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Johann Gottlieb
Fichte
est un philosophe né à Rammenau (Haute-Lusace)
le 19 mai 1762, mort à Berlin le 28
janvier 1844. Fils d'un rubanier, il se signala dès l'enfance par
une mémoire exceptionnelle et un esprit éveillé, passa
par les écoles de Meissen, Schulpforta, entra en 1780 à l'université
de Iéna comme étudiant en théologie; il passa de là
à Leipzig. La lecture de Spinoza
décida sa vocation philosophique.
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J.
G. Fichte (1762-1844).
Précepteur à Zurich (1788-90),
il y connut une nièce de Klopstock,
Johanna Rahn, qu'il épousa plus tard (1793). Précepteur à
Varsovie,
il s'enthousiasma pour Kant, vint le voir à
Koenigsberg (1792) et écrivit
en quatre semaines, comme introduction auprès du maître-:
Versuch einer Kritik aller Offenbarung (Koenigsberg, 1792; 2e
éd., 1793). Ce livre fut attribué à Kant
lui-même, qui fit la réputation de l'auteur en le nommant.
Revenu à Zurich, Fichte s'occupe
de politique et défend la Révolution française (Beitrag
zur Berichtigung der Urteile des Publikums über die franzoesische
Revolution; Iéna, 1793; Zurückforderung der Denkfreiheit;
Iéna, 1794). En mai 1794, il s'établit à Iéna
et y publie deux manuels (Ueber den Begriff der Wissenschaftslehre;
Weimar, 1794; 2e éd. 1798;
Grundlage
und Grundriss der gesamten Wissenschaftslehre; Iéna, 1794, 2
part. ; 3e éd., 1802). Il y développe
son système.
Soucieux d'agir sur le moral des étudiants,
il prend pour sujet de son cours du semestre d'hiver 1794-95, Die Moral
für Gelehrte. Il excite la haine des étudiants par ses
velléités réformatrices et est obligé de quitter
Iéna quelque temps (1795). Il développe alors sa philosophie
politique (Grundlage des Naturrechts; Iéna, 1796, 2 part.;
System
der Sittenlehre; Iéna, 1798; Des Geschlossene Handelsstaat;
Tubingue, 1800). En 1798, sa position devint critique. Dans le Philosophischer
Journal de Niethammer, Froberg développant cette idée
que la religion se réduit à la croyance en une ordonnance
morale
de l'univers, Fichte lui fit une préface où il exposait la
même théorie; accusés d'athéisme, les deux écrits
furent confisqués, le journal interdit par l'électeur de
Saxe qui invita la cour de Weimar à sévir.
Fichte en appela au public (Eine Schrift,
die man erst zu lesen bittet, etc. 1799); le duc de Weimar fit admonester
Fichte, lequel démissionna. Il fut appelé à Berlin
par le ministre Dohm, puis nommé professeur à l'université
(alors prussienne) d'Erlangen (1805). Il fut chargé, en 1807, de
tracer un plan de l'université de Berlin, que G.
de Humboldt et Schleiermacher firent
rejeter. Ses conférences (Reden an die deutsche Nation; Berlin,
1807-1808) eurent un vif succès, de même que son cours professé
à partir de 1809 à la nouvelle université. Il s'intéressa
vivement à la guerre de 1813, congédiant ses élèves
par une leçon : Ueber den Begriff des wahrhaften Kriegs;
il reprit son cours à la fin de l'année; mais sa femme, qui
avait passé cinq mois à soigner les blessés et les
malades, avait contracté dans les ambulances une fièvre typhoïde;
elle guérit, mais la communiqua à son mari qui en mourut.
-
Le déterminisme
et le mécanisme universel.
Le grain de sable
«
Lorsque je considère les objets extérieurs dans leur ensemble,
somme formant la vaste unité de l'univers, j'ai l'idée d'une
force unique dans la nature. Lorsqu'au contraire je les considère
dans leur existence individuelle, j'ai l'idée de plusieurs forces
dans la nature, dont chacune se serait développée suivant
ses propres lois, pour se montrer sous certaines formes extérieures;
et je ne vois plus dans les objets qu'autant de manifestations variées
de ces forces mêmes, manifestations dont chacune se trouve être
tout à la fois déterminée, partie par ce qu'est en
elle-même la force dont elle est en quelque sorte l'enveloppe visible,
partie par ce qu'auront été les manifestations de cette force
antérieures à cette dernière manifestation, partie
enfin par ce que seront les manifestations de toutes les autres forces
de la nature avec lesquelles cette force se trouvera en relation, c'est-à-dire
avec la totalité même des forces de la nature. La nature,
en effet, est un grand tout dont toutes les parties se tiennent et se lient.
Et de la sorte, il n'est pas d'objet qui ne soit ce qu'il est, parce que,
la force qu'il exprime étant ce qu'elle est et ayant agi au milieu
des circonstances où elle agit, il serait complètement impossible
qu'il fût autre de l'épaisseur d'un cheveu ou d'un infiniment
petit.
C'est
ainsi qu'à chaque instant de sa durée, l'univers se présente
comme un tout harmonieux. C'est ainsi qu'il n'est pas une seule de ses
parties intégrantes qui, pour être ce qu'elle est, ne rende
nécessaire que les autres ne soient ce qu'elles sont. De ces parties
vous ne pourriez en déplacer une seule, fût-ce un grain de
sable, sans que ce déplacement ne devint aussitôt le centre
d'une multitude d'autres déplacements de parties, insensibles peut-être
à vos yeux, mais n'en allant pas moins rayonner en tout sens à
travers les espaces infinis. Ce n'est pas tout. Comme tout se tient dans
le temps aussi bien que dans l'espace; comme l'état de l'univers,
à un instant donné de sa durée, est nécessairement
déterminé par ce qu'il a été, et détermine
non moins nécessairement ce qu'il doit être, au déplacement
de ce grain de sable il faudra que viennent se rattacher aussi deux autres
séries d'altérations successives à l'ordre de l'univers
: l'une qui remonterait à l'infini dans les temps écoulés,
l'autre qui s'étendrait de même à l'infini dans les
temps qui ne sont pas encore. Supposons, en effet, que ce grain de sable
soit de quelques pas plus avant dans les terres qu'il ne l'est réellement.
N'aurait-il pas fallu que la vague, qui l'a porté où il est,
l'eût poussé avec plus de force? Pour cela, que le vent qui
a soulevé cette vague eût été plus violent?
et, pour qu'il le fût, que la température de l'atmosphère
différât, ce jour-là, de ce qu'elle a été?
Or, cette température ne pouvait être autre à moins
que celle de la veille ne fût autre aussi, à moins que ne
fussent autres aussi celles des journées précédentes,
et l'on se trouvera ainsi conduit à supposer dans notre atmosphère
une succession de températures toujours différentes de ce
qu'elles auront été effectivement. Les corps qui s'y trouvent
exposés en auront reçu une influence tout autre. La terre
s'en sera ressentie. Les hommes n'y auront point échappé.
Qui le sait donc? Car, - si les mystères que la nature recèle
dans son sein doivent nous demeurer cachés, peut-être ne nous
est-il pas interdit d'essayer de soulever par la pensée un coin
du voile qui les recouvre, - qui sais, si, par suite de ces températures
de l'atmosphère que nous avons été forcés d'imaginer,
toujours différentes de ce qu'elles ont vraiment été,
pour soulever ce grain de sable l'espace de quelques pas, un de tes aïeux
ne sera pas mort de faim, de froid ou de chaud, avant d'avoir engendré
celui de ses fils dont toi-même es né? Tu n'aurais donc pas
été, et aucune des choses par lesquelles tu as manifesté
jusqu'à ce jour ton existence dans ce monde, aucune de celles par
lesquelles dans l'avenir tu la manifesteras n'aurait été.
Et pourquoi? Parce que ce grain de sable se trouverait à quelques
pas du lieu où il se trouve en réalité.
Moi,
avec tout ce qui m'appartient, avec tout ce qui est à moi, je suis
donc emprisonné dans les liens de la nécessité. Pour
mieux dire, je suis un des anneaux de sa chaîne inflexible. »
(Fichte,
Destination
de l'homme).
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Philosophie de
Fichte.
On distingue dans la vie de Fichte : une
période de formation (1762-94), où il subit l'influence de
Spinoza et de Kant; une période de production philosophique (1794-99);
une période de propagande et d'action (1799-1814).
Dans l'histoire
de la philosophie allemande, Kant ouvre une ère nouvelle. Fichte
a développé la pensée de Kant. Le système de
Kant est un idéalisme critique, une conception des choses considérées
comme des déterminations imposées à la réalité
absolue par notre pensée finie, c.-à-d. comme des phénomènes
: de la sorte les objets ne sont que nos idées. Quant à la
réalité
absolue, Kant en faisait un objet de foi morale. Le système de Fichte
est encore à certains égards un idéalisme critique
qui pose l'objet comme relatif au sujet, à la fois comme produit
par le sujet et le limitant, en sorte que le sujet en prenant conscience
de soi poursuit la réduction de l'objet au sujet sans l'achever
jamais. Mais cet idéalisme critique
s'appuie sur une conception de la réalité absolue comme sujet
pur ou liberté absolue; et par suite le système est un effort
pour déduire de cette conception et les fonctions de la raison théorique
et les conditions de la vie morale. Mais par là même Fichte
retrouve encore ce principe de Kant désigné sous le nom de
primat de la raison pratique et qui revient à donner à la
foi morale une portée supérieure au savoir, en faisant de
la raison théorique un organe de la vie morale, c.-à-d. de
la science elle-même une réalisation, incomplète il
est vrai, de la liberté. En somme Fichte construit a
priori le même monde dont Kant avait tracé le plan dans
son analyse de la raison humaine; mais, par cela même que ce monde
est un monde moral et que la pensée de Fichte le construit, le système
n'est plus seulement une conception, une spéculation pure; il devient
vivant et pratique : la vie de Fichte en est pour ainsi dire l'expression.
Ainsi, dans ce système, le premier
principe se développe, le sujet pur se réalise en se remplissant
de son contenu. La doctrine de la science dans
sa partie théorique et dans sa partie pratique, les doctrines du
droit, de la morale et de la religion, nous font assister à ce développement
et en décrivent les phases successives.
Doctrine
de la science.
1° La méthode. Le sujet
pur se pose et par là pose le fondement commun de toute pensée
et de tout être, c'est l'acte premier. Cependant par cela même
qu'il est un, il reste encore étranger à lui-même.
Pour se penser il doit réfléchir sur soi et s'opposer l'Être
à titre d'objet. Cette négation de soi est le second acte
du sujet. De là une contradiction qu'il doit résoudre en
posant l'être et la pensée comme relatifs l'un à l'autre
et réciproquement déterminés l'un par l'autre. Cette
relation qui est le lieu de la conscience constitue le troisième
acte du sujet. Ces trois actes donnent en même temps la forme du
système; le premier fournit le principe d'identité; le second,
le principe de contradiction; le troisième le principe de raison.
Par le premier est fondée l'unité absolue des choses; par
le second et le troisième les opposés s'unissent pour tendre
à réaliser cette unité. Ainsi les lois logiques,
les catégories sont des actes de la liberté. Le troisième
acte donne au sujet son contenu positif, c.-à-d. la possibilité
de sa réalisation successive. Il enferme donc toute la série
des actes ultérieurs de l'esprit.
2° Partie théorique.
a) Point de vue du réalisme.
Quand le sujet se pose comme limité par l'objet, il attribue par
une première réflexion la réalité absolue à
l'objet et le conçoit comme cause de ses
déterminations. C'est encore le point de vue de la causalité.
b) Point de vue de l'idéalisme.
Mais, par une réflexion plus profonde, il s'aperçoit qu'il
ne peut attribuer la réalité absolue à un objet qui
existe en dehors de lui, à un noumène,
puisqu'une telle attribution est encore un acte de la conscience.
Il faut donc que sa passivité soit un degré de son activité
essentielle et que ses déterminations soient les modes par lesquels
il réalise sa substance. C'est là
encore le point de vue de la substance (entendons par là le sujet).
c) Cependant le sujet en se réalisant
ainsi se représente nécessairement un objet qui le limite.
Cet objet n'est pas réel en soi, c'est le sujet qui le pose, qui
lui attribue la réalité, qui la lui « transmet ».
Et cette représentation de l'objet est l'oeuvre inconsciente de
l'imagination : l'esprit ne pouvant être à la fois agissant
et réfléchissant, son activité est nécessairement
brisée en une série de productions et de réflexions.
Dans ce flottement entre l'infinité de l'activité productrice
et la détermination de la réflexion, ce que l'esprit a produit
sans conscience lui apparaît comme réalité étrangère
qui conditionne sa conscience. Ainsi « la réalité n'est
qu'un produit de l'idéalité », mais l'idéalité
n'est possible que par la représentation de ce qu'elle a produit.
Tel est le point de vue de l'idéalisme critique. Il fournit la solution
du problème, autrement inexplicable, de l'accord de la pensée
et de l'être, et il explique l'apparente division de l'être
en réel et en idéal, laquelle tient au développement
même de l'esprit; de sorte que sous l'action réciproque du
sujet et de l'objet se cache au fond une action réciproque du sujet
avec lui-même.
3° Partie pratique. Cependant
cette action du sujet sur lui-même qui est la condition de la possibilité
de la conscience n'est pas entièrement comprise. Pour que le sujet,
infini dans son essence, se limite dans ses déterminations,
il fait qu'il soit quelque chose de plus qu'esprit, pensée, intelligence.
La seule conception possible d'une synthèse du fini et de l'infini
se trouve dans la tendance à être. La tendance est à
la fois infinie dans sa forme, finie dans sa matière
; elle implique une limite qui s'oppose à l'actualisation de son
infinité et qui peut être reculée à l'infini.
Cette tendance est pratique, et en même temps elle ne peut dépasser
sa limite qu'en la comprenant, c.-à-d. par l'intermédiaire
de la conscience. Par là se manifeste l'unité absolue du
sujet
pur, qui est à la fois liberté et raison. Le premier terme
fait l'infinité de l'être, le second sa détermination
et sa limite; et cependant l'infinité de l'être se réalise
dans la pensée.
-
Nous ne percevons
directement et immédiatement
que ce qui est
dans notre conscience. L'idéalisme
«
L'ESPRIT. - Admets-tu que ces objets que tu vois çà et là
existent réellement hors de toi?
MOI.
- Sans aucun doute, je l'admets.
L'ESPRIT.
- D'où sais-tu qu'ils existent?
MOI.
- Je les vois lorsque je les regarde, je les sens lorsque je les touche,
je les entends lorsqu'ils rendent un son, ils se révèlent
à tous mes sens.
L'ESPRIT.
- Vraiment? C'est une opinion dont tu reviendras peut-être, que celle
que tu vois, que tu touches, que tu entends les objets. Néanmoins,
jusqu'à nouvel ordre, je parlerai ta langue, je m'exprimerai aussi
comme si réellement tu percevais ces objets au moyen de tes sens,
commençons même par le supposer. Je te demanderai seulement
si tu ne les perçois pas de quelque autre façon; en d'autres
termes, s'il n'y a pas pour toi d'autres objets que ceux que tu vois, touches
ou entends.
MOI.
- de n'en connais pas d'autres.
L'ESPRIT.
- Les objets hors de toi n'existent donc pour toi qu'à la suite
de certaines modifications survenues dans tes organes de la vue, du toucher,
etc. Lorsque tu affirmes qu'il y a des objets hors de toi, n'est-ce pas
comme si tu disais que tu vois, que tu touches, que tu entends?
MOI.
- C'est en effet mon opinion.
L'ESPRIT.
- Bien, mais d'où sais-tu que tu vois, que tu touche, que tu entends?
MOI.
- Je ne comprends pas ; cette question me semble bizarre.
L'ESPRIT.
- Je vais la rendre plus claire : vois-tu ta vue, touches-tu ton toucher,
en un mot, as-tu quelque sens intérieur plus subtil, d'ordre plus
relevé que tes sens extérieurs, au moyen duquel tu puisses
percevoir ces derniers et leur modification?
MOI.
Je ne me connais aucun organe de cette nature. Je vois, je touche, je vois
ceci ou je touche cela; ce que je suis immédiatement, absolument,
je le sais parce que cela est, par conséquent sans qu'il soit besoin
d'un sens intermédiaire entre ma sensation et la conscience que
j'en ai. C'était mêm parce qu'elle semblait mettre en doute
que j'eusse cette sorte de conscience immédiate de ma sensation,
que ta question de tout à l'heure me semblait singulière.
L'ESPRIT.
- Ce n'était pas mon intention, je voulais seulement te mettre à
même de t'expliquer clairement à toi-même la notion
que tu te fais de l'activité immédiate de ta conscience.
Tu as, dis-tu, immédiatement conscience que tu vois, que tu touches?
MOI.
- Oui.
L'ESPRIT
- Que vois-tu? que touches-tu? Tu es par conséquent pour toi-même
celui qui voit dans l'acte de voir, celui qui touche dans l'acte de toucher.
Si tu as conscience d'une modification survenue dans un de tes organes
extérieurs, celui de la vue, par exemple, c'est en même temps
d'une modification de toi-même que tu as conscience.
MOI.
- Sans doute.
L'ESPRIT.
- Tu perçois l'objet après avoir eu conscience d'une modification
de ta vue et de ton toucher; mais ne pourrais-tu pas le percevoir sans
avoir la conscience que tu le perçoives? Serait-il impossible que
tu visses un objet ou entendisses un son tout en ignorait que tu vois,
que tu entends?
MOI.
- Nullement.
L'ESPRIT.
- La conscience que tu as de toi-même et de tes propres modifications
est donc la condition nécessaire de la conscience que tu as de toute
autre chose. Si tu sais quelque chose, c'est à la condition d'abord
de te savoir, puis de savoir ce quelque chose. Dans la conscience que tu
as de l'objet, il n'y a rien qui ne soit d'abord dans la conscience que
tu as de toimême.
MOI.
- C'est effectivement là ce que je pense.
L'ESPRIT.
- Tu sais l'existence des objets parce que tu les vois, tu les touches;
mais tu sais que tu les vois ou que tu les touches, uniquement parce que
tu le sais. Tu le sais immédiatement. En général,
tu ne perçois pas du tout ce que tu ne perçois pas immédiatement.
MOI.
- Je l'entends de la sorte.
L'ESPRIT.
- Dans toute perception, tu ne perçois donc que toi-même,
que ta propre manière d'être. Ce qui n'est pas dans ta perception,
tu ne le perçois pas.
MOI.
- C'est répéter ce que nous venons de dire.
L'ESPRIT.
- J'en conviens, mais je ne me lasserai pas de le répéter
aussi longtemps qu'il me sera possible de croire que tu ne l'aies pas suffisamment
compris. Il faut que cela demeure profondément gravé dans
ton esprit. Peux-tu dire : J'ai conscience d'objets hors de moi?
MOI.
- A le prendre à la rigueur, non, car la vue et le toucher ne sont
qu'autant de moyens me servant à me mettre en rapport avec les choses.
Ils ne sont pas ma conscience, mais seulement ce dont j'ai conscience.
Peut-être devrais-je donc me borner à dire : j'ai conscience
que je vois et que je touche des objets extérieurs.
L'ESPRIT.
- N'oublie donc jamais ce qui, en ce moment, te parait être si bien
prouvé : c'est que, dans toute perception, c'est seulement ta propre
manière d'être que tu perçois. »
(Fichte,
Destination
de l'homme).
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Doctrine
du droit.
La doctrine de la science a posé
la tendance du sujet à se réaliser. La doctrine du droit
et la morale déterminent les conditions de cette réalisation.
La doctrine du droit a pour objet de démontrer que cette réalisation
s'accomplit dans une pluralité d'individus
agissant chacun au sein d'une « sphère exclusive » qui
est son corps. Elle prétend donc déduire de la nature du
sujet :
1° l'existence d'une pluralité
de moi;
2° l'existence d'un corps propre
du sujet.
Cette double déduction, d'ailleurs
obscure, peut s'entendre ainsi :
a) La distinction du sujet et
de l'objet reste tout idéale au point de vue de la pensée.
Il en est autrement au point de vue de l'activité pratique. Dès
qu'on pose la tendance pratique du sujet à se réaliser, il
faut que, au delà de la représentation de l'objet, il y ait
quelque chose de réel qui agisse sur le sujet conscient. Et comme
l'activité du sujet conscient est liberté,
il faut encore que cette activité limitative de la sienne soit pareillement
liberté : ainsi l'existence de la liberté implique une pluralité
d'êtres libres se limitant mutuellement. Ce rapport est le principe
du droit.
b) Et par cela même il faut encore
que chacun de ces moi finis ait une sphère propre d'action, c. -à-d.
qu'il soit individualisé dans un corps organique. Le rapport de
droit repose sur un rapport de forces physiques se déployant dans
un monde sensible commun.
c) Pratiquement le droit réside
dans cette limitation que chacun doit imposer à sa propre liberté
par l'idée de la liberté d'autrui.
Et cette limitation pouvant être librement méconnue, il faut
qu'elle soit imposée au besoin par la contrainte. De là la
nécessité de l'État. L'État est ainsi la sphère
du droit.
Morale.
Maintenant l'activité individuelle
ainsi limitée à l'extérieur dans la sphère
du droit est animée intérieurement par un principe de liberté
qui est l'objet de la morale. La morale doit :
déduire l'idée du devoir; définir la condition de
son application au monde réel; en déterminer le contenu :
1° La vie morale est la réalisation
du principe abstrait fondement du savoir. Elle consiste en ce que le
sujet conscient se détermine à agir par l'idée de
son essence. Cette détermination, qui est liberté dans le
sujet pur, devient en nous obligation. La liberté est pour le moi
fini un devoir-être. Le devoir exprime donc
notre nature. Il est la synthèse des deux termes opposés
qui la constituent, l'infinité de l'essence et la détermination
de la réflexion, le lien de l'activité et de la pensée,
du sujet et de l'objet. Il est la seule image possible pour nous de l'absolu,
la projection en nous de la liberté pure.
2° A quelle condition est-il possible?
Il faut que le monde où nous vivons ne nous soit pas un monde étranger,
une terre d'exil, mais que nous y trouvions le champ ouvert à notre
activité morale. Il en est ainsi si le monde est produit par la
liberté même, s'il est non une nature (idée que Fichte
a écartée), mais un monde moral que nous ayons seulement
la charge de maintenir et d'achever.
3° En effet, le contenu du
devoir est fourni par l'existence des autres; l'individu lié
par le devoir à l'esprit infini, et ne s'y unissant que dans la
conscience de soi-même, n'existe cependant pas par lui-même.
Il a son principe dans les autres et il-ne trouve que dans les autres l'objet
de son devoir. L'homme n'est homme que parmi les hommes. Il n'est libre
que dans la mesure où l'humanité devient libre. La forme
du devoir s'énonce dans cette maxime : il faut que la liberté
soit. Le contenu du devoir donne cette détermination nouvelle :
que, par chacun de vous, tous deviennent libres. Dans le dévouement
de l'individu à l'humanité consiste la perfection de la vie
morale et par là se prépare l'avènement de l'esprit.
A ce point de vue nous comprenons la société plus profondément
qu'au point de vue du droit. Au-dessus de l'État est la société
morale : celle-ci suppose une communauté de convictions qui permette
l'action réciproque, sorte de corps de la société,
et pour animer ce corps, des savants ou éducateurs, dont la mission
soit à la fois de créer des vérités toujours
plus hautes et de les vulgariser dans la foule. Cette idée du savant,
Fichte en fut la vivante incarnation. On comprend dès lors le sens
et la portée de cette série de prédications qui étaient
les actes du penseur, et dont quelques-unes eurent un retentissement si
considérable, comme les Discours à la nation allemande.
Il se proposait, ouvrant ainsi une perspective dont
on ne sait que trop aujourd'hui sur quelles abominations elle devait déboucher
- de régénérer l'Allemagne
par une éducation nouvelle fondée sur l'autonomie
de la conscience et cherchant sa fin dans la pureté de la volonté
assurée par la clarté de l'entendement. Le peuple allemand
était seul capable d'une telle régénération
parce que seul il était d'une race pure (Urvolk), mais par
cela même il devait être parmi les peuples ce que doit être
le savant dans la société afin de répandre dans le
monde l'esprit nouveau qu'il aurait produit. Le devoir de l'Allemagne était
par là, dans la pensée de Fichte, le devoir humain lui-même.
-
La croyance
dans la loi morale et dans la liberté
« Si la destination
de l'humanité était seulement de se créer sur la terre
une condition meilleure, il suffirait sans doute que les actions humaines
fussent dirigées par un simple mécanisme. La liberté
serait non seulement inutile, mais funeste à l'homme; l'intention
serait de trop. Le monde tel que nous le voyons, loin d'aller directement
à sou but, ne l'atteindrait qu'avec mille détours. Pourquoi,
dans ce cas, le souverain créateur des mondes nous aurait-il doués
d'une liberté souvent en contradiction avec ses éternels
desseins? Pourquoi ne nous aurait-il pas prédéterminés
à agir comme il faut que nous agissions afin que ses desseins s'accomplissent?
Il pouvait certes aller à son but par mille chemins plus courts;
il n'est pas de misérable habitant de notre chétive planète
qui ne prit le lui démontrer. Mais je suis libre, et par conséquent
il est impossible que ma destinée s'écoule tout entière
dans le cercle d'une existence où tout s'enchaîne de telle
sorte, causes et effets, que ma liberté demeure inutile. Mais je
suis libre, car ce n'est pas l'acte réel, mécaniquement exécuté,
ni dépendant, sous ce rapport, qu'à demi de moi; ce n'est
pas lui qui fait le prix et la valeur d'une action, c'est l'acte moral,
c'est-à-dire la libre détermination de ma volonté,
qui toujours dépend de moi. La voix de la conscience ne cesse de
me le répéter. Or, par là, ne m'enseigne-t-elle pas
aussi que la loi morale, dédaignant de commander à un mécanisme
aveugle et matériel, ne prétend régner que sur des
volontés intelligentes et libres? »
(Fichte,
Destination
de l'homme).
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Religion.
Quel est le caractère du système
que nous venons de résumer bien imparfaitement? On sait qu'il a
été taxé d'athéisme.
Nulle appréciation plus injuste, puisqu'il est tout rempli de l'idée
de Dieu. Cependant Dieu lui-même, le sujet pur, est plutôt,
semble-t-il, le terme de l'évolution du monde qu'il n'en est le
principe. Le divin est subjectivité, moralité, par conséquent
en train de se faire; Dieu ne serait que le caractère moral de l'ordre
des choses. Cependant, en avançant, Fichte a incliné à
donner à sa pensée un caractère plus religieux; il
semble qu'il ait fait effort pour attribuer à Dieu une existence
plus réelle. Il ne faut pas voir dans ces derniers écrits
ce qu'on a appelé une seconde philosophie, mais une tendance nouvelle
et peut-être même une idée qui ne tient pas absolument
à ses principes, l'idée d'un monde intelligible où
cesserait la contradiction de l'infini et du fini, du sujet et de l'objet,
où la liberté éternellement possible serait aussi
éternellement réelle. Ce monde serait au fond celui que postule
le devoir, celui où l'esprit est ce qu'il doit être, où
il se réalise dans toute sa pureté; sa liberté poserait
son être même, et, dans un acte où le sujet et l'objet
seraient absolument un et identique, réaliserait l'infini. Maintenant
cet acte ne serait point pour nous objet de science puisque l'unité
du sujet pur ne peut être l'objet de la conscience qui n'existe que
dans l'opposition du sujet et de l'objet. Réel en soi, il ne serait
pour nous qu'une idée, un objet de croyance. Ainsi, dans ses dernières
méditations, notre philosophe revient à ces premières
pensées de Kant où il avait puisé son inspiration.
Ajoutons que Fichte eut un grand nombre
de disciples entre autres Schelling, qui devint
ensuite son adversaire. (Xavier Léon).
|
Anciennes
éditions - Les Oeuvres complètes
de Fichte ont été publiées par son fils à Berlin,
en 1845-46 (8 vol.). En voici le contenu :
I.
Philosophie théorique. t. I : 1792, Critique de l'Énésidème
de Reinhold; - 1794, Du Concept de la doctrine de la Science. Fondements
de la doctrine générale de la Science. Précis de la
doctrine générale de la Science avec appendice sur la dignité
de l'homme; - 1797, Deux Introductions à la doctrine de la Science.
Essai d'une nouvelle exposition de la doctrine de la Science. - T. Il :
1801, Exposition de la doctrine de la Science; - 1800, De la Destination
de l'homme; - 1801, Rapport clair comme le jour sur la nouvelle philosophie.
Réponses à Reinhold ; - 1810, les Données de la conscience.
Précis général de la doctrine de la Science.
II.
Philosophie morale et politique. T. III : 1796-99, Fondements du droit
naturel d'après les principes de la doctrine de la Science; - 1800,
l'État commercial fermé. - T. IV : 1798, le Système
de la morale d'après les principes de la doctrine de la Science;
- 1813, la Politique ou du rapport de l'État primitif au règne
de la Raison.
III.
Philosophie religieuse. 1792, Essai d'une critique de toute révélation
; -1798, Du Fondement de notre foi en un gouvernement divin du Monde ;
- 1799, Appel au public contre l'accusation d'athéisme. Défense
judiciaire contre l'accusation d'athéisme ; - 1806, Instruction
pour la vie bienheureuse.
IV.
Philosophie populaire. T. VI : 1793, Demande en restitution de la liberté
de pensée, adressée aux princes de l'Europe. Observations
pour servir à rectifier le jugement du public sur la Révolution
française; - 1794, Quelques Leçons sur la destination du
savant; - 1805, De l'Essence du savant. - T. VII : 1804, les Traits caractéristiques
du siècle présent ; -1808, Discours à la nation allemande;
- 1807-1813, Fragments politiques. - T. VIII 1793-1811, Mélanges
et écrits divers.
En
librairie
- Fichte, Revendication de la liberté de penser, Le Livre
de poche, 2003. - Nouvelle présentation de la doctrine de la
science, Vrin, 1999. - Théorie de la science, Aubier,
2001. - Fondement du droit naturel, selon les principes de la doctrine
de la science, PUF, 2000. - Le système de l'éthique,
PUF, 2000. - Rapport clair comme le jour sur le caractère propre
de la philosophie nouvelle, Vrin, 1999. - Méditations personnelles
sur la philosophie élémentaire, Vrin, 1999. - La destination
de l'homme, Flammarion (GF), 1999. - Considérations sur la
Révolution française, Payot. - Machiavel,
Payot.
Hegel,
La
différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et
de Schelling, Vrin.
Jean-Christophe Goddard, Fichte, l'émancipation philosophique,
PUF, 2003.- Du même, Fichte, le moi et la liberté,
PUF, 2000. - Jean-François Goubet, Fichte et la philosophie transcendantale
comme science, L'Harmattan, 2002. - Jean-Marie Vaysse, Lectures
de Fichte, Presses universitaires du Mirail, 2001. - A. Philonenko,
Métaphysique
et politique, Kant et Fichte, Vrin, 2001. -
Martial Guéroult, Etudes sur Fichte, Aubier, 2001. - Miklos
Veto, Fichte, de l'action à l'image, L'Harmattan, 2001. -
Franck Fischbach, Fichte et Hegel, la reconnaissance, PUF, 1999.
- Luc Vincenti, Pratique et réalité dans les philosophies
de Kant et de Fichte, Kimé, 1998. - Du même, Education
et liberté, Kant et Fichte, PUF, 1992. - B. Bourgeois, L'idéalisme
de Fichte, Vrin, 1995. |
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