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On appelle libre
arbitre ou franc arbitre le pouvoir que s'attribue l'humain
de choisir entre deux actions contraires sans être déterminé par aucune
nécessité. L'humain, pour être libre, doit
donc n'être contraint par rien d'extérieur; sa volition
ne doit pas non plus être la conséquence de
sa nature et de son caractère, comme le mouvement
d'un cylindre est la conséquence de la forme de
ce cylindre, ou comme une fleur
résulte du développement de sa tige .
En conséquence, ainsi que l'a justement remarqué un auteur qui a profondément
étudié le libre arbitre, Renouvier, l'action
produite par ce pouvoir libre doit toujours rester indéterminée jusqu'au
moment de sa production, c. Ã -d. que l'action contraire doit toujours
rester possible; par conséquent aucune intelligence
ne doit pouvoir prédire infailliblement l'action libre dans un temps
distinct de sa réalisation; le libre arbitre a donc pour domaine la contingence.
La volition produite par le libre arbitre ne doit pouvoir s'expliquer que
grâce à la volonté qui la produit; elle doit
donc être spontanée. De plus, l'action produite par l'agent libre doit
être connue par lui dans son essence et sa production,
c.-à -d. que l'être libre doit savoir qu'il agit librement et pourquoi
il agit ainsi; l'action libre doit donc être inlelligente. Contingence,
spontanéité, intelligence, tels sont donc les trois caractères de l'action
libre. Telle est l'idée que le commun des humains se fait du libre arbitre,
c'est aussi celle que s'en font la plupart des penseurs qui s'en sont occupés,
soit pour l'attaquer, soit pour le défendre.
Il ne faut pas croire cependant qu'on soit
arrivé du premier coup à une notion aussi nette de ce qu'il faut entendre
par libre arbitre. Tous les humains ont sans doute cru qu'ils avaient un
certain pouvoir sur leurs déterminations, mais on ne s'est avisé qu'assez
tard de spéculer sur l'étendue et les limites de ce pouvoir. Les Grecs
appelaient ce pouvoir to eph emin, ce qui dépend de nous,
mais dans toute l'Antiquité
il n'y a qu'Aristote et Epicure
qui aient cru véritablement que ce pouvoir était indépendant. Tous deux
s'accordent pour dire que de deux propositions
singulières contradictoires qui regardent l'avenir, aucune n'est ni vraie
ni fausse, et pour suspendre dans ce cas les règles rigoureuses de la
logique des oppositions.
Les stoïciens n'admettent pas l'indépendance
de notre pouvoir d'agir.
Ce sont les docteurs chrétiens qui inventent
le terme liberum arbitrium et qui discutent sur son étendue et
les limites que lui impose la grâce. Le paganisme ancien avait surtout
été frappé de l'opposition qui peut exister entre la chaîne continue
des causes appelée destin, Eimarmenè,
fatum, et l'indépendance de l'humain; le christianisme
est surtout préoccupé de l'opposition qui peut exister entre le libre
arbitre et la toute-puissance de Dieu ,
soit que cette puissance se manifeste par la prédétermination et la prescience,
soit qu'elle agisse par la grâce. Les principaux docteurs chrétiens qui
ont traité cette question sont, outre les livres canoniques (en particulier
saint Paul, Ad Rom., ch. VI et VII; saint
Augustin, De libero arbitrio; De gratiâ et correptione;
divers écrits contre Pélage et Julien ; saint
Thomas d'Aquin ,
Summa theologica la, q. 83; la 2a, passim; Luther,
De servo arbitrio ; Calvin, Institution
chrétienne, 1. 1, ch. XVI; Jansénius,
Augustinus.
Le dogme
catholique
peut se résumer en ces trois points, d'après le concile
de Trente (session VI, can., 4,5) :
1° Dieu voit hors du temps tout
ce qui se réalisera dans le temps;
2° l'humain ne peut rien faire de surnaturellement
bon sans la grâce;
3° l'humain jouit du libre arbitre.
Pélage, au IVe
siècle, adoptait la troisième opinion et rejetait
la seconde; Wycliffe, Luther,
Calvin, Jansénius,
admettaient les deux premières et rejetaient la troisième à des degrés
divers. Les théologiens catholiques ont dû imaginer des systèmes pour
concilier ces trois opinions. Les théologiens qui acceptaient le libre
arbitre étaient d'accord pour le nommer un libre arbitre d'indifférence,
liberum arbitrium indiferentiae. De là quelques-uns conclurent
que, lorsque l'humain agissait librement, il était indifférent et ne
sentait aucune raison pour un parti plutôt que pour l'autre. Sur quoi
Descartes fit remarquer que « c'était
là le plus bas degré de liberté ». Leibniz
alla plus loin et demontra que l'indifférence absolue
était irréalisable en fait et même impossible (Essai de Théodicée ,
Ire part., § 49). Cette démonstration
de Leibniz est aujourd'hui généralement admise.
C'est au XVIIesiècle,
sous l'influence de la révolution cartésienne
antiscolastique, que l'on prit l'habitude d'employer indifféremment l'un
pour l'autre les mots liberté et libre arbitre.
On est revenu, ensuite grâce à Renouvier
surtout, à l'ancienne appellation et on a eu raison. Le mot liberté
a plusieurs sens qu'il importe beaucoup de ne pas confondre et même, quand
on entend la liberté dans le sens d'indépendance vis-à -vis des causes
extérieures, le libre arbitre n'est pas toute la liberté, il n'en est
qu'une partie.
Maintenant les humains ont-ils raison de
se croire libres ou, au contraire, sont-ils déterminés? Les partisans
de cette dernière opinion se nomment déterministes;
on peut, en conséquence, à la suite de Renouvier,
appeler indéterministes les partisans du libre arbitre. Les principales
objections élevées par les déterministes contre l'existence du libre
arbitre peuvent se ramener à trois classes :
1°psychologiques,
2° scientifiques;
3° métaphysiques.
Nous allons les résumer rapidement ainsi
que les réponses qu'on y a faites. D'abord l'humain se croit libre sans
doute, mais sa conscience ne lui fait nullement
constater son indépendance prétendue. Quand j'agis, je me crois maître
de mon action, parce que je n'ai senti aucune cause la produire; l'enfant
aussi et l'ivrogne se croient libres, dit Spinoza;
dire que la cause n'existe pas parce qu'on ne la voit pas, c'est comme
si on disait que la croix du Sud n'existe pas parce quelle n'est pas visible
dans l'hémisphère qui lui est opposé.
Beaucoup d'indéterministes voudraient
s'en tenir encore au témoignage direct de la conscience,
mais il semble bien qu'ils doivent abandonner cet argument en présence
surtout des récentes expériences où des hypnotisés se croient libres,
cherchent des raisons et ne font qu'obéir à des suggestions antérieures
(Ribot, les Maladies de la volonté, p.
145). Cependant les indéterministes répondent que si on n'a pas le droit
de dire : Je ne sens pas de cause, donc il n'y
en a pas; on n'a évidemment pas le droit de dire non plus : Je ne sens
pas de cause, donc il y en a. Si l'on objecte aux indéterministes que
les motifs sont les causes de nos décisions, ils répondent que les motifs
mêmes n'existent pas sans un acte de libre arbitre, ce ne sont donc pas
des motifs extérieurs qui nous meuvent comme feraient les poids sur les
plateaux d'une balance, ce sont des motifs nôtres et que nous créons
en partie.
Les déterministes s'efforcent de montrer
alors qu'admettre le libre arbitre c'est ruiner la science. D'abord la
statistique démontre que tous les actes les plus importants, tels que
les mariages, les assassinats, les suicides, les vols, comme les plus indifférents,
tels que l'omission de l'adresse sur les lettres jetées à la poste, sont
toujours en quantité constante dans une société ou groupe social donnés.
Comment le libre arbitre, s'il existait, ne ferait-il pas changer les nombres
relevés par la statistique? Quételet a répondu
que le libre arbitre, étant libre par essence,
n'était pas plus forcé de troubler les nombres que de les laisser immuables.
Pour ceux que cette réponse ne satisfait pas, on ajoute que la statistique
ne détermine absolument ni l'acte ni le moment où il sera accompli, ni
l'agent qui l'accomplira, et que dès lors le champ reste ouvert à l'action
du libre arbitre.
Mais, reprennent les déterministes, s'il
est une loi établie bien établie, c'est que la quantité d'énergie reste
constante dans l'univers; or, comment le libre arbitre peut-il agir sans
que la quantité d'énergie produite dans le monde soit augmentée? Les
indéterministes répondent :
«
La science démontre que la quantité d'énergie
est sensiblement constante dans l'univers, mais la science ne peut démontrer
par l'expérience que la quantité d'énergie
est absolument constante; or, la quantité d'énergie qu'engendrerait le
libre arbitre serait si petite, par rapport aux ordres de grandeurs de
l'univers, qu'elle paraîtrait sensiblement nulle. En quoi une mouche posée
sur un wagon change-t-elle le poids qu'indique la bascule? »
Il y a d'ailleurs des savants à l'esprit
philosophique qui se sont attachés à prouver de diverses manières que
le libre arbitre pouvait se concilier avec la conservation de l'énergie
( Boussinesq,
Conciliation du déterminisme et de la liberté morale et Rapport de
M. Janet; Delboeuf, la Liberté démontrée par
la mécanique [Revue philosophique, août 1882]).
Le déterminisme
pourra enfin objecter que le libre arbitre ne peut se concilier ni avec
l'existence de Dieu,
ni avec le principe de raison suffisante. D'abord,
si Dieu existe, il revoit tout ce qui doit arriver, donc rien n'est libre.
Mais, répond l'indéterminisme, il faut d'abord supposer un Dieu et un
Dieu prévoyant; de plus, à proprement parler, Dieu ne prévoit pas, il
voit hors du temps les choses qui se déroulent dans la temps.
C'est ainsi que l'ont entendu et que l'entendent encore tous les théologiens.
Or, cette vision intemporelle des choses temporelles est un mystère incompréhensible
d'où on ne peut tirer aucun argument, puisqu'on ne comprend pas ce qu'on
dit. L'argument déterministe qu'on tire de la raison suffisante se formule
ainsi : Tout a une raison suffisante; or, l'action libre n'aurait pas de
raison suffisante puisqu'elle naîtrait de rien, donc cette action libre
n'existe pas. Voici la réponse :
«
L'action libre a une raison suffisante, le libre arbitre de l'humain ,
et celui-ci a une raison suffisante, la moralité. Sans libre arbitre,
en effet, il n'y a ni moralité ni immoralité, tout est indifférent,
amoral. »
Mais, dit le déterminisme, avec ou sans libre
arbitre, il y a toujours du bien et du mal dans le monde : un honnête
homme est toujours bon, un criminel est toujours mauvais. Sans doute, répond
l'indéterminisme, il y a toujours du bien et du mal, mais ce bien et ce
mal se confondent avec le plaisir et la douleur; il n'y a plus de bien
ni de mal au sens moral de ces mots. Le déterminisme est donc amené Ã
confondre le bien sensible et le bien honnête, le mal sensible et le mal
moral, la sensibilité et la moralité. Le débat est donc, en dehors de
tous les arguments qui ne sont réellement probants de part ni d'autre,
ramené à ces termes : S'il y a un domaine de la moralité distinct du
plaisir et de la douleur, le libre arbitre doit exister; sinon, le libre
arbitre n'existe pas. Par conséquent, le positivisme,
le matérialisme, qui croient que « le
vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre », resteront
déterministes sans qu'aucun argument puisse les atteindre que celui qui
leur prouverait que le bien moral est distinct du bien sensible; d'un autre
côté la spiritualisme, qui se croit arrivé
à la démonstration de cette distinction, le criticisme qui l'accepte
par un acte de foi morale comme conséquence obligatoire
de l'impératif catégorique, restent non moins inexpugnables sur le terrain
de l'indéterminisme. (G. Fonsegrive). |
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