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Le sensualisme

Le mot sensualisme a été, sinon créé, du moins mis à la mode par Royer-Collard, Victor Cousin et toute l'école éclectique, qui s'en sont fait une arme de polémique. « Êtes-vous toujours sensualiste, immoral et athée? » demande au disciple de Laromiguière l'élève de Royer-Collard, au premier chapitre des Philosophes classiques de Taine. Le mot est couramment employé par tous les philosophes du milieu du XIXe siècle, Taine, Ravaisson, Renouvier, etc. Comme il est ensuite rapidement tombé en désuétude, il importe d'abord de préciser le sens qui lui était donné. 

Selon V. Cousin, le sensualisme est le premier en date, le plus simple et le plus grossier des quatre systèmes fondamentaux entre lesquels oscille perpétuellement l'esprit humain. C'est "la philosophie de la sensation". L'humain, tout d'abord frappé par les impressions extérieures que reçoivent ses sens et que perçoit sa conscience, affirme qu'elle sont seules réelles, occupent seules notre pensée : il nie la raison et l'activité de l'esprit. 

« Toutes nos connaissances, toutes les idées viennent de la sensation, et il n'y a pas dans la conscience un seul phénomène qui ne se puisse ramener à cette origine. » 
Cette doctrine, selon Cousin, suscite perpétuellement, depuis trois mille ans, trois conséquences qui suffisent à la décrier : le fatalisme, parce que la sensation et, par suite, toutes les idées plus complexes qui en dérivent ne dépendent pas de notre volonté et que la passivité en est le caractère essentiel; le matérialisme, parce que les sensations multiples et changeantes ne peuvent fonder l'unité et l'identité de la personne et que celle-ci dépend des choses extérieures; l'athéisme enfin, parce que toute la réalité de l'univers se résout en une collection de sensations ou de phénomènes qui ne supposent aucune cause- transcendante, aucun principe distinct du monde. L'esprit ne peut donc se satisfaire longtemps d'une aussi «dangereuse» doctrine au dogmatisme sensualiste, il oppose bientôt le dogmatisme idéaliste; puis la critique des sceptiques et enfin le mysticisme le ramènent presque à son point de départ. Chacun de ces quatre systèmes, pris à part, n'apporte d'ailleurs, selon Cousin, qu'une solution partielle et incomplète du problème de l'être et de la connaissance

Ad. Franck, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, distingue trois formes de sensualisme : un sensualisme objectif ou métaphysique, qui revient, en somme, au matérialisme; un sensualisme psychologique ou subjectif, qui consiste en une théorie empirique de la connaissance; et enfin un sensualisme moral qui, comme l'épicurisme, fait du plaisir le bien et ramène au désir toutes les tendances humaines. On commit en effet le mot d'Epicure

« Nous discernons tout bien en prenant la sensation comme règle. » (Diog. L., X,129). 
Le mot de sensualisme a donc servi à désigner tons les systèmes qui ont vu dans la sensation l'élément fondamental de la pensée et qui ont, d'après elle, conçu la réalité ou dirigé l'activité. Si l'on voulait faire l'histoire du sensualisme, il faudrait donc passer en revue les innombrables théories où les principes de l'empirisme sont acceptés, depuis Protagoras, Aristippe, Aristote, Epicure jusqu'à Hobbes, Locke, Hume et Condillac, et même jusqu'au positivisme et à l'évolutionnisme, ou  Renouvier et Ravaisson ont retrouvé et condamné le sensualisme lui-même. Une telle entreprise est impossible et inutile, mais on peut du moins marquer les étapes principales de cette longue histoire. 

La philosophie de la sensation nous paraît avoir occupé successivement trois positions différentes et s'être ainsi complétée peu à peu. La première thèse du sensualisme, c'est que toutes nos idées sont au fond des sensations : nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu (= rien dans l'intelligence qui n'ait été d'abord dans la sensation). C'est la doctrine que la scolastique- péripatéticienne autorisait du nom d'Aristote
( Les premières lignes de la Métaphysique : " Les animaux naissent avec la faculté de sentir; de celle-ci résulte, pour quelques-uns d'entre eux, la mémoire... De la mémoire provient pour les hommes l'expérience..., et l'expérience produit l'art et la science").
C'est le principe proclamé par Hobbes et par Locke, et qui est comme la devise commune de tous les empiristes.

Mais cette première thèse n'implique pas encore la passivité absolue de l'esprit : Locke, qui l'acceptait, voyait dans la réflexion le complément nécessaire de la sensation; Leibniz y souscrivait, sous réserve de l'exception fameuse, nisi intellectus ipse; Kant enfin reconnaissait que la sensation forme la matière unique de nos connaissances, mais il proclamait la nécessité des formes qu'y impose l'esprit. Ce n'est donc là qu'un sensualisme partiel et incomplet. Il apparaît, sinon plus solide, du moins plus rigoureux, chez David Hume et chez Condillac, lorsque ceux-ci ramènent à la sensation les opérations intellectuelles mêmes. 

" Toutes nos connaissances et toutes nos facultés, dit Condillac, viennent des sens, ou, pour parler plus correctement, de la sensation; car, dans le vrai, les sens ne sont que cause occasionnelle. C'est l'âme qui sent à l'occasion des organes, et c'est des sensations qui la modifient qu'elle tire toutes ses connaissances et toutes ses facultés."
Non seulement nos idées sont d'anciennes sensations, mais les facultés mêmes qui nous servent à penser ne sont que des sensations transformées (Condillac), que des habitudes produites par l'association de ces mêmes sensations (Hume). Il n'est donc plus possible d'excepter du sensualisme les principes de la raison et les formes de l'esprit : idées et facultés, tout n'est que sensation.

Enfin, on peut aller plus loin encore et dire que, non seulement nos idées, non seulement nos facultés, mais l'âme elle-même n'est qu'un groupe de sensations : le sensualisme absolument complet détruit en effet, comme le disait Cousin, le spiritualisme. Cette thèse dernière, que rejetait formellement Condillac, d'autres philosophes du XVIIIe et du XIXe, siècle l'ont acceptée. Les uns, comme d'Holbach, La Mettrie, Cabanis, etc., considèrent la sensation au point de vue physique; ils conçoivent la réalité comme étendue, multiple et divisible, et du sensualisme font sortir le matérialisme. Les autres, comme Hume, Stuart Mill ou Taine, voient dans la sensation le phénomène psychologique lui-même, l'état de conscience immédiatement et surement connu, et ils soutiennent que l'âme n'est qu'une collection de sensations. Le sensualisme les conduit au phénoménisme

Il importe donc de distinguer dans le sensualisme des formes et des degrés très divers. La condamnation sommaire dans laquelle les éclectiques enveloppaient toute la doctrine ne peut être acceptée sans discussion. Sous sa forme la plus simple, le sensualisme n'entraîne nécessairement aucune des conséquences que lui imputait Cousin. Sous sa forme extrême et absolue, il n'est pas condamné peut-être à revêtir la forme obscure et contradictoire du matérialisme : le phénoménisme de Hume engage plus naturellement et plus logiquement les sensualistes conséquents dans la voie de l'idéalisme. (G. Beaulavon).



En bibliothèque - V. Cousin, Hist. gén. de la philos., 1re. leçon, 1829. - Taine, les Philos. clas. du XIXe siècle.- Ravaisson , Rapp. sur la philos. en France, 1er chap. - G. Lyon, la Philosophie de Hobbes, et Introd. au Traité des sensations de Condillac (éd. clas.).
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