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Histoire de la philosophie
Histoire de la philosophie
Le Positivisme
[La philosophie]
Le Positivisme est une doctrine philosophique fondée par Auguste Comte. Le terme de positivisme a été créé par A. Comte lui-même pour désigner son système qu'il croyait absolument nouveau. Philosophie positive, Politique positive, tels sont les titres des deux principaux Cours d'A. Comte. Depuis, le terme s'est étendu au point de ne plus enfermer, dans l'usage courant, qu'une signification assez lâche : prévention contre la métaphysique ou la religion, méfiance à l'égard des grandes hypothèses, ou même simple disposition de l'esprit à ne s'attacher qu'aux certitudes les plus immédiates et aux biens les plus concrets. De là vient sans doute qu'on ne voit trop souvent dans le positivisme qu'un effort pour constituer la science indépendamment de toute métaphysique, une forme à peine nouvelle du relativisme antique et de l'empirisme ou du criticisme modernes. Or le positivisme n'est pas une simple philosophie de la science, c'est une sociologie fondée sur la science et aboutissant à une religion.

Quelle que soit la valeur de cette conception, Comte eu est bien l'auteur original. Ce n'est pas à dire qu'il ne reconnaisse aucune dépendance à l'égard du passé. C'est bien au contraire la filiation entière des grands penseurs qui aboutit au positivisme. Kant et surtout Hume, Condorcet et Joseph de Maistre, Bichat et Gall, tels sont, de son propre aveu, les « six prédécesseurs immédiats » de Comte, au triple point de vue philosophique, politique et scientifique. Par eux, il rejoint les « trois pères systématiques de la philosophie moderne », Francis Bacon, Descartes et Leibniz. Au delà, le Moyen âge lui semble condensé dans saint Thomas, Roger Bacon et Dante qui le conduisent « au prince éternel » des penseurs, « l'incomparable Aristote ». Il faut en toute justice ajouter à cette liste le nom de Saint-Simon, qui fut le véritable inspirateur de A. Comte, bien que des ressentiments personnels aient empêché celui-ci de rendre hommage à son maître.

Philosophie positive
1° Méthode générale. - « Positif, dit Comte, est la même chose que réel et utileScience du réel, la philosophie positive devra être utile, et renoncer aux stériles spéculations. Quel sera donc son objet? De mettre fin à l'anarchie politique et intellectuelle, de conduire à l'harmonie sociale en rétablissant l'harmonie entre les intelligences ,telle que l'avait réalisée le christianisme au XVIe siècle. Il faut, à cet effet, renoncer aux hypothèses arbitraires qui ont jusqu'ici égaré les philosophes. Les uns, les théologiens, expliquent les phénomènes par action d'une ou de plusieurs volontés supérieures aux phénomènes. Les autres, les métaphysiciens, admettent des causes premières ou finales, des essences et des entités et croient par la raison atteindre l'absolu. Le positiviste s'en tiendra aux réalités «appréciables à notre organisme », c.-à-d. aux phénomènes perçus par les sens et à leurs lois. Une telle philosophie sera sans doute toute relative, puisqu'au lieu de déterminer des causes elle ne saisira que des relations constantes entre des faits, mais elle sera utile, puisqu'elle permettra de prévoir et d'agir sur la nature; elle sera organique, car l'invariabilité et la concordance que nous observons entre les lois de la nature imprimeront au savoir un caractère croissant d'unité et de simplicité. C'est ainsi que la loi de la gravitation, fondée sur l'expérience, permet de ramener à une formule extrêmement simple une prodigieuse variété de phénomènes astronomiques. La philosophie au lieu de se perdre en recherches sur la nature, la cause première ou la destination dernière de l'attraction, considérera cette loi comme aussi réelle que les faits qu'elle régit et s'élèvera de lois en lois, de généralisations en généralisations, à une conception systématique, pratique et précise de l'univers.

2° Loi des trois états. - Cette évolution de la philosophie n'est elle-même qu'un cas particulier de la loi d'évolution à laquelle l'humanité tout entière est soumise dans toutes ses manifestations actives. L'humanité passe nécessairement par trois états successifs : l'état théologique ou fictif, dans lequel elle se croit gouvernée par des puissances concrètes, personnelles, dieux, démons, génies; l'état métaphysique, ou abstrait, qui substitue aux êtres surnaturels des concepts abstraits, le chaud, le sec, le vide, le bien; enfin l'état positif ou scientifique, qui ne reconnaît d'autre absolu que ce principe : rien n'est absolu. Ces trois états correspondent à l'enfance, à la jeunesse et à l'âge adulte de l'humanité, et l'individu lui-même est successivement « théologien, métaphysicien et physicien ». Les sociétés passent par les mêmes phases. Enfin chaque science est soumise à la même loi de développement. La physique, par exemple, a tour à tour expliqué les phénomènes par l'action surnaturelle, les entités abstraites et la liaison causale.
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Périodes du progrès. - Des trois états successifs
par lesquels passe l'esprit humain

« Le vrai principe scientifique d'une telle théorie me paraît entièrement consister dans la grande loi philosophique que j'ai dé couverte, en 1822, dans la succession constante et indispensable des trois états généraux, primitivement théologique, transitoirement métaphysique, et finalement positif, par lesquels passe toujours notre intelligence, en un genre quelconque de spéculations [...].

[...] Dix-sept ans de méditation continue sur ce grand sujet, discuté sous toutes les faces, et soumis à tous les contrôles possibles, m'autorisent à affirmer d'avance, sans la moindre hésitation scientifique, que toujours on verra ces différentes explorations, partielles ou totales, convenablement opérées, converger finalement vers l'irrésistible confirmation d'une telle proposition historique, qui me semble maintenant aussi pleinement démontrée qu'aucun des faits généraux actuellement admis dans les autres parties de la philosophie naturelle. Depuis la découverte de cette loi des trois états, tous les savants positifs, doués de quelque portée philosophique, sont vraiment convenus de son exactitude spéciale envers leurs diverses sciences respectives, quoique tous ne l'aient point explicitement proclamée jusqu'ici.

Les seules objections réelles que j'aie ordinairement rencontrées ne portaient point sur le fait même, mais uniquement sur son entière universalité dans les diverses parties quelconques du domaine intellectuel.

Quoiqu'on ait justement signalé, depuis l'essor spécial du génie philosophique, la difficulté fondamentale de se connaître soi-même, il ne faut point cependant attacher un sens trop absolu à cette remarque générale, qui ne peut être relative qu'à un état déjà très -avancé de la raison humaine. L'esprit humain a dû, en effet, parvenir à un degré notable de raffinement dans ses méditations habituelles avant de pouvoir s'étonner de ses propres actes [...]. Si, d'une part, l'homme se regarde nécessairement, à l'origine, comme le centre de tout, il est alors, d'une autre part, non moins inévitablement disposé à s'ériger aussi en type universel. Il ne saurait concevoir d'autre explication primitive à des phénomènes quelconques que de les assimiler, autant que possible, à ses propres actes, les seuls dont il puisse jamais comprendre le mode essentiel de production, par la sensation naturelle qui les accompagne directement. On peut donc établir, en renversant l'aphorisme ordinaire, que l'homme, au contraire, ne connaît d'abord essentiellement que lui-même; ainsi, toute sa philosophie primitive doit principalement consister à transporter, plus ou moins heureusement, cette seule unité spontanée à tous les autres sujets qui peuvent successivement attirer son attention naissante. L'application ultérieure qu'il parvient graduellement à instituer de l'étude du monde extérieur à celle de sa propre nature, constitue finalement le plus irrécusable symptôme de sa pleine maturité philosophique, aujourd'hui même trop incomplète encore [...].

Mais, à l'origine, un esprit entièrement inverse préside inévitablement à toutes les théories humaines, où le monde est, au contraire, toujours subordonné à l'homme, aussi bien dans l'ordre spéculatif que dans l'ordre actif. Sans doute, notre intelligence n'aura enfin atteint à une rationalité parfaitement normale que d'après la conciliation fondamentale de ces deux grandes directions philosophiques, jusqu'ici antagonistes, mais pouvant devenir suffisamment complémentaires l'une de l'autre.

Quoi qu'il en soit, une telle harmonie, qui peut à peine être aujourd'hui entrevue dans la plus haute contention du génie philosophique, ne pouvait, certes, aucunement diriger le premier essor spontané de la raison humaine. Or, dans l'évidente nécessité de suivre alors exclusivement l'une de ces deux marches inverses, notre intelligence n'aurait pu, sans doute, hésiter, quand même le choix eût été facultatif, à prendre celle qui résultait directement du seul point de départ naturellement possible.

Telle est donc l'origine spontanée de la philosophie théologique, dont le véritable esprit élémentaire consiste à expliquer la nature intime des phénomènes et leur mode essentiel de production, en les assimilant, autant que possible, aux actes produits par les volontés humaines, d'après notre tendance primordiale à regarder tous les êtres quelconques comme vivant d'une vie analogue à la nôtre, et d'ailleurs le plus souvent supérieure, à cause de leur plus grande énergie habituelle [...].

Cet expédient fondamental est si hautement exclusif, que l'homme n'a pu véritablement y renoncer, même dans l'état le plus avancé de son évolution intellectuelle, qu'en cessant réellement de poursuivre ces inaccessibles recherches pour se restreindre désormais à la seule détermination des simples lois des phénomènes, abstraction faite de leurs causes proprement dites; disposition d'esprit qui suppose évidemment une tardive maturité de la raison humaine. Lorsque encore aujourd'hui, momentanément soustrait à cette récente discipline positive, le génie humain tente de franchir aussi ces inévitables limites, il retombe involontairement de nouveau, fût-ce à l'égard des phénomènes compliqués, dans le cercle primitif des aberrations spontanées, parce qu'il reprend nécessairement un but et un point de départ essentiellement analogues en attribuant la production des phénomènes à des volontés spéciales, d'ailleurs intérieures ou plus ou moins extérieures [...].

Pour me borner ici à un seul exemple pleinement décisif, auquel chacun pourra joindre aisément beaucoup de cas équivalents, il me suffira d'indiquer, à une époque très rapprochée, en un sujet scientifique aussi simple que possible, la mémorable aberration philosophique de l'illustre Malebranche, relativement à l'explication fondamentale des lois mathématiques du choc élémentaire des corps solides. Quand un tel esprit, en un siècle aussi éclairé, n'a pu finalement concevoir d'autres moyens réels d'expliquer une semblable théorie qu'en recourant formellement à l'activité continue d'une providence directe et spéciale, une pareille vérification doit, sans doute, rendre pleinement irrécusable l'inévitable tendance vers une philosophie radicalement théologique, toutes les fois que nous voulons pénétrer, à un titre quelconque, jusqu'à la nature intime des phénomènes, suivant la disposition générale qui caractérise nécessairement toutes nos spéculations positives.

Cette irrésistible spontanéité, origine de la philosophie théologique, constitue sa propriété la plus fondamentale, et la première source de son long ascendant nécessaire.

A l'origine, et tant que la philosophie théologique est pleinement dominante, il n'y a point de miracles, parce que tout paraît merveilleux, comme le témoignent irrécusablement les naïves descriptions de la poésie antique, où les événements les plus vulgaires sont intimement mêlés aux plus nombreux prodiges, et reçoivent spontanément des explications analogues. Minerve intervient pour ramasser le fouet d'un guerrier dans de simples jeux militaires, aussi bien que pour le protéger coutre toute une armée. »
 

(A. Comte, Cours de philosophie positive).

3° Classification des sciences. - Nous arrivons ainsi par une transition toute naturelle à la célèbre classification des sciences de Comte. L'histoire des sciences nous apprend en effet que les sciences ne se sont pas affranchies parallèlement des états théologique et métaphysique. Les mathématiques ont, dès l'Antiquité, conquis leur méthode définitive. L'astronomie reçoit la sienne de Kepler et de Galilée, la physique de Bacon et de Descartes, la chimie de Lavoisier, la biologie de Buffon, Cuvier, Linné, Geoffroy-Saint-Hilaire; enfin, c'est à Comte lui-même que la sociologie doit de s'être élevée à la dignité de science positive.

Or cet ordre de développement, en apparence incohérent, n'est pas dû au caprice de l'accident. Il repose sur un ordre profond, il n'est que l'expression de la subordination logique des diverses parties du savoir humain. Nous touchons ici à la découverte capitale de Comte, celle de la hiérarchie des sciences. Chacune des sciences que nous venons d'énumérer est apparue à son heure, parce qu'elle suppose la précédente et qu'elle est la condition des suivantes. C'est ainsi que la chimie, indispensable à la biologie, s'appuie elle-même sur la physique. Cette hiérarchie, n'est enfin à son tour que l'expression de la dépendance naturelle des phénomènes; les phénomènes les plus simples et les plus généraux sont le fondement sur lequel viennent s'établir les plus généraux et les plus particuliers. Généralité décroissante et complexité croissante, tel est donc l'ordre qui détermine la classification des sciences aussi bien que celle des phénomènes. Rien de plus simple ni de plus général que les rapports de quantité, rien de plus complexe ni de plus individuel que les phénomènes sociaux. On remarquera que Comte n'a pas réservé de place spéciale à la logique. Chaque science particulière a sa logique spéciale, sa méthode propre qu'on ne saurait isoler; la logique abstraite des métaphysiciens n'atteint pas le réel et n'apprend pas à penser juste. Quant à la psychologie, Comte la réduit à n'être qu'un chapitre de la biologie dont elle empruntera la méthode d'observation-expérimentale. La méthode d'observation interne, préconisée par les philosophes, lui paraît radicalement absurde, parce que l'esprit ne peut s'isoler complètement du dehors sans tomber dans le repos absolu, dans l'inconscience.

La classification donne la clef de la philosophie générale des sciences. Mais chaque science particulière a sa philosophie propre, qu'Auguste Comte a longuement étudiée.

« La mathématique est à la source de toute positivité », la science par excellence, car elle établit entre les données qui lui sont propres des rapports de détermination plus rigoureux qu'aucune autre science. Elle rend aux autres sciences les services que les philosophes attendent ordinairement de la logique, car elle donne le type parfait ou tout au moins l'analogue de tous les modes de raisonnements. Il est vrai que, pour A. Comte, la mathématique est déjà une science du réel. L'espace n'est plus le lieu idéal où le géomètre construit des figures imaginaires c'est un milieu fluide très subtil, la surface une lame très mince, la ligne un fil très délié. Il divise la mathématique en mathématique abstraite (algèbre), mathématique des nombres (arithmétique) et mathématique concrète qui est statique (géométrie) ou dynamique (mécanique). L'astronomie est une application immédiate de la mécanique. Elle est à bon droit la première des sciences de la nature, par sa précision toute mathématique d'abord, ensuite par sa généralité. Car les phénomènes physiques qui se passent sur la Terre dépendent de la condition astronomique de cette planète. Elle se divise en géométrie céleste et mécanique céleste. Comte en exclut l'étude des étoiles qui échappe aux déterminations précises du calcul.

La physique est la science des propriétés les plus générales des corps. Moins précise déjà et plus complexe que l'astronomie, elle est tenue de recourir à l'expérimentation, mais elle aboutit à des formules rigoureusement mathématiques qui lui permettent de commander à la nature. Elle comprend, suivant l'ordre de complexité croissante, la barologie, la thermologie, l'acoustique, l'optique, l'électrologie.

La chimie, encore bien imparfaite, a l'avantage d'être nantie d'une langue bien faite qui lui est propre et constitue sa véritable méthode, la nomenclature rationnelle.
La biologie s'est à peine dégagée de la méthode théologique qui expliquait le monde par l'humain. Il s'agit désormais d'expliquer l'humain par le monde, c.-à-d. de ramener les phénomènes de la vie à des lois générales. Toutefois la vie résulte à la fois de l'action du milieu ambiant et d'un processus interne de fonctions réciproques. Elle a donc ses lois propres et irréductibles en même temps qu'elle subit celles de tout l'univers (par exemple l'action des climats). Plus complexe que la physique et la chimie, elle recourra, comme ces sciences, à l'observation, facilitée par l'usage du microscope, et à l'expérimentation, mais elle y ajoutera deux procédés dont A. Comte a très nettement aperçu l'importance : la comparaison (des organes, des êtres entre eux, etc.) et la classification. Elle se divise en biologie statique (anatomie) et biologie dynamique (physiologie). La psychologie positiviste trouvera sa place à la fois dans l'anatomie et la physiologie qui détermineront exactement les conditions organiques dont dépendent les fonctions mentales. C'est à Gall qu'A. Comte attribue l'honneur d'avoir inauguré la vraie méthode psychologique, encore qu'il n'admette pas le détail des localisations proposées par le célèbre phrénologie. Outre l'étude de l'humain, la biologie comparée sera pour le psychologue un précieux auxiliaire. Elle lui apprendra qu'entre l'humain et l'animal il n'y a aucune différence essentielle.

« L'instinct n'est pas autre chose que la raison fixée, et la raison n'est pas autre chose que l'instinct mobile ». 
Cependant Comte ne nie pas la liberté humaine, mais il n'y voit guère qu'une moindre nécessité, une plus grande variabilité due à l'extrême complexité de la vie intellectuelle.

La physique sociale, enfin, pour laquelle A. Comte a créé le mot sociologie, emprunte à la biologie, et par elle à la science de l'univers, ses lois les plus générales. Mais elle a aussi son domaine défini, ses lois propres et sa méthode spéciale qui est la méthode historique. Elle se divise, comme la mathématique, l'astronomie et la biologie, en statique sociale, qui est la, théorie, de l'ordre social, et dynamique sociale, ou théorie du progrès social. La statique ou «anatomie» sociale étudie successivement les trois organes essentiels à toute société individu, famille, société proprement dite. La sympathie est naturelle à l'humain à côté de l'égoïsme; elle trouve son expression la plus forte dans la famille, qui est la véritable unité sociale, tandis que l'Etat est une coopération de familles sous le contrôle modérateur du gouvernement. L'Etat est un pouvoir aussi bien spirituel que temporel où l'influence intellectuelle tend à prédominer peu à peu sur les intérêts matériels. Car les sociétés sont soumises à une loi nécessaire de développement qui est l'objet de la dynamique sociale. Cette loi n'est autre que celle des trois états que l'on a résumée plus haut. On conçoit que A. Comte ait accordé à l'application sociale de cette loi la plus grande importance. Il y consacre tout le dernier tiers du Cours de philosophie positive, qui prend ainsi les proportions d'une véritable philosophie de l'histoire. Les premières sociétés se sont nécessairement constituées au nom de croyances religieuses qui pouvaient seules établir une forte communauté entre les individus encore dominés par les instincts égoïstes. Ces croyances se sont d'ailleurs épurées. Fétichisme, polythéisme, monothéisme, tels sont les trois stades de cette évolution. L'Eglise catholique a été le type le plus parfait de la société monothéiste, du moins au Moyen âge où elle a réalisé l'union intégrale du spirituel et du temporel. Cette organisation a été « le plus grand chef-d'oeuvre politique de la sagesse humaine ». L'Eglise, en effet, a su, au point de vue statique, mettre à la tête de sa hiérarchie un pouvoir spirituel indiscuté, qui personnifiait toute la civilisation de l'époque; au point de vue dynamique, elle a été l'éducatrice intellectuelle, morale, politique même de l'Europe. Mais le catholicisme, en séparant l'esprit de la nature, portait en lui un germe de dissolution auquel il n'a pas résisté. Dès le XIVe siècle s'opère la séparation entre les pouvoirs spirituels et temporels. Au XVIe, la philosophie à son tour s'affranchit, et l'ère métaphysique ou critique commence. Elle a pour protagonistes les philosophes et les juristes qui font la critique de la scolastique et du régime féodal. Le protestantisme hâte la dissolution; en introduisant le libre examen, à la place du principe d'autorité, il ruine la hiérarchie spirituelle de l'Eglise. Enfin le déisme et le scepticisme du XVIIIe ont précipité ce mouvement de critique et de destruction qui aboutit logiquement aux ruines sociales accumulées par la Révolution française.

Mais à côté de ce travail de décomposition s'opère, dès le XIVe siècle, un travail plus ou moins caché de reconstitution qui prépare l'avènement de l'État positif. Les trois principaux domaines auxquels s'applique cette rénovation sont l'industrie, l'esthétique et la philosophie; et Comte signale avant Spencer les différentes phases de l'industrialisme, la naissance des grandes villes, des manufactures, des moyens de transport, des colonies, des banques, enfin du machinisme. Mais l'évolution matérielle, faute d'organisation, n'a fait qu'empirer la condition des ouvriers. De même l'art et la philosophie, affranchis de l'influence religieuse par la critique métaphysique, manquent aujourd'hui d'orientation et s'épuisent dans l'anarchie.

C'est cette orientation que la sociologie positive doit donner à l'industrie, à l'art, à la philosophie. A cet effet, il est indispensable de créer une autorité spirituelle qui, sans se confondre avec le pouvoir politique, doit lui servir pour assurer à la morale la suprématie sur la force matérielle. Dans une société positive, c'est le devoir qui fonde le droit, et à son tour le devoir repose sur l'amour. Mais qui seront ces éducateurs de l'humanité? Ceux-là, évidemment, qui ont la conscience la plus nette de la valeur générale de la science et de la fin sociale, c.-à-d. les savants positivistes. Ils formeront quelque jour une corporation européenne. Mais en attendant que l'éducation morale de l'Europe entière soit achevée, on se contentera de constituer un comité positif occidental, comprenant 8 français, 7 Anglais, 6 Italiens, 5 Allemands et 4 Espagnols, avec Paris pour contre spirituel. Quant à la société proprement dite, elle comprendra, à l'état positif, deux classes réparties d'après le développement inégal des facultés d'abstraction et de généralisation : la classe spéculative, philosophes, savants, artistes, et la classe active on pratique: commerçants, industriels, agriculteurs. Aucune des deux classes ne saurait d'ailleurs se passer du concours de l'autre, et le rôle du pouvoir spirituel est précisément de rappeler aux citoyens cette solidarité des intérêts ; il montre aux riches qu'ils sont de simples administrateurs, et aux prolétaires que la concentration des capitaux est une nécessité sociale.

Ainsi toutes les sciences aboutissent à la sociologie, parce qu'en effet l'humanité est la plus haute réalité que nous apercevions dans l'univers. L'individu même n'est au fond qu'une pure abstraction. Il n'y a de réel que l'humanité, et c'est l'idée d'humanité qui, à la place de l'idée de Dieu, tout hypothétique, servira de fondement à une morale sociale réelle et scientifique.
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Analogie de l'évolution matérielle 
et de l'évolution intellectuelle dans l'humanité

 « Il importe de reconnaître la connexité fondamentale des deux évolutions, en caractérisant suffisamment l'affinité naturelle qui a dû toujours régner, d'abord entre l'esprit théologique et l'esprit militaire, ensuite entre l'esprit scientifique et l'esprit industriel, et, par conséquent aussi, entre les deux fonctions transitoires des métaphysiciens et des légistes [...].

La rivalité plus ou moins prononcée qui a si souvent troublé l'harmonie générale, entre le pouvoir théologique et le pouvoir militaire, a quelquefois dissimulé aux yeux des philosophes leur affinité fondamentale. Mais, en principe, il ne saurait évidemment exister de rivalité véritable que parmi les divers éléments d'un môme système politique, par suite de cette émulation spontanée, qui, en tout concours humain, doit ordinairement prendre d'autant plus d'extension et d'intensité que le but devient plus important et plus indirect, et que, par suite, les moyens sont plus distincts et plus indépendants, sans jamais empêcher cependant une inévitable participation volontaire ou instinctive à la destination commune. Quand deux pouvoirs, toujours également énergiques, naissent, grandissent et déclinent simultanément, malgré la différence de leurs natures, on peut être assuré qu'ils appartiennent nécessairement à un régime unique, quelles que puissent être leurs contestations habituelles; la lutte continue ne prouverait par elle-même une incompatibilité radicale que si elle avait lieu, au contraire, entre deux éléments appelés à des fonctions analogues, et qu'elle fit constamment coïncider l'accroissement graduel de l'un avec la décadence continue de l'autre. Dans le cas actuel, il est surtout évident que, en un système politique quelconque, il doit y avoir sans cesse une profonde rivalité entre la puissance spéculative et la puissance ac tive qui, par la faiblesse de notre nature, doivent être si fréquemment disposées à méconnaître leur coordination nécessaire et à dédaigner les limites générales de leurs attributions réciproques. Quelle que soit même, parmi les éléments du régime moderne, l'irrécusable affinité sociale entre la science et l'industrie, il faut pareillement s'attendre de leur part à d'inévitables conflits ultérieurs, à mesure que leur commun ascendant politique deviendra plus prononcé : ils sont déjà très clairement annoncés, soit par l'intime antipathie, à la fois intellectuelle et morale, qu'inspire à
l'une la subalternité naturelle des travaux de l'autre, combinée cependant avec une inévitable supériorité de richesse, soit aussi par la répugnance instinctive de celle-ci pour l'abstraction caractéristique des recherches de la première et pour le juste orgueil qui l'anime.

Ces objections préliminaires étant écartées, rien n'empêche plus d'apercevoir d'abord, d'une manière directe, le lien fondamental qui unit spontanément, avec tant d'énergie, la puissance théologique et la puissance militaire, et qui, à une époque quelconque, a toujours été vivement senti et dignement respecté par tous les hommes d'une haute portée qui ont réellement participé à l'une ou à l'autre, malgré l'entraînement des rivalités politiques. On conçoit, en effet, qu'aucun régime militaire ne saurait s'établir et surtout durer qu'en reposant préalablement sur une suffisante consécration théologique, sans laquelle la subordination qu'il exige ne pourrait être ni assez complète ni assez prolongée.

Chaque époque impose, à cet égard, par des voies spéciales, des exigences équivalentes : à l'origine, où la restriction et la proximité du but ne prescrivent point une soumission d'esprit absolue, le peu d'énergie ordinaire de liens sociaux encore imparfaits ne permet point d'assurer un concours permanent autrement que par l'autorité religieuse dont les chefs de guerre se trouvent alors naturellement investis; en des temps avancés, le but devient bellement vaste et lointain et la participation tellement indirecte que, malgré les habitudes de discipline déjà profondément contractées, la coopération continue resterait insuffisante et précaire si elle n'était garantie par de convenables convictions théologiques, déterminant spontanément, envers les supérieures militaires, une confiance aveugle et involontaire, d'ailleurs trop souvent confondue avec une abjecte servilité qui n'a jamais pu être qu'exceptionnelle. Sans cette intime corrélation à l'esprit théologique, il est évident que l'esprit militaire n'aurait jamais pu remplir la haute destination sociale qui lui était réservée pour l'ensemble de l'évolution humaine; aussi son principal ascendant n'a-t-il pu être pleinement réalisé que dans l'antiquité, où les deux pouvoirs se trouvaient nécessairement concentrés en général chez les mêmes chefs. Il importe d'ailleurs de noter qu'une autorité spirituelle quelconque n'aurait pu suffisamment convenir à là fondation et à la consolidation du gouvernement militaire, qui exigeait spécialement, par sa nature, l'indispensable concours de la philosophie théologique, et non d'aucune autre. Quels que soient, par exemple, les incontestables et éminents services que, dans les temps modernes, la philosophie naturelle a rendus à l'art de la guerre, l'esprit scientifique, par les habitudes de discussion rationnelle qu'il tend nécessairement à propager, n'en est pas moins naturellement incompatible avec l'esprit militaire : on sait assez, en effet, que cet assujettissement graduel d'un tel art aux prescriptions de la science réelle a toujours été amèrement déploré, par les guerriers les mieux caractérisés, comme constituant une décadence croissante du vrai régime militaire, à l'origine successive de chaque modification principale. L'affinité spéciale des pouvoirs temporels militaires pour les pouvoirs spirituels théologiques est donc ici, en principe, suffisamment expliquée.

On peut d'abord croire qu'une telle coordination est au fond moins indispensable, en sens inverse, à l'ascendant politique de l'esprit théologique, puisqu'il a existé des sociétés purement théocratiques, tandis qu'on n'en connaît aucune exclusivement militaire, quoique les sociétés anciennes aient dû presque toujours manifester à la fois l'une et l'autre nature, à des degrés plus ou moins également prononcés. Mais un examen plus approfondi fera constamment apercevoir l'efficacité nécessaire du régime militaire pour consolider et surtout pour étendre l'autorité théologique, ainsi développée par continuelle application politique, comme l'instinct sacerdotal l'a toujours radicalement senti [...].

Outre la mutuelle affinité radicale des deux éléments essentiels du système politique primitif, on peut voir que des répugnances et des sympathies communes, aussi bien que de semblables intérêts généraux, se réunissent nécessairement pour établir toujours une indispensable combinaison, non moins intime que spontanée, entre deux pouvoirs qui partout devaient concourir, dans l'ensemble de l'évolution humaine, à une même destination fondamentale, inévitable quoique provisoire [...].

Le dualisme fondamental de la politique moderne est, par sa nature, encore plus irrécusable que celui qui vient d'être caractérisé. Nous sommes aujourd'hui très convenablement placés pour le mieux apprécier, précisément parce que les deux éléments ne sont pas encore investis de leur ascendant politique définitif, quoique déjà leur développement social soit suffisamment prononcé. Quand la puissance scientifique et la puissance in-
dustrielle auront pu acquérir ultérieurement tout l'essor politique qui leur est réservé, et que, par suite, leur rivalité radicale se sera pareillement prononcée, la philosophie trouvera peut-être plus d'obstacles à leur faire reconnaître une similitude d'origine et de destination, une conformité de principes et d'intérêts, qui ne sauraient être gravement contestées, tant qu'une lutte commune contre l'ancien système politique doit spontanément contenir d'inévitables divergences [...].

On ne saurait méconnaître, en général, la haute influence politique par laquelle l'essor graduel de l'industrie humaine doit naturellement seconder l'ascendant progressif de l'esprit scientifique [...].

Le passé politique de ces deux éléments fondamentaux du système moderne ayant dû, jusqu'ici, principalement consister dans leur commune substitution graduelle à la puissance sociale des éléments correspondants du système ancien, il faut bien que notre attention soit surtout fixée sur l'assistance nécessaire qu'ils se sont réciproquement fournie pour une telle opération préliminaire. Mais ce concours critique peut aisément faire entrevoir quelle force et quelle efficacité devront spontanément acquérir ces liens généraux, quand ce grand dualisme politique aura pu enfin recevoir le caractère directement organique qui lui manque essentiellement jusqu'ici, afin de diriger convenablement la réorganisation des sociétés modernes. »
 

(A. Comte, Cours de philosophie positive).

Politique positive.
La politique positive était, aux yeux de Comte, la plus importante partie de son système. Il en avait esquissé dès 1822 les grandes lignes dans le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réformer la société, et c'est à grand tort que Littré et Stuart Mill ont cru y voir la contre-partie de la philosophie positive. Sans doute, la philosophie positive, ne faisait pas pressentir en Comte le fondateur d'un système religieux. Mais l'étonnement cesse si l'on songe que le mot religion perd, dans la politique positive, toute signification transcendante pour ne plus désigner que l'harmonie intérieure de l'âme et l'union des individualités dans l'amour.

Le culte de l'humanité. - Il n'y a de réel que l'humanité, concluait le Cours de philosophie positive. L'humanité sera donc l'objet unique du culte positiviste. Elle est le grand Être, dont nous sommes les membres, et elle n'est pas moins faite des générations passées ou futures que des présentes. « L'humanité est faite de plus de morts que de vivants.» Appartient d'ailleurs au grand Être cela seul qui a eu un caractère véritable d'utilité sociale; le pur individuel meurt à jamais. Les progrès acquis par vos devanciers déterminent la suite de l'évolution «les vivants gouvernent les morts ». La Terre(Terre), séjour de l'humain, est le grand Fétiche, l'espace (Ciel) où elle se meut, le grand Milieu.

La religion positive doit gouverner les sentiments, les pensées et les actes. Elle comprend ainsi un culte, un dogme et un régime social, et aboutit à cette triple formule : « l'amour pour principe, l'ordre pour base, le progrès pour but ».

1° Culte - Le culte ne consiste pas à adorer le grand Être, mais à le perfectionner. La prière n'est pas une demande, mais une méditation sur l'idéal de la vie. Le culte comprend :
a. Le culte personnel, ou adoration intime de la femme (épouse, mère on fille), parce que la femme, chez qui domine la sympathie, est le type le plus pur de l'humanité, le lien vivant qui unit l'humain à la société. Comte avait réglé ce culte dans le plus grand détail et en observait minutieusement les rites en l'honneur de Clotilde de Vaux .

b. Le culte domestique. Il ne comprend pas moins de neuf sacrements qui préparent l'incorporation graduelle de l'individu dans l'humanité et sanctifient tous les actes essentiels de la vie privée : présentation (baptême), initiation (à 14 ans), admission (21 ans), destination (28 ans) ; mariage, maturité (42 ans), retraite (63 ans), transformation (au lit de mort), incorporation au grand Être (7 ans après la mort).

c. Le culte public ou culte collectif a pour objet le grand Être. Il sera célébré dans le temple de l'Humanité, bâti au milieu d'un bois sacré. L'humanité y sera représenté par la statue d'une femme de trente ans avec un enfant dans les bras. Une chapelle latérale sera consacrée au souvenir des femmes éminentes. Treize autres contiendront les statues des grands penseurs qui donnent leur nom aux treize mois du calendrier positiviste. Comte avait, en effet, tracé le plan d'un calendrier de treize mois de quatre semaines. Chaque mois, chaque semaine, et chaque jour a un patron choisi parmi les héros de l'humanité. Les treize mois ont pour vocable : Moïse, Homère, Aristote, Archimède, César, Saint Paul, Charlemagne, Dante, Gutenberg, Shakespeare, Descartes, Frédéric Il et Bichat.

2° Dogme - Le dogme positiviste n'est autre chose que la philosophie positive qui donne à l'humain la connaissance de sa place dans l'univers et dans l'humanité. Comte y accorde seulement une place plus large à la morale, qu'il met au-dessus de la sociologie. De la conscience que prend l'humain de sa place dans l'humanité résulte la prédominance graduelle des instincts-altruistes sur l'égoïsme. «Vivre pour autrui », telle devient la maxime du positiviste. Enfin, Comte rattache au dogme une psychologie fondée sur la théorie cérébrale de Gall. Le nombre et l'importance des organes détermine : la classification et la hiérarchie des facultés, entre autres la supériorité du coeur sur l'esprit.

3° Régime social - Le régime social, institué par la religion positiviste, comprend d'abord l'éducation. L'enfant la reçoit d'abord de sa mère, et la vénération dont il l'entoure est pour lui la première forme du culte positiviste. C'est avec elle qu'il lira les poètes et apprendra la musique et le calcul. Plus tard, dans les écoles positivistes, où les deux sexes seront réunis, il apprendra le dogme, c.-à-d. les sciences particulières et leur classification. Les maîtres auront soin d'assurer la prépondérance du coeur sur l'esprit. L'enseignement est ainsi une fonction sacerdotale par excellence. Comte avait précisé dans le plus grand détail les conditions d'admission aux trois degrés du sacerdoce (aspirants, vicaires, prêtres) et jusqu'au traitement et au nombre de ces fonctionnaires spirituels. A la tête du sacerdoce est le grand-prêtre de l'humanité, qui réside à Paris et qui nomme son successeur.

La religion positiviste doit régénérer la vie humaine dans son triple domaine : vie privée, domestique et publique. Grâce à son influence, tous les avantages privés, talent, fortune, caractère, prennent une valeur sociale. Le positiviste rend à l'humanité ce qu'il en a reçu, et tous les instincts égoïstes cèdent le pas à l'altruisme. Le mariage à son tour est sanctifié par le positivisme. La femme n'est-elle pas la prêtresse de la famille? Les satisfactions sensuelles sont rejetées au dernier plan, et Comte alla jusqu'à proposer le mariage chaste, l'union de la virginité et de la maternité et le culte de la Vierge mère comme un idéal que la famille positiviste pourra peut-être réaliser un jour. Enfin, la vie publique sera transformée, du jour où l'humain se rendra compte que, devant tout à l'humanité, il n'a vis-à-vis d'elle aucun droit, mais une foule de devoirs. La maxime de la vie publique sera : « Vivre au grand jour ». Pour fortifier la cohésion sociale, les grandes nations devront être divisées en petites parties de 1 à 3 millions d'habitants. Les classes moyennes disparaîtront; il ne restera, d'un côté, qu'un petit patriciat de capitalistes ou « banquiers », et, de l'autre, le prolétariat divisé selon la dignité sociale des diverses professions. Le salarié est un fonctionnaire qui touche un traitement: fixe et une quotepart proportionnelle au travail qu'il a fourni. Dans chaque république, les trois premiers banquiers exercent le pouvoir temporel. Le sacerdoce veille à ce qu'ils répondent équitablement aux revendications du prolétariat et tranche les conflits entre particuliers et entre nations par l'ascendant de son autorité sans avoir à recourir à aucune force armée.

Tel est le plan de la Société positiviste. Comte a cru fermement à la conversion prochaine de l'humanité à son système religieux. Sept ans lui semblaient suffire pour la conversion des monothéistes, treize pour celle des polythéistes, et autant pour celle des fétichistes. Avant la fin du siècle, les trois races - blanche, jaune et noire -, qui représentent, dans le grand Être, l'intelligence, l'action, le sentiment; auront réalisé l'unité parfaite de l'humanité et inauguré l'ère d'une religion vraiment universelle.

Le positivisme après Comte.
De son vivant, A. Comte s'était préoccupé de fonder le culte de l'humanité. Trois ans avant la publication du. Cours de polilitique positive, en 1848, la révolution de Février lui avait paru une occasion favorable pour réorganiser l'Humanité sur des bases nouvelles Dès le 26 février, il lançait un manifeste en vue de la formation d'une «association libre pour l'instruction positive du peuple dans tout l'Occident européen». Quelques semaines plus tard, la Société positiviste naissait. Elle comprenait des ouvriers, des professeurs, des médecins, entre autres deux savants de valeur, Littré et Charles Robin. Aussitôt elle organisa des conférences; dont les plus suivies furent celles de Comte lui-même au Palais-Cardinal, lança des appels aux souverains, publia des rapports sur les principales réformes propres à transformer l'ordre social dans le sens positiviste. Comte fit même des démarches auprès du général des Jésuites dans l'espoir de convertir cet ordre militant à la propagande positiviste : En même temps, il érigeait en temple provisoire de l'humanité la chambre sanctifiée jadis par la présence de Clotilde, et se proclamait grand prêtre de l'humanité; Il accomplissait avec la, plus vigoureuse minutie tous les rites du culte personnel qui ne lui prenaient pas moins de deux heures par jourr. En outre, il réunissait chaque mercredi les membres de la Société positiviste, présidait au «commémorations», administrait le baptême et le mariage positivistes et proclamait les « incorporations au grand-Être ».

A. Comte mourut (5 septembre 1857), sans avoir, comme il en avait eu l'intention, désigné son successeur. Aussi bien les disciples, unis jusque-là, dans leur commune vénération pour le maître, ne tardèrent pas à se diviser, et il importe de distinguer parmi les positivistes de la seconde moitié du siècle une école orthodoxe et de nombreuses écoles indépendantes.

Positivisme orthodoxe. - En France. - A défaut de successeur désigné par A. Comte; les membres de la Société positiviste confèrent à Pierre Laffitte la mission de poursuivre l'oeuvre du fondateur. Laffitte n'avait alors que trente-quatre ans. Autour de lui, on peut citer parmi les disciples: de stricte observance, l'ingénieur Hadery, Sophie Thomas, la domestique d'A. Comte, les docteurs Robinet, Delbet et Audiffrent, le comte de Limbourg-Stirum, Sémérie, Em. Antoine, Camille Monier, enfin trois ouvriers, Magnin, Isid. Finance et Keyfer.

Laffitte s'est efforcé d'abord de perfectionner la doctrine de Comte. Il ne peut être question ici de résumer son oeuvre qui est considérable. La partie la plus originale en est la Philosophie troisième (Cours de 1888-89), qui comprend la théorie de la Terre, de l'humanité et de l'industrie. Le succès des cours de Laffitte fut très vif du jour où ce philosophe fut autorisé à parler dans la grande salle du Collège de France (1888) et surtout depuis qu'une chaire de philosophie des sciences a été créée en sa faveur dans le même établissement (1892). D'autre part, Laffitte acontinué l'apostolat religieux inauguré par son maître. La Société positiviste continura ainsi de se réunir dans la demeure d'A. Comte (10, rue Monsieur-le-Prince), et le culte de l'humanité continuera d'y être pratiqué, bien que la célébration des sacrements positivistes soit devenue assez rare. La principale fête périodique est l'anniversaire d'A Comte. Laffitte a institué la fête de Mahomet et, sous son inspiration, la Société a célébré le centenaire de la Révolution, celui de la mort de Diderot, Spinoza, Turgot, Condorcet, Danton et surtout de Jeanne d'Arc. Le groupe a cherché à exercer une action sur la politique par des appels réitérés aux électeurs, aux assemblées législatives ou municipales, aux congrès ouvriers, etc. Il a eu à partir de1878 un organe spécial, la Revue occidentale, revue mensuelle. Enfin, à côté de la «Société positiviste», il se créee un « cercle positiviste d'ouvriers » qui se consacre à l'étude des questions sociales, organise des conférences, se mêle aux congrès ouvriers et en a même organisé plusieurs, notamment à Bâle (1869), Paris (1876), Lyon (1878), etc. Aussi ne laisse-t-il pas d'exercer une certaine influence sur le parti ouvrier.

A l'étranger. - A. Comte avait, projeté d'associer les « cinq grandes nations occidentales » dans une même organisation sacerdotale. Si le «comité positiviste» international, dont il avait lui-même désigné les membres, ne s'est jamais réuni, du moins le positivisme orthodoxe at-il eu hors de France une fortune inattendue.

En Angleterre, un ancien ministre anglican. Richard Congreve, embrassa avec ardeur les idées religieuses de Comte. Dès 1857, il ouvrit des cours positivistes destinés aux prolétaires, et ouvrit, en 1870, dans Chapel Street, 13, Bedford Row, W. C., une Église positiviste dont il fu, le grand prêtre. D'autres locaux ont été ouverts au culte dans Londres, à Newton Hall, à Manchester, Newcastle et Liverpool. Congreve fut longtemps considéré comme le chef du positivisme anglais. Mais l'étroitesse de son orthodoxie finit par détacher de lui la plupart des adeptes anglais qui se groupèrent, en 1878, autour du chef de l'Eglise positiviste de Newton Hall, Frédéric Harrison, qui accordait la prépondérance à la morale sur le culte. Aussi Harrison sera-t-il tenu par Laffitte et les positivistes français pour le véritable chef du positivisme anglais. Tous deux ont d'ailleurs donné un grand développement au culte, célébrent des sacrements, multiplient les commémorations et les pélerinages. Le groupe anglais a manifesté également une grande activité politique et publié des proclamations en un sens nettement libéral, humanitaire et pacifique, à l'occasion des grèves, de la question d'Irlande, de la guerre franco-allemande, de l'Égypte, du Transvaal, etc.

En Suède, le groupe positiviste fondé à Stockholm par le Dr Nystrom (1875) a reconnu expressément l'autorité de Laffitte. Cependant, il s'est beaucoup, moins préoccupé du culte que de l'enseignement et de la propagande sociale et politique. L' «institut ouvrier» qu'il fonda a Stockholm en 1881 est devenu une véritable université populaire qui réunit plusieurs centaines d'auditeurs par semaine. D'autres villes, Norköping, Malmö, ont suivi le même exemple. En politique, Nystrom a suscité à l'Église suédoise de sérieux embarras en réclamant, avec énergie, la séparation de l'Église et de l'État.

En Amérique du Sud, le positivisme a prospéré sous sa forme strictement orthodoxe et religieuse. C'est en 1874 que la Société positiviste de Rio de Janeiro fut fondée par Benjamin Constant (Botello de Magalhaes, 1838-91), celui-là même qui devait être le principal instigateur de, la Révolution de 1889. Ministre de l'instruction publique à la suite de cette révolution, il rédigea un plan de réorganisation positiviste de l'enseignement que la mort seule l'empêcha de réaliser. A sa mort, le congrès national brésilien, pénétré des doctrines positivistes, proclama solennellement l'immortalité de Benjamin Constant. De son côté, un autre disciple de Laffitte, Miguel Lemos, fondait l' «Apostolat positiviste» et organisait le culte de l'humanité suivant les règles de la plus pure orthodoxie, à tel point que les positivistes brésiliens ont fini par répudier l'autorité spirituelle de Laffitte qu'ils ,jugent trop peu fidèle à l'inspiration d'A. Comte. C'est ainsi que Lemos a pris à la lettre le culte de la Vierge mère. Un temple de l'Humanité a été inauguré à Rio de Janeiro le 15 août 1891. Enfin, l'influence dit positivisme se traduit dans la politique du Brésil qui a emprunté à A. Comte sa devise officielle : Ordre et progrès.

Il a également existé des groupes positivistes plus ou moins actifs au Chili, à New York, à Budapest et jusqu'à Calcutta.

Ecoles indépendantes. - Tandis que la religion de l'humanité survivait à son fondateur dans un petit nombre de groupes plus ou moins fidèles, quelques penseurs jetaient résolument par-dessus, bord tout le système religieux et social d'A. Comte pour n'en conserver que le fondement solide et durable. Ainsi se constitua un positivisme laïque - dissident, disent les orthodoxes - dont il est presque aussi difficile de préciser que de nier l'importance. Si, en effet, la philosophie d'A. Comte est l'une des principales sources, qui ont, alimenté les grands courants de la pensée de la fin du XIXe siècle, un très petit nombre de continuateurs sont restés fidèles aux doctrines essentielles du Cours de philosophie positive lui-même. Les deux plus éminents de ces disciples de première lignée, Littré et J.-Stuart Mill, n'ont pas pris à leur compte toute la doctrine du maître. Littré rejette la «théorie cérébrale» et ne voit dans la loi des trois états qu'une abstraction dégagée de l'expérience et nullement une formule rationnelle et nécessaire de l'évolution. Stuart Mill restaure contre A. Comte la psychologie et la logique. 

En revanche, l'influence diffuse d'A. Comte sur la génération des penseurs de la seconde moitié du XIXe siècle dépasse tout ce que l'on pouvait attendre d'un écrivain à peine connu de son vivant. Méfiance à l'égard de toute métaphysique, culte de l'expérience, croyance à l'efficacité morale de la science, hiérarchie des sciences, notions de progrès et d'évolution, subordination naturelle de l'individu à la société, théorie des milieux, établissement de la morale sur la solidarité humaine, reconnaissance de la grandeur sociale du catholicisme et du Moyen âge, enfin création d'une science nouvelle, la sociologie, telles, sont les grandes idées qu'A. Comte a mises ou remises en circulation. C'est ainsi que se rattachent à lui, souvent sans le savoir et par l'intermédiaire de Stuart Mill ou de Littré : des philosophes proprement dits, tels que : Taine, Ribot, de Roberty, en France; Spencer, Bain, Lewes; en Angleterre : Dühring, Laas, Riehl, J. Lange, en Allemagne; Ardigo, Siciliani, L. Ferri, Angiulli, en Italie; des physiologistes, tels que : Claude Bernard, Maudsley, Huxley, Haeckel; des philologues, tels que Renan ; des criminologistes, tels que : Lombroso, Garofalo, E. Ferri; enfin les sciences vraiment modernes, anthropologie, science des religions et sociologie. En un mot, le positivisme laïque n'est pas une école, mais il pénètre toutes les écoles. Il n'est nulle part et il est partout. (Th. Ruyssen).

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