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L'École Ionienne

On désigne sous le nom d'école ionienne un groupe de philosophes grecs d'origine ionienne pour la plupart, et qui spéculèrent sur les premiers principes des choses, pendant les Ve et VIe siècles av. J.-C. Cette école chercha à substituer un système de physique aux anciennes cosmogonies' mythologiques, et à déterminer l'état primitif des choses, ainsi que leur principe dans l'ordre matériel. En prenant le monde physique pour l'unique objet de ses spéculations, l'École ionienne s'attacha spécialement à la certitude des sens; elle fut, pour cette raison, regardée comme la première école sensualiste (Sensualisme).

Les philosophes ioniens

L'école ionienne peut se diviser en deux groupes : les physiciens dynamistes et les physiciens mécanistes. Cela corresspond à deux explications de la nature diamétralement opposées

L'explication dynamique de la nature part de l'idée d'une force vivante qui varie dans les propriétés et les formes de ses développements; tout ce qui arrive dans la nature paraît donc explicable, suivant cette hypothèse, par un changement de force.

L'explication mécanique de la nature n'admet aucune naissance proprement dite, aucun changement de propriétés ni de formes dans la nature; la physique mécanique prétend tout expliquer par le changement des rapports extérieurs dans l'espace. Elle suppose par conséquent la matière permanente et changeant de lieu par un mouvement qui survient en elle naturellement ou qui lui est imprimé du dehors. Toute naissance n'est donc, dans cette hypothèse; qu'une nouvelle combinaison des parties de la matière, douée primitivement de propriétés ou de formes différentes. 

Dynamistes :

Thalès de Milet
Il est né en 639 ou 636 avant J.-C. Il enseigna que le monde est formé d'une substance qui persiste toujours la même sous les changements et que cette substance est l'eau. Ce n'était que substituer; selon Aristote, à l'Océan, et à la Thétis des théogonies l'élément. humide. L'eau devient, en se condensant, la terre; en se dilatant, l'air et le feu. Cette transformation se fait sous l'influence de principes spirituels, d'âmes analogues à celle de l'aimant. Il divinisait ces esprits et il disait que toutes choses sont pleines de dieux. 

Anaximène de Milet
Il vécut de 548 à 480 avant J.-C. Ce fut probablement un disciple d'Anaximandre. D'après lui, le premier principe des choses est l'air, qui est l'élément le plus nécessaire à la vie. Il y a eu, par un mouvement perpétuél, transformation de la substance première en tous les étres de la nature. Quelques historiens estiment qu'Anaximène, dont les œuvres sont perdues, avait identifié l'air et la divinité et qu'il aurait ainsi abouti à un panthéisme matérialiste.

Diogène d'Apollonie
Il florissait entre 480 et 450 avant J.-C. Selon lui, l'être primordial est la substance commune à toutes choses et il est doué de pensée. La mesure et l'ordre de l'univers, où tout est pour le mieux, démontrent en effet intelligence du premier principe. Ce principe est l'air, substance de toutes choses, qui les pénètre et les gouverne.

Héraclite d'Ephèse
Il florissait vers 500 avant J-C. Selon lui, tous les corps doivent être considérées comme des transformations d'un seul et même élément, qui est le feu. Tout ce qui existe en dérive et tend à y revenir. L'air, l'eau sont du feu en voie d'extinction ou de renaissance; la terre et les solides sont, du feu éteint et s'embraseront de nouveau à l'heure marquée par le destin.La vie universelle est une alternance sans fin de création et de destruction. Le repos, l'arrêt est une illusion des sens. Les choses sont dans un écoulement perpé tuel qui est l'effet d'une lutte de forces contraires, de courants opposés, dont l'un, venant d'en haut, tend à transformer le feu céleste en matière solide, tandis que l'autre, remontant vers le ciel, tend à transformer en feu la matière terrestre. C'est la rencontre de ces deux courants qui engendre la vie végétale, la vie animale et la vie intellectuelle. Le vrai étant ce qui reste le même, il n'y a pas de science certaine, puisque tout change et que tout devient. Les sens nous trompent en nous faisant croire à l'existence stable. La raison seule devine la loi divine du changement, loi qui reste fixe dans l'universelle variabilité. On ne se baigne jamais dans la même eau, disait Héraclite, et en insistant ainsi sur l'instabilité des choses, sur la vanité des existences individuelles, et l'impossibilité du plaisir sans la douleur, du bien sans le mal.

Mécanistes :
Anaximandre de Milet
Il est né vers l'an 600 avant J.-C. Selon lui, le principe de toutes choses est l'espace infini, indéterminé (apeiron). Tout ce qui existe en est sorti et tout lui sera rendu à l'heure fixée par les destins de la vie. Dans ce chaos indéterminé se sont produites tout d'abord les oppositions primordiales du chaud et du froid, du sec et de l'humide. Elles ont formé la nature avec ses contraires et ses éléments distincts. La terre est un corps cylindrique qui flotte dans l'éther infini. Les premiers animaux se sont formés dans l'eau, et c'est d'eux que les autres sont sortis. L'homme est issu du poisson. Les animaux et les espèces changent sans cesse, mais la substance dont ils sont tirés, l'apeiron, est indestructible. On trouve déjà chez lui les germes du dynamisme platonicien.

Anaxagore de Clazomènes
Il est né vers l'an 500 avant J.-C. Il admettait que tout était d'abord confondu, et qu'ensuite, sous l'influence d'un principe intelligent, le noûs (esprit) , les parties similaires étaient réunies et assemblées. Ces parties similaires s'appellent homéoméries. Elles forment les choses existantes. Mais comme, malgré tout, le mélange existe encore à quelque degré, il en résulte qu'il y a passage d'un groupe d'êtres à un autre groupe d'êtres. Son grand mérite est d'avoir eu recours à un principe intelligent ordonnateur. Mais il limite l'action de ce principe à une première impulsion et au début de la formation des choses. Il eut une grande influence snr Socrate et Platon. 

Archélaüs
Il est né à Athènes ou à Milet entre l'année 476 et l'année 466 avant J.-C.
Disciple d'Anaxagore, il adhère à son atomisme sans en accepter l'interprétation dualiste. Le noûs n'est pas différent de la matière. Il est simplement ce qu'il y a de plus fin et de plus subtil, sans être chose simple. Une substance non composée est une substance qui ne se compose de rien et qui n'existe pas. Tout ce qui existe est matériel.

Empédocle d'Agrigente
Il florissait vers 440 av. J.-C. C'est un dualiste comme Anaxagore, mais il se rapproche néanmoins d'avantage d'Anaximandre par l'idée qu'il se fait de la réunion primitive des éléments dans le sein du Sphérus, qui est sa divinité. Selon lui, un trouble est survenu dans l'état primitif de éléments par la faute d'un démon; ils ont été détachés de leur unité, et deux principes ont commencé à les pénétrer ce sont l'amour et la haine. De là des luttes incessantes au sein de la nature. Les humains, conduits par la haine , méconnaissent la pureté de toutes choses et se plongent par là dans d'affreuses calamités. Quels moyens employer pour en sortir, pour s'en délivrer? En homme initié aux mystères de son époque, Empédocle recommande aux malheureux mortels de purifier leurs âmes de tous vices, afin de pouvoir participer de nouveau à l'union bienheureuse de toutes choses dans le divin Sphérus.

Le caractère des doctrines ioniennes

Comme tous les philosophes présocratiques, les ioniens sont, avant tout, selon l'expression d'Aristote, des physiologues : c'est le monde sensible, la nature, qu'ils veulent expliquer. Les choses morales ne trouvent pas de place dans leurs recherches, ou, si elles en ont une, c'est d'une manière tout à fait accessoire. Le trait caractéristique qui permet de grouper tous ces philosophes en une même école, et les distingue des autres écoles de la même période, c'est qu'ils croient trouver l'explication du monde sensible dans des principes matériels révélés par l'expérience. Les Pythagoriciens au contraire et les Eléates s'élèvent plus haut et invoquent des principes plus abstraits. Il y a lieu, d'ailleurs, selon une remarqué de Schleiermacher, suivi sur ce point par H. Ritter et Ed. Zeller, de distinguer dans la philosophie ionienne deux périodes : dans la première, la question que l'on se pose est celle de savoir de quelle substance les choses sont faites, de quelle matière elles sont sorties. Dans la seconde, Héraclite ayant attiré l'attention sur le mouvement, et tout réduit au devenir, le principal problème de la philosophie est de savoir non plus de quoi mais comment les choses sont faites, la question de la cause a remplacé celle de la matière; c'est le mouvement, et non plus la substance qu'il s'agit d'expliquer.

Le premier de ces problèmes est résolu diversement par Thalès, Anaximandre et Anaximène. Ainsi, Thalès,  né en 640 av. J.-C., regarda l'eau,  ou plutôt l'élément humide, comme l'élément dont toutes choses étaient faites; pour Anaximandre, son disciple, ce fut un principe tenant le milieu entre l'air et le feu, et qu'il appelait  la matière infinie (apeiron); Anaximène donna la préférence à l'air. Selon toute probabilité ces trois philosophes rendent compte de la diversité des choses par les transformations successives de la substance unique : c'est une conception hylozoïste. Cependant Ritter a cru découvrir chez Anaximandre une première explication mécanique, mais Ed. Zeller combat cette interprétation, et, semble-t-il, avec raison.

Héraclite, nous l'avons dit, se place à un point de vue tout nouveau. Ce qui attire son attention, c'est non plus la permanence et l'unité des choses, mais au contraire leur mobilité et leur infinie diversité. De là les célèbres formules de ce philosophe; de là aussi la doctrine que le feu est le principe des choses. En même temps, Héraclite s'aperçoit que ce qu'il y a d'essentiel dans le monde, c'est moins les choses et les êtres en eux-mêmes, que les rapports qui les unissent, la loi, le rythme auquel ils obéissent. De là cette idée, nouvelle aussi, que la raison, le logos, gouverne le monde, et que, même pour connaître les choses sensibles, les sens ne suffisent pas.

Presque en même temps qu'Héraclite renouvelait ainsi le vieil hylozoïsme ionien, une école rivale, celle de Parménide et de Zénon, les deux grands Eléates, se plaçait à un point de vue diamétralement opposé, et soutenait un principe qui, comme les idées d'Héraclite, ne devait plus disparaître de la philosophie : c'est le principe que rien ne naît de rien ni ne périt à proprement parler, et c'est ce que montre l'analyse rationnelle et dialectique de l'idée de l'être. Dès lors le problème que se proposent les nouveaux Ioniens est de concilier les vues opposées d'Héraclite et de Parménide, de montrer comment la mobilité universelle peut coexister avec la permanence absolue de l'être, ou, comme on dit alors, de faire la synthèse de l'être et du non-être.

On y parvint par la conception mécaniste de l'univers, substituée désormais au dynamisme des anciens Ioniens. Il y a des éléments (de quelque nom qu'on les appelle) qui sont éternels, immuables, indestructibles : voilà l'être tel que le concevaient les Eléates. Il y a, d'autre part, des combinaisons infinies entre ces éléments invariables; certaines causes les mettent en mouvement, les rapprochent et les séparent; de là la naissance et la mort, et toutes les apparences du monde sensible, voilà le règne du devenir et du changement, tel que l'avait défini Héraclite

Une double tâche s'imposait, dès lors, aux nouveaux Ioniens d'abord définir les principes éternels de l'être, puis déterminer les causes du changement. Ils remplirent cette tâche de diverses manières. Empédocle affirma l'existence des quatre éléments, qualitativement différents, et expliqua leurs combinaisons par l'action de l'amour et de la haine. 

Anaxagore admit autant de principes primordiaux, qualitativement différents les uns des autres, que nous connaissons de substances à propriétés définies. Ce sont les homoeoméries. La cause qui préside à leurs diverses combinaisons est l'intelligence qui communique le mouvement à la masse confuse et indistincte que formaient primitivement les homoeoméries, et permet ainsi aux parties semblables de se rapprocher. Pour la première fois, l'esprit était distingué de la matière, et la cause organisatrice du monde était placée hors de lui. 

Parmi les autres philosophes de l'École ionienne on doit nommer encore Hermotime de Clazomène, qui  porta son attention sur le principe pensant,  Diogène d'Apollonie, qui suivit les traces d'Anaxagore, et Archélaüs de Milet, qui fut un des maîtres de Socrate

Après les Ioniens,  Leucippe et Démocrite, dont on traite ailleurs  (L'Ecole atomistique), portèrent la conception mécaniste à son plus haut point de perfection. Remplaçant les éléments et les homoeoméries, spécifiquement différentes les unes des autres, par des particules de matière absolument semblables entre elles, différentes seulement par la forme et la grandeur, ces deux philosophes admirent en même temps l'éternité du mouvement, et expliquèrent toutes les combinaisons des atomes par les chocs et les rencontres, on encore, comme ils disent, par les tourbillons qu'ils forment.

Telle fut, considérée dans son ensemble, la philosophie ionienne. Elle laissa des traces durables. Platon se proposa au fond de résoudre le même problème, et de concilier à sa manière Héraclite et Parménide. Aristote se préoccupa sans cesse de la conception philosophique des Ioniens sous sa dernière forme, celle que lui avait donnée Démocrite, et il ne laissa pas échapper une seule occasion de la combattre. Enfin on vit reparaître les principales idées d'Héraclite dans la physique des Stoïciens, la plupart de celles de Démocrite dans la physique d'Epicure, et la pensée de ce dernier philosophe ne fut pas sans influence sur le développement des écoles sceptiques. (V. Brochard).



En bibliothèque. - Tiedemann, Premiers philosophes de la Grèce, in-8°, Leipzig, 1780 (en all.); Bouterweck, De primis philosophorum graecorum decretis physicis, dans les Commentaires de la Société de Goettingen, 1811; Henri Ritter, Histoire de la philosophie ionienme, in-8°, Berlin, 1821 (en all.); Mallet, Histoire de la philosophie ionienne, in-8°, Paris, 1842.
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