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Il y a dans le
Panthéon hellénique, dont
le caractère général est plutôt souriant et
gracieux, quelques divinités d'essence
triste et sombre, qui d'abord purent paraître des intruses, qui peu
à peu prirent à côté des autres une place importante,
quelquefois prépondérante. Telle est Hécate,
dont le culte en Grèce est assez ancien, bien qu'il ne soit pas
fait mention d'elle dans l'Iliade ,
non plus que dans l'Odyssée ;
elle apparaît pour la première fois dans l'Hymne homérique
à Déméter ,
composée, comme on le sait, spécialement en vue du culte
mystérieux d'Eleusis. Lorsque Hadès
ravit Perséphone (Coré)
dans les campagnes fleuries de Nysa, l'attentat fut vu seulement du Soleil
et d'Hécate; quand la déesse mère se mit à
la recherche de sa fille, Hécate se présenta à elle,
une torche à chaque main, et lui servit de guide.
Hécate paraît donc ici tout
simplement comme une divinité lunaire, avec un caractère
bienfaisant : elle ne semble pas autre chose qu'une seconde Artémis;
l'art grec, de reste, n'avait pas manqué d'accepter et de développer
cette conception si simple en représentant Hécate semblable
à Artémis.
Dans la Théogonie
d'Hésiode, nous trouvons une Hécate
beaucoup plus complexe (V, 411, 452) Hécate est la fille d'Astérie,
la nuit étoilée, et du sage Titan
Persès; prise en affection par Zeus, elle
reçoit un pouvoir souverain sur la terre,
sur la mer, sur le ciel
; elle devient la déesse protectrice des orateurs populaires au
sein des assemblées; elle donne, dans la bataille, la victoire
au guerrier qu'elle a choisi; elle s'assied auprès des rois au tribunal
de justice; elle seconde la vaillance des athlètes;
ou bien encore elle dirige les navigateurs sur les flots, protège
les chasseurs, avec Hermès préside
au bon état comme à la multiplication des troupeaux; enfin
elle prend soin de la naissance et de la croissance des jeunes enfants.
On s'accorde généralement à voir dans ce passage une
interpolation orphique,
quoi qu'il en soit, cette Hécate ne ressemble pas à celle
de l'hymne homérique; elle a emprunté des traits à
Athéna,
à Déméter et surtout à
Artémis;
son caractère de divinité lunaire est à peine indiqué.
C'est pourtant bien celui qui domine dans
le culte plus simple que lui rendaient les peuples, la distinguant
avec beaucoup de netteté d'Artémis. En effet, Artémis,
qui personnifie la Lune ,
est une divinité douce et bienfaisante comme l'Hécate hésiodique;
mais l'Hécate populaire est aussi la déesse Lune, représente
la Lune mystérieuse qui dans silence des nuits troublantes
inquiète l'imagination et les rêves des hommes superstitieux;
c'est la Lune, non pas celle qui glisse dans l'azur limpide et clair des
cieux méridionaux, mais qui, enveloppée de voiles écartés
par intervalles, ne brille que par instants d'un éclat louche à
travers les nuages et les ténèbres du Nord. Aussi, malgré
les fictions qui faisaient naître Hécate de Zeus et de Déméter,
de Zeus et d'Héra, qui la font fille de
Léto
ou du Tartare, elle est une déesse étrangère,
une intruse venue du Nord; c'est la Bendis des
peuples de la Thrace.
C'est dans ces régions sombres qu'elle
fut a l'origine vénérée; son culte farouche, accompagné
de sanglantes immolations de chiens, eut pour
centre, dans l'île de Samothrace,
l'antre Zérynthien. Plus tard, avec les croyances et les pratiques
de l'orphisme
( Orphée,
Poèmes orphiques ),
le culte d'Hécate passa à Egine; bientôt après
il envahit toute la Grèce, en particulier la Béotie,
l'Attique et l'Asie Mineure, ou elle eut
un sanctuaire exceptionnellement vénéré à Lagina
de Carie.
La religion d'Hécate est, à
l'époque classique, essentiellement populaire; sous Périclès,
elle a un temple au Pirée, où on lui rendait un culte officiel;
mais, pendant la guerre du Péloponnèse,
chaque Athénien avait un Hécataion, c.-à-d.
un autel ou une image d'Hécate devant sa porte. Elle est dès
lors, pour le commun, une divinité méchante et redoutable.
La face sanglante, comme dit Decharme, perce soudain les nuages pour épouvanter
les humains. Aussi reçoit-elle les prières des voyageurs
errants dans les ténèbres; on l'invoque dans les carrefours,
où il est si facile de prendre un chemin pour un autre et de s'égarer;
le marin voguant dans les nuits sombres implore
la déesse dont la vue le rassure à la fois et l'effraye.
Mystérieuse elle-même comme un spectre,
c'est elle qui évoque les spectres terrifiants de la nuit, et tout
naturellement elle devient la divinité qui préside à
la magie. C'est à elle que s'adressent
les incantations des sorcières : c'est elle qui leur enseigne les
sortilèges, qui permet les évocations infernales. C'était
dans les enfers elle présidait aux enchantements
et aux expiations.
Son culte répond à cette
conception; elle a des autels dans les carrefours, et on lui sacrifie des
chiens,
parce que le chien hurle à la lune, des
chevreaux
et des agneaux noirs, comme aux divinités
infernales; on lui offre des mets symboliques, des gâteaux à
forme de croissant ou ornés de croissants;
quant aux cérémonies publiques
en son honneur, elles ont lieu le dernier jour
du mois
où finit la lune ancienne et commence la nouvelle ( Phase );
elles consistent en prières magiques, en sacrifices et en offrandes
du même genre.
Hécate a été représentée
avec un seul corps à toutes les époques de l'art ancien,
toutes les fois qu'elle est en action. Du reste, à l'origine, ce
n'est que sous cette forme simple qu'on la concevait; Alcamènes
le premier a représenté cette déesse sous la forme
de trois statues accolées l'une à l'autre. Ce nouvel aspect
est son aspect classique. On a expliqué de plusieurs manières
ce type monstrueux : les uns veulent que les trois corps correspondent
aux trois domaines où règne Hécate, la terre,
la mer, le ciel; les autres
reconnaissent que les trois corps correspondent aux trois phases de la
lune. L'Hécataion, comme on appelait le monument où
la déesse était ainsi figurée, rassemblait Séléné,
Artémis
et Hécate; or, on appelait Séléné la lune de
trois jours, Artémis la lune de six jours, Hécate la lune
de quinze jours.
Quoi qu'il en soit, parmi les Hécataia,
les uns sont conformes au type créé, suivant la tradition,
par Alcamène, et se composent de trois corps assemblés dos
à dos; mais on trouve aussi assez fréquemment trois corps
appuyés du dos à une colonne; ailleurs, surtout lorsque l'Hécataion
est exécuté en bas-relief, on n'aperçoit qu'un seul
corps à six bras et à trois têtes; enfin, il ya des
exemples de triple Hécate réduite à un seul corps,
à deux bras et à trois têtes; on trouve aussi un certain
nombre d'Hécataia en forme de stèles hermaïques
surmontées de trois têtes; un de ces monuments, qui appartient
au musée archéologique de Prague,
est particulièrement intéressant, parce qu'autour de la gaine
est sculptée une ronde de trois jeunes femmes, qui, se tenant par
la main, s'appuient du dos contre la déesse. Un autre spécimen
très curieux, conservé à Sibiu,
est une colonne d'Hermès surmontée
de trois bustes adossés; la colonne taillée en forme de robe
enfermant les trois corps supposés, est divisée en quatre
zones, sur chacune desquelles est sculptée en relief une scène
ou apparaît Hécate.
Les attributs
donnés à la déesse sont assez variés : la tête
ou les têtes sont surmontées d'ordinaire de la haute tiare
ronde appelée polos et qui est caractéristique des
déesses
mères; les mains portent des torches
( Feu), des
vases et des coupes destinées aux libations, des fruits ,
en particulier des pommes. Sur les monuments de date plus récente,
et qui représentent Hécate avec ses caractères les
plus mystiques et les plus populaires, la déesse magicienne par
excellence, on lui voit aux mains des gâteaux en forme de croissant,
des clefs, des épées, des poignards, des serpents.
Ces trois derniers attributs indiquent son caractère infernal et
ses rapports avec les Erynnies, confondues parfois
avec elle. Enfin, presque toujours Hécate est accompagnée
d'un ou de plusieurs chiens. Quelquefois on lui
donnait, comme au monstre marin Scylla dont elle
passait pour être la mère, une ceinture de chiens. C'est le
lieu de signaler une représentation exceptionnelle de la triple
Hécate : sur un corps de femme la déesse avait trois têtes,
l'une de chien, l'autre de cheval,
la troisième de lion.
Parmi les groupes figurant la triple Hécate,
la plupart sont de l'époque romaine; un très grand nombre
a été trouvé en pays conquis par Rome. C'est que le
culte populaire d'Hécate avait été très facilement
accepté en Italie ( La
religion romaine). La déesse des carrefours, Trivia,
la triple Hécate, fut rapidement en honneur chez ces peuples qui
avaient un penchant pour la magie et la sorcellerie.
Les Romains semblent avoir nettement dégagé la déesse
grecque de tous les éléments orphiques
ou pratiques, pour la réduire au rôle et au type de divinité
infernale. Hécate était, à Rome comme en Grèce,
identifiée à Diane Lucifère,
adorée sous la forme triple, et appelée
Triformis,
Triplex,
Trivia;
mais son culte eut toujours quelque chose de grossier et d'orgiastique.
(Paulin Paris).
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En
librairie - Deux palimpsestes : Pierre-Jean
Jouve, Hécate, Gallimard, 1972. - Paul Morand, Hécate
et ses chiens, Gallimard, 2002. |
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