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L'imagination

Les définitions que les philosophes ont données de l'imagination sont fort diverses. Pour Platon, comme pour Aristote, l'imagination paraît consister dans la simple faculté de conserver et de reproduire les perceptions du sens de la vue, en l'absence des objets. Suivant Plotin, l'imagination a pour fonction de représenter en images les êtres du monde intelligible, les idées. Ainsi, pour le philosophe alexandrin, l'imagination est une faculté essentiellement active, tandis que pour ses prédécesseurs c'est une faculté à peu près passive. Laromiguière, se rapprochant de Plotin, la définit la faculté qui combine des images. Beaucoup d'auteurs adoptent l'une et l'autre de ces deux manières de voir, et en conséquence distinguent deux sortes d'imaginations, qu'ils appellent : 1°) imagination passive ou spontannée et 2°) imagination active ou réfléchie, ou encore imagination reproductive et imagination poétique : 
L'imagination spontanée - Elle consiste, selon ces auteurs, à se représenter vivement les idées ou images relatives au monde sensible; la passion, la rêverie, la peur, aident su développement de cette sorte d'imagination. Dans certains états psychologiques, tels que le rêve, le sommeil, le délire, elle substitué ses hallucinations aux véritables perceptions des sens; elle peut conduire au somnambulisme. Cette sorte d'imagination est commune aux humains et aux animaux.

L'imagination réfléchie ou poétique. Elle est la seule qui mérite la nom de faculté créatrice, parce que seule, à l'aide de matériaux fournis par la perception, conservés par la mémoire, séparés par l'abstraction, elle crée des formes qui n'ont que la vie qu'elle leur donne, et qui sont plus ou moins la manifestation de l'idée. Pour en venir là, elle est soumise à certaines conditions dont l'ensemble forme la science du beau. La première de ces conditions est un idéal , un type parfait conçu par la raison ; il faut, en outre , que la combinaison des éléments soit ordonnée par le goût, sous peine de tomber dans le monstrueux le bizarre ou le grotesque; c'est alors que Malebranche a pu l'appeler la folle du logis.

Pour nous, nous refusons absolument le nom d'imagination à la faculté par laquelle nous nous rappelons et nous nous représentons vivement les objets. Cette faculté n'est pas autre que la mémoire. Quelque vive et puissante qu'elle soit chez certains individus, quelque important que soit son rôle dans certaines oeuvres appelées oeuvres d'imagination, sa nature ne change point pour cela. A notre sens, l'imagination est une faculté toute différente : elle est essentiellement créatrice, et sa fonction est de produire des objets ou des idées nouvelles. Elle n'est, ni la simple attention qui contemple les choses, ni la mémoire qui les rappelle à l'esprit, ni la comparaison qui considère leurs rapports, ni le jugement qui prononce à leur sujet une affirmation ou une négation. L'imagination vient après et, à un certain point, au-dessus de ces facultés; elle a besoin de leur concours, elle travaille sur les matériaux que ces facultés lui ont préparés, mais elle les rapproche, les combine, et crée ainsi des images ou des idées nouvelles. 
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L'imagination, selon Pascal

« Imagination. - C'est cette partie décevante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres; elle fait croire, douter, nier la raison, elle suspend les sens, elle les fait sentir; elle a ses fous et ses sages et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hâtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire; ils disputent avec hardiesse et confiance; les autres, avec crainte et défiance : et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend heureux, à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte.

Qui dispense la réputation? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante? Combien toutes les richesses de la terre insuffisantes sans son consentement!

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature, sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître : si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. Qui ne sait que la vue de chats, de rats, l'écrasement d'un charbon, etc., emportent la raison hors des gonds? Le ton de voix impose aux plus sages, et change un discours et un poème de force.

L'affection ou la haine changent la justice de face; et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide! combien son geste hardi le fait-il paraître meilleur aux juges dupés par cette apparence! Plaisante raison qu'un vent manie, et à tout sens!

Je ne veux pas rapporter tous ses effets; je rapporterais presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l'imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu...

L'imagination dispose de tout; elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon coeur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres : Della opinione regina del mundo. J'y souscris sans le connaître, sauf le mal, s'il y en a.

Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire. Nous en avons bien d'autres principes. »
 

(B. Pascal, extrait des Pensées).

Ce qui a fait confondre avec l'imagination des facultés qui en diffèrent essentiellement, et méconnaître la fonction qui la caractérise exclusivement, c'est que, pour faire un grand poète ou un grand artiste, la faculté de combiner ne suffit pas à elle seule; il est absolument indispensable qu'il réunisse et possède à un haut degré d'autres facultés encore, celles de concevoir, de sentir, de se rappeler et de représenter vivement. C'est la réunion de ces facultés éminentes qui forme l'imagination de l'artiste ou de l'écrivain créateur. 

Mais si l'on veut étudier l'imagination toute nue et isolée, pour ainsi dire, des autres facultés qui l'accompagnent ordinairement, Il faut la considérer chez le penseur. Les grands mathématiciens, comme Newton, Lagrange, Laplace, les grands métaphysiciens, comme Platon, Aristote et Kant, et les grands naturalistes, comme Linné, Cuvier, Geoffroy Saint- Hilaire ont prouvé par leurs travaux qu'ils possédaient cette faculté au plus haut degré, et à un degré assurément aussi prodigieux qu'Homère et que Michel-Ange. Seulement, chez le savant, l'imagination consiste dans la pure faculté de combiner, tandis que, chez le poète et l'artiste, il doit s'y joindre des facultés esthétiques

Toute oeuvre d'art digne de ce nom doit comprendre l'idéal et le réel; il faut dans une oeuvre pareille, à quelque genre qu'elle appartienne poésie, peinture, musique, etc., que ces deux mondes se pénètrent l'un l'autre. Or, c'est là la fonction essentielle de l'imagination dans l'art : car alors elle ne représente pas seule. ment, elle combine, produit et exprime des idées nouvelles, en un mot, elle se montre vraiment créatrice.(DV / R.).
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L'imagination passive et active
Châteaux en Espagne, songes, romans

«  L'être sentant obéit à des lois d'association ou d'agrégation passive, qu'il ne fait pas et ne peut connaître; l'être intelligent se prescrit à lui-même des lois d'association dont il se rend compte; il choisit librement les éléments qu'il veut réunir, tire de son sein les modèles de ses propres combinaisons, forme ainsi ces idées archétypes d'ensemble, d'harmonie, de beauté, sous lesquelles l'esprit humain contemple les phénomènes d'une nature extérieure, qu'il a souvent pressentis et dominés par la pensée, avant de les avoir perçus par les sens. La faculté de se créer des idées archétypes, qui porte l'unité dans le vaste champ des idées, est l'attribut le plus éminent de l'intelligence.

Dans le sommeil de la pensée, lorsque toute faculté active de combinaison est suspendue, diverses images ou fantômes viennent assiéger le sens intérieur, s'y succèdent, s'y remplacent et s'y agrègent de toutes les manières, et forment des tableaux mobiles, irréguliers, disparates dans toutes leurs parties, sans plan, sans liaison, sans unité de sujet ni d'objet. On peut observer seulement, dans cet exercice de l'imagination passive, qui fait les rêves de l'homme endormi ou même éveillé, que l'espèce des images ou leurs couleurs sombres ou gracieuses, dépendent toujours d'un certain ton sur lequel se trouve montée actuellement la sensibilité intérieure, par la prédominance de tels organes intérieurs disposés de telle manière. Tels sont les rêves pénibles occasionnés par la plénitude de l'estomac, les embarras de la circulation, etc.

Dans tous ces cas, plus fréquents que ne le pensent peut-être les métaphysiciens, accoutumés à faire abstraction des causes physiologiques qui mettent en jeu l'imagination ou tel mode de son exercice, dans tous ces cas, dis-je, il y a une affection interne dominante qui éveille le sens interne des images, lui communique une certaine impulsion qui se propage ou se continue d'une manière spontanée et plus ou moins irrégulière, suivant les lois d'association organique ou d'agrégation fortuite.

Par exemple, dans ces combinaisons d'images ou ces châteaux en Espagne que fait l'homme éveillé, lorsqu'il se laisse aller au mouvement naturel de son imagination, il y a toujours un certain ton de la sensibilité qui détermine l'apparition des premiers fantômes. Suivant que l'individu se trouve monté au ton de la crainte ou de l'espérance, qu'il a un sentiment instinctif de force ou de faiblesse radicale, son imagination produit des fantômes divers qu'il repousse ou caresse, qu'il tend à fuir ou à combattre, voilà le canevas du château en Espagne ou du roman. La faculté de combinaison s'empare de ce canevas et se propose de le remplir. Elle fait un choix d'images analogues entre elles et au plan proposé, écarte toutes celles qui sont disparates ou hors de son but, et parvient ainsi à former un tableau plus ou moins composé, dont toutes les parties s'harmonisent entre elles et concourent dans une véritable unité de dessein de plan ou d'action. Il n'y a assurément rien de pareil dans les agrégations fortuites des songes et dans tous les cas où l'imagination se trouve livrée à elle-même, ou à l'impulsion vague d'une sensibilité dont les modes composés et variables à chaque instant excluent par eux-mêmes toute forme constante et proprement une.

Le principe de l'unité qui caractérise toutes les combinaisons de l'intelligence ne réside donc point dans notre nature sentante, mais se fonde et se rattache au premier déploiement de cette même activité perceptive qui constitue le « un dans le multiple » [Expression des platoniciens pour désigner l'unité introduite par l'intelligence dans la multiplicité des sensations.].

La faculté de combinaison n'est point limitée aux images et particulièrement à celles que fournit le sens de la vue, toujours prédominant sur tous les autres. Son champ bien plus étendu que celui de l'imagination proprement dite, embrasse toutes les idées de l'esprit où elle trouve des matériaux et tous les sentiments du coeur qui lui fournissent des excitants, et que l'exercice de cette faculté contribue singulièrement à développer. Tantôt elle emprunte les éléments de ses combinaisons des objets de la nature extérieure tels qu'ils se manifestent aux sens, en réunissant dans un autre ordre leurs modes ou qualités abstraites; tantôt elle va chercher ses matériaux hors du cercle des objets réels, dans un monde de possibles où elle trouve des types d'une perfection idéale qu'elle aspire à réaliser. Quelquefois elle crée en voulant imiter; d'autres fois elle imite même en créant; mais quelle que soit la sphère où s'exerce cette faculté active, toujours elle imprime le sceau de l'unité à ses productions les plus variées, et souvent elle leur communique cette teinte particulière du sentiment qui l'inspira. »
 

(Maine de Biran, Fondements de la psychologie ).

 


En bibliothèque - Descartes, Des Passions de l'âme; Malebranche, Recherche de la vérité, Entretiens sur la morale; le P. André, Essai sur le beau; Voltaire, Encyclopédie, art. Imagination; Muratori, Della forza della Fantasia umana, Venise, 1745 et 1766, in-8°; Bonstetten, Recherches sur la nature et les lois de l'Imagination, Genève, 1807; Astruc, Dispulatio de Phantasia et Imaginatione, Montpellier, 1723, in-8°; Meister, Sur l'imagination, en allemand, Berne, 1778, in-8°; Lévesque de Pouilly, Théorie de l'Imagination, 1803, in-8°. Akenside et Delille ont composé des poèmes sur l'imagination.
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Dictionnaire Idées et méthodes
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