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Essence

En philosophie, on appelle essence d'un être l'ensemble des qualités sans lesquelles cet être ne peut exister. L'essence est donc invariable et s'oppose ainsi aux accidents qui sont variables. 
Essence vient de essentia, introduit pour la première fois dans la langue latine par Cicéron et formé du verbe esse = être, à l'imitation du grec ousia. qui dérive de la même manière de l'infinitif du verbe être dans la langue grecque. En allemand, essence se traduit par wesen, qui est dans un rapport à peu près semblable avec le verbe être (sein) ainsi que le prouve le participe passé gewesen
Ainsi, l'essence d'un triangle est d'avoir trois angles et trois côtés; l'essence d'un triangle rectangle est d'avoir un angle droit. De la même façon, la formule H2O exprime l'essence chimique de l'eau : cette eau peut être en grande ou en petite quantité, avoir telle ou telle forme, se vaporiser, se solidifier en glace, demeurer liquide, son essence reste la même; elle est toujours H2O; sa quantité, sa forme, ses divers états, liquide, solide ou gazeux, sont des accidents. Et cependant l'eau ne saurait exister sans avoir quelques-uns de ces accidents. Il faut, par exemple, qu'elle soit liquide, solide ou gazeuse. Par conséquent, l'existence doit se distinguer soigneusement de l'essence. 

L'essence est une conception de l'esprit, une abstraction; l'existence confère la réalité et comprend, outre l'essence, un certain nombre d'accidents indispensables pour que l'être soit réel. C'est donc par une analyse idéale, par une abstraction, que l'on arrive à distinguer, dans l'être, essence des accidents. 

L'essence doit encore se distinguer de la substance, bien que beaucoup de philosophes négligent cette distinction. L'essence n'exprime en effet que la loi selon laquelle les attributs invariables sont unis, c. -à-d. une abstraction, tandis que la substance exprime la réalité profonde où cette loi se réalise avec une disposition, une propension à réaliser les accidents. Ainsi H2O, qui exprime l'essence chimique de l'eau, n'exprime pas sa substance, qui est en outre une puissance, une force déterminée à être tantôt liquide, tantôt solide, tantôt gazeuse, et qui ne quitte un de ses états que sous l'impulsion de circonstances extérieures. (G. F.).

L'essence dans la philosophie grecque

Dès les premiers pas que les philosophes grecs firent dans la métaphysique, ils ne tardèrent pas à admettre qu'il y a dans chacun des êtres dont l'univers se compose deux sortes d'éléments bien distinctes : les uns sont mobiles, variables, fugitifs, multipliés à l'infini, ne faisant que paraître et disparaître; les autres permanents, identiques, toujours semblables à eux-mêmes, constituent le fond et l'unité de chaque existence. On a appelé Ies premiers des accidents; on a donné aux derniers le nom d'essence.

Le mot essence avait donc autrefois, dans la métaphysique des Grecs, une signification plus étendue et en même temps plus nette que dans la nôtre: il désignait le contraire des accidents ou des simples phénomènes, c'est-à-dire le plus haut degré de réalité et de durée, ce qui constitue le fond même de l'être, soit en général, soit dans chaque existence en particulier; il ne s'appliquait pas moins à la substance qu'à la qualité la plus invariable, à ce que nous appelons aujourd'hui plus particulièrement du nom d'essence. En effet, pour Platon comme pour Aristote et pour les philosophes qui ont marché sur leurs traces, l'essence, c'est tort ce qui est véritablement, ce qui dépasse la sphère de l'observation des sens et n'est connu que par la raison, ce qui occupe le premier rang dans la parole, dans la pensée et dans le temps (Métaphysique, liv. IV, c. 8. Platon la fait consister dans les idées, parmi lesquelles on voit figurer l'unité et l'être, c'est-à-dire ce que nous appelons la substance. Pour Aristote, elle est la première des catégories, c'est-à-dire la plus nécessaire parmi les conceptions de notre entendement , et le nom qui lui est consacré (ousia), s'applique également à ces trois choses : 

1° à la forme, c'est-à-dire aux qualités qui constituent la nature spécifique de chaque être, les qualités qui nous représentent le genre et l'espèce, et dont l'énoncé est l'objet propre des définitions;

2° à la matière, dans laquelle les qualités nous apparaissent d'une manière sensible, au substratum ou sujet par lui-même indéterminé, auquel vient s'appliquer la forme comme le cachet s'imprime dans la cire; 

3° à l'être concret ou à l'individu formé par la réunion des deux éléments précédents, ou plutôt dans lequel ces deux éléments ont une véritable existence. 

Ainsi tout le monde tombait d'accord sur la signification du mot; mais on était divisé sur la nature de la chose. Pour le chef de l'Académie, les essences, comme nous l'avons déjà dit, ce sont les idées : ce qu'il y a de plus général, de plus universel, de plus abstrait dans la pensée, c'est précisément ce qu'il y a de plus réel dans les choses. Au contraire, selon le fondateur du Lycée, ce qu'il y a de plus réel, ce qui contient au plus haut degré l'existence et l'être, c'est, non pas le phénomène ou l'accident, entièrement opposé à la nature de l'essence, mais l'individu, la réunion de la matière et de la forme, qui, en dehors de cette réunion, ne sont que de pures conceptions de l'intelligence. Au-dessus des individus qui peuplent le monde sensible, il n'y a que Dieu, qui lui-même encore est un individu; car (et c'est là le beau côté de la métaphysique d'Aristote) il compte au nombre de ses attributs la conscience, il est la pensée de la pensée, il pense et il agit actuellement. C'est un fait très important et qui n'a pas été assez remarqué, que cette confusion, chez tous les métaphysiciens de l'Antiquité, ou plutôt cette identification, sous un même nom et dans une même idée, de l'essence et de la substance. Pour eux la substance séparée de l'essence, c'est-à-dire le substratum indéterminé, indéfini de toute qualité et de toute forme, c'était la matière première, une sorte d'intermédiaire entre l'être et le non-être, une véritable abstraction qui, chez Platon comme chez Aristote, ne sert à désigner que la simple possibilité des choses (Dualisme). Quant à la matière proprement dite, ou quant aux éléments physiques qui entrent dans la composition des corps perçus par nos sens, ils sont dans les mêmes conditions que les autres êtres; ils ont leurs caractères, leurs attributs, leurs natures propres, par lesquels ils se distinguent complètement de ce sujet passif et nu dont nous venons de parler.

L'essence chez les Scolastiques

La distinction de l'essence et de la substance n'a commencé à s'établir que sous le règne de la philosophie scolastique, sous l'influence même de la langue métaphysique d'Aristote. Prenant pour quelque chose de réel la notion abstraite de la matière, du sujet indéterminé de toutes les formes possibles, les philosophes du Moyen âge lui ont donné le nom de substance ou de substratum, qui est en effet la traduction littérale du mot grec hypokeimenon (= substrat). Ils ont réservé le mot essence aux qualités exprimées par la définition ou aux idées qui représentent le genre et l'espèce. Un de ceux qui ont le plus contribué à ce résultat, c'est Duns Scot, qui , dans son traité du Principe des choses, enseigne expressément que la matière première dépouillée de toute forme , que le sujet passif et nu , comme le concevait Aristote, a une réalité actuelle, une existence positive, et constitue dans chaque individu l'être proprement dit. Cette matière première entre, à la fois dans la substance des humains et dans celle des anges, elle alimente également les esprits et les corps. Dès lors que devient la forme ou l'essence entendue à la manière des Scolastiques, si l'on veut conserver l'unité dans l'être? Elle descend nécessairement au second rang, à celui qu'occupait autrefois la matière première; elle n'est plus par elle-même qu'une simple abstraction. Sans doute le réalisme a lutté quelque temps contre ce partage : on voit Thomas d'Aquin (Somme théologique, 1re partie, quest. 14, art. 4), à l'exemple de Platon, identifier dans l'intelligence suprême et dans les formes éternelles de cette intelligence, c'est-à-dire dans les idées, l'essence et la substance des choses. 
« Toutes les créatures, dit-il , tant les spirituelles que les corporelles, existent par cela seul que Dieu les connaît. C'est par son intelligence que Dieu produit toutes choses, car son intelligence (suum intelligere), c'est son être. »
Mais Scot et les nominalistes ont été les plus forts, et la distinction dont nous parlons a été maintenue jusqu'à l'avènement du cartésianisme et dans le sein même de cette grande philosophie.

L'essence chez les Modernes

Descartes.
En effet, Descartes, fidèle en ce seul point au langage et aux habitudes de la scolastique, continue à parler de la substance comme d'une chose entièrement différente de l'essence. Sans lui accorder aucun caractère positif, aucune vertu déterminée, comme Leibniz lui en fait le reproche, il nous la montre sans cesse comme le plus haut degré de la réalité et de l'être.
« Lorsque nous concevons la substance, dit-il, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon, qu'elle n'a besoin que de soimême pour exister. »  (Principes philosophiques, 1re partie, § 1).
Il est clair, et Descartes lui-même en fait la remarque, que cette idée de la substance ne peut convenir qu'à Dieu. Mais, dans les créatures, c'est véritablement à l'essence qu'il donne le premier rang, quoique le nom de la substance soit encore conservé connue celui d'un élément distinct; il ôte à l'essence le caractère purement logique qu'elle avait dans l'école, pour en faire le principe véritable ou le fond de toutes les qualités et de tous les modes sous lesquels nous apercevons un être. Parmi les attributs de chaque substance , il n'y en a qu'un seul, selon lui, qui mérite le nom d'essence, et duquel les autres dépendent et ne sont que des modifications; c'est l'étendue dans les corps et la pensée dans les esprits. En vain Descartes conserve-t-il encore à la pensée et à l'étendue le nom d'attribut; il est évident que le rôle qu'il leur fait jouer dans  l'existence entière de chaque être ne laisse pas de place à un principe plus élevé, et suppose implicitement l'identité de l'essence et de la substance. Mais ce résultat ne peut pas être admis dans les conditions de la philosophie cartésienne; l'étendue n'est qu'une abstraction géométrique qui ne saurait rendre compte des phénomènes de la résistance ou du mouvement dans les corps; la pensée ne saurait expliquer les actes de la volonté ni même les simples fonctions de la vie; enfin l'une et l'autre, supposant au-dessus d'elles un principe supérieur, perdent par la même le rang qu'on a voulu leur donner.

Leibniz.
Aussi Leibniz, tout en poursuivant le même but que Descartes et en profitant de son exemple, a-t-il substitué à toutes les abstractions ou logiques, ou géométriques, ou métaphysiques. qui viennent de passer sous nos veux, le principe réel et vivant de la force. Dans cette idée, l'essence et la substance ne forment en effet qu'une seule et même chose; car l'activité et la puissance causatrice (Cause) qui est le caractère constitutif, c'est-a-dire l'essence de la force, n'est pas un attribut comme un autre, si toutefois elle mérite le nom d'attribut; c'est quelque chose de permanent et de durable, en un mot d'identique, comme on conçoit la substance; et elle a de plus que la substance la vie, la faculté de se suffire à elle-même et de produire hors de son sein, par sa seule énergie, tous les modes possibles de son existence. Il n'est pas un phénomène, soit de la conscience, soit des sens, dont on ne puisse rendre compte par la notion de force; il n'est pas une idée de la raison, si universelle et si absolue qu'elle puisse être, qui ne rentre dans ce principe, lorsqu'on l'applique à l'universalité des choses. C'est ce principe, à la lumière duquel on comprend à la fois Platon et Aristote, qui a encore dominé dans la métaphysique du XIXe siècle. 

Le nominalisme moderne, c'est-à-dire la philosophie de Locke et de Condillac, aussi bien que le moderne réalisme, représenté en Allemagne par les systèmes de Fichte, de Schelling et de Hegel, n'ont servi qu'à le rendre plus évident et à le dégager de l'état où Leibniz lui-même l'avait laissé. 

Kant.
Cependant le mot essence peut aussi s'appliquer par analogie à des choses qui n'ont aucune existence réelle, et, dans ce cas, conservant sa signification logique, il n'exprime que les qualités ou les idées qui doivent entrer dans la définition. C'est ainsi que l'on dira toujours que l'essence d'un triangle équilatéral, c'est d'avoir ses trois angles égaux et ses côtés égaux. C'est uniquement dans ce sens que Kant a conservé le mot essence, et il veut, par une conséquence naturelle dle son système, qui établit un abîme entre l'existence et la pensée, que l'essence d'une chose soit distinguée de sa nature. La première est déterminée par la seule notion que nous avons de cette chose, et peut, comme la notion elle-même, être tout à fait chimérique. La seconde, au contraire, exprime ce qu'il y a de réel dans les objets que nous nous représentons, et ne peut être constatée que par l'expérience. (DSP [A.F.]).

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