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Destutt de Tracy

Antoine Louis Claude, comte Destutt de Tracy est un philosophe né à Paris le 20 juillet 1754, et mort à Paris le 10 mars 1836. Il appartient comme Kant à une famille originaire d'Écosse. Ses ancêtres vinrent défendre Charles VII contre les Anglais. Son père fut laissé pour mort à Minden. Sa mère, veuve dès 1761, l'éleva avec le plus grand soin. A Strasbourg, où il passa plusieurs années, il connut peut-être les doctrines de Kant. II lut les encyclopédistes, les philosophes, les économistes et visita Voltaire à Ferney. Sa grand-mère, petite-nièce d'Arnauld, lui apprit à estimer les solitaires de Port-Royal et peut-être Descartes. Colonel du régiment de Penthièvre après son mariage avec Mlle de Durfort-Civrac, il inventa, pour les bals de la reine, une contre-danse à laquelle il donna son nom. Député, avec un cahier fort libéral, aux États généraux par la noblesse du Bourbonnais, il siégea à côté de La Fayette; puis en 1792, commanda sous lui la cavalerie. Quand La Fayette abandonna son armée après le 10 août, Destutt de Tracy revint à Auteuil avec un congé illimité et se remit à l'étude des mathématiques, mais surtout des sciences physiques et naturelles. Arrêté, enfermé à l'Abbaye, puis aux Carmes, il lut Condillac et Locke. Quatre jours avant la chute de Robespierre, il arrêtait les bases de son système. 

En octobre 1794, il rentrait à Auteuil sans avoir abandonné aucune de ses opinions politiques et philosophiques de 1789. Associé à la section de l'analyse des sensations, il fit à l'Institut des lectures qui, refondues, donnèrent naissance au Mémoire sur la faculté de penser. Pour la science des idées, Destutt de Tracy ne veut ni du mot «métaphysique», auquel se rattachent tant de recherches vaines et stériles, ni du mot «psychologie» qui implique une connaissance dépassant les faits. Devenue l'«-idéologie-», elle formera le fond de la grammaire et de la logique, de la science de l'éducation, de la morale et de la politique, la science unique dont toutes les autres ne seront que des applications. L'idéologie physiologique est traitée par Cabanis; l'idéologie rationnelle, qui y sera étroitement liée, trouve, avec Destutt de Tracy, dans la motilité, jointe à l'impression de résistance, l'origine de la connaissance des corps, celle des notions d'espace, figure, étendue, durée. Elle ne voit dans l'organisation que la sensibilité et la perfectibilité et étudie l'influence des signes sur le développement de l'individu, comme les effets curieux et singuliers de l'habitude. Ainsi Destutt de Tracy pose et en partie résout les questions qu'aborderont Lancelin, Prévost, Degérando et Biran.

Un mémoire publié en 1798, et qui ne dénote nullement un utopiste, fait des gendarmes et des gardiens des prisons, des jurés et des accusateurs publics, les solides appuis de la morale. Membre du conseil d'instruction publique, après avoir refusé un commandement dans l'armée d'Égypte, Destutt de Tracy y donne une vigoureuse impulsion à l'enseignement de l'idéologie et de la grammaire générale, de l'histoire, de la législation et des langues anciennes. Dans des Observations sur le système actuel d'instruction publique, il défend les écoles centrales. Son plan d'éducation pour la classe ouvrière et pour la classe savante pourrait être consulté avec fruit par ceux qui s'occupent d'établir l'enseignement moderne sur des bases nouvelles, par ceux qui, depuis longtemps, ont souhaité qu'une École des sciences morales et politiques fût jointe à l'École polytechnique, créée surtout pour l'enseignement des mathématiques.

Sénateur après le 18 brumaire, Destutt de Tracy continue ses travaux philosophiques. Pour donner plus de clarté et de solidité à sa théorie sur la connaissance du monde extérieur, il critiqué Condillac, Malebranche et Berkeley. Dans les Éléments d'idéologie, dont la composition ne laisse rien à désirer pour un livre élémentaire, Destutt de Tracy se limité à l'étude de ce qui est, laisse de côté les causes et les origines. L'idéologie, qui rentre dans la zoologie et marché avec la physiologie, n'étudie pas seulement l'humain adulte à l'état normal, elle doit aussi être morbide, infantile et comparée. Comme dans son grand Mémoire, Destutt de Tracy admet cinq facultés élémentaires, sensibilité, mémoire, jugement, volonté et motilité. Mais c'est à la volonté, jointe au mouvement, non à la motilité pure, qu'il rapporte la connaissance des corps. Biran, soutenu par Ampère, conserva la première doctrine de Destutt de Tracy et la modifia en un sens spiritualiste et substantialiste, tandis que son « maître » maintenait, avec Cabanis et sur le terrain phénoménal ou positif, une doctrine qu'ont développée ou reprise Thomas Brown, Bain, Mill et Spencer, Taine et Ribot

Puis la Grammaire, venant après un Mémoire sur Kant, où l'idéologie était de plus en plus séparée de la métaphysique, montrait tout à la fois combien les études philologiques gagneraient à s'unir à l'idéologie et combien celle-ci pourrait être avancée par la connaissance des langues. La Logique, dédiée à Cabanis, débute par une curieuse histoire de cette science, où sont loués les logiciens de Port-Royal et le P. Buffier, surtout Descartes, placé bien au-dessus de Bacon. A côté d'une théorie, cartésienne en plus d'un point, de la certitude, figure une explication du jugement, distincte tout à la fois de celle de Condillac et de celle d'Aristote : le sujet comprend l'attribut; dans une suite  de jugements, chaque attribut comprend le suivant, à la façon  des boîtes dans lesquelles on en trouve une autre, dans celle-ci une plus petite et ainsi de suite jusqu'à la dernière. La hiérarchie des sciences rappelle d'Alembert et annonce A. Comte; toutes les sciences, générales ou spéciales, dépendent de l'idéologie. Par elle, D. de Tracy est amené à indiquer, comme complément de ses trois premiers volumes, des Éléments de toutes les parties des sciences morales et politiques, de la physique, de la géométrie et du calcul, suivis d'un appendice ou seraient énumérées les fausses sciences que, détruirait une oeuvre ainsi comprise.

Pour préparer le Traité de la volonté et de ses effets, Destutt de Tracy écrivit le Commentaire sur l'Esprit des lois qui, traduit par Thomas Jefferson et enseigné en Amérique, y était déjà populaire, quand l'auteur le publia lui-même, pour empêcher Dupont de Nemours de le remettre en français et les libraires d'en user comme de leur bien propre. Le Traité est un ouvrage de science sociale autant que d'économie politique; l'introduction, consacrée à la morale, à l'économie et à la législation, rattache à la faculté de vouloir, à la personnalité, l'idée de propriété, par laquelle on arrive à-celles de travail, de richesse, de liberté, de droits naissant des besoins et de devoirs naissant des moyens. Un cinquième volume inachevé devait porter sur la morale. Destutt de Tracy examine avec profondeur si nos volontés sont les causes efficientes des actions dites volontaires et semble répondre, point par point, aux affirmations si connues de Maine Biran. De même, il y combat ceux qui usaient et abusaient déjà des conséquences «-fausses et mal déduites » pour attaquer les idéologues. D'une façon fort originale il rattache sa morale à la physiologie de Cabanis : les passions haineuses tiennent à la vie organique et au grand sympathique, les passions bienveillantes à la vie de relation et au cerveau; le rôle de la raison ou de la justice est de concilier les unes et les autres.

Destutt de Tracy, qui avait provoqué la déchéance de Napoléon devenu l'adversaire des idéologues, n'était guère plus satisfait des Bourbons et de la réaction politique, religieuse et philosophique, qui commença aussitôt après leur retour. Il avait perdu Cabanis; Biran, Ampère, De Gérendo, Droz, Laromiguière, ses disciples ou ses collaborateurs, inclinaient de plus en plus vers la métaphysique et le christianisme; Cousin et ses amis menaient une vigoureuse campagne contre les « sensualistes »; sa bru étudiait les Pères de l'Eglise « pour savoir ce qu'ils ont dit de l'âme». Souffrant et presque aveugle, Destutt deTracy ne désespéra pas de l'avenir et en se faisant relire Voltaire, « le héros de la raison », il attendait du progrès des sciences le retour aux idées qui l'avaient conduit à faire, prématurément peut-être, de l'idéologie une science positive.

De Destutt de Tracy relèvent, en tout ou en partie, des économistes, J.-B. Say, Charles Comte, Dunoyer, Bastiat, Garnier; des physiologistes, Draparnaud, Broussais, Flourens; des littérateurs et des historiens, Fauriel, Jacquemont, Stendhal, Sainte-Beuve, A. Thierry; des philosophes, Young, Milne, Th. Brown et tous ceux qui, en France et en Angleterre, ont voulu fonder sur une psychologie positive la morale, la politique et la science de l'éducation. A. Comte l'a continué sans le faire oublier; Maine de Biran et Ampère lui doivent peut-être la partie la plus solide de leur oeuvre philosophique. (F. Picavet).



En bibliothèque - Biran, Oeuvres (édit. Cousin, Naville et Bertrand): - Damiron, Essai sur la philosophie en France au XIXe siècle. - Broussais, De l'Irritation et de la Folie. De Rémusat, Essais de philosophie. - Chabot, Destutt de Tracy. - Lewes, History of Philosophy. - Ferraz, la Philosophie pendant la Révolution. - A. Bertrand, la Psychologie de l'effort. - F. Picavet, la Philosophie de Biran de l'an IX à l'an XI (Ac. des sc. m. et pol., 1889). - Du même, les Idéologues; Paris, 1891, ch. V et VI.
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