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Les
Cabires
étaient des divinités helléniques
( mythologie
grecque), dont l'origine, la nature véritable et les transformations
diverses offrent à l'historien des religions
anciennes un des problèmes les plus ardus et les plus intéressants
qui soient. Leur nom se rencontre, pour la première fois, au IVe
siècle avant notre ère, dans un fragment de Pindare
(chez Hippolyte, Ref. Hoer., V, 7, p. 136); jusqu'au temps d'Epaminondas,
ils restent confondus dans la foule des démons,
personnification des forces physiques, que le progrès des idées
philosophiques et le développement du sens religieux transforment
peu à peu en divinités du monde moral. Depuis ce moment jusqu'à
la chute du paganisme ils prennent une importance qui les rend égaux,
sinon supérieurs, aux personnalités les plus éminentes
du Panthéon hellénique; ils deviennent l'objet d'un culte
mystérieux, rival du plus célèbre et du plus respecté,
du culte d'Eleusis. Il y faut chercher, de
même que dans la religion de Déméter,
une des manifestations les plus remarquables, du mysticisme
païen. Le silence des premiers temps, la confusion des témoignages
postérieurs, ont permis aux érudits modernes de les accommoder,
chacun à son système préféré, depuis
Lobeck dont la critique conclut sur un point d'interrogation, jusqu'à
Gerhardt qui ramène à la question des Cabires l'évolution
entière du polythéisme gréco-romain,
du VIIIe
siècle av. J.-C. jusqu'à
son déclin. L'examen raisonné des textes anciens, présentés
autant que possible dans leur enchaînement chronologique, peut seul,
nous semble-t-il, mettre de la clarté et de l'exactitude dans un
problème de ce genre.
Cabires,
démons de la nature matérielle.
Les Cabires appartiennent
à la même classe de divinités que les Curètes
et les Corybantes de Phrygie, que les Dactyles
du mont Ida et les Telchines de l'île
de Rhodes ;
c.-à-d. qu'ils personnifient quelque force cosmique. Nous savons,
d'autre part, qu'ils figuraient dans la religion des premiers habitants
de la région, d'où est sortie l'anthropomorphisme homérique
( Homère,
Iliade ,
Odyssée ).
L'étymologie la plus probable du nom est celle qui le rattache au
verbe kaiein, briller. Ce que nous connaissons de leur être
à l'origine, de leur culte et des lieux où il a pris racine,
confirme cette interprétation. C'est dans les parties montagneuses
de la Troade et dans les îles de la mer de Thrace ,
voisines des côtes phrygiennes, à Lemnos, à Imbros ,
à Samothrace
qu'a été le premier siège de leur culte. Une montagne
en Phrygie s'appelait Cabiros, ce qui peut signifier volcanique. Quant
aux îles que nous avons citées, la nature de leur sol est
connue. Lemnos est célèbre à la fois dans l'Antiquité
par les éruptions volcaniques et par la culture de la vigne .
Les Cabires y sont considérés, tantôt comme des fils,
tantôt comme des petits-fils d'Héphaïstos,
le dieu du feu souterrain. Leur mère est une nymphe
du nom de Cabeiro, fille de Protée, le
vieillard de la mer, dont le nom même signifie
qu'il est le dieu primordial de l'élément humide. Cette fille
de Protée portait, au pied du mont Etna, le nom significatif d'Aèthalia
(de aithein, briller comme la flamme). Les Cabires sont donc à
Lemnos les ministres du dieu qui préside aux manifestations du feu
intérieur et du monde métallurgique. Dans cet ordre d'idées,
une monnaie de Thessalonique en Macédoine ,
où leur culte s'était de bonne heure implanté, nous
les montre avec les attributs du forgeron, avec le marteau et la tenaille.
Comme le sol volcanique de Lemnos est très propre à la culture
de la vigne, le mythe primitif met les dieux Cabires en rapport avec Dionysos.
Eschyle
avait composé un drame satyrique portant leur nom et dont ils formaient
le choeur; ils accueillaient à Lemnos les Argonautes
en route pour le pays de la Toison d'or, et les
enivraient généreusement.
Génies
du feu terrestre qui. active la végétation de la vigne et
communique sa flamme au vin, ils sont invoqués comme les génies
de la fertilité en général; à l'époque
préhellénique, dit un auteur, on leur vouait, ainsi
qu'à Apollon et à Zeus,
la dîme du froment, quand ils redoutaient la stérilité.
De là à les considérer comme le principe de la fécondité
et à associer leur nom à celui des divinités variées
qui personnifient la vie cosmique dans les religions gréco-asiatiques,
il n'y a qu'un pas.
C'est sans doute
à des considérations de ce genre qu'il faut rattacher ce
qu'Hérodote raconte des mystères
des Cabires à Samothrace
(Il, 51). Les Athéniens, dit-il, ont reçu des Pélasges
la coutume de représenter l'Hermès
ithyphallique, c.-à-d. le dieu chthonien qui donne la fertilité;
le culte de ce dieu s'était répandu en Arcadie ,
en Attique
et dans les lies de la mer Égée; ici il se confondait avec
celui des Cabires. Comme les divinités de la végétation
sont en même temps celles du monde souterrain transfiguré,
dès avant les temps d'Homère,
par certaines idées morales ,
nous trouvons les Cabires mêlés à la religion d'Hécate,
de Perséphoné, divinités
qui, avec Déméter, sont toutes
spécialement honorées à Samothrace. Mais il semble
que ce soit à Lemnos surtout qu'ils ont gardé le plus longtemps
leur physionomie de démons de la nature matérielle. C'est
dans cette île que l'on célébrait tous les ans la fête
du feu. Pendant neuf jours, toute espèce de flamme y demeurait éteinte;
et tandis qu'une théorie sacrée s'en allait à Délos ,
au sanctuaire d'Apollon, chercher le feu nouveau, on sacrifiait aux morts
et aux divinités infernales. Il n'est
pas douteux que cette cérémonie ne fît partie du culte
des Cabires.
Cabires,
démons secourables.
Eschyle
ne nous présente encore les Cabires que comme les ministres de Dionysos
et d'Héphaïstos, traitant les
Argonautes
à leur passage dans Lemnos; une autre légende, racontée
par Diodore, fait aborder ces mêmes Argonautes
dans Samothrace ,
pour y implorer la protection des Cabires en vue de leur voyage. Welcker
a essayé de démontrer que les Cabires de Lemnos étaient
à l'origine autres que ceux de Samothrace; outre que la proximité
des deux îles rend cette opinion fort peu probable, rien de plus
commun, dans l'histoire de la religion grecque, qu'une extension graduelle
dans les fonctions d'une divinité déterminée. Dionysos
et Héraclès, les prototypes des
créations mythiques que l'on peut réunir sous le nom général
de démons, passent ainsi d'attributions
en quelque sorte matérielles, à un rôle moral qui sans
cesse s'étend, se détermine, se complète jusqu'aux
raffinements mystiques. Il en fut de même des Cabires : la situation
même de Samothrace, île sauvage et d'aspect sinistre, jetée
entre es deux continents sur la route qui unit la mer Noire à la
mer Égée et celle-ci à la Méditerranée,
devait aider à cette transformation. Les Cabires n'y sont plus seulement,
comme à Lemnos, des démons faisant cortège à
quelque dieu plus grand; ils deviennent les protecteurs des marins et les
dieux secourables par excellence dans les dangers de la navigation. Cette
prérogative leur étant commune avec les Dioscures,
on finit par les assimiler à ces derniers; comme eux on les appelait
Anakes,
Anaktes,
c.-à-d. princes ou héros secourables. On les invoquait au
plus tort de la tempête, et on croyait les voir apparaître
alors au haut des mâts, sous la forme des feux de Saint-Elme ( La
Foudre et les éclairs ).
Ainsi subsistait le caractère de démons préposés
à l'élément igné, tout en s'associant à
l'idée d'une influence morale.
Comme dans ces parages,
particulièrement dangereux et très fréquentés
par les navigateurs grecs ou asiatiques, la religion des Cabires s'imposait
aux imaginations par l'attrait de l'extraordinaire, les dieux de Samothrace
ne tardèrent pas à devenir les dieux protecteurs, les dieux
sauveurs par excellence, finalement les grands dieux. Ils absorbent ainsi
dans leur être la divinité, non seulement des Dioscures, mais
celle des dieux dont ils n'étaient à l'origine que les ministres
et les subordonnés, d'Hephaïstos,
d'Hermès, de Rhéa
Cybélé, d'Aphrodite, etc.,
plus connus et par cela même moins honorés. Ils demeurent
en quelque sorte les seuls dieux de Samothrace; ou plutôt chacun
suivant ses préférences voyait en eux ses divinités
favorites. Le vague même de leur être et l'incertitude de leurs
origines contribua à grandir la vénération dont ils
étaient l'objet, Au lendemain des guerres médiques, ils donnent
naissance à un culte superstitieux
et extraordinaire, où des éléments asiatiques corrompent
la pureté des conceptions helléniques. Les divers systèmes
forgés par les mythographes pour expliquer l'origine et la nature
des Cabires n'ont pas d'autre raison d'être.
Généalogies
des Cabires.
Tandis que Pindare
ne connaît encore qu'un seul Cabire qu'il prépose aux orgies
mystérieuses de Lemnos et dont il fait l'humain primordial, père
de toute l'espèce, Eschyle se les figure
en nombre assez considérable, puisqu'ils forment le choeur d'un
drame satyrique. Acusilaos leur donne pour
père Camillos, fils lui-même de Cabeiro et d'Hephaïstos,
et admet qu'ils sont trois avec trois soeurs, les nymphes
Cabirides; Phérécyde a la même
généalogie, sauf que les divinités cabiriques sont,
pour lui, directement issues d'Hephaïstos. Dans la longue digression
que Strabon leur consacre, nous les trouvons
associés aux Corybantes et aux Tityres;
l'auteur fait observer que, pour un grand nombre, ils ne se distinguent
pas de ces deux classes de dieux et que, pour d'autres, ils sont leurs
parents.
Hérodote
mêle Hermès à ce qu'il raconte
des mystères de Samothrace
et rattache ce culte à celui des dieux Patèques, fils de
Phtah,
c.-à-d. d'Hephaïstos égyptien. Cambyse,
dit-il, entra dans le temple des Cabires de Memphis
dont l'accès était permis au prêtre seul et fit briller
leurs images. Or, ces idoles les représentaient sous la forme de
nains, analogues à ceux que les Phéniciens adaptaient à
la proue de leurs vaisseaux et qui étaient leurs fétiches
dans les dangers de la navigation. Des mythologues modernes ont pris occasion
de cette anecdote pour faire des Cabires helléniques les dérivés
des Cabires phéniciens, lesquels sont au nombre de huit, fils de
Sadyk. Par une coïncidence curieuse, ces dieux sont désignés
chez les Sémites sous le nom de Kabirim, qui signifie :
les Forts, les Puissants, alors que dans une inscription découverte
par A. Conze en 1860, les Cabires de Samothrace sont appelés "dieux
grands, dieux puissants et forts". Cependant cette assimilation des
Cabires phéniciens et des Cabires pélasgiques n'en paraît
pas moins fortuite, il n'y en a point de traces avant les temps d'Alexandre
(F. Lenormant). Le même savant ajoute quo malgré l'assonnance
des noms, les Kabirim phéniciens sont si différents,
comme nombre, comme caractère essentiel, comme rôle et comme
attributions des Cabires pélasgiques, qu'il est impossible de suivre
ceux qui ont prétendu ramener les dieux de Samothrace et de Lemnos
à une source phénicienne. Toutefois, étant donné
que le peuple phénicien, non seulement fréquentait des îles
do la mer Égée, mais a laissé des traces nombreuses
de son passage sur le continent hellénique, on n'aura pas de peine
à admettre que le sémitisme a eu sa part dans la religion
des Cabires; peut-être faut-il lui attribuer leur transformation
en dieux protecteurs des navigateurs et leur identification avec les Dioscures.
C'est un archéologue
alexandrin ,
Mnaseas de Patara, qui, le premier, nous révèle le nom des
Cabires dont les auteurs précédemment cités disent
qu'ils sont mystérieux, et qui les combine dans un système
formel. Ils sont au nombre de quatre et se nomment Axieros, Axiokersa,
Axiokersos et Casmilos : les deux premiers sont de sexe féminin,
correspondant à Déméter
et à Persephoné; les deux autres,
de sexe masculin, représentent Hadès
et Hermès. On ne sait au juste quelle
est la valeur objective de ce témoignage. Si Casmilos-Hermès
semble tout à fait à sa place dans le système cabirique
où le fait figurer aussi Hérodote,
il n'en est pas tout à fait de même des trois autres divinités;
deux au moins paraissent avoir été transplantées des
mystères
d'Eleusis dans ceux de Samothrace. C'est ainsi que d'autres mythographes
mettent au nombre des Cabires Rhéa-Cybèle,
Aphrodité,
Athéna.
Les Cabires mâles restant presque toujours au nombre de deux, on
ne leur adjoint qu'un seul Cabire femelle, Il existe au Vatican
un marbre, dit de la duchesse de Chablais ,
Hermès triangulaire, qui, à la partie supérieure,
représente les divinités cabiriques au nombre de trois, Axiokersos,
Axiokersa et Casmilos, et les traduit à la base par les figures
en relief d'Apollon-Hélios,
d'Aphrodite et d'Eros. Le sens même des noms
révélés par Mnaseas n'est pas clair; Casmilos est
généralement interprété par ordonnateur (kosmos);
dans les trois autres noms nous trouvons l'adjectif axios,; digne,
vénérable, qui figure dans certaines invocations mystiques;
Eros paraît être l'Amour qui, dans certaines théories
cosmogoniques et philosophiques, est conçu comme le principe premier
des choses. Mais il n'existe aucune interprétation satisfaisante
de Kersos et de Kersa ( Cerus).
Dans l'inscription où les Cabires sont appelés Grands dieux,
se rencontrent Cadmilos et Anax associés
à Hypérion, à Japet,
à Cronos, c.-à-d. aux Titanides.
Il a d'autres groupements des divinités cabiriques, danse détail
desquels il serait trop long d'entrer.
Mystères
cabiriques.
Le mysticisme
s'est introduit dans la religion des Cabires à la même époque
et sous l'influence des mêmes causes que dans le culte de Déméter
à Eleusis. Mais aussi longtemps que
dans le monde hellénique en général et dans les îles
de la mer de Thrace en particulier, se maintient la suprématie d'Athènes,
les mystères de Lemnos et de Samothrace
n'ont que peu d'importance. Il y a même des indices qui font supposer
qu'au début de la guerre du Péloponnèse ,
les conservateurs athéniens les voyaient d'un mauvais oeil. Si Hérodote
et Stésimbrote de Thasos y font allusion comme à une institution
célèbre et vénérable, Aristophane,
dans la comédie de la Paix, les traite avec irrévérence.
Peut-être même ont-ils fourni des satires formelles de la superstition
aux principaux représentants de la comédie ancienne :
les Femmes de Thrace, les Enflammés ou Idéens
de Cratinus, les
Mystes
de Phrynichus, les Baptes d'Eupolis, les Saisons
et surtout les Lemniennes d'Aristophane, semblent autant de manifestations
dramatiques à l'encontre de ces mystères; nous soupçonnons
que les dieux grotesques qui figurent sous le nom de Triballes dans
la comédie des
Oiseaux, ne sent au fond qu'une caricature
des Cabires. Quant au témoignage relativement récent qui
fait condamner à mort Diagoras de
Mélos, surnommé l'athée,
parce qu'il avait parlé avec mépris des mystères d'Eleusis
et de Samothrace, nous le croyons erroné en ce qui concerne ces
derniers. Quoi qu'il en soit, le temps de la grande faveur des mystères
cabiriques de Samothrace commence vers le IVe
siècle. Les ruines exhumées des temples et des édifices
sacrés de Samothrace portent pour la plupart la marque des constructions
d'Alexandre le Grand. Nous savons que
Philippe son père et Olympias sa mère avaient été
initiés, que Lysimaque,
roi de Thrace, prit les édifices de l'île sous sa protection
spéciale, que Persée, lors de ses
luttes contre les Romains, alla demander assistance aux dieux Cabires.
La forme des mystères et les cérémonies de l'initiation
étaient sensiblement les mêmes qu'à Eleusis; on les
rapporte d'ailleurs aux mêmes sources philosophiques et religieuses.
Pythagore,
dit la légende, avait visité Samothrace, Imbros et Lemnos;
Onomacrite y fit sentir l'influence de ses idées sur la purification
et l'expiation.
Meurtre
du plus jeune Cabire.
Le temple des Cabires
était desservi par un nombreux personnel de prêtres dont les
fonctions étaient héréditaires et qui avaient à
leur tète une sorte de prêtre-roi. Ceux d'entre les prêtres
qui procédaient aux purifications portaient le nom de Coès,
de Cotarchés; une sorte de confession
auriculaire faisait partie des épreuves qui précédaient
l'initiation. Mais tandis qu'à Eleusis,
les fidèles n'étaient admis qu'une fois par an, à
une époque déterminée, il semble qu'à Samothrace ,
l'initiation se faisait d'une manière permanente, durant toute la
belle saison. Au commencement de l'été une grande fête
attirait dans l'île, de tous les points du monde hellénique
et, dès le milieu du IIe siècle,
du monde romain, un grand concours d'adorateurs. Tous les âges, tous
les sexes, pouvaient se présenter à l'initiation. Demandée
d'abord comme un moyen d'échapper aux dangers de la navigation et
aux malheurs de la vie, elle revêtit peu à peu une signification
morale. Diodore nous dit qu'elle avait pour effet
de rendre les humains plus justes et plus pieux. Il est donc probable qu'elle
comportait des leçons par le symbole et par le discours (drômena
kai legomena) sur les devoirs de l'humain, sur l'existence après
la mort et l'espérance de l'immortalité. L'insigne des initiés
est une bandelette de pourpre, entourant le front; peut-être y faut-il
voir un souvenir lointain du voile que Leucothéa donne à
Ulysse
naufragé et qui le fait aborder au pays des Phéaciens, c.
-à-d. dans la région du bonheur sans mélange.
Fig.
1 : Résurrection du Cabire mort.
L'influence des mystères
d'Eleusis, les plus anciens et les plus respectés,
sur ceux de Samothrace
n'est pas douteuse. C'est à la légende de Dionysos-Zagreus
qu'a été empruntée l'idée du Cabire mourant
d'une mort mystique (fig. 1, ci-dessus) sous les coups de ses frères,
pour revivre ensuite et se transfigurer dans une Théogamie qui rappelle
à la fois celle de Dionysos avec Coré ( Persephone)
et celle d'Aphrodite avec Adonis
(fig. 2 et 3, ci-dessous). Cette partie de la religion cabirique parait
avoir été populaire à une époque assez ancienne
déjà dans l'Étrurie ,
ainsi qu'en témoignent des miroirs étrusques dont les trois
gravures reproduites sur cette page sont la reproduction. Elle était
de même répandue en Macédoine ,
notamment à Thessalonique, qui fut un centre célèbre
pour le culte cabirique. Julius-Firmicus Maternus
raconte que dans cette ville, la religion des Cabires aboutit à
glorifier le fratricide : un des trois frères, dit-il, est tué
par les deux autres et, pour que toute preuve du meurtre disparaisse, son
corps est enseveli par les meurtriers au pied du mont-Olympe...
«
Voilà le Cabire sanglant, ajoute-t-il, à qui les habitants
de Thessalonique offraient des prières et des sacrifices ensanglantés.
»
Aux habitudes de la
superstition asiatique était emprunté de même, dans
la célébration de ces mystères, l'usage des danses
orgiastiques à la façon des Curètes
et des Corybantes et d'autres démonstrations
plus ou moins extravagantes.
La grande popularité
de ces mystères dans toutes les classes du monde païen est
attestée surtout par leur importance aux yeux des Romains. Les généraux
qui se rendent en Asie ne manquent pas de s'arrêter à Samothrace
pour y faire leurs dévotions; Cicéron,
Voconius, Varron, bien d'autres encore, politiques
ou militaires, figurent parmi les initiés. Lorsque s'accrédita
la légende qui fait des Romains les descendants des Troyens parEnée,
les archéologues trouvèrent des rapports entre les Cabires
et les Pénates. Il s'élabora des
fables ingénieuses où les dieux héréditaires,
emportés par Énée après la chute de Troie
et transplantés à Lavinium ,
étaient identifiés avec les Cabires de Samothrace, soit que
Dardanos
les eût autrefois emportés de cette île dans sa nouvelle
patrie, soit que la Troade fût elle-même considérée
comme le berceau de la religion cabirique.
«
Varron fit exprès, nous apprend Servius,
le voyage d'Epire
où Enée s'était arrêté avant d'aborder
en Sicile et en Italie; il visita tous les lieux où la tradition
populaire l'avait fait passer et surtout cette mystérieuse île
de Samothrace, patrie prétendue des Pénates, parce qu'elle
était celle des Cabires, devenus les grands dieux par le développement
du mysticisme grec [...] A ce point de vue, les Cabires étaient
fort bien choisis; on en pouvait faire ce qu'on voulait, parce que nul
à Rome ne savait au juste ce qu'ils étaient [...] Les pouvoirs
publics consacrèrent la confusion en déclarant les habitants
de Samothrace parents des Romains par les Cabires. » (Hild, Légende
d'Enée avant Virgile, pp. 57, 82, etc.).
Denys
d'Halicarnasse ,
qui répète les mêmes faits au temps d'Auguste,
s'appuie sur l'autorité de Satyrus et de Callistrate, deux mythographes
contemporains d'Aristarque. Mais de même
qu'en Grèce le système des dieux cabiriques était
modifié au gré des fantaisies individuelles, ainsi, à
Rome, on s'ingénia à glisser sous le vocable de Grands
dieux désignant les Cabires, tantôt les divinités
de la Triade capitoline, tantôt une trinité
formée de Jupiter, de Minerve
et de Mercure. La religion philosophique s'empara
du système et l'adapta aux théories stoïciennes
sur l'origine et la nature du monde. Ici l'on ramène les Cabires
à la dualité des sexes en faisant de l'un le principe mâle,
c.-à-d. le Ciel, de l'autre le principe
femelle ou la Terre; là, les Cabires sont
au nombre de trois, Jupiter ou le Ciel, Junon
ou la Terre, Minerve ou les Idées. D'autres enfin, surtout réoccupés
de les identifier avec les Lares romains, qui
sont deux et mâles, voient dans les Cabires Jupiter et Mercure, celui-ci
étant conçu comme l'ordonnateur du monde, notion que nous
avons vue dans le Casmilos de Samothrace .
Ce Casmilos est d'ailleurs rapproché du Camillus de la religion
romaine, terme qui désigne les ministres sacrés assistant
le flamine dans l'oblation du sacrifice. Et
c'est ainsi que la science des mythes, leur interprétation
cosmologique ou philosophique collaborent avec les imaginations superstitieuses,
pour étendre et raffiner sans cesse l'antique religion de Lemmos
et de Samothrace; cette religion devient l'image réduite du polythéisme
syncrétiste et mystique qui va servir de transition, souvent même
de prototype, aux doctrines et aux pratiques du christianisme
naissant.
Théogamie
du troisième Cabire.
Les
Cabires hors de Samothrace.
Nous avons dit déjà
que le culte cabirique s'était répandu, à une époque
qu'il est impossible de déterminer avec précision, en Macédoine
et en Etrurie .
O. Muller a essayé de démontrer que ce culte était
parti très tôt de la Thrace
et de la Béotie ;
que de la Béotie il serait arrivé en Afrique, y amenant l'Hermès
ithyphallique, puis, par l'émigration dorienne, à Lemnos,
à Samothrace
et en d'autres lieux. Partout où existe un temple des Cabires, nous
pourrions ainsi conclure à des migrations et à des colonisations
pélasgiques. L'état actuel de la science ne confirme pas
cette théorie; c est en Asie qu'il faut chercher le berceau des
Cabires; leur première station vers le continent hellénique
a été dans les îles, où leur culte a gardé
la plus grande importance. Mais ils se sont fixés ailleurs encore,
sur les deux continents de l'Asie et de la Grèce, toujours avec
un cortège de pratiques et de croyances analogues à celles
de Samothrace. Pausanias nous apprend qu'aux
portes de
Thèbes
il existait un sanctuaire de Déméter
Cabiria et de Coré, où les
initiés seuls avaient le droit d'entrer, et à sept stades
de là le temple même des Cabires. Ces Cabires auraient été
les premiers habitants de la contrée; parmi eux figuraient Prométhée
et Aetnos à qui Déméter aurait révélé
les mystères. Ces mystères, tombés en désuétude,
furent rétablis plus tard par une sorte de prêtre ambulant,
venu d'Athènes, du nom de Methapos. Les érudits modernes
ont mis en rapport cette légende avec celle de Cadmos, le héros
fondateur de Thèbes, qu'ils ont identifié avec le Cadmilos
ou l'Hermès cabirique. Le même Pausanias
parle de mystères à Amphissa
en Locride ,
où l'on identifiait les divinités qui en étaient l'objet
avec les Dioscures, les Curètes
et surtout avec les Cabires. Il cite aussi les grands dieux d'Andania en
Messénie ,
associés au culte de Déméter et Coré, de l'Hermès
ithyphallique et d'Apollon Carneios, à
litre de divinités de la vie champêtre et de la fécondité.
Enfin nous trouvons
les Cabires à Pergame en
Mysie
et à Milet
en Ionie
: là ils étaient appelés les plus anciens d'entre
les démons et considérés
comme les fils d'Ouranos et les parents des
Titanides. Ici ils étaient importés de Phrygie, au moment
d'un grand malheur public, auquel leur culte apporta un remède.
Ces Cabires asiatiques sont-ils les mêmes que ceux de Samothrace
et de Lemnos, ou faut-il y voir les descendants directs des Kabirim,
phéniciens dont parle Philon de Byblos ,
lesquels ne sont pas sans rapport avec les dieux Patègues du temple
de Memphis dont il est question chez Hérodote?
La question n'est pas suffisamment éclaircie pour que nous nous
prononcions. Quoi qu'il en soit, ces divers cultes cabiriques restèrent
en honneur jusqu'au déclin du paganisme. Leur faveur est attestée
par le rhéteur Libanius qui parle d'un évêque du nom
de Georges, qui se voit forcé de prendre la parole pour décrier
le culte mystérieux des démons qu'on appelle Ino, son fils,
les Cabires et Déméter. (J.-A. Hild).
 |
En
biblothèque - Fréret,
Mémoires
de l'Académie des Inscriptions, 1re série, XXIII, pp.
43 et suiv. - Creuzer, Symbolique, II,
382 et suiv.; V, ch, II, § 2-5 : II, pp.283 et suiv. de la trad. Guigniaut.
- Lobeck,
Aglaophamus, pp. 12021295. - Schelling, Ueber die Gottheiten
von Samotrake; Stuttgart, 1815. - Welckler, die Aeschyleische Trigie,
pp. 155-277. - Griechische Goettertehre, I, 329 et suiv., II, 429
et suiv.; III, 173 et suiv. - O. Mueller, Prolegomena zu einer wissensch.
Myth, 146 et suiv.; id., Orchomenos, pp. 450 et suiv. - Gerhard,
Griech.
Mythologie,I,166-167;177 et suiv. - Preller, Griech. Mythologie,
1, 695 et suiv. - Decharme,
Mythologie grecque, pp. 253 et suiv.-
F. Lenormant, art. Cabire,
Dictionnaire des Antiquités,
de Daremberg et Saglio. - J. Darmesteter, Cabires,
Bene Elohim et Dioscures, dans les Mémoires de la Société
de linguistique, IV, fasc, 2, p. 89 et suiv. - Voir encore dans Realencyclopaedie
de
Pauly, un article exposant, sans critique d'ailleurs et sans conclusions
personnelles, les théories antérieures à 1830 sur
la matière. |
 |
Dans
les musées, etc. - Les représentations
des Cabires se confondent souvent avec celles des Dioscures. Les uns et
les autres portent le corno ou bonnet pointu; mais, sur les médailles
grecques ou phéniciennes, le marteau et les tenailles caractérisent
davantage les Cabires. II faut attacher aux images des Cabires les figurines
connues sous le nom de Patèques (nains au corps trapu et au ventre
proéminent). |
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