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Gorgias
est un sophiste grec, né à Léontium vers
483 av. J.-C., mort à Larissa
vers 375 av. J.-C. Il fut envoyé à Athènes
comme ambassadeur pour demander du secours contre les Syracusains
par ses concitoyens qui admiraient fort son éloquence. Il séduisit les
Athéniens par ses discours. Peut-être Thucydide
et d'autres grands auteurs ont-ils été ses imitateurs, et par là Gorgias
aurait exercé une certaine influence sur le développement de la prose
attique.
Plus tard, il se fixa en Grèce
et parcourut les différentes villes en enseignant l'éloquence et la sophistique.
Il acquit ainsi une grande fortune et une grande célébrité. Il déployait
un grand luxe et portait des vêtements magnifiques; on dit qu'il s'était
élevé à lui-même une statue en or. Il mourut dans un âge avancé,
mais encore pleinde vigueur. Il avait composé divers ouvrages, six discours,
une Rhétorique et un traité philosophique, Sur la Nature ou
le Non-Etre; tous ces livres sont perdus. On lui attribue aussi l'Eloge
d'Hélène et la Défense de Palamède qui sont probablement
apocryphes.
Gorgias est avec Protagoras
le type accompli du sophiste. Nous ne devons nous occuper ici que de ce
qui lui appartient en propre, de ce qui caractérise son enseignement.
Voici, d'après l'analyse que nous en a conservée Sextus
Empiricus, la thèse qu'il soutenait. Il s'attachait à établir ces
trois propositions :
1° il n'y a rien;
2° s'il y avait quelque chose, on n'en
pourrait rien savoir;
3° si on en savait quelque chose, on ne
pourrait l'exprimer par le discours.
La démonstration
de la première proposition s'appuie sur
les principes de l'école
d'Elée. S'il y avait quelque chose, ce serait nécessairement un être,
ou un non-être, ou tous les deux à la fois. Or, ce ne peut être un non-être
: car il serait contradictoire de dire que le non-être est. D'ailleurs
puisque l'être et le non-être s'excluent, si on
accordait l'existence au non-être, il faudrait
la refuser à l'être, ce qui est absurde. Mais ce qui est ne peut pas
non plus être un être. En effet, il devrait avoir commencé ou n'avoir
pas commencé, être un ou plusieurs. Or il ne peut pas n'avoir pas commencé
: car ce qui est sans commencement est infini,
et ce qui est infini n'est nulle part, n'étant ni en lui-même parce que
le contenant diffère du contenu, ni dans un autre parce qu'alors il ne
serait pas infini.
Mais ce qui n'est nulle part n'est pas
du tout. Supposons d'autre part qu'il ait commencé : il sera sorti de
l'être ou du non-être. Mais rien ne peut sortir de l'être sans devenir
par lui-même autre que l'être, donc non-être. Et il ne peut sortir du
non-être, car si le non-être n'est pas, on peut lui appliquer le principe
: Rien ne sort de rien, et, s'il est, on vient de voir que rien
ne peut sortir de l'être. En outre, ce qui est ne peut être un ou plusieurs.
Il n'est pas un, car ce qui est véritablement un n'a pas de grandeur corporelle,
et ce qui n'a pas de grandeur corporelle n'est pas. Et il ne peut être
plusieurs, car toute pluralité est un nombre d'unités, et là où il
n'y a pas d'unité, il ne saurait y avoir pluralité. Enfin ce qui est
ne peut être à la fois être et non-être, car il est évident que ces
deux termes s'excluent.
S'il y avait quelque chose, on n'en pourrait
rien savoir. En effet, l'être n'est pas une pensée, et la pensée n'est
pas un être. Autrement, s'il y avait identité entre la pensée et l'être,
il faudrait dire que tout ce qu'on pense existe, et qu'il n'y a rien de
faux. Mais, si l'être est étranger à la pensée,
il n'est pas pensé, il est inconnaissable.
Enfin, s'il était connaissable, on ne
pourrait le faire connaître par les mots. Car les mots, loin de produire
la connaissance des choses, la supposent.
D'ailleurs, une même chose ne pouvant être dans des sujets différents,
celui qui parle et celui qui écoute ne sauraient avoir, à propos des
mots, la même pensée. Et alors même qu'une même chose serait dans des
sujets différents, elle leur apparaîtrait comme différente, par cela
seul que ces sujets sont différents et en différents lieux.
Nous n'avons pas à discuter ces arguments
: le caractère sophistique de plusieurs d'entre
eux saute aux yeux. Il convient seulement de remarquer d'abord que Gorgias
appliquait à sa manière une méthode dont les Eléates
avaient donné l'exemple; et en outre qu'il avait déjà aperçu quelques-unes
des difficultés qui devaient plus tard donner naissance à ce qu'on appelle
la théorie de la relativité
de la connaissance. Grote, dans son histoire de
la Grèce ,
a essayé de disculper Gorgias de l'accusation de sophistique; l'argumentation
qu'on vient de lire se rapporterait uniquement à l'être en soi, distingué
des phénomènes, ultraphénoménal, admis
par les Eléates. Mais rien dans les textes n'autorise cette distinction
: c'est d'une manière générale, sans distinction, ni réserves, que
Gorgias soutient que rien n'existe et que rien ne peut être connu ni exprimé.
Il est donc bien un sophiste.
On peut se demander encore avec Grote si
Platon,
dans le dialogue qui porte le nom de Gorgias, n'a pas exagéré
et faussé le caractère du sophiste et en général s'il n'a pas présenté
plutôt une caricature qu'un portrait de ses adversaires. Une étude attentive
de cette question montre qu'au moins pour le fond les assertions de Platon
sont exactes et qu'il n'a pas travesti la pensée des sophistes. Il convient
d'ailleurs de remarquer qu'il ne parle de Gorgias, comme de
Protagoras,
qu'avec les plus grands égards. Il fait une grande différence entre eux
et les sophistes de la deuxième génération, tels que Euthydème et Dionysodore;
ce sont ces derniers qu'il traite avec mépris et voue au ridicule. Gorgias
paraît avoir été un homme de talent et de beaucoup d'esprit, qui a mis
ses précieuses facultés au service d'une mauvaise cause. (Victor
Brochard). |
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