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Les mots utilitarisme,
utilitaire
(anglais utilitarian) auraient été, si nous en croyons Stuart
Mill, emprunté par lui à un livre de Galt, Annals of the Parish,
et c'est Mill qui le premier l'aurait mis en usage, avec l'acception philosophique
qui a définitivement prévalu. Cette expression dénomme un système de
morale, dont le passé remonte jusqu'à l'antiquité grecque, mais qui
a rencontré au XVIIIe siècle et dans
la première moitié du XIXe ses plus célèbres
adhérents. Plus spécialement, elle a désigné, dans l'Angleterre moderne,
un groupe d'hommes politiques, soucieux de posséder une théorie éthique
commune et d'appuyer sur des principes généraux, de justifier par une
méthode abstraite leur programme d'action : ce furent les mêmes hommes,
pour la plupart, que l'on appela les « radicaux philosophiques
», et auxquels la démocratie britannique doit quelques-unes de ses plus
brillantes victoires. Mais ici, c'est à l'acception spéculative que nous
devons nous limiter.
Quand nous disons « utilité »,
nous signifions la proportion selon laquelle une chose donnée, ou un acte
donné, peuvent aider à atteindre une fin elle-même déterminée. En
conséquence, une morale de l'utile sera celle qui enseignera que nos actions
on nos tendances à agir devront être appréciées en raison de leur efficacité
dans la poursuite d'un but qui devra être tenu pour le suprême utile.
Mais cet utile par excellence, quel sera-t-il? Le bonheur. Et que l'on
ne se mette pas en frais de dialectique pour distinguer entre- le point
de vue individuel et le point de vue collectif. Par le fait que nous naissons
sociaux, au milieu d'une société, que notre sensibilité s'oriente spontanément
dans des directions sociales, en même temps que notre intelligence nous
les indique comme prépondérantes sur les impulsions du pur instinct,
le bonheur individuel apparaît bien vite comme ayant le bonheur général
pour unique orientation. Il n'est pas un utilitaire informé qui n'écarte
avec dédain l'objection tendant à le murer dans l'égoïsme personnel
et ne tienne ce facile argument pour un contresens primordial.
Mais, social ou individuel, ce bonheur,
comment doit-il être compris? D'où procède l'idée que nous nous en
formons et par suite notre désir de le posséder?
Une critique, dont Belot a remarquablement fait
justice, est celle qui lui reproche de n'être qu'au concept abstrait,
réalisé par une métaphysique latente, assez inattendue chez des moralistes
qui se sont toujours donnés pour des empiristes,
en sorte qu'ils auraient ramené simplement par une voie détournée cet
« intuitionnisme » pour lequel Stuart Mill et ses devanciers avaient
témoigné une véritable horreur. L'objection, ici encore, est sans valeur.
Tout au plus inclinerais-je à reconnaître que Bentham
a pu y donner prétexte, tant il s'attarde peu à l'analyse de cette notion
initiale, pressé qu'il est d'en venir aux applications sociales et surtout
juridiques du principe eudémoniste. Mais il est entièrement d'accord
avec les moralistes de la même école à définir le bonheur par le plaisir
et l'absence de peine. L'hédonisme, telle
est donc la source indéniable de l'éthique utilitaire. Origine bien humble,
certes, et dont les consciences mystiques n'ont pas manqué de s'alarmer.
Le processus de pensée n'est que plus admirable qui a permis à une doctrine
morale, issue de cet instinctif appétit, commun,
ainsi que disait Epicure, à tout être vivant,
dès le premier instant qu'il a pris naissance, de s'élever à l'idéal
pratique du désintéressement, de l'abnégation et de sacrifice. A ce
point de vue, comme à tous les autres, Stuart Mill proclame fièrement
que le dogme de l'utilité ne redoute la comparaison avec aucune doctrine
rivale, non pas même avec celle de l'impératif catégorique.
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L'idéal
utilitaire
« Ce qui contribue
le plus à rendre la vie peu satisfaisante est le manque de culture intellectuelle.
Un esprit cultivé trouve matière à un intérêt inépuisable dans tout
ce qui l'environne [...].
Dans la nature des
choses, il n'est absolument rien qui s'oppose à ce que tout individu,
né dans un pays civilisé, ait en apanage la somme de culture intellectuelle
nécessaire pour lui faire prendre un intérêt intelligent à la contemplation
de ces objets. Et il n'y a pas davantage une nécessité absolue à ce
qu'aucun être humain soit un égoïste, n'ayant d'autres sentiments ou
préoccupations que ceux qui ont rapport à sa misérable individualité.
Mais un état de
choses bien supérieur à celui-ci se rencontre assez fréquemment, même
de nos jours, pour être un gage certain de ce que pourra devenir l'espèce
humaine [...].
Dans un monde où
il y a tant qui doive intéresser, tant dont on peut jouir, et tant aussi
à corriger et à améliorer, tout individu doué de cette modeste et indispensable
somme de bienfaits moraux et intellectuels, est susceptible d'une existence
qu'on peut qualifier d'enviable; et, Ã moins que, par le fait de lois
mauvaises ou de son asservissement à la volonté d'autrui,
il ne soit privé de puiser aux sources de bonheur qui sont à sa portée,
il ne manquera pas de jouir de cette existence enviable, pourvu qu'il échappe
aux maux positifs de la vie, aux grandes causes de souffrance physique
et morale, telles que la pauvreté, la maladie, et la dureté du coeur,
l'indignité ou la perte prématurée des objets de son affection. Le point
essentiel du problème consiste donc à lutter contre ces calamités. »
(J.
Stuart Mill, Mémoires).
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Le cadre restreint de cet article ne nous
permet pas de développer, comme nous aimerions, la filiation psychologique
et logique qui, du pur plaisir sensible, du plaisir «en mouvement
», ainsi que disaient les Grecs, a dérivé ce plaisir mental, ou plaisir
«en repos» qui allait, grâce à l'empire de plus en plus grand exercé
par la réflexion sur les désirs, se substituer à lui, tout au moins
se le subordonner absolument. Qu'il nous suffise de marquer les principaux
moments de cette génération. L'hédonisme étroit, brutal, ne mériterait
même pas le nom d'éthique ; il ne ferait que résumer un fait général,
celui des appétits se précipitant, sans règle ni méthode, sur les objets
qui leur offrent une immédiate satisfaction. Au reste ces appétits sont
loin de former un concert perpétuellement harmonieux. Des conflits parfois
terribles s'élèvent entre nos désirs; une sorte de concurrence vitale
règne entre eux, qui ne se dénoue point toujours pacifiquement. La conscience
réfléchie, la volonté ont à intervenir et à prendre parti. Or, dès
le moment que s accomplit cette ingérence, l'hédonisme proprement dit
a pris fin et l'eudémonisme commence. L'examen, en effet, même le plus
superficiel de nous-mêmes, ne tarde pas à nous révéler les différences
profondes qui séparent nos divers genres de plaisirs, différences non
seulement dans la quantité, mais surtout dans la qualité. Et ces différences
sont si fortes, si manifestes, que l'humanité mentirait à son expérience
ininterrompue en déclarant les jouissances sensibles supérieures, par
conséquent préférables, à la satisfaction de nos inclinations intellectuelles
et sociales. C'est là un fait aussi constant qu'il est universel, et ce
fait est la hase même de l'utilitarisme.
« Un bien
petit nombre de créatures humaines consentiraient, dit Stuart Mill, Ã
se transformer en des animaux inférieurs, sur la promesse de la pleine
jouissance des plaisirs dela bête, nul être humain intelligent ne voudrait
être un ignoramus, nulle personne ayant du sentiment
et de la conscience ne voudrait être égoïste et vile, quand bien même
ils seraient persuadés que le fou, l'idiot, le coquin est plus content
de son lot qu'ils ne le sont du leur. Ils ne renonceraient pas à ce qu'ils
possèdent en plus de lui, pour la satisfaction plus complète de tous
les désirs qu'ils ont en commun avec lui.»
En même temps que la considération de la
qualité des plaisirs, il est un autre élément d'appréciation, élément
d'une importance considérable, qui, dès lors qu'il est entré en ligne
de compte, a rendu nécessaire le contrôle rigoureux de nos tendances
sensibles par nos facultés intellectuelles et la prise de possession de
la vie agissante par la raison. Cet élément n'est autre que la notion
de durée, l'idée que nos états actuels de sensibilité auront sans doute
un lendemain et un surlendemain. Or l'imagination nous peut représenter
ces états futurs avec une intensité et une énergie assez grandes pour
tenir en échec et même pour surmonter d'une manière écrasante les ardentes
sollicitations du désir immédiat. Ce fut là l'immense progrès accompli
par la morale d'Epicure sur celle des Cyrénaïques.
La notion de durée, surtout, si on lui adjoint le concept complémentaire
de causalité, en vertu duquel nous comprenons que tels et tels actes présentement
exécutés en vue de conquérir une jouissance prochaine sont eux-mêmes
gros de conséquences qui peuvent, dans un avenir plus ou moins prolongé,
nous faire expier cruellement les satisfactions sensibles dont la promesse
nous aura séduits, une telle notion, disons-nous, interdit au moraliste
de s'en tenir au point de vue naïvement instinctif auquel Aristippe
s'était confiné. Elle ouvre l'ère de la prévision, de la comparaison,
du calcul. Ce n'est plus le sentiment qui dirige
l'humain; c'est la réflexion. Et l'on comprend de la sorte qu'Epicure,
partie de l'hédonisme pur et simple, se soit par l'intermédiaire de cette
tetrapharmakos,
ou quadruple remède dont un fragment d'Herculanum
nous apprend que les fidèles de la secte se pénétraient religieusement
(les dieux n'existent pas ; l'âme est mortelle; nulle douleur n'est intolérable
; la mort n'est pas un mal élevé jusqu'à un idéal éthique d'intellectualité
sereine que le stoïcisme n'a pas dépassé).
Toutefois, l'utilitarisme épicurien
nous apparaît comme essentiellement individualiste.
Sans doute la société de sages qui avaient fait consister ainsi l'éthique
en une recherche méthodique du bonheur, ne concevaient pas que cette suprême
fin dût être atteinte par l'individu solitaire, insoucieux de tous ses
semblables. Loin de là , ils professaient le culte de l'amitié et savaient
les charmes d'une élection affectueuse entre tous ces humains qui nous
entourent. Ce n'en reste pas moins un idéal aristocratique, d'où est
bannie toute préoccupation portant sur les destinées
générales de l'humanité. Le souci même de la cité n'y. occupe qu'une
place minime, tout juste celle qui est requise pour que l'administration
de la justice, cette sauvegarde des individus, assure à chacun d'eux la
sécurité, sans laquelle le non dolere, ce bien auquel tous les autres
biens se suspendent, serait à tout instant compromis.
Au vrai, c'est aux modernes qu'il faut
venir pour rencontrer l'utilitarisme social, c.-.à -d. la forme définitive
de la morale eudémoniste. Au XVIe siècle,
Bacon
de Vérulam en a retracé, à son ordinaire, un plan à la fois vague
et magnifique, dans lequel la norme de l'intérêt général était donnée
tout ensemble comme acquise par l'expérience humaine et comme objectivement
inscrite au coeur de la nature universelle. Après lui, chez Hobbes,
elle se complique de tout un système politique dans lequel la doctrine
morale vient s'inscrire, bien loin de l'avoir précédé. Chez Berkeley,
comme on en peut juger par le Discours sur l'obéissance passive,
on la trouve superposée à une téléogie théologique, déjà tout analogue
à celle par laquelle plus tard s'illustrera Paley. En réalité, le philosophe
qui, aux XVIIIe siècle et dans une bonne
partie du XIXe siècle, assurera à l'utilitarisme
social une place d'honneur parmi les doctrines morales modernes, est sans
contredit Jeremy Bentham.
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La vertu
utilitaire selon Bentham
« L'approbation
sera déterminée par la tendance d'une action à accroître le bonheur;
la réprobation, par la tendance d'une action à diminuer le bonheur.
Essayons de donner
à ce principe tous ses développements. Toutes les fois qu'il y aura une
portion de bonheur, quelque petite qu'elle soit, sans aucun mélange de
mal, il y aura lieu à approbation, quoiqu'il n'y ait pas nécessairement
évidence de vertu. La vertu suppose un effort, la conquête d'un obstacle
ayant une somme de bonheur pour résultat. Il peut y avoir, en effet, beaucoup
de bien dans le monde qui n'est le résultat d'aucune vertu. Mais il n'y
a pas de vertu là où il n'y a pas un excédant définitif de bonheur.
L'aptitude à produire
le bonheur étant le caractère de la vertu, et tout le bonheur se composant
de notre bonheur à nous et de celui d'autrui, la production de notre bonheur
est de la prudence, la production du bonheur d'autrui est de la bienveillance
effective. L'arbre de la vertu est ainsi divisé en deux grandes tiges
sur lesquelles croissent toutes les autres branches de la vertu...
Ce n'est que par
référence aux peines et aux plaisirs qu'on peut attacher une idée claire
au mot de vertu et de vice. Quelque familières que ces dénominations
soient à l'oreille, tout ce qui, dans leur signification, ne peut être
ramené sous la loi de leur relation avec le bonheur et le malheur, continuera
et doit continuer à rester indécis et confus.
Un acte ne peut donc
être qualifié de vertueux ou de vicieux qu'en tant qu'il produit du bonheur
ou du malheur. La vertu elle vice sont des qualités inutiles, à moins
d'être estimées par leur influence, sur la création du plaisir et de
la peine : ce mot représente des entités fictives dont on parle comme
de choses réelles, afin de rendre le langage intelligible; et sans ces
sortes de fictions, il n'y aurait pas possibilité de conduire une discussion
sur ces matières. L'application du principe déontologique pourra seule
nous mettre à même de découvrir si des impressions trompeuses sont communiquées
par l'emploi de ces locutions; et, après un examen approfondi, un trouvera
que la vertu ou le vice ne sont que les représentations de deux qualités,
savoir : la prudence et la bienveillance effective, et leurs contraires,
avec les différentes modifications qui en découlent et qui se rapportent
d'abord à nous, puis à tout ce qui n'est las nous.
Car, si l'effet de
la vertu était d'empêcher ou de détruire plus de plaisir qu'elle n'en
empêche, les noms de méchanceté ou de folie seraient les seuls qui lui
conviendraient : méchanceté, en tant qu'elle affecterait autrui; folie
par rapport à celui qui la pratiquerait. De même, si l'influence du vice
était de produire le plaisir et de diminuer la peine il mériterait qu'on
l'appelât bienfaisance et sagesse.
La vertu est la préférence
donnée à un plus grand bien comparé à un moindre; mais elle est appelée
à s'exercer quand le moindre bien est grossi par sa proximité, et que
le plus grand est diminué par son éloignement. Dans la partie personnelle
du domaine de la conduite, c'est le sacrifice de l'inclination présente
à une récompense personnelle éloignée. Dans la partie sociale, c'est
le sacrifice qu'un homme fait de son propre plaisir pour obtenir, en servant
l'intérêt d'autrui, une plus grande somme de plaisir pour lui-même [...].
Proportionnellement
au pouvoir qu'un homme a acquis de maîtriser ses désirs, la résistance
à leur impulsion devient de moins en moins difficile, jusqu'à ce qu'enfin,
dans certaines constitutions, toute difficulté s'évanouit.
Par exemple, dans
sa jeunesse, un homme peut avoir contracté le goût du vin, ou d'une espèce
particulière d'aliments. S'il se trouve que ces aliments ne conviennent
pas à sa constitution, peu à peu le malaise qui accompagne la satisfaction
de son appétit devient si fréquent et se présente si constamment Ã
son souvenir, que l'anticipation d'une peine future certaine acquiert assez
de force pour lui faire surmonter l'impression du plaisir présent. L'idée
d'une souffrance plus grande, quoique éloignée, a atteint celle d'une
jouissance moindre, mais actuelle. Et c'est ainsi que, par la puissance
d'association, des choses qui avaient été d'abord des objets de désir
deviennent des objets d'aversion, et que, d'autre part, des choses autrefois
objets d'aversion, comme par exemple les médicaments, deviennent des objets
de désir. Dans l'exemple que nous avons cité plus haut, le plaisir n'étant
pas en la possession de l'individu, n'a pu par conséquent être sacrifié;
il n'existait pas. Il n'y avait pas non plus abnégation; car, comme le
désir qui demandait autrefois à être satisfait n'existait plus, il n'y
avait plus de besoin auquel l'abnégation pût être opposée. Quand les
choses en sont à ce point, la vertu, bien loin d'avoir disparu, est arrivée
au contraire à son plus haut point d'excellence et brille de son plus
beau lustre. Elle serait bien défectueuse, en effet, la définition de
la vertu qui n'admettrait pas dans le cercle de ses limites ce qui en constitue
la perfection.
L'effort est, sans
contredit, une des conditions nécessaires à la vertu; quand il s'agit
de prudence, c'est dans l'intelligence qu'est le siège de cet effort;
pour la bienveillance effective, c'est principalement dans la volonté
et les affections qu'il réside. »
(J.
Bentham, Traité de Législation pénale, I).
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Cependant Bentham n'est pas, Ã proprement
parler, et certainement il se fût défendu d'être un théoricien de la
morale. La spéculation pure ne tente point sa réflexion; la pratique,
l'organisation politique, juridique, économique de la vie collective l'invitent
trop puissamment pour qu'il ne prenne pas en dédain, comme il aimait Ã
dire, « les vagues généralités » de la réflexion métaphysique Sa
psychologie même est plutôt courte, et ce fut la grande lacune que, dans
le benthamisme, son fervent disciple, James Mill,
s'efforcera de combler. A strictement parler, Bentham n'a pas créé une
oeuvre originale. Son point de départ ne lui appartient pas, ni même
l'important itinéraire qui doit le conduire à formuler les principes
de sa philosophie sociale. Il s'est tout d'abord inspiré, je ne dirai
pas d'Epicure, dont il n'a point souci, mais
de deux hommes, dont un surtout, Helvétius,
a exercé sur le mouvement de sa pensée une influence considérable. L'élégant
auteur de ce livre de l'Esprit
avait répandu dans toute l'Europe et plus particulièrement en Angleterre,
ou son nom était célèbre, les axiomes de l'utilitarisme social, en les
dérivant de l'hédonisme et en tirant d'eux, par voie de conséquence,
un ingénieux système d'amélioration humaine indéfinie, sous la seule
influence de l'éducation. Cette vue sera dominante dans toute l'école
benthamise ; elle constituera le point central de toute la philosophie
morale et politique de Stuart Mill.
Moins; apparente et, j'y consens, moins
étendue, mais certaine cependant aussi, fut l'action exercée sur Bentham,
soit directement, soit par l'entremise de ce tumultueux et intuitif penseur
que fut Priestley, soit par l'admirable ouvrage
de David Hartley : les Observations sur l'homme.
Dans ce livre, en effet, la base psychologique et même physiologique de
l'utilitarisme se trouvait jetée, grâce à la théorie de l'association
des idées, des sentiments et des volitions,
théorie elle-même rattachée à une hypothèse physiologique bien plus
fragile et éphémère, dont Bentham ainsi que Priestley purent sans inconvénient
l'affranchir : l'hypothèse des vibrations. D'après Hartley, le jeu de
l'association déterminait automatiquement (car du système hartleyen,
comme de la plupart des doctrines utilitaires, la faculté d'un libre
arbitre prétendu a été bannie), le désir et par suite la volonté
à dépasser , au nom de l'égoïsme même, les
fins de l'égoïsme et à poursuivre pour cette humanité, dont nous sommes
membres, un perfectionnement indéfini. Tels des modernes critiques de
l'utilitarisme, ceux-là notamment dont, en 1894, Belot, avec tant de force,
a fait la critique à leur tour, auraient trouvé quelques-unes de leurs
objections les plus graves résolues d'avance, s'ils avaient connu les
sources hartleyennes, latentes chez Bentham, apparentes chez les deux Mill,
de la psychologie et de l'éthique utilitaire. Cette adhésion au hartleyisme
est un fait capital dans le développement de l'utilitarisme; l'intérêt
en est décisif, moins encore au point de vue historique qu'au point de
vue de la cohésion et de la logique du système; car elle nous rend compte
pourquoi les philosophes de l'école se sont si peu mis en frais pour franchir
le passage du plaisir au bonheur, de l'intérêt égoïste aux aspirations
sociales et humanitaires : ils tenaient que ce passage avait été avant
eux, bien et dûment franchi.
Il faudrait étudier chez Bentham
et chez son propagandiste Dumont de Genève l'utilitarisme sous la forme
mathématique que cet esprit avide de rigueur s'est appliqué à lui donner.
Fort de son axiome : «le plus grand bonheur du plus grand nombre», ou,
plus concisément encore : «le plus grand bonheur», il s'est cru en possession
de fournir la genèse rationnelle des sentiments
moraux, des obligations, des lois civiles elles-mêmes; mieux encore, il
s'est flatté de tirer, par voie analytique, une méthode infaillible d'appréciation
de la conduite des penchants et des acte ; méthode que le calcul peut
préciser, à laquelle a été donné le nom d'arithmétique des plaisirs,
et qui toute doit aboutir à ce suprême résultat : «maximiser le plaisir;
minimiser la douleur». Tant il est vrai que, si raffiné l'utilitarisme
soit-il devenu aux mains d'un Bentham, les liens qui l'unissent à l'hédonisme
primitif subsistent toujours aussi serrés. L'intérêt aura beau dépasser
le plaisir, il ne le désavouera jamais.
En édifiant de la sorte la science de
la pratique, Bentham se félicitait d'avoir fait entrer l'éthique, comme
nous dirions aujourd'hui, dans la phase de la positivité. Il l'avait,
estimait-il, rendue objective et cela, d'abord, en la fondant sur les faits
dont le plus général était le commun effort en vue du bonheur; ensuite,
en la dérobant à tons ces critères variables et inconstants, tels que
le sentiment' altruiste,
dont un Adam Smith avait voulu faire le canon
pratique par excellence, et à la séduction duquel un penseur, aussi froid
que David Hume n'avait pu se défendre de céder.
Et en même temps il l'avait, pensait-il, ramenée en terre ferme, loin
des régions nuageuses où le pur rationalisme, enivré d'abstractions
et d'entités, l'avait voulu entraîner. Entre l'intuitionnisme des uns
et l'apriorisme constructif des autres, le maître utilitaire avait su
rencontrer le point médian, ou la vérité réside, ferire medium, comme
avait dit de Chrysippe
'Cicéron.
La valeur de cette philosophie est demeurée
grande; la portée sociale, la fécondité d'applications qui la distinguent,
la souplesse enfin de cette notion primordiale de bonheur, notion qui n'a
rien de figé, mais au contraire possède une nature foncièrement évolutive,
en ont fait durablement l'adversaire le plus redoutable qui se dresse devant
le système kantien du pur devoir. (Georges
Lyon).
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En
bibliothèque - Epicure (
Diog. Laërce, 1. X. Cicéron, De Finibus, I. VII). - Bacon, De
dignitate et augmentis scientiarum. - Hobbes, De homine et De
Cive.- Helvétius, De l'Esprit. - Hartley, Observations on
man. - Bentham et Dumont de Genève (Oeuvres Complètes). -
James Mill, Analysis of human mind. - John Stuart-Mill; The Utilitarianism
et Dissertations (art. Bentham). - Guyau,
Mémoire
sur la morale utilitaire, 1873. - Du même, la Morale anglaise contemporaine,
1879. - Durkheim, Division du travail social. - Fragapane, Contratualismo
e Sociologia contemporanea. - Marion,
Leçons de morale. - Belot,
l'Utilitarisme et ses nouveaux critiques, dans Revue de métaphysique
et de morale, juil. 1894. - Leslie Stephens,
The English Utilitarians;
1900. - Elie Halévy, la Formation du radicalisme philosophique et l'evolulion
de la doctrine utilitaire, 1901. |
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