fait, et malgré notre désir, cette
idée ne se présente pas à nous. Dans les cas de ce genre, comme nous
ne pouvons pas agir directement sur l'idée rebelle, nous parcourons successivement
les idées que nous soupçonnons avoir quelque connexité avec celle qui
nous échappe, dans la pensée que l'une d'elles éveillera cette dernière.
Souvent ce procédé, qui est fondé sur la loi de l'association, réussit;
parfois aussi tous nos efforts sont vains. Lorsque l'idée cherchée se
présente, et que nous la reconnaissons, nous disons que nous en avons
souvenir. Mais, dans certaines circonstances, il se passe pour nous un
phénomène diamétralement opposé à celui que nous venons de décrire.
En effet, nous ne cherchons là une idée du passé, et elle se présente
cependant à nous. Si nous la reconnaissons, c'est encore un souvenir;
si nous ne la reconnaissons pas, c'est une réminiscence.
La réminiscence est donc un souvenir incomplet, en ce que nous n'avons
pas la conscience que le fait interne qui se produit a déjà été présent
en nous. Ces deux phénomènes, celui de la simple réminiscence et celui
du souvenir non appelé, sont bien évidemment le résultat de l'association
des idées; mais le comment nous échappe complètement et se joue de toutes
les hypothèses imaginées pour l'expliquer.
Toutes les idées
qui apparaissent et passent sont l'objet de la mémoire; mais il n'en est
point de même des notions et des vérités premières
qui forment le fond même de l'entendement
: elles ne peuvent être objets de souvenir, car elles sont comme
immanentes
dans notre intelligence. La mémoire est
pour l'humain la condition de l'expérience
et par suite du progrès. Que serait l'intelligence humaine, si, douée
de la faculté d'acquérir des connaissances,
elle ne pouvait en même temps les conserver, ou si , même en les conservant,
elle ne pouvait les rappeler quand elle en a besoin? En outre, ce ne sont
pas seulement des souvenirs qui résultent de l'exercice de la mémoire.
II est certaines idées dont nous serions à jamais dépourvus si cette
faculté ne nous eût été départie. Pour que nous obtenions, par exemple,
l'idée de notre durée et celle de notre identité,
il faut qu'Ã l'action du sens intime nous
révélant une modification actuelle de nos états de conscience vienne
se joindre l'action du souvenir nous retraçant une modification passée.
II en est de même de l'idée de succession qui ne pourrait nous être
suggérée si, à chaque phénomène nouveau,
le souvenir ne nous retraçait ceux qui ont précédé.
La mémoire est une
faculté purement intellectuelle, et ne doit point être confondue avec
la volonté. Bien que celle-ci intervienne généralement
dans les actes de la mémoire, elle ne saurait par elle-même créer un
souvenir. Vouloir se souvenir, comme chacun l'a éprouvé, ne suffit pas
pour se souvenir, de même que vouloir comprendre n'est pas une raison
suffisante pour comprendre. C'est donc à l'activité spontanée de l'esprit
que se rapporte la faculté qui produit le souvenir. Les circonstances
qui l'accompagnent peuvent être des secours à la mémoire, mais elles
n'en sont pas les causes. Enfin la mémoire, comme
toutes nos autres facultés, est soumise à certaines conditions organiques.
La constitution et l'état du cerveau exercent particulièrement sur elle
une influence qu'on ne saurait méconnaître. L'observation montre que
certaines lésions cérébrales amènent l'affaiblissement, parfois même
l'altération la plus extraordinaire dans le souvenir. Selon Pline
l'Ancien, un homme qui avait reçu un coup de pierre oublia ses lettres;
un autre, après une chute ne se souvint plus du nom de ses parents; l'orateur
Messala Corvinus oublia jusqu'Ã son. propre nom ; le botaniste Broussonnet,
professeur à Montpellier, après une attaque d'apoplexie, perdit la mémoire
des noms propres et des substantifs. Diverses circonstances physiologiques,
notamment l'âge et la santé, influent également sur l'exercice de cette
faculté. II en est de même de certaines circonstances psychologiques.
Ainsi , nous nous souvenons avec le plus de lucidité et de certitude des
choses qui nous ont vivement émus ou intéressés, de celles qui ont été
pour nous l'objet d'une attention
soutenue, et enfin des notions dont les éléments constitutifs sont rangés
entre eux dans un ordre régulier, ou dont opaque idée est liée en nous,
par une association naturelle ou artificielle, à une autre idée plus
facile à rappeler. (A19).
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Christine
Bergé, L'odyssée
de la mémoire, La Découverte, 2010. - Comment
avons-nous appris à nous souvenir? Comment avons-nous développé la maîtrise
des gestes simples, marcher, tenir une fourchette, enfiler une veste? Nous
l'ignorons, nous l'avons oublié.
Certaines
maladies sabotent les plus anciennes de nos acquisitions. Pourtant, les
personnes souffrant de telles pertes usent de ressources insoupçonnées
pour garder l'unité de leur «soi». Le pari de l'auteur est de considérer
la mémoire non pas comme quelque chose d'inné et de naturel mais comme
un acquis, une conquête, le produit d'une «technologie» dont les modèles
se transforment au cours de l'histoire. Des arts de la mémoire, cultivés
jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, aux recherches actuelles sur l'intelligence
artificielle et la génétique, en passant par les thérapies psychiques
qui cherchent à débusquer les « secrets pathogènes », nous avons toujours
envisagé la question de la mémoire en la comparant à la technologie
la plus en vogue : tablettes d'argile,
peinture,
bibliothèque, télégraphe, téléphone, ordinateur... Pour l'auteur,
ces comparaisons ne sont pas sans effets. Elles révèlent ce qui est en
jeu dans le choix des valeurs et de la destinée humaine. Les mystiques
célébraient autrefois la Passion du Christ
dans leurs propres chairs, se faisant mémoire et parchemins vivants sous
le poinçon des stigmates. Aujourd'hui nous concevons l'homme comme une
machine intelligente, nous fabriquons ses prothèses cognitives et préparons
pour demain les modules implantables de mémoires artificielles que son
cortex accueillera. Dans ce voyage vertigineux à travers l'exploration
de modèles éphémères, nous assistons à des « crimes psychiques ».
Ceux qui résistent en pratiquant les anciens arts de la mémoire sont
détruits. Maintenant que nous avons découvert la mémoire millénaire
inscrite dans l'ADN, nous cherchons,
non sans dangers, Ã la modifier. (couv.). |
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