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Gargantua et
Pantagruel est un roman satirique en 5
livres composé par Rabelais. Le premier
(Pantagruel) parut en 1532, le deuxième (Gargantua) en 1534, le
troisième (Tiers livre) en 1546, le quatrième (Quart Livre)
en 1552, le Cinquième Livre en 1564. Gargantua, qui dans l'ordre
des éditions et de la chronologie du récit, vient en première
position, n'était pas une invention de l'auteur : les contes
populaires parlaient du géant Gargantua,
et, dans une foule de localités, on appliquait son nom à
des monuments prétendument celtiques (mégalithes).
Quand Rabelais entreprit la rédaction de son Pantagruel,
il voulait raconter les aventures du fils de Gargantua, peu après
qu'un auteur anonyme ait fait paraître
un ouvrage intitulé : Les grandes et inestimables cronicques
du grant et énorme géant Gargantua, contenant la généalogie,
la grandeur et force de son corps, aussi les merveilleux faicts d'armes
qu'il fist pour le roi Artus .
Deux ans plus tard, il reprit à sa manière l'histoire de
Gargantua, sous la forme d'une libre adaptation des Cronicques.
Il n'est pas d'ouvrage qui ait donné
lieu à plus d'interprétations et de commentaires que celui
de Rabelais. On y a vu un livre à clefs
et l'on s'est évertué, sans succès, à vouloir
assimiler Jean des Entommeures au cardinal
de Lorraine, Gargamelle à Marie d'Angleterre,
Gargantua à François Ier,
Graudgousier à Louis XII, Pantagruel
à Henri Il, le roi Pétaut à
Henri VIII d'Angleterre, voire la jument
de Gargantua à la belle duchesse d'Étampes! Cette assimilation
est d'ailleurs si peu fondée que d'autres clefs ont été
proposées et que chaque inventeur a maintenu la sienne à
l'exclusion de toutes les autres, sans se soucier des railleries que Rabelais
lui-même décoche aux devineurs d'énigmes qui s'amusent
à « calefreter des allégories qui oncques ne feurent
songées-». Ensuite, comme
Rabelais aborde tous les sujets, des spécialistes érudits
se sont emparés de son oeuvre et l'ont expliquée chacun à
son point de vue particulier, chacun tenant son explication pour seule
valable. On nous a donné ainsi : Rabelais diplomate, Rabelais politique,
Rabelais architecte, Rabelais pédagogue, Rabelais médecin,
Rabelais anatomiste, Rabelais prêtre, Rabelais jurisconsulte, Rabelais
précurseur de la révolution et même Rabelais franc-maçon .
Assurément, tous ces commentaires
ne sont pas ridicules. Le travail du Dr Le Double (Rabelais anatomisle
et physiologiste), notamment, a tiré au clair deux des chapitres
les plus obscurs du Pantagruel, ceux qui sont consacrés à
la description de l'anatomie de Quaresme prenant .
On avait cru jusqu'ici que cette anatomie ne comportait qu'une de ces énumérations
saugrenues de termes bizarres, où parfois se complait Rabelais
et qui nous sont inintelligibles. Grâce à de patientes recherches
philologiques et à de très ingénieux rapprochements,
le Dr Le Double est arrivé à démontrer irréfutablement
que les comparaisons de l'auteur, loin d'être insipides, sont d'une
exactitude merveilleuse et prouvent chez lui une connaissance approfondie
de l'anatomie descriptive qu'on ne soupçonnait qu'à peine;
qu'il a signalé l'action physiologique des principaux aliments,
enfin qu'il a inventé un appareil de chirurgie et un appareil de
fracture. qui fut copié par Ambroise Paré.
Les critiques modernes sont parvenus à
une conception infiniment plus simple. Considérant en son ensemble
l'oeuvre de Rabelais, ils n'y veulent plus voir
ni une histoire politique de son temps, bourrée d'allusions
aristophanesques ( Aristophane)
aux principaux personnages, rois, ministres et prélats qu'il a fréquentés;
ni un thème à revendications sociales si prudemment voilées
qu'il en faut deviner le sens; ni un réquisitoire en règle
contre les abus éternels de l'État, de l'Église
et de la magistrature; mais le simple passe-temps d'un médecin fort
occupé et par l'exercice de son art, et par son professorat et par
son ardeur à s'assimiler toute la science de l'époque. Émile
Faguet remarque que son roman n'a que cinq cents pages et qu'il a mis
vingt ans à l'écrire. Il n'y a donc consacré que la
moindre part de ses loisirs, et ce roman n'est guère, en somme,
que le résumé sous une forme tantôt burlesque, tantôt
sérieuse, de ses aventures personnelles et des réflexions
que ses expériences lui ont inspirées sur toutes choses.
C'est là une enquête que Montaigne
dans ses Essais
recommencera dans la seconde partie du siècle, avec de toutes autres
tendances et dans le sens le plus égoïste.
Quant au roman,
en lui-même, il est d'une composition enfantine : un bon géant
a un fils, qu'il fait soigneusement élever; celui-ci parvenu à
l'âge d'homme et entouré de compagnons choisis, bataille,
discute, dispute et entreprend un grand voyage à la recherche de
l'absolu. C'est là toute la trame. Le gigantisme d'une part, la
facile invention du voyage d'autre part, prêtent à une infinité
de scènes burlesques, qui sont d'ailleurs assez mal reliées,
l'une à l'autre, mais cette fable et les épisodes qu'elle
comporte étaient nécessaires pour que livre fût amusant,
et il fallait qu'il fût amusant pour se bien vendre. Écrits
sous une forme dogmatique, les mémoires de Rabelais
n'auraient jamais été populaires, ils n'auraient pas porté
jusqu'aux dernières couches sociales ces lueurs de l'humanisme
qui ne brillaient que pour les initiés. On en pourrait dire autant
des obscénités énormes qui s'étalent à
l'aise, d'un bout à l'autre de l'ouvrage. On les a cependant assez
reprochées jadis à Rabelais. Aujourd'hui on est plus tolérant
à cet égard, l'école naturaliste nous ayant familiarisés
avec les détails les plus bas de l'existence, et ces grosses gauloiseries
de carabin paraissent saines à côté des raffinements
de perversité de certains littérateurs contemporains. Au
reste, Rabelais est médecin, il ne faut pas l'oublier, et même
médecin spécialiste pour les maladies secrètes : il
ne recule pas plus devant le mot que devant la chose; enfin si l'on songe
à quelques autres livres du XVIe
siècle, le Moyen de parvenir de Beroalde
de Verville, ou les Dames galantes de Brantôme
ou encore les Essais de Montaigne, on
reconnaîtra que la meilleure compagnie avait encore un goût
très vif pour les joyeusetés qui composent le fond des vieux
fabliaux. Il convient de placer les hommes
dans leur milieu pour les bien juger.
L'oeuvre de Rabelais se prête mal
à l'analyse : on en forcerait le sens si l'on voulait en tirer les
enseignements systématiques; même si, pour plus de clarté,
on en considérait isolément une partie; ou encore, si l'on
rangeait, suivant une certaine méthode, les opinions diverses qu'il
a exprimées. Le mieux est de suivre l'ouvrage, chapitre pas chapitre,
dans son désordre voulu, en mettant en lumière les scènes
essentielles.
Gargantua
(Livre II).
Dès le début, Rabelais
prévient charitablement son lecteur de ne pas s'arrêter aux
bagatelles, cocasseries et joyeusetés dont il a farci son livre;
mais de chercher, sous ces amusettes, qui sont comme les agréments
dont il faut bien que la vérité
se pare pour plaire aux humains, la savoureuse quintessence
de ses réflexions personnelles, le résultat des expériences
qu'il a poursuivies pendant toute une existence
de labeur intellectuel. On connaît assez ses comparaisons
de la bouteille, des sirènes ,
de l'os médullaire. Il en poursuit une autre aussi jolie :
Silènes
étaient jadis petites boîtes, telles que voyons de présentes
boutiques des apothicaires; peintes au-dessus de figures joyeuses et frivoles,
comme de harpies ,
satires ,
oisons bridés, lièvres
cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs
limonniers et autres telles pointures contrefaites à plaisir pour
exciter le monde à rire; mais au dedans l'on resserrait les fines
drogues; comme baume, ambre gris ,
amomon, muse, civettes, pierreries et autres choses précieuses.
Après cela il aborde son conte du bon
roi géant ,
dépeint la vie patriarcale qu'il mène et qui paraît
être celle des braves bourgeois du temps.
Après
dîner tous allèrent pèle-mêle à la Saulsaie
et là, sur l'herbe drue, dansèrent au son des joyeux flageolets
et douces cornemuses, tant baudement que c'était passe-temps céleste
les voir ainsi soi rigoler.
Et ses « propos des buveurs »
ont été sans doute notés à la Cave peinte de
Chinon où il aimait à stationner
dès son enfance.
La manière de vêtir Gargantua
lui donne occasion de disserter amplement sur la signification des couleurs
blanc et bleu. On ne sait trop s'il se moque ici des érudits ou
s'il cède à cette manie d'érudition dont il ne se
défit jamais entièrement. Mais aucun doute ne subsiste lorsqu'il
est question d'instruire le jeune géant. C'est là une critique
très fine de l'éducation des gentilshommes d'alors qui se
passait tout entière à manger, boire, dormir, jouer, paillarder,
se promener et surtout à dire des patenôtres. Rabelais,
sous le nom de Ponocrates, réforme ces errements vicieux. Son fameux
chapitre sur l'éducation, sur lequel on a tant disserté de
nos jours et qui fait qu'on lui a prêté les vues pédagogiques
les plus modernes, n'est autre que l'exposé, sous forme didactique ,
de la méthode que l'auteur lui-même
a suivie d'instinct pour s'instruire et qui consiste à apprendre
le plus possible et de tout - non pas à apprendre par coeur des
livres théoriques, mais à voir les objets, à se rendre
compte de leur nature, de leur utilité, de leur destination, à
se faire expliquer l'organisation et le fonctionnement des industries,
etc., le tout sans négliger les exercices nécessaires au
développement harmonieux du corps. Au bout de la journée
on devra, « à la mode pythagoricienne
», récapituler tout ce qu'on a appris ou vu et s'endormir
en murmurant la plus simple des prières.
Si
priaient Dieu
le créateur en l'adorant, et ratifiant leur foi envers lui et le
glorifiant de sa bonté immense; et lui rendant grâce de tout
le temps passé, se recommandaient à sa divine clémence
pour tout l'avenir.
Avec un tel idéal, Rabelais
doit nécessairement railler les principes
qui régissent l'éducation de ses contemporains et s'égayer
aux dépens du sophiste en lettres latines
qui apprend à Gargantua « à lire sa charte si bien
qu'il la disait par coeur au rebours, à écrire gothiquement
» et le bourre des notions entassées dans les livres de
scolastique, au point de le rendre «
fou, niais, tout rêveur et rassoté ». Après
avoir donné ses idées sur l'éducation, Rabelais les
donne sur la guerre.
-
Grandgousier
à son fils Gargantua
(pour l'appeler
à son aide contre l'invasion de Picrochole)
(Extrait
de Gargantua)
«
La ferveur de tes estudes requeroit que de long temps ne le revocasse [
= rapelasse ] de cestuy philosophicque repous, sy la confiance de noz amys
et anciens confederez n'eust de present frustré la seureté
de ma vieillesse. Mais puis que telle est ceste fatale destinee que par
iceulx soye inquieté es quelz plus je me repousoye [ = reposais],
force me est te rappeler au subside des gens et biens qui te sont par droict
naturel affiez [ = confiés]. Car ainsi comme debiles sont les armes
au dehors si le conseil n'est en la maison, aussi vaine est l'estude et
le conseil inutile, qui en temps opportun par vertus n'est executé
et a son effect reduict. Ma deliberation n'est de provocquer, ains [ =
mais] de apaiser : d'assaillir, mais defendre de conquester, mais de guarder
mes feaulx subjectz et terres hereditaires. Es quelles est hostillement
entré PicrochoIe, sans cause ny occasion; et de jour en jour poursuit
sa furieuse entreprinse avecques excès non tolerables a personnes
liberes [ = libres]. Je me suis en devoir mis pour moderer sa cholere tyrannicque,
luy offrent [ = offrant] tout ce que je pensois luy povoir estre en contentement,
et par plusieurs foys ay envoyé amiablement devers luy pour entendre
en quoy, par qui et comment il se sentoit oultragé, mais de luy
n'ay eu responce que de volontaire deffiance, et que en mes terres pretendoit
seulement droict de bien seance [= droit de s'établir à son
aise]. Dont j'ay congneu que Dieu eternel l'a laissé au gouvernail
de son franc arbitre et propre sens, qui ne peult entre que meschant sy
par grace divine n'est continuellement guidé, et pour le contenir
en office et reduire a congnoissance me l'a icy envoyé a molestes
enseignes [ comme un envahisseur hostile, en latin : infestis signis ].
Pourtant [ = à cause de cela], mon filz bien aymé, le plus
tost que faire pouras, ces lettres veues, retourne a diligence secourir
non tant moy (ce que toutes foys par pitié naturellement tu doibs)
que les tiens, les quelz par raison tu peuz saulver et guarder. L'exploict
sera faict a moindre effusion de sang que sera possible. Et si possible
est par engins plus expediens, cauteles [ = artifices] et ruzes de guerre,
nous saulverons toutes les ames : et les envoyerons joyeux a leurs domiciles.
Tres chier fils, la paix de Christ, nostre Redempteur, soyt avecques toy.
» (Rabelais, Gargantua). |
Rabelais un grand humaniste : aussi blâme-t-il
vivement les vains motifs qui poussent les humains à s'entre-détruire.
Rien de plus mordant et de plus vrai que la satire de ce conseil de guerre
qui incite Picrochole à des rêves de conquête; rien
de plus profond que la psychologie du conquérant,
entraîné par des visions de victoires fantasmagoriques, résistant
aux conseils les plus autorisés, et se mettant incontinent en campagne
:
«
Sus, sus, - dit Picrochole - qu'on dépêche tout et qui m'aime
me suive !»
Rabelais n'aime pas davantage les moines que
les hommes de guerre : ils sont - en des genres différents - aussi
inutiles et malfaisants les uns que les autres.
Ils
marmonnent grand renfort de légendes
et de psaumes
nullement par eux entendus, ils comptent force patenôtres,
entrelardées de longs Ave Maria
sans y penser ni entendre.
Et ce, ajoute-t-il, « j'appelle moque-Dieu
et non oraison ». Leur fainéantise produit tout naturellement
leur luxure « seulement l'ombre du clocher
d'une abbaye est féconde! » Par antithèse
et par surcroît de raillerie, c'est un des leurs, frère Jean
des Entommeures, qui les dénonce et qui les juge. Rabelais
n'aime pas non plus les pèlerinages
où l'on entraîne tant de braves gens pour le plus grand profit
de quelques effrontées congrégations.
Allez-vous-en,
pauvres gens, au nom de Dieu le créateur, lequel vous soit en guide
perpétuelle. Et dorénavant ne soyez faciles à ces
ocieux et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez chacun
en sa vacation, instruez vos enfants et vivez comme vous enseigne le bon
apôtre saint Paul.
Aux antipodes de l'abbaye
il élèvera l'abbaye de Thélème, c.-à-d.
un lieu où l'être humain pourra s'épanouir, librement
au physique et au moral, sans autre règle que celle-ci :
-
"Fay
ce que voudras" (illustration de Gustave Doré).
On ne peut guère quitter ce premier
livre, si alertement écrit, sans rappeler le fameux épisode
du vol des cloches de Notre-Dame et cette peinture éternellement
vraie des Parisiens :
Toute
la ville fut émue en sédition, comme vous savez que à
ce ils sont tant faciles que les nations étranges s'ébahissent
de la patience des rois de France, lesquels autrement par bonne justice
ne les refrènent, vu les inconvénients qui en sortent de
jour en jour.
Et enfin la caricature si vivante de l'Université
en la personne de maître Janotus de Bragmardo :
tondu
à la césarine, vêtu de son liripipion à l'antique
et bien antidaté l'estomac de Condignac de four et eau bénite
de cave, - touchant devant soi trois bedeaux à rouge museau et traînant
après cinq ou six maîtres es-arts, bien crottés à
profit de ménage.
Pantagruel
(livre II).
Le second livre (Pantagruel, paru
en premier et signé Alcofribas Nasier, anagrame de François
Rabelais) n'est, comme composition, que le calque du premier. Dans son
prologue, Rabelais insiste sur sa véracité
:
Je
ne suis né en telle planète et ne m'advint oncques de mentir
ou assurer chose qui ne fut véritable.
Gargantua perd sa femme, et il s'en console
avec assez de philosophie, la femme étant
alors considérée comme un être inférieur, bon
seulement à procurer du plaisir et à perpétuer l'espèce.
Ma
femme est morte, et bien, par Dieu, je ne la ressusciterai pas par mes
pleurs : elle est bien, elle est en paradis pour le moins, si mieux ne
est : elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie
plus de nos misères et calamités : autant nous en pend à
l'oeil.
Rabelais donne, en passant, de curieux détails
sur la vie qu'on menait jadis en certaines villes de province : Toulouse,
Montpellier, Bourges.
Il blâme l'afféterie de langage.
Il
convient parler, selon le langage usité. Et comme disait Octavian
Auguste, qu'il faut éviter les mots épaves en pareille
diligence que les patrons de navire évitent les rochers de mer.
Nous assistons maintenant à l'enfance
de Pantagruel, comme jadis à celle de Gargantua, à son adolescence,
à ses voyages, à son instruction, et Rabelais
recommence à exposer ses idées sur l'éducation, sur
la guerre, sur les moines, etc.
Il recommande à Pantagruel «
de employer sa jeunesse à bien profiter en études et en
vertus », d'apprendre tout ce qu'on peut apprendre : les langues
grecque, latine, hébraïque, chaldaïque, arabique, la cosmographie,
la géométrie, l'arithmétique,
la musique, l'astronomie, le droit civil,
la géographie, l'histoire naturelle, la
médecine.
. -
Lettre de
Gargantua à Pantagruel, son fils, étudiant à Paris.
(Extrait
de Pantagruel)
«
Tres chier fils,ainsi comme en toy demeure l'image de mon corps, si pareillement
ne reluysoient les meurs de l'ame, l'on ne te jugeroit estre garde et tresor
de l'immortallité de nostre nom, et le plaisir que prendroys ce
voyant, seroit petit, considerant que la moindre partie de moy, qui est
le corps, demoureroit, et la meilleure, qui est l'ame, et par laquelle
demeure nostre nom en benediction entre les hommes, seroit degenerante
et abastardie. Ce que je ne dis par defiance que je aye de ta vertu, laquelle
m'a esté ja par cy devant esprouvée, mais pour plus fort
te encourager a proffiter de bien en mieulx. Et ce que presentement te
escriz, n'est tant affin qu'en ce train vertueux tu vives, que de ainsi
vivre et avoir vescu tu te resjouisses et te rafraichisses en courage pareil
pour l'advenir. A laquelle entreprinse parfaire et consommer. il te peut
assez souvenir comment je n'ay rien espargné mais ainsi y ay je
secouru comme si je n'eusse aultre thesor en ce monde, que de te veoir
une foys en ma vie absolu et parfaict, tant en vertu, honesteté
et preudhommie, comme en tout scavoir liberal et honeste, et tel te laisser
après ma mort comme un mirouoir representant la personne de moy
ton pere, et sinon tant excellent, et tel de faict, comme je te souhaite,
certes bien tel en desir. Mais encores que mon feu pere de bonne memoire
Grandgousier eust adonné tout son estude [mot masculin au XVIe s.,
selon l'étymologie], a ce que je profitasse en toute perfection
et sçavoir politique, et que mon labeur et estude correspondit très
bien, voire encores oultrepassast son desir; toutesfoys, comme tu peulx
bien entendre, le temps n'estoit tant idoine [ = apte et convenable] ne
commode es lettres comme est de present, et n'avoys copie [ = abondance,
en latin : copia] de telz precepteurs comme tu as eu. Le temps estoit encores
tenebreux et sentant l'infelicité et calamité des Gothz,
qui avoient mis a destruction toute bonne literature. Mais par la bonté
divine, la lumiere et dignité a esté de mon eage rendue es
lettres, et y voy tel amendement [ = Correction et amélioration.
On dit dans ce sens amender une terre.] que de present a difficulté
seroys je receu en la premiere classe des petitz grimaulx [= écoliers
des basses classes], qui en mon eage virile estoys (non a tord), reputé
le plus sçavant dudict siecle.
Ce
que je ne dis pas par jactance vaine, encores que je le puisse louablement
faire en t'escripvant, comme tu as l'autorité de Marc Tulle en son
livre de vieillesse [De senectute. Nihil necesse est de me ipso
dicere quauquam est id quidem senile, aetatique nostrae conceditur], et
la sentence de Plutarche au livre intitulé
Comment on se peut louer sans envie [Latinisme. Sine invidia, c'est-à-dire
sans exciter la haine], mais pour te donner affection de plus hault tendre.
Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées,
Grecque, sans laquelle c'est honte que une personne se die sçavant,
Hebraicque, Caldaicque, Latine. Les impressions tant elegantes et correctes
en usance, qui ont esté inventées de mon eage par inspiration
divine, comme a contrefil [ = au rebours] l'artillerie par suggestion diabolicque.
Tout le monde est plein de gens savans, de precepteurs tresdoctes, de librairies
[ = bibliothèques] tresamples, qu'il m'est advis que ny au temps
de Platon, ny de Ciceron,
ny de Papinian [Célèbre jurisconsulte romain, né vers
150, mort en 212, fut préfet du prétoire sous Septime Sévère],
n'estoit telle commodité d'estude qu'on y veoit maintenant. Et ne
se fauldra plus doresnavant trouver en place ny en compaignie qui ne sera
bien expoly en l'officine [ = atelier, laboratoire] de Minerve. Je voy
les brigans [= soldats indisciplinés], les boureaulx, les avanturiers,
les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prescheurs
de mon temps.
Que
diray-je? Les femmes et filles ont aspiré a ceste louange et manne
celeste de bonne doctrine. Tant y a que en l'eage ou je suis j'ay esté
contrainct de apprendre les lettres Grecques, lesquelles je n'avoys contemné
[= méprisé] comme Caton, mais je
n'avoys eu loysir de comprendre [ = embrasser] en mon jeune eage. Et volontiers
me delecte a lire les moraulx [ = oeuvres morales. On réunit sous
ce titre tous les écrits de Plutarque autres
que
les Vies des grands hommes de la Grèce et de Rome.] de Plutarche,
les beaulx dialogues de Platon, les monumens de Pausanias,
et antiquitez de Atheneus, attendant l'heure
qu'il plaira a Dieu mon createur me appeler et commander yssir de ceste
terre. Parquoy, mon filz, je te admoneste que employe ta jeunesse a bien
profiter en estude et en vertus. Tu es a Paris, tu as ton precepteur Epistemon;
dont l'un [l'un c'est le précepteur, l'autre c'est Paris] par vives
et vocales instructions, l'aultre par louables exemples te peut endoctriner.
J'entens et veulx que tu aprenes les langues parfaictement. Premierement
la Grecque comme le veult Quintilian. Secondement
la Latine. Et puis l'Hebraicque pour les sainctes letres, et la Chaldaicque
et Arabicque pareillement, et que tu formes ton stille, quand a la Grecque,
a l'imitation de Platon : quand a la Latine, a Ciceron. Qu'il n'y ait hystoire
que tu ne tienne en memoire presente, a quoy te aydera la Cosmographie
[Rabelais semble donner à ce mot un sens un peu différent
de celui qui a cours, et entendre par cosmographie l'histoire générale
du monde] de ceulx qui en ont escript. Des ars liberaux, Geometrie, Arithmeticque
et Musicque, je t'en donnay quelque goust quand tu estoys encores petit
en l'eage de cinq a six ans, poursuys la reste [féminin au XVIe
siècle]; et de Astronomie saiche en tous les canons [ = règles],
laisse moy l'Astrologie divinatrice, et l'art de Lullius [= Raymond
Lulle] comme abuz et vanitez. Du droit civil je veulx que tu saiche
par cueur les beaux textes, et me les confere avecques philosophie. Et
quand a la congnoissance des faictz de nature, je veulx que tu te y adonne
curieusement, qu'il n'y ayt mer, riviere, ny fontaine, dont tu ne congnoisse
les poissons, tous les oyseaulx de l'air, tous les arbres, arbustes et
fructices [désigne surtout les plantes annuelles] des foretz, toutes
les herbes de la terre, tous les metaulx cachez au ventre des abysmes,
les pierreries de tout Orient et midy, rien ne te soit incongneu.
Puis
songneusement revisite les livres des medicins Grecz, Arabes et Latins,
sans contemner les Thalmudistes et Cabalistes, et par frequentes anatomies
acquiers toy parfaicte congnoissance de l'aultre monde, qui est l'homme.
Et par lesquelles [Comme on trouve quas pour aliquas, lesquelles paraît
ici signifier quelques, certaines] heures du jour commence a visiter les
sainctes lettres. Premierement en Grec, le nouveau testament et
Epistres des apostres, et puis en Hebrieu le vieulx testament. Somme
que je voy un abysme de science [Gargantua est roi d'Utopie. Qu'on ne l'oublie
pas en lisant ce vaste plan d'éducation] : car doresnavant que tu
deviens homme et te fais grand, il te fauldra yssir de ceste tranquillité
et repos d'estude : et apprendre la chevalerie, et les armes pour defendre
ma maison, et nos amys secourir en tous leurs affaires contre les assaulx
des malfaisans. Et veux que de brief tu essaye combien tu as proffité,
ce que tu ne pourras mieulx faire, que tenent conclusions en tout sçavoir
publiquement envers tous et contre tous : et hantant les gens lettrez,
qui sont tant a Paris comme ailleurs. Mais par ce que selon le saige Salomon,
Sapience n'entre point en ame malivole [= animée de mauvais desseins],
et science sans conscience n'es que ruine de l'ame, il te convient servir,
aymer et craindr Dieu, et en luy mettre toutes tes pensées, et tout
ton espoir, et par foy formée de charité estre a lui adjoinct,
en sorte que jamais n'en soys desamparé par peché. Aye suspectz
les abus du monde, ne metz ton cueur a vanité : car ceste vie est
transitoire : mais la parolle de Dieu demeure eternellement. Soys serviable
a tous tes prochains et les ayme comme toy mesmes. Revere tes precepteurs,
fuis les compagnies de gens esquelz [= auxquels] tu ne veulx point resembler,
et les graces que Dieu te a donnees, icelles ne reçoipz en vain.
Et
quand tu congnoistras que auras tout le sçavoir de par dela acquis,
retourne vers moy, affin que je te voye et donne ma benediction devant
que mourir. Mon filz, la paix et grace de nostre seigneur soit avecques
toy. Amen.
De
Utopie, ce dix septiesme jour du moys de mars.
Ton
pere, Gargantua. » (Rabelais, Pantagruel). |
Nous faisons connaissance avec Panurge,
le type inoubliable, du mauvais sujet à qui l'on pardonne les plus
scabreuses aventures, à cause de son esprit, d'une certaine candeur
dans le cynisme, de l'indulgence spéciale
que les personnes les plus vertueuses témoignent aux pires gredins.
Panurge va désormais se mêler à toutes les scènes
du roman et son intervention va communiquer au récit une allure
plus vive et plus piquante, mais aussi y introduire une recrudescence d'obscénités.
Comme jadis son père, Pantagruel part en guerre. Ses prouesses fournissent
à Rabelais l'occasion de se livrer à
une parodie de la chevalerie.
Ô
ma muse !
ma Calliope !
ma Thalie !
inspire-moi à cette heure! restaure-moi mes esprits : car voici
le pont aux ânes de logique, voici
le trébuchet, voici la difficulté de pouvoir exprimer l'horrible
bataille qui fut faite.
Les belles descentes aux enfers
de Virgile ( L'Enéide )
et de Dante ( La
Divine Comédie )
qui ont donné lieu à tant de piteuses imitations, sont tournées
en ridicule: Epistemon séjourne aux Champs Élysées
et qu'y voit-il : Xercès criait la moutarde, Priam
vendait les vieux drapeaux, Trajan était
pêcheur de grenouilles, le pape Alexandre était preneur de
rats, le pape Urbain croquelardon, Mélusine
souillarde de cuisine; Cleopâtre revendeuse
d'oignons, Hélène
courratière de chambrières, Sémiramis
épouilleresse de bélîtres :
En
cette façon, ceux qui avaient été gros seigneurs en
ce monde ici, gagnaient leur pauvre, méchante et paillarde vie là-bas.
Au contraire les philosophes et ceux qui avaient été indigents
en ce monde, de par de là étaient gros seigneurs en leur
tour.
Voilà une solution aisée de
la question sociale!
-
Gargantua,
dessiné par Gustave Doré.
"Pendant
ce temps, quatre de ses gens lui jetaient dans la bouche,
l'un
après l'autre et sans cesse, de la moutarde à pleines palerées;
après
quoi, il buvait un horrifique trait de vin blanc
pour
lui soulager les rognons".
Le
Tiers Livre.
Le troisième livre est presque
tout entier consacré au thème du mariage. Il est plein de
verve, il abonde en traits satiriques décochés aux femmes.
Il est tout à fait dans le sens et dans la tradition des vieux fabliaux.
Comme de juste, c'est ici Panurge qui tient le premier rôle. Il a
la puce à l'oreille et songe à se marier, mais comme il craint
fort d'être trompé, il fait une enquête prudente sur
les vices et les vertus des femmes et les risques qu'il peut courir d'être
heureux ou malheureux en ménage. Il consulte tout le monde : Pantagruel,
les sorts, les dés, les songes ,
la cabale ,
la sibylle
de Panzoust, les morts ,
Épistemon, Hertrippa, frère Jean, Raminagrobis, les cloches,
les théologiens, les médecins, les légistes, les philosophes,
les fous. Mais il interprète chaque réponse suivant sa fantaisie
du moment et demeure aussi indécis que devant. Tantôt il se
réjouit à l'idée d'avoir un enfant :
Ce
sera un beau petit enfantelet. Je l'aime déjà tout plein,
et jà en suis tout assoti. Ce sera mon petit bedault. Fâcherie
du monde tant grande et véhémente n'entrera désormais
à mon esprit, que je ne passe, seulement le voyant et le oyant jargonner
en son jargonnois puéril.
Tantôt il se désespère
en considérant la fragilité qu'il attribue à la femme
:
Quand
je dis femme, je dis un être tant fragile, tant variable, tant inconscient
et imparfait que nature me semble s'être égarée de
ce bon sens par lequel elle avait créé et formé, toutes
choses. quand elle a bâti la femme!
Et suivant qu'il examine l'une ou l'autre
des faces du problème, il entend les cloches lui dire :
«
Marie-toi, marie-toi : marie, marie. Si tu te maries, maries, maries, très
bien, très bien t'en trouveras, veras, marie, marie ».
ou bien :
«
Marie point, marie point, point point, point, point. Si tu te maries, maries,
maries point, point, point, point : tu t'en repentiras, tiras, tiras.
Cocu seras ».
Il est certes séduit par le portrait
qu'on lui trace de l'honnête femme :
Jamais
votre femme ne sera ribaude, si la prenez issue de gens de bien, instruite
en vertus et honnêteté, non ayant hanté et fréquenté
compagnies que de bonnes moeurs, aimant et craignant Dieu, aimant complaire
à Dieu par foi et observation de ses saints commandements, craignant
l'offenser et perdre sa grâce par défaut de foi et transgression
de sa divine loi : en laquelle est rigoureusement défendu adultère,
et commandé adhérer uniquement à son mari, le chérir,
le servir, uniquement l'aimer après Dieu.
Mais le sceptique
incorrigible s'écrie : C'est la femme forte de l'écriture!
Il n'en existe plus de telles! et pour finir il se confie au bon juge Bridoie,
« qui sentenciait les procès au sort des dés
», lequel se contente de lui tenir le discours le plus amusant du
monde, tout parsemé (comme faire se doit en bonne jurisprudence)
de renvois minutieux aux auteurs et aux sources, afin de démontrer
« comment naissent les procès et comment ils viennent à
perfection ». Cette démonstration
est la plus spirituelle critique des lenteurs et des formalités
de la procédure : elle n'a rien perdu de sa valeur et de sa vérité.
Enfin, rien n'étant décidé, on se résout à
consulter l'oracle
de la dive Bouteille.
-
L'âme
et le corps
(Extrait
du Tiers Livre)
«
Vous voyez, lors que les enfants bien nettis [= nettoyés], bien
repeuz et alaictez, dorment profondement, les nourrices s'en aller esbatre
en liberté, comme pour icelle heure licenciées a faire ce
que vouldront : car leur presence au tour du bers [= berceau] sembleroit
inutile. En ceste façon nostre ame lorsque le corps dort, et que
la concoction [ = digestion ] est de tous endroictz parachevée,
rien plus n'y estant necessaire jusques au reveil, s'esbat et reveoit sa
patrie, qui est le ciel. De la receoit participation insigne de sa prime
[ = première] et divine origine et en contemplation de ceste infinie
et intellectuale sphaere, le centre de la quelle est en chascun lieu de
l'unîïvers, la circunference poinct [célèbre définition
de la Divinité, attribuée à Empédocle
par Vincent de Beauvais, au XIIIe siècle,
et reprise par Pascal qui lui a donné sa
forme définitive : "C'est une sphère infinie dont le centre
est partout, la circonférence nulle part. "] (c'est Dieu selon la
doctrine de Hermès Trismegistus) a la quelle rien ne advient, rien
ne passe, rien ne dechet, tous temps sont praesens; note non seulement
les choses passées en mouvemens inferieurs, mais aussi les futures
: et les raportent [ = rapportant] a son corps, et par les sens et organes
d'icelluy les exposant aux amis, est dicte vaticinatrice [ = qui prédit
l'avenir] et prophete. Vray est qu'elle ne les raporte en tel syncerité
comme elle les avoit veues, obstant [ = s'y opposant] l'imperfection et
fragilité des sens corporelz : comme la Lune recevant du soleil
sa lumiere ne nous la communicque telle, tant lucide, tant pure, tant vive
et ardente comme l'avoit receue. » (Rabelais, Tiers Livre). |
Le
Quart Livre.
Pantagruel s'embarque donc avec sa suite
pour rendre visite à Bacbuc. Telle est la transition facile du troisième
livre au quatrième, mais ici le ton change. On ne retrouve plus
que de loin en loin l'alerte souplesse avec laquelle sont écrits
les livres précédents. La gaîté brille encore,
mais elle est un peu forcée et il s'y mêle quelque, chose
d'amer. Les incidents de ce dernier voyage sont d'une invention pénible
et d'un burlesque contestable : les descriptions d'animaux
merveilleux, de monstres effrayants sont assez peu intéressantes.
On a dit qu'il y avait là une satire des expéditions lointaines
et des récits presque incroyables auxquels donnent, lieu les voyages
d'aventures, mais une satire qui serait plus ennuyeuse que les ouvrages
qu'elle ridiculise ne mériterait guère ce nom et n'aurait
même aucune raison d'être. Cependant le génie de Rabelais
reparaît tout entier dans le si joli conte de l'aventure de Dindenault
et de ses moutons aux prises avec l'astucieux Panurge, dans le conte du
diable de Papefiguière que La Fontaine
a redit sans y rien changer, dans le récit de la tempête où
le tréfonds du caractère de Panurge se dévoile si
naturellement.
Cette
vague nous emportera, dieu servateur! Ô mes amis! un peu de vinaigre.
Je tressue de grand ahan. Bou, bou bou, ou ou ou bou bou, bous bous. Je
naye, je naye, je meurs, bonne gens, je naye.
Et le danger passé, il fait le bon
compagnon et gourmande ceux dont le sang-froid et l'activité l'ont
sauvé.
Vous
aiderai-je encore là? vogue la galère, tout va bien. Frère
Jean ne fait rien là. Il se appelle Jean fait néant et il
me regarde ici suant et travaillant [...] vous aiderai-je encore là?
La critique des gens de lois, des moines,
du pape, n'a plus la bonhomie de jadis. On ne se contente plus de berner
les chicanous, on les accueille à grands coups de bâton et
de gantelets de fer. On redouble d'âpreté pour les «
hypocrites, hydropiques, pâtenotriers, chattemittes, sauterons, cagots,
ermites », pour les « belles et joyeuses hypocritesses,
chattemitesses, ermitesses, femmes de grande religion »
et « les petits hypocritillons,
chatemittillons, ermitillons ».
Enfin l'appréciation des «
uranopètes décrétales » est d'une hardiesse
qui ont pu mener Rabelais « jusqu'au
bûcher inclusivement » s'il ne s'était trouvé
d'accord avec le gouvernement sur cette question délicate. C'est,
écrit-il « un gros livre doré, tout couvert de fines
et précieuses pierres, balais, émeraudes, diamants, unions
».
et il ajoute ce sous-entendu :
Ici
voyez les sages décrétales écrites de la main d'un
ange
chérubin (vous autres gens transpontins ne le croirez pas; - assez
mal, répondit Panurge), et à nous ici miraculeusement des
cieux transmises.
Quant au pouvoir du pape, il est illimité.
Cela
lui est non seulement permis et licite, mais commandé par les sacres
décrétales ;
et doit à feu incontinent empereurs, rois, ducs, princes, républiques
et à sang mettre, que ils transgressent un iota de ses mandements;
les spolier de leurs biens, les déposséder de leurs royaumes,
les proscrire, les anathématiser, et non seulement leurs corps et
de leurs enfants et parents autres occire, mais aussi leurs âmes
damner au profond de la plus ardente chaudière qui soit en enfer .
Et ce pouvoir incontesté, si puissant
que par sa vertu « est l'or subtilement tiré de France
en Rome » sur quoi repose-t-il?
Qui
fait le Saint-Siège apostolique en Rome de tout temps et aujourd'hui
tant redoutable en l'univers qu'il faut, ribon ribaine, que tous rois,
empereurs, potentats et seigneurs pendent de lui, tiennent de lui, par
lui soient couronnés, confirmés, autorisés, viennent
là boucquer et se prosterner à la mirifique pantoufle de
laquelle avez vu le portrait? Belles decrétables de Dieu.
Après cela tous les autres épisodes
du quatrième livre semblent bien pâles et bien insignifiants;
toutefois, au point de vue des moeurs, on doit noter l'emploi, pour la
correspondance. des pigeons voyageurs; dans la grande, bataille de Pantagruel
contre les andouilles, on pourrait recueillir des détails curieux
sur l'organisation et la tactique des armées au XVIe
siècle, car les détails chez Rabelais
sont toujours exacts; on a déjà dit tout le parti que Le
Double a tiré de « l'anatomie » de Quaresme prenant .
Enfin un chercheur ingénieux n'a-t-il pas vu l'indication du phonographe
dans l'aventure des paroles gelées et dégelées?
Ici
est le confin de la mer glaciale [...]. Lors gelèrent en l'air les
paroles et cris des hommes et femmes, les chaplis des masses, les hurtis
des harnois, des bardes, les hennissements des chevaux et tout autre effroi
de combat. A cette heure, la rigueur de l'hiver passée, advenant
la sérénité et tempérie du bon temps, elles
fondent et sont ouïes.
Le
Cinquième Livre.
Les signes de lassitude et d'affaiblissement
déjà marqués dans le quart livre s'aggravent dans
le cinquième. Il est tellement inférieur aux autres qu'on
a fort discuté sur le point de savoir s'il est vraiment de Rabelais.
Des passages où perce son génie ne permettent pas un tel
doute. Mais on peut supposer que ce livre, publié assez longtemps
après la mort de l'auteur, n'est composé que d'ébauches,
de notes qu'il n'a pas eu le temps de revoir et qui ont été
arrangées - assez mal - pour l'impression. Le récit se traîne,
l'intérêt languit, la vivacité et la drôlerie
s'effacent. La satire ne s'enveloppe plus d'allégorie; elle est
directe et lourde et aussi plus âpre. Là nous trouvons l'île
Sonnante, habitée par de vilains oiseaux : les mâles se nomment
clergaux,
monagaux, prestregaux, abbegaux,evesgaux, cardingaux et papegaut - qui
est unique en son espèce.
Les femelles sont les
clergesses,
monagesses, prestregesses, abbegesses, evesgesses, cardingesses, papegesses.
Ces êtres inutiles ne labourent ni ne
cultivent la terre. Toute leur occupation est « gaudir, gazouiller
et chanter. » Le monde entier peine et sue pour les nourrir et
tandis qu'ils regorgent de biens, au loin en France, en Touraine ,
quelque pauvre seigneur devra rogner sur son nécessaire et pressurer
son peuple pour contribuer à leur luxueuse oisiveté. Voilà
pour l'Église !
La magistrature n'est pas mieux traitée en la personne de Grippeminand
et des chats Fourrés qui « vivent de corruption ».
L'Université et les corps dits savants sont logés au pays
d'Entéléchie, où l'on voit des gens singulièrement
occupés :
Autres
de néant faisaient choses grandes et grandes choses faisaient à
néant retourner; - autres coupaient le feu avec un couteau et puisaient
l'eau avec un retz; - autres faisaient de vessies lanternes; - autres dedans
un long parterre, soigneusement mesuraient les sauts des puces et cestui
acte m'affirmaient être plus que nécessaire au gouvernement
des royaumes, conduites des guerres, administrations des républiques.
Ensuite, un s'embarque dans une série
de chapitres plus nébuleux les uns que les autres. On visite le
pays de Satin, ou Ouï-dire tient une école de témoignage
« rendant leur témoignage de toutes choses à ceux,
qui plus donneraient par journée » et on aborde au seuil
du temple de la dive Bouteille. Ce n'est pas sans traverser des degrés
symboliques, sans contempler des emblèmes
occultes ,
colonnes d'or pur, arceaux de saphir ,
hyacinthe et diamant, lampe admirable, fontaine fantastique, tout l'arsenal
de la cabbale ,
qu'on recueille enfin le dernier mot du livre « Trinq »,
qui ne signifie rien que le bruit cristallin d'une bouteille qui se brise,
à moins qu'il ne soit signe de doute, déjà
le « Que sais-je? » de Montaigne.
Rabelais est
bien, comme on l'a dit, le flambeau de l'humanisme.
Son livre rayonne sur tout le XVIe siècle
( La Renaissance )
son grand mérite est d'avoir répandu dans le monde des idées
de justice, de bonté, d'humanité, de culture intellectuelle,
de tolérance, qui étaient l'apanage d'un petit groupe d'érudits
et de lettrés. Sa philosophie est
peu compliquée, c'est celle du bon sens; sa métaphysique
est médiocre, elle se contente d'un Dieu
ordonnateur du monde, indulgent, bon enfant, tel que le conçoivent
tant de spiritualistes français.
Sa morale est facile, elle commande de suivre
la nature. Comme écrivain, Rabelais est
un conteur admirable : pour mesurer son influence, il suffit de rappeler
ici les noms de ceux qui se sont inspirés de lui et qui sont les
plus grands parmi ceux des littérateurs français : Montaigne,
La Fontaine, Racine,
Boileau, Molière,
Beaumarchais, Diderot,
Balzac, Gautier,
Hugo, Flaubert. Il a
créé sa langue, qui est puissante, souple, vive, précise,
empruntant au latin, au grec, prenant aux patois locaux des expressions
savoureuses qui ont un goût de terroir, tirant des mots de l'espagnol
même et de l'italien; langue d'une richesse exubérante, qu'il
faudra débarrasser de l'érudition qui l'alourdit et qu'on
élaguera plus tard à l'excès pour la rendre plus claire
et moins charmante. (René Samuel).
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Rabelais,
Gargantua,
Gallimard (Folio), 2000. - Rabelais : Oeuvres complètes : Gargantua
- Pantagruel - Tiers livre - Quart livre - Cinquiesme livre,
Gallimard (La Pléiade), 1994.
Gérard
Defaux, Rabelais
agonistes, études sur Pantagruel, Gargantua et le Quart Livre,
Droz, 1997.
Guy-Edouard
Pillard, Le
vrai Gargantua, Mythologie d'un géant, Imago, 1988.
P.
Jourda, Le
Gargantua de Rabelais, Nizet, 1998.
Mikhaïl
Bakhtine, L'oeuvre
de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous
la Renaissance, Gallimard, 1982.
En
bibliothèque - Le roman de
Rabelais se compose de 5 livres, qui parurent séparément
depuis 1533 jusqu'en 1563 (le dernier livre ne fut publié qu'après
sa mort). Il en a été fait un grand nombre d'éditions,
la plupart avec commentaires. Les principales sont celles d'Amsterdam,
1711 et 1741, avec remarques de Le Duchat et La Monnoye, 5 vol. in-8; celle
d'Esmangart et E. Johanneau, Paris, 1823-26, 9 v. in-8, avec les remarques
de Le Duchat, Bernier, Le Motteux, Voltaire, Ginguené; de De
l'Aulnaye, 1823; 3 v. in-8; de H. Lacroix, 1842, in-12; enfin celle
de Burgaud et Rathery, revue sur les textes originaux, 1857, 2 v. in-18.
L'abbé Marsy a rajeuni le style
de l'auteur dans son Rabelais moderne, 1752. On a de Rabelais un recueil
de Lettres, Paris, 1651. |
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Texte
en ligne de La
vie très horrificque du grand Gargantua père de Pantagruel,
sur le site de l'ABU. |
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