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L'histoire de la philosophie [La philosophie] Tableau récapitulatif.
  • La philosophie antique classique
  • La philosophie grecque
    Les Présocratiques
    Socrate, Platon, Aristote
    L'Ecole d'Alexandrie

    La philosophie romaine

    e
  • La philosophie médiévale
  • La philosophie patristique
    La philosophie byzantine
    La philosophie syriaque
    La philosophie arabe
    La scolastique
    e
  • La philosophie de la Renaissance

  •  
  • La philosophie moderne.
  • --
    Le XVIIe siècle
    Le Cartésianisme
    -
    Le XVIIIe siècle
    La philosophie des Lumières
    Le Kantisme
    Le XIXe siècle
    L'Hégelianisme
    Le Positivisme
    Le Socialisme
    e
  • La philosophie dans divers pays (jusqu'en 1900)
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    Italie-
    -
    France
    XVIIe s.
    XVIIIe s.
    XIXe s.
    -
    Angleterre
    L'Ecole écossaise
    --
    Allemagne
    De Kant à Nietzsche
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    La philosophie juive-
    La philosophie indienne-
    La philosophie chinoise

    Aperçu
    Pas plus que la philosophie elle-même, l'histoire des écoles et des doctrines philosophiques n'est une oeuvre unie et simple, soustraite aux controverses. La fin et la méthode de cette branche de la science historique ont été très diversement comprises, selon l'idée que l'on se faisait des conditions de l'activité philosophique. Mais principalement un problème de haute psychologie a dominé les difficultés de conception et de méthode. L'activité philosophique est-elle nécessitée ou contingente? L'éclosion d'un système est-elle un fait, semblable à tous les faits naturels, déterminé par des causes certaines, inflexibles, dont il appartient à la science de découvrir l'enchaînement? Ou encore le déterminisme régissant une telle éclosion ne peut-il pas être considéré comme étant d'ordre logique, l'avènement d'une théorie correspondant à l'une des phases de l'évolution de l'idée, évolution nécessaire, assignable a priori, dont un Hegel, par exemple, prétendra déduire la formule. Tout à l'opposé de ces conceptions, il faudrait placer celle qui explique l'apparition d'un système exclusivement par la spontanéité de la pensée individuelle et par le libre exercice du génie spéculatif. A ce point de vue, la production d'une théorie originale serait donc un événement irréductible, d'origine contingente, né de la liberté même, c.-à-d. d'une cause incausée. Mais alors, au contraire de ce qui était dit tout à l'heure, l'oeuvre de l'historien des doctrines serait toute d'exposition, d'une exposition brisée, sans recherche de lois profondes et de causes générales; sa tâche consisterait à raconter les pensées, non à en comprendre la genèse, ou à en retracer l'influence, le lien rationnel permanent avec ce qui précéda et ce qui suivit.

    Entre ces, deux extrêmes, dont l'un ferait peser sur l'histoire de la philosophie le plus rigide des fatalismes, et dont l'autre la transformerait en une scène où régneraient le hasard et le miracle, il y a place pour plus d'une position conciliatrice. Et une position de ce genre semble bien devoir être celle que de plus en plus l'esprit scientifique sera conduit à adopter. L'évidence des faits apporte ici des enseignements dont on ne peut nier la force. C'est une vérité indiscutable que les grands mouvements de pensée philosophique ont eu pour origine l'apparition imprévisible d'esprit originaux, de qui l'action a été le plus souvent continuée par de plus ou moins nombreuses générations de disciples; ce n'est pas une vérité moins assurée, d'autre part, que ces esprits ont émergé dans des milieux intellectuels, parmi des circonstances sociales dont ils ont ressenti l'influence; que ces successions philosophiques, auxquelles on donne le nom d'écoles, offrent un développement dont la courbe se peut en quelque sorte mesurer. Bref, déterminisme et contingence s'entremêlent étroitement dans cette délicate science, qui réunit en elle aux difficultés afférentes à toute histoire celles qui tiennent à la nature particulière, vraiment unique, de son objet.

    Individuelle et générale; ces deux caractères opposés devront donc se trouver conciliés dans une histoire de la philosophie, ambitieuse de pleinement remplir ses fins. Dans l'esquisse que nous allons donner des grandes successions doctrinales qui ont occupé, à des intervalles singulièrement inégaux, la scène du monde occidental, nous ne pourrons qu'indiquer rapidement les penseurs les plus illustres qui ont fondé, raffermi ou renouvelé les écoles. Presque tous font l'objet, ainsi que leurs systèmes, d'articles distincts, accessibles par les hyperliens, et auxquels le visiteur pourra utilement se reporter


    Jalons
    L'Antiquité

    Ce fut trop longtemps un lieu commun littéraire de célébrer la Grèce comme ayant été la créatrice de la philosophie. C'est pousser un peu loin l'idolâtrie de l'hellénisme. Indépendamment de la Grèce, et bien antérieurement à elle, le monde oriental a connu des foyers philosophiques distincts (Chine, Inde, Iran, etc.). Ce qui est vrai, du moins, c'est que la Grèce a été la première éducatrice et qu'elle demeure le guide incomparable de la pensée philosophique européenne, et que son esprit anime encore la spéculation contemporaine. Philosophie grecque et philosophie moderne sont comme les deux bouts d'une chaîne, parfois brisée, toujours renouée, que l'on ne saurait omettre de remonter, sous peine de perdre le sens des progrès mêmes de l'esprit humain. 

    Les Présocratiques, Socrate.
    La question des origines de cette philosophie, et notamment de ses sources orientales, a donné lieu à de nombreux débats. Un problème moins vaste, mais qui a ses délicatesses, est celui qui consisterait à déterminer les virtualités doctrinales que recelèrent divers cycles poétiques, d'ailleurs bien incomplètement connus de nous et qui précédèrent ce que l'on peut appeler l'âge officiel de la grande philosophie grecque (Poèmes Orphiques). 

    L'école ionienne.
    Les historiens s'accordent à considérer cet âge comme inauguré par Thalès de Milet, que suivirent Anaximandre, Héraclite, Anaximène, Diogène d'Apollonie. Ces philosophes, dont le plus profond fut Héraclite, ce théoricien de l'universel devenir et du principe de l'identité des contraires, que l'on a pu  avec quelque apparence désigner comme un précurseur de Hegel, composèrent ce que l'on a appelé l'école ionienne, bien que le nom d'école offre ici quelque impropriété. Les penseurs qu'elle comprend ne furent en rien unis par le lien de maîtres et de disciples; mais ils ont une commune manière de se poser et de résoudre le problème de l'existence; chacun dérive d'un élément fluide, indéfiniment expansible, apte a toutes les métamorphoses, les êtres et les formes sans nombre dont est faite la réalité

    L'école Eléatique et les Pythagoriciens.
    Et l'on peut admettre encore, ainsi que l'a fait Aristote, que ce point de vue est celui aussi de l'école Eléatique, représentée par Xénophane, Parménide et Zénon d'Elée, comme il est celui de l'école instituée par Pythagore (Pythagorisme) l'une et l'autre ont intellectualisé l'élément générateur des choses, la première l'identifiant à l' « Être » et la seconde au « Nombre ».

    Empédocle, Anaxagore.
    En contraste avec cette lignée de penseurs, on peut regarder comme s'étant placés à un point de vue inverse des maîtres non moins réputés; pour eux les éléments constitutifs de la réalité sont quantitativement donnés, et les différences qui caractérisent les choses ne tiennent qu'aux différences mêmes d'agrégation de ces éléments. Ces éléments sont au nombre de quatre, estime Empédocle, et la cause qui les combine on les désagrège n'est autre que l'Amour et la Discorde. Ils sont infinis en nombre comme sont infinis les composés qu'ils forment et qui tirent d'eux leur nature; la cause qui les meut et explique les vicissitudes du monde est le Noûs, l'Esprit, force purement mécanique : telle est la réponse donnée par Anaxagore et dont Socrate dénoncera l'insuffisances.

    L'école atomistique.
    Leucippe et Démocrite, ce dernier, l'un des plus grands noms de la philosophie présocratique, prennent un parti radical : il n'y a qu'un élément, l'atome matériel, mais en quantité infinie, élément partout homogène et qui ne peut présenter qu'une variété géométrique. Ces atomes mus éternellement dans le vide sans limites constituent par leurs rencontres des assemblages innombrables ; et c'est là, par l'unique effet d'un mouvement nécessaire et éternel, c'est là, disons-nous, toute l'origine des mondes. Ce système est l'atomisme dans lequel on peut dire que le matérialisme atteignit sa forme la plus rigoureuse.

    La Sophistique.
    Cette floraison de doctrines fut suivie d'une phase de stagnation, occupée par, un ensemble de personnalités de talent, habiles dialecticiens, orateurs réputés, éducateurs exercés, auxquels leur scepticisme-métaphysique et leur extrême utilitarisme moral valurent un fâcheux renom. Ce sont les Sophistes, dont quelques-uns, Gorgias et Protagoras, par exemple, jetèrent le plus vif éclat. 

    Socrate.
    Après eux apparaît celui qui allait être l'initiateur incomparable de la plus riche période philosophique que le monde ait connue, Socrate, qui n'écrivit pas, ne s'adonna à aucune spéculation métaphysique ou physiques, mais, par ses entretiens familiers, réalisa la réforme logique et morale d'où allait procéder tout le développement de la philosophie grecque, qui a donné à la haute réflexion humaine sa direction définitive. De Socrate, en effet, sont issues de petites écoles, mégarique, cynique, cyrénaïque, qui contiennent en germe des systèmes dont l'influence s'est prolongée jusqu'à nous. 

    Platon, Aristote et leurs successeurs
    Mais ces écoles secondaires (appelées fréquemment du nom de « Petits Socratiques ») furent éclipsées par l'apport admirable de Platon, le disciple qui, dans une oeuvre où se mêlent les plus belles démonstrations d'un dialecticien, d'un mythologue et d'un poète, oeuvre mise en quelque sorte, sous le constant patronage de Socrate, créa I'idéalisme.

    La philosophie idéaliste inaugurée par Platon rencontra dans son disciple Aristote, son égal, savant encyclopédique, physicien, logicien, sociologue, politique, métaphysicien, « père de la métaphysique », comme on l'a parfois nommé, qui refuse toute existence à l'idéal à part du réel, le rival immortel qui devait tenir à jamais sa doctrine en échec : à ce point que l'on a pu dire que quiconque se mêlera de philosopher procédera de l'un ou de l'autre et sera élève d'Aristote ou de Platon. 

    Chacun d'eux, au reste, laisse une longue lignée :

    • Platon, l'école Académique, qui subira jusqu'à cinq renouvellements, dont le plus imprévu est celui que lui imprimèrent les philosophes dits acataleptiques (Scepticisme); Arcésilas et Carnéade, ces redoutables ennemis de toute théorie dogmatique

    • Aristote, l'école péripatéticienne, d'abord représentée par Théophraste, puis par le matérialiste Straton de Lampsaque et qui, plus on moins oublieuse de la vraie pensée du fondateur, n'en aura pas moins une longue et brillante fortune, jusqu'à persister jusque dans les Temps modernes. 

    Scepticisme, Epicurisme, Stoïcisme.
    En même temps que le platonisme et l'aristotélisme étendaient ainsi, non sans bien des altérations, leur influence, d'illustres écoles s'élevaient qui, d'ailleurs, avaient emprunté à l'un et à l'autre plus d'un élément. 
    • C'est le Scepticisme radical avec Pyrrhon, théoricien de l'époque ou systématique abstention du jugement

    • C'est le matérialisme utilitaire d'Épicure, philosophie singulière, aux aspects multiples, dont la psychologie est dominée par l'affirmation du libre arbitre et dont la morale hédoniste aboutit au culte de la plus pure vertu (Épicurisme); 

    • C'est le Stoïcisme, qui eut pour chef Zénon de Cittium et pour « colonne » le fécond dialecticien Chrysippe : ce système profondément panthéiste se distingua surtout par une logique savante, compliquée, dont les « broussailles » étaient légendaires, et par une morale d'énergie et d'orgueil qui lui valut son long ascendant sur l'esprit romain. 

    Philosophie romaine.
    A vrai dire, Rome n'eut pas de philosophie propre, et c'est aux Grecs qu'elle emprunta les enseignements dont s'inspirèrent ses écrivains. L'Épicurisme fit chez elle de nombreux adeptes dont le plus illustre fut Lucrèce, auteur du poème De la Nature. La nouvelle Académie eut, alternativement avec l'Éclectisme, son principal interprète en Cicéron, qui consacra les dernières années de sa vie à exposer en langue latine les spéculations de la pensée grecque. Mais ce fut le Stoïcisme qui exerça à Rome, semble-t-il, l'action la plus durable cette doctrine est partout présente aux écrits du généreux et faible Sénèque; elle est portée sur le trône par la grande figure de Marc-Aurèle.

    L'école d'Alexandrie.
    En outre de la Grèce et de Rome son imitatrice, nous ne devons pas oublier un autre foyer d'activité philosophique, cette école d'Alexandrie où se joignirent et se composèrent les spéculations des théologiens juifs et les doctrines de la métaphysique grecque, celles-là du moins que patronnaient les noms de Platon et d'Aristote (L'Ecole philosophique d'Alexandrie). Le premier représentant de cette union paraît avoir été Aristobule dit le Péripatéticien, qui vivait vers le milieu du IIe siècle av. J.-C. Mais le nom le plus considérable qui signale la naissance de cette philosophie mixte est sans contredit celui de Philon le Juif, dont la naissance eut lieu quelques années avant l'ère chrétienne : fécond écrivain, exégète infatigable, il mit un grand art, un art sincère, à réaliser l'alliance de l'idéalisme platonicien avec les théories mosaïques (Moïse, Ancien Testament), ces dernières renfermant, pour qui les interprète avec pénétration, la plus complète sagesse. 

    Le Néoplatonisme. Les Pères de l'Eglise.
    Plus tard, enfin, le Platonisme revivra encore une vie brillante dans l'enseignement non d'une école, mais de toute une série d'écoles, dont quelques-unes ne laisseront pas de faire aux théories aristotéliciennes une très importante place. Ces écoles qui s'accorderont à professer la transcendance de l'Un divin, par-dessus même le monde des idées, constituent dans leur ensemble ce que l'on appelle le Néoplatonisme, dont Ammonius Saccas est considéré comme le fondateur. Deux maîtres surtout réussirent à systématiser avec une originalité compréhensive le Platonisme ainsi transformé, Plotin et Proclus.

    Nous ne saurions suivre plus loin la courbe que décrit la pensée spéculative antique sans nous engager dans l'histoire de l'Église chrétienne en ses premiers âges et, à l'occasion des théories émises par les Pères et les Docteurs, les uns apologistes, les autres détracteurs résolus de la culture hellénique, nous jeter dans le champ illimité des controverses théologiques. De plus en plus, à mesure que nous descendons le cours du temps, le sens de la pure métaphysique s'affaiblit, les partisans de doctrines si longtemps reçues par des générations de disciples se font plus rares, l'enseignement des systèmes est battu en brèche par les  ministres du culte chrétien. On peut considérer que la culture philosophique ancienne atteint son terme historique, en 529, lors de la fermeture des écoles par Justinien.

    Le Moyen âge et la Renaissance

    Le terme consacré pour désigner la philosophie du Moyen âge en Occident est celui de scolastique, mot qui proprement ne devrait dénommer que l'enseignement donné dans les écoles, ou mieux encore l'enseignement de « l'Ecole », c'est-à-dire l'Aristotélisme. Cette philosophie, qui a aussi une composante platonicienne, et dont les historiens s'accordent à placer la naissance sous le règne de Charlemagne, eut pour premier initiateur Alcuin, dont la pensée s'était nourrie de saint Augustin et de Boèce. La scolastique s'appuya sur deux colonnes : la Bible et Aristote, du moins l'Aristote de l'Organon, car le Moyen âge n'aura qu'assez tardivement, et grâce, principalement, aux Arabes, la connaissance plus complète de la doctrine aristotélicienne, dans sa richesse et sa profondeur. Peut-être si, dès l'origine, elle avait eu de l'aristotélisme une notion moins étroite, aurait-elle évité la longue méprise qui a fait, malgré un tel labeur, sa stérilité : la méprise d'identifier la logique avec la métaphysique.

    Réalistes et nominalistes.
    Un problème se pose devant la philosophie scolastique, dès sa naissance, et il continue d'être agité jusqu'à la fin du Moyen âge : le problème dit des universaux. Une phrase de Porphyre, traduite par Boèce, en fut l'origine : 

    « Les genres et les espèces sont d'une certaine manière des choses et d'une autre manière des conceptions, et en ce sens ils sont incorporels; mais, unis aux choses sensibles, ils subsistent dans ces choses et on les conçoit hors des corps comme subsistant par eux-mêmes. »
    Cette phrase obscure, non exempte d'ambiguïté, formulait la question relative à l'essence et au rôle des idées générales, c.-à-d. qu'elle énonçait la difficulté éternelle qui met aux prises les philosophes. Quelque gaucherie que les écoles du Moyen âge aient pu apporter à la résoudre, comment n'y pas reconnaître le constant objet sur lequel portent les méditations des penseurs? D'ailleurs, il semble que ce soit la nature elle-même qui, par le spectacle qu'elle offre de la permanence des types constitutifs dans l'inépuisable multiplicité des individus en qui ils se réalisent, nous mette en demeure de l'aborder. Cette difficulté, les principaux spéculatifs de la première ère de la scolastique la tranchèrent dans le sens platonicien ; c.-à-d. qu'ils hypostasièrent les notions générales, leur assignèrent. indépendamment des individus, l'objectivité. Telle est la réponse du Réalisme, qui trouve, dès le IXe siècle, un hardi métaphysicien pour la soutenir : Jean Sot Erigène et, deux siècles après, possède un protagoniste d'une autorité égale, dans un prélat qui demeure l'une des gloires de l'Église, saint Anselme.

    Au Réalisme, doctrine de la transcendance, allait s'opposer la philosophie inverse qui, ne reconnaissant d'objectivité qu'aux êtres individuels, réduisait les concepts généraux au rôle de simples vocables n'ayant par eux-mêmes d'autre réalité que celle des mots qui les constituent: ce fut le Nominalisme, dont le premier représentant d'envergure fut, au XIe siècle. Roscelin, disputeur consommé, qui prêta des formes saisissantes et paradoxales à une thèse qui fit grand scandale, thèse qui ne nous est guère connue que par les témoignages de ceux qui la combattirent. L'enseignement de Roscelin ne triompha point du reste, et le XIIe siècle s'ouvre sur une reprise du réalisme professé par un maître de renom, Guillaume de Champeaux, de qui les théories ne nous sont guère mieux connues que ne l'avaient été celles de Roscelin. Ce que surtout nous savons d'elles, c'est qu'elles furent impitoyablement battues en brèche par un brillant disciple de Guillaume de Champeaux, l'éloquent et l'entraînant Abélard, sans que, du reste, ce dernier ait montré plus d'indulgence pour les paradoxes de Roscelin. Aussi a-t-on prêté à Abélard une position philosophique intermédiaire à laquelle fut appliqué le nom peu clair de Conceptualisme.

    L'âge d'or de la scolastique.
    Le XIIIe siècle marque l'apogée de la scolastique. Les Chrétiens d'Europe, mis en relation avec les savants et les philosophes arabes, ont désormais accès à l'oeuvre entière d'Aristote, à sa psychologie, à sa métaphysique, et l'on peut dire que l'empire du Stagirite sur la pensée européenne est désormais illimité. C'est la doctrine aristotélicienne que se flattent de restaurer dans leur enseignement propre le savant hardi que fut Albert le Grand, l'ingénieux psychologue et le pieux métaphysicien que fut saint Thomas. Seul, peut-être, fait exception à cette dévotion sans réserves, cet esprit original, en qui l'esprit de chimère s'allia si curieusement au sens droit et vivant de la méthode-expérimentale, mathématicien, astronome, physicien, pédagogue, ontologiste à ses heures, ce Roger Bacon, que Humboldt a appelé « la plus grande apparition du Moyen âge ».

    Le dernier âge de la scolastique n'en marque pas tout d'abord le déclin. Loin de là; un métaphysicien, d'une extraordinaire profondeur, se rencontre, dont l'esprit à la fois critique et constructif réforme la théologie naturelle, renouvelle le Réalisme, fait l'intelligible identique à l'être et semble avoir donné pour couronnement à ce haut Idéalisme une philosophie de la volonté : ce maître puissant fut Duns Scot qui laissa une longue lignée de disciples. Tout son génie cependant ne réussit pas à assurer au Réalisme le dernier mot. 

    Une grande  réaction Nominaliste va se produire qui dominera les dernières périodes du Moyen âge et pénétrera même la plupart des mystiques de la Renaissance; réaction amenée par Guillaume  d'Occam, véritable précurseur de la philosophie criticiste, que l'on peut sans paradoxe et en dépit de la forme surannée, purement logique et dialectique de ses écrits, appeler le père de l'Empirisme anglais. Après Occam, le Nominalisme est à peu près partout en faveur, et la scolastique finissante ne connaît pas le réveil de ces idées de transcendance qui en avaient illustré l'origine.

    La philosophie de la Renaissance.
    Si l'on veut caractériser l'esprit philosophique de la Renaissance, on pourra noter les traits suivants, traits qui se réunissent plus on moins complètement chez les plus illustres de ses représentants : indifférence toujours croissante aux problèmes scolastiques dont la critique occamiste avait réussi à faire ressortir la vanité; penchant au mysticisme (une remarquable floraison de l'esprit mystique avait signalé la dernière période du Moyen âge); attrait vers le Dieu ineffable, qui se révèle au coeur dans une intuition d'où la raison logique est absente.

    L'aristotélisme perdant de son crédit et parmi ses partisans mêmes une sorte de schisme se produisant : d'une part les Averroïstes (Averroès), qui tendaient, par leur interprétation du maître grec, à faire s'évanouir la conscience de la personnalité et, d'autre part, les Alexandristes (Alexandre d'Aphrodisie), bien moins suspects à l'Église et ayant adopté de la doctrine aristotélicienne un sens beaucoup plus spiritualiste .

    Par contre, prédilection générale pour Platon et les Néo-platoniciens, philosophes précisément aimés pour avoir tenu que le monde des existences et celui des idées ne sont que le voile de l'éternelle et immuable unité; la philosophie entière devenue comme l'expression supérieure de la physique, renonçant aux constructions de concepts et s'efforçant de traduire la vie universelle dans son unité comme dans son expansion infinie; enfin alliance de la philosophie et de la science, alliance qui pour aucune des deux n'est onéreuse, car c'est la philosophie elle-même qui favorise l'affranchissement de la science à l'égard de la pure logique, préconise l'étude directe de la nature et, en particulier, le recours aux méthodes expérimentales

    La philosophie de la Renaissance est ainsi remarquablement diverse et impersonnelle. On ne rencontre pas chez elle de puissantes personnalités métaphysiques, d'esprits spéculatifs comparables aux grands hommes de la scolastique. Fut-ce diplomatie? Fut-ce éblouissement irrésistible devant la beauté de la pensée antique? Toujours est-il que les maîtres de cet âge se flatteront de faire revivre telle ou telle secte grecque fameuse dans l'enseignement de laquelle il leur semblera retrouver leurs propres méditations.

    Nicolas de Cuse se réclame des Pythagoriciens et, après avoir déclaré que la raison humaine est inadéquate au réel, professe avec eux que, par le nombre et au-dessus du nombre par l'unité, se déploie la raison elle-même. Sceptique à la base, sa théorie aboutit à un monisme mystique. 

    Au contraire, Pomponazzi demeure fidèle à Aristote qu'il interprète, habilement pour ses vues, dans un sens bien voisin de l'empirisme.

    Telesio, le fondateur de l'Académie de Cosenza, maître jadis de grande renommée, un des précurseurs de la philosophie naturelle, professa un hylozoïsme que ses disciples exagérèrent encore et qu'un Campanella poussera plus tard à son point extrême; or, lui aussi, Telesio adoptera pour patronner sa physique une école de l'antique Grèce :  il choisira l'éléatisme. 

    Quant à Platon, considérable sera le nombre de ses admirateurs passionnés : nous citerons seulement l'un des plus célèbres, François Patrizzi. Epicure a lui aussi ses disciples, et l'on verra l'héroïque Thomas More, dans son ingénieux roman socialiste, faire de la doctrine épicurienne la philosophie officielle de l'État « d'Utopie ».

    Sans doute la Renaissance compta des esprits vigoureux qui surent s'affranchir du servage même de l'admiration : par exemple, ce Giordano Bruno qui, se détachant même de tout credo ecclésiastique, audace qu'il expia par le martyre, se fit une conception hautement panthéiste de l'univers. Le plus grand de tous ces libres génies fut sans contredit Galilée, penseur ennemi de toute autorité en matière de philosophie et de science, attaché à peu près exclusivement aux problèmes du monde naturel, qui non seulement formula les règles de la méthode expérimentale, mais établit cette méthode à coups de découvertes.

    Le XVIIe siècle

    Bacon et Descartes.
    La philosophie des Modernes s'annonce, en France comme en Angleterre, par une sorte de déclaration des droits. Quel est l'axiome, en effet, qui revient dans tous les écrits de Francis Bacon? C'est qu'avant toute chose, l'esprit scientifique doit se libérer du culte superstitieux de l'Antiquité et que la meilleure manière d'honorer les Anciens, et en particulier Aristote, consiste à ne pins tenter les voies dialectiques et a priori où ils s'engagèrent et où personne désormais ne parviendra à les égaler. Et quel est le principe que Descartes et ses continuateurs ne cesseront d'opposer aux systématiques admirateurs du passé? C'est que l'autorité, digne de toute obéissance en matière de foi, n'a point à trouver place en matière de philosophie et de science; c'est qu'aux yeux de la raison, la vérité n'a qu'un critère l'idée claire et distincte. Au reste, ces deux penseurs, Bacon et Descartes, que les historiens sont d'accord à considérer comme les initiateurs de la pensée moderne, eurent des démarches bien différentes; et ils préludèrent à deux directions distinctes, pour ne pas dire contraires, entre lesquelles aura à partager après eux la spéculation.

    La philosophie anglaise au XVIIe siècle.
    Bacon, génie oratoire et poétique, « sonne le clairon » de la méthode expérimentale, donne de l'induction ou, comme il la nomme, « de l'interprétation de la nature » la législation définitive; savant médiocre, il a la passion de la science naturelle, lui subordonne la métaphysique, déconseille le pur raisonnement. Il est, en Angleterre, le véritable précurseur de l'Empirisme

    Hobbes.
    Son action, d'ailleurs, ne se fera pas immédiatement sentir : Hobbes, empiriste comme lui, ne lui sera que peu redevable; son esprit, éminemment analytique et déductif, sera surtout attiré vers les problèmes de sociologie et de politique, qu'il résoudra dans le sens de l'absolutisme;

    Les Platoniciens de Cambridge.
    Matérialiste et utilitariste, Hobbes provoquera contre l'empirisme la grande réaction de l'école dite des platoniciens de Cambridge, illustrée surtout par les talents de Ralph Cudworth et de Henry More.

    Locke.
    A la fin du XVIIe siècle Locke publie un livre dont la renommée et l'influence ne sauraient être surfaites, fut l'Essai sur l'Entendement humain (1690). Ouvrage d'un mérite intrinsèque bien inégal à sa fortune, l'Essai passera longtemps pour le définitif chef-d'œuvre du Sensualisme. A certains égards, on peut dire aussi qu'il inaugure vraiment chez les modernes la philosophie critique. En affirmant et en établissant par de prolixes analyses que toutes nos idées ont leur origine dans la sensation (complétée, il est vrai, par « la réflexion »), l'Essai posait devant la méditation moderne le problème dont elle ne se détachera plus : celui de la connaissance

    La philosophie française au XVIIe siècle.
    Descartes, esprit intuitif et déductif à la fois, créateur de la conception mécanique (Philosophie mécanique) qui va régner en France dans la science, ne séparera pas de la science la philosophie, donnera à toutes deux la même garantie, savoir la véracité de l'Être parfait mathématiquement démontré, à toutes deux le même enchaînement, celui d'idées claires et distinctes, unies par un lien continu. 

    La révolution cartésienne, que ne parviennent pas à refouler des résistances individuelles, celle du théologien empirique Gassendi, pas plus que celle des Péripatéticiensencore en crédit dans les écoles, s'étend sur le continent. Les universités du nord de l'Europe sont promptement gagnées. En France, les Jansénistes lui sont pour la plupart favorables. L'Angleterre elle-même n'est pas sans en ressentir l'influence.

    Les Cartésianisme.
    Après Descartes, des directions imprévues entraînent des penseurs originaux qui s'étaient d'abord inspirés de lui. Malebranche tire du Cartésianisme, quelque peu combiné avec les théories de saint Augustin, son système de la vision en Dieu auquel il ne manque que d'écarter la barrière d'un prétendu dogme religieux de la réalité des choses sensibles pour constituer un idéalisme absolu. A Descartes également avait beaucoup emprunté le philosophe solitaire, doux et pieux, qui, sur la pure idée de substance et selon une méthode toute géométrique, édifia son Panthéisme, l'auteur de «l'Éthique », Spinoza.

    Le Sensualisme.
    A la fin du XVIIe siècle, en France comme en Angleterre, la popularité du sensualisme de Locke conquerra presque tous les penseurs de marque.

    Le XVIIIe siècle.

    Le XVIIe  siècle, en dépit de Bacon, avait été le siècle de la métaphysique et du rationalisme constructif; le XVIIIe siècle, en dépit de Leibniz, sera celui de l'empirisme.

    La philosophie française au XVIIIe siècle.
    En France, l'École, dite philosophique, sera à peu près unanime à lui faire accueil : Diderot comme Voltaire en seront des adeptes enthousiastes; l'ingénieux et élégant Condillac lui-même ne fera guère que renchérir sur la théorie de Locke. Il  prétendit ramener toutes les facultés actives de l'âme à la sensation ou à la sensibilité, en posant ce principe, que toutes les facultés de l'humain ne sont qu'une transformation variée d'une première sensation. Selon lui encore, la formation et le perfectionnement du langage, auquel il donne pour origine le plaisir et la peine, sont le moyen par lequet toute science se développe. Condillac sera en France le chef d'une importante école qui se prolongera, jusque dans les premières années du XIXe siècle.

    La philosophie française au XVIIIe siècle.
    En  Angleterre, le sensualisme de Locke avait décrit une évolution inattendue qui a fait du XVIIIe siècle l'âge le plus brillant de la spéculation britannique. David Hume paraît ensuite, qui de l'idéalisme berkeleyen accepte les bases et prétend seulement dérouler jusqu'au bout les conséquences du système; sa critique aiguisée, d'une incomparable pénétration, transforme l'idéalisme théologique en phénoménisme -sceptique. Quant à la morale, il la fonde, ainsi que la plupart des penseurs anglais ses contemporains et ses disciples, Adam Smith, Bentham, James Mill, sur la notion d'utilité. Le humisme est peut-être l'attaque la plus redoutable que le dogmatisme spiritualiste ait jamais reçue; et ce ne sont pas les timides théories de Thomas Reid, de Dugald-Stewart et des autres philosophes de l'école dite « Écossaise » qui étaient de nature à parer le coup. Cette doctrine, en effet, remarquablement combinée par le génie de Berkeley avec les théories de Malebranche, engendre un idéalisme théologique, empiriste à l'origine et finalement tout pénétré d'inspiration platonicienne.

    La philosophie allemande au XVIIIe siècle.
    A dire vrai, c'est en Allemagne qu'au XVIIIe siècle le sensualisme rencontrera des adversaires de vigueur, adversaires qui, en fin de compte, l'ont ou ruiné ou contraint de se transformer. 

    Leibniz.
    Le premier est Leibniz, dont les grands travaux mathématiques n'épuisèrent pas, tant s'en faut, l'activité. Leibniz fait front à Locke; en face de l'Essai, il donne les Nouveaux  Essais où il démontre, par une longue et patiente critique de l'écrivain anglais, l'impuissance de la pure sensation à supplanter l'énergie de l'esprit. Mais, s'il combat Locke, ce n'est pas pour se ranger docilement derrière Descartes, (moins encore derrière Spinoza).

    Ni sur Dieu, ni sur l'âme, ni sur la matière, ni sur le monde Leibniz ne pense comme Descartes. Il nie le libre arbitre en l'humain et en Dieu. Il ramène la différence de nature à la différence de degré; donc il supprime entre les genres de substances toute distinction radicale. Enfin, il est bien près d'être évolutionniste. Descartes, lui, croiyait au progrès indéfini, non de la nature, mais de l'humain et de la science humaine. Leibniz n'est pas dualiste, et il n'entend pas être panthéiste. L'univers est conçu par lui comme une hiérarchie de monades, dont chacune absolument simple est représentatrice de toutes les autres, différentes d'elles, exclusivement par le degré, et dont la plus parfaite, celle qui occupe le sommet de la pyramide, est Dieu

    Les théories de Leibniz, non sans subir d'importantes modifications dues à l'influence d'Aristote, sont organisées en un système compréhensif par Christian Wolf, dont les doctrines allaient prédominer longtemps en Allemagne. Enfin, de même que Locke avait été réfuté par Leibniz, le phénoménisme sceptique de Hume provoque l'immortel assaut de Kant. 

    La révolution kantienne.
    C'est Kant lui-même qui nous a appris comment la lecture de Hume l'avait réveillé du sommeil dogmatique. Si les analyses humistes sont justes, la métaphysique repose sur le vide, et la science n'a plus de base assurée. Ce sera donc la tâche de l'auteur de la Critique de la raison pure de prouver le droit de la pensée à atteindre par la connaissance plus et mieux que des phénomènes, à tirer légitimement d'elle-même le lien a priori qui unit les intuitions de la sensibilité, à user justement des concepts et des idées pures, à professer l'existence des choses en soi ou noumènes, existence dont la Critique de la raison pratique nous acquerra, estime-t-il, la définitive certitude. Immense aura été dans la spéculation philosophique la portée de la révolution kantienne (Criticisme, Philosophie transcendantale), et son auteur n'a nullement usé d'hyperbole en la comparant, comme il fit, à la révolution opérée en astronomie par Copernic.

    Le XIXe siècle

    Au point de vue philosophique comme à beaucoup d'autres, le XIXe siècle semble pouvoir se diviser en deux périodes, dont la coupure plus ou moins brusque se produit, selon les pays, de 1830 à 1848, au moment où les doctrines positivistes, détrônent un peu partout les métaphysiques a prioristes, La première période avait été marquée par une réaction, entière ou partielle, contre le XVIIIe siècle; seule l'Allemagne semble y poursuivre un développement autonome.

    Les répliques au XVIIIe siècle.
    Allemagne
    Le criticisme kantien avait bien soulevé les protestations des dogmatiques de l'école de Wolf, d'une part, et, de l'autre, des philosophes du sentiment et de l'intuition, comme Herder, Jacobi, Schleiermacher; mais l'influence en fut pourtant prépondérante, et c'est en adoptant ses principes et sa méthode que Fichte, Schelling et Hegel en tirent l'idéalisme absolu. Kant laissait subsister, à côté du phénomène, la « chose en soi » inconnaissable; ses successeurs la suppriment, parce qu'en tant qu'inconnaissable elle est inutile à la connaissance, et de plus contradictoire, puisque l'affirmer seulement, c'est la connaître déjà. 

    Selon Fichte (1762-1844), nous atteignons par la raison pratique le seul noumène, qui est le moi volontaire et libre; cette seule réalité du monde intérieur est aussi la suprême et seule réalité qui crée les choses : c'est le moi lui-même qui, pour se connaître, s'oppose un objet de connaissance, le non-moi, la nature. 

    Mais Schelling (1775-1854), dans sa première philosophie, se demande de quel droit on ferait du moi l'absolu : c'est bien l'absolu qui, par un double mouvement de production, se manifeste dans ces séries parallèles de réalités qui sont la nature et l'esprit, mais il n'est lui-même ni nature ni esprit, ni moi ni non-moi; et ainsi, restant la source mystérieuse d'où tout sort et que rien n'épuise, il laisse place encore à toutes les effusions mystiques de la seconde philosophie de Schelling. 

    Chez Hegel enfin (1770-1834), l'absolu perd tout caractère transcendant et mystique, pour devenir la raison immanente au monde, exprimée tout entière par l'univers réel, nature et esprit, et par suite tout entière intelligible : la création est vraiment alors un panlogisme; l'être se pose d'abord, puis, de par une nécessité interne, se nie lui-même, pour se concilier ensuite avec sa propre négation dans une synthèse supérieure; et tel est le rythme universel des choses, qui nous permet d'établir d'abord la généalogie des concepts-purs, puis de construire a priori la philosophie de la nature, et enfin la philosophie de l'esprit. De là, dans l'hégélianisme, le dédain ou l'oubli de l'expérience, que la pensée pure peut devancer ou suppléer; et l'optimisme et le fatalisme historiques, puisque, découvrant la raison logique de tout ce qui est, a été ou sera, il le légitime par lui-même en tant que nécessaire tout ensemble et rationnel. L'influence de la métaphysique hégélienne fut profonde et générale, et l'on peut la considérer comme triomphante jusqu'aux environs de 1830.

    Angleterre
    Pendant la même période, l'Angleterre continue, en morale, le développement de la doctrine utililitariste, avec Bentham et les économistes de son école, et, en psychologie, avec Hartley, James Mill, etc., de l'empirisme, qui, tendant à expliquer toute la vie de l'esprit par une loi unique, prend de plus en plus la forme de l'associationnisme. Mais en même temps une réaction se dessinait contre les conséquences négatives de cette philosophie l'école écossaise prétendit rétablir, par l'observation intime et le recours au sens commun, les vérités métaphysiques et morales nécessaires à la vie pratique : et telle fit l'oeuvre de Th. Reid, de Dugald Stewart, d'Hamilton, qui dénie d'ailleurs à la raison toute connaissance naturelle de l'absolu. L'hégélianisme enfin pénètre, plus ou moins indirectement, en Angleterre, par les essayistes ou les poètes, et anime d'un souffle plus large les Wordsworth, les Coleridge, les Shelley, les Carlyle.

    France
    La philosophie en France, avec plus d'abondance et d'éclat, suit une marche analogue. C'est d'abord la tradition du XVIIIe siècle, le sensualisme de Condillac, qui se perpétue sous le premier Empire avec Cabanis, Destutt de Tracy et les Idéologues. Ce sont encore les principes économiques, politiques et sociaux de la Révolution française qui se développent sous la Restauration d'une manière plus ou moins occulte, pour aboutir à des systèmes de liberté intégrale, d'entière rénovation morale, sociale et religieuse, et trouver leur forme commune dans le socialisme  : Fourier, Saint-Simon, Pierre Leroux, Proudhon sont les ouvriers de cette oeuvre lente, mais profonde, dont les conséquences éclateront en 1848.

    Mais en même temps, avec un tout autre éclat apparent, la réaction contre le XVIIIe siècle semble triompher, sous une ferme intransigeante d'abord, avec l'école théocratique, et Chateaubriand, de Maistre, de Bonald; sous une forme plus mesurée et toute rationaliste et laïque, avec l'éclectisme : comme l'école écossaise, ce dernier prétend restaurer les vérités nécessaires ébranlées par les négations du XVIIIe siècle, grâce à une sage méthode empruntée aux sciences de la nature et qui, se fondant à la fois sur l'accord des grands penseurs de toutes les écoles et sur l'observation intime, s'élèverait à de prudentes inductions métaphysiques que le bon sens autorise. Sous l'influence de Hegel, l'éclectisme donna aussi une féconde impulsion aux études d'histoire de la philosophie, et ce fut par là peut-être qu'il servit le plus la pensée humaine; et il resta, sous la haute autorité de Cousin et de ses disciples, Jouffroy, P. Janet, Jules Simon, la philosophie officielle en France, jusque vers 1870, sans que même des penseurs plus originaux ou plus indépendants, comme Maine de Biran, le philosophe de « l'effort », ou à certains égards Lamennais, ou  Ravaisson et Vacherot, eussent complètement répudié son timide spiritualisme. Mais depuis longtemps il avait perdu toute action réelle sur les esprits.

    Italie
    On pourrait retrouver les mêmes tendances et les mêmes phases en Italie. Le sensualisme, auquel se rattachent encore Romagnosi ou le pessimisme, de Leopardi, est combattu et éclipsé entre 1820 et 1848 par la réaction spiritualiste, ici profondément pénétrée d'hégélianisme, et que représentent Galuppi, Mamiani et surtout Rosmini (1797-1855) et Gioberti (1801-52).

    La philosophie à l'âge positiviste.
    De 1830à 1848 commence une, période nouvelle, marquée par l'abandon et le dédain des grandes constructions a priori et le triomphe de l'esprit scientifique, qui n'est le plus souvent qu'un scientisme et du positivisme

    Elle s'ouvre en Allemagne par une réaction contre Hegel. et ses prétentions de reconstruire la nature par les seules forces de la logique. Herbart (1776-1841) revient à la position kantienne, prétend s'appuyer sans cesse sur la science, et croit retrouver, en ruinant l'idéalisme, des réalités indépendantes de la pensée, à la fois multiples et absolues, inétendues et unes, intermédiaires par là entre l'atome des savants et la monade des leibniziens. Beneke et Lotze représentent des préoccupations analogues. Enfin Schopenhauer (1788-1860) affirme que l'essence des choses n'est rien moins que logique ou rationnelle, qu'elle est une tendance aveugle, un vouloir vivre, dont la penséemême, avec ses lois, ses types et ses idées, n'est qu'une forme secondaire et fugitive; et il en conclut la vanité de l'être et l'éternité de la douleur. Bien qu'écrite vers 1819, son oeuvre principale ne se répand qu'avec la deuxième et la troisième édition (1844 et 1859); mais alors elle fait école, avec von Hartmann par exemple, et c'est à elle qu'en peut encore rattacher l' «-aristocratisme » de Nietzsche qui, sous l'influence, il est vrai, des idées évolutionnistes, fait du sacrifice de la foule à l'élite, de la douleur du plus grand nombre nécessaire à la production du « surhomme », la loi même de la vie.

    En France le positivisme, bien que latent déjà dans tous les pays d'Europe et implicitement contenu dans la philosophie du XVIIIe siècle, vient se formuler et prendre un nom, pour rayonner ensuite sur le monde entier. De 1839 à 1842, dans son Cours de philosophie positive, Auguste Comte (1789-1857) déclare l'esprit humain inapte à la métaphysique; ignorant sa force et ses limites, l'humain tente d'abord d'expliquer les choses par des volontés analogues à la sienne, puis par des entités abstraites, et ce n'est que plus tard qu'il arrive à la phase positive, où il se contente de connaître les faits et leurs propriétés ou leur loi. Toutes les sciences tour à tour arrivent ou arriveront à ce dernier stade, et il est temps d'y amener la science sociale elle-même, la sociologie. La doctrine de Comte eut, après lui, pour représentants on France, Littré et, dans une certaine mesure, Taine et Renan.

    En Angleterre, le positivisme trouva sa seconde ou plutôt peut-être sa véritable et naturelle patrie : Stuart Mill, (1806-1875), Bain et leur école y appuyèrent leurs minutieuses et précises analyses de l'âme et de la pensée, dont ils continuent à voir la loi essentielle dans l'association des idées et des sentiments ils prétendent ainsi, par cette espèce de chimie mentale, expliquer l'origine des idées dites innées comme des sentiments prétendus moraux. A la même époque, la doctrine de Darwin (1809-82) sur l'origine des espèces, leurs variations et leurs transformations l'une dans l'autre, par la triple action du milieu, de l'hérédité et de la sélection, vient élargir à l'infini le champ des explications positives des choses humaines et sociales. Herbert Spencer, tout en reconnaissant qu'un fond inconnaissable subsiste dans les choses, restreint rigoureusement la connaissance au monde des phénomènes, et croit en trouver la loi suprême dans l'évolution, éternelle et nécessaire, qui, en transformant sans cesse la matière diffuse en matière intégrée, et l' homogène en hétérogène, crée tour à tour, par une différenciation croissante, les astres et les corps bruts, les formes vivantes et les formes sociales.

    De même en Allemagne, la tendance positiviste prend une importance de plus en plus grande à mesure que le pessimisme de Schopenhauer commence à paraître trop métaphysique encore. Il s'exprime, d'une part par le matérialisme pur, qui se rattache par Feuerbach à la gauche hégélienne et prétend bientôt, avec Haeckel, interpréter dans un sens exclusivement mécaniste l'évolutionnisme de Darwin : Moleschott et Büchner en sont les représentants les plus connus. D'autre part, on peut y rattacher encore les tentatives nouvelles pour étudier l'esprit et ses oeuvres selon les méthodes et avec les instruments de la science positive : c'est en Allemagne que prétendent se constituer en sciences indépendantes et  la psychophysique avec Weber et Fechner, et la psychophysiologie avec Wundt; par là la vieille conception de la psychologie se trouve toute renouvelée; elle devient oeuvre de laboratoire, et cela, en Amérique avec W. James, comme en France avec Ribot, ou en Italie. Enfin, en Allemagne encore, les études sociales, nées de l'hégélianisme, prennent un caractère positif et «-matérialiste », lorsque Karl Marx, Engels et Lasalle, transformant le socialisme français, encore sentimental, en une doctrine à allure et prétentions scientifiques, veulent découvrir dans le phénomène économique la cause et l'origine de toutes les évolutions historiques.

    Même triomphe enfin du positivisme en Italie, que représentent R. Ardigo et son école, et même effort vers l'étude expérimentale de la nature humaine, soit par la psycho-physiologie, soit par la criminologie avec l'école de Lombroso, soit par la sociologie.

    La fin du XIXe siècle.
    A la fin du XIXe siècle, l'on peut considérer le mouvement philosophique comme européen plutôt que nomme national grâce à la diffusion croissante des doctrines et à l'identité des circonstances, on retrouve partout en présence les mêmes problèmes et les mêmes écoles. - C'est, d'une part, le positivisme scientifique qui inspire le plus grand nombre de travaux et s'essaye à appliquer les méthodes d'expérimentation, de mesure et de statistique, tant aux phénomènes psychologiques qu'aux phénomènes sociaux (Durkheim). 

    A cette époque, l'évolutionnisme paraît en être souvent comme l'hypothèse directrice. Mais, d'autre part, il a semblé aussi se manifester, après 1870, une réaction nouvelle contre les excès du matérialisme ou les étroitesses du positivisme : la métaphysique renaît de ses cendres, mais avec une conscience plus nette aussi de son rôle et de sa puissance, fondée parfois sur les sciences, elle ne prétend qu'à l'expliquer et à les légitimer aux yeux de la raison

    Peut-être est-ce en Allemagne que cette tendance est encore le moins visible; mais elle s'est manifestée en France avant la fin du second Empire par le néo-criticisme de Renouvier, dont l'idée centrale est celle du primat de la raison pratique, et un peu partout en Europe par une renaissance du dynamisme leibnizien d'un côté et de l'idéalisme de l'autre : On peut rattacher à cette dernière orientation l'école de Ravaisson et Lachelier en France et de Thomas Green en Angleterre. (G.L. et D.P.).

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