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Sénèque

Sénèque (Marcus Annaeus Seneca, dit le Rhéteur, pour le distinguer de son fils, surnommé le Philosophe, ci-dessous), est un rhéteur romain (54 av. J.-C.-42 ap. J.-C.). Né à Cordoue d'une famille de rang équestre, il était mari d'Helvia, père de Gallion, de Sénèque le philosophe et de Méla, grand-père de Lucain. Il vint à Rome sans doute après la bataille de Philippes, puis, son éducation finie, retourna en Espagne ou il se maria; ensuite, vers l'ère chrétienne, il se fixa à Rome, probablement pour l'éducation de ses enfants; il y mourut très âgé. 

Le nom de rhetor qui lui est donné semble indiquer qu'il avait été professeur de rhétorique, mais cela n'est pas sûr, car il n'en dit rien. La fortune considérable qu'il avait laissée fait plutôt supposer qu'il avait rempli un emploi de finance. 

Il avait écrit une Histoire de Rome depuis les guerres civiles, dont nous n'avons plus que de très courts fragments; en outre, comme il avait assisté avec passion aux exercices des rhéteurs les plus fameux, il a voulu en transmettre le souvenir à ses enfants dans un ouvrage qui a pour titre : Oratorum et Rhetorum sententiae, divisiones, colores, ou il rapporte ce qu'ont dit sur un certain nombre de sujets les rhéteurs et les orateurs qui revenaient parfois parler à l'école.

Il y avait un livre de Suasoriae, comprenant sept sujets délibératifs, que nous possédons, et dix livres de Controversiae, sujets judiciaires. Nous n'avons plus que les livres I, II, VII, IX et X; les autres nous sont connus par un Abrégé (Excerpta) assez mal fait, composé au IVe ou Ve siècle. 

Sénèque procède toujours à peu près de la même façon : après avoir donné un texte de loi, souvent inventé, et la matière, il passe en revue les Sententiae, c.-à-d. les idées de l'orateur sur l'application de la loi au cas donné, - les divisiones, soit les questions à traiter, - enfin les colores, partie où se donnait libre carrière l'imagination, car on désignait sous ce nom les prétextes imaginés pour « colorer » le crime. Chaque livre était précédé d'une préface, très soignée, où était présenté le portrait d'un ou de plusieurs des rhéteurs les plus éminents. 

Nous possédons les préfaces des livres I, II, III, IV, VII, IX et X; encore la préface du livre IX est-elle incomplète. Ce sont elles surtout qui nous font connaître les rhéteurs, surtout les quatre que Sénèque considère comme les plus importants : Porcius Latro, Fuscus Arellius, Junius Gallio et C. Albucius Silus. En outre, l'ouvrage nous montre, dans la pratique, cette éducation romaine, fondée sur l'éloquence, et que, sans lui, nous ne connaîtrions guère qu'en théorie. 

Enfin, il est intéressant d'y voir les causes que Sénèque, grand admirateur de Cicéron, au contraire de son époque, assigne à la décadence de l'art oratoire qu'il proclame et déplore : les raisons sont, d'après lui, d'abord le luxe et l'amour des plaisirs, de la vie facile et large, puis la suppression de la grande éloquence, qui a fait disparaître les récompenses et par suite les stimulants, si bien que l'on apprend à parler pour parler à l'école et non sur le forum. 

Le livre, à son apparition, a réussi; il est intéressant et amusant, il parlait d'un genre en faveur, et Sénèque flattait les goûts du temps par des anecdotes. Ce succès a persisté pendant tout le Moyen âge, mais alors ce que l'on admire, ce sont les sujets de romans qu'on y recueille dans un ouvrage intitulé Gesta Romanorum. Mlle de Scudéry même a fait des emprunts à Sénèque.

Sénèque (Lucius Annæus Seneca), est un philosophe romain né en Espagne, à Cordoue, dans les premières années (2, 3 ou 4) de l'ère chrétienne. Son père était le rhéteur M. Annaeus Seneca (ci-dessus); sa mère, Helvia, était une femme intelligente et d'un grand coeur. Son frère, Novatus, devenu Gallion par l'adoption, remplit de hautes fonctions; son autre frère, Méla, fut le père du poète Lucain. 

Venu de bonne heure à Rome avec sa famille, Lucius Annaeus Seneca fut sénateur sous Caligula; son talent oratoire ayant donné de l'ombrage à l'empereur, il quitta cette carrière pour s'adonner à la philosophie. Il embrassa la secte du Portique et ouvrit lui-même une école qui fut bientôt très fréquentée. Cependant, après la mort de Caligula, il courut la carrière des honneurs et arriva à la questure. 

Sous Claude, il fut accusé par Messaline d'intrigues criminelles avec Julie, fille de Germanicus et nièce de l'empereur, et fut exilé en Corse (41 de J.-C.); c'est en vain que pour obtenir son rappel il adressa les plus humbles supplications à l'affranchi Polybe, favori de Claude : il resta huit ans dans cet exil, et ne fut rappelé qu'à la mort de Messaline (48). La nouvelle impératrice, Agrippine, obtint son rappel, le fit élever à la préture et lui confia l'éducation de son fils Néron ( de 49 à 54) : il réussit mieux à orner l'esprit de son élève qu'à former son cœur. Quand Néron fut monté sur le trône, Sénèque resta auprès de lui comme un de ses principaux ministres, et réussit quelque temps, avec le concours de Burrhus, à contenir ce naturel féroce; mais bientôt l'empereur, se livrant à toutes sortes de crimes et de désordres, ne vit plus en lui qu'un censeur incommode. 

Sénèque voulut alors se retirer et rendre à l'empereur tous ses dons : Néron s'y opposa par hypocrisie et le combla de caresses; mais il ne tarda pas à se défaire de lui  (62) en l'enveloppant dans la conspiration de Pison : il lui envoya l'ordre de se donner la mort (65); le philosophe se fit ouvrir les veines et subit son sort avec une fermeté stoïque

On a reproché à Sénèque d'avoir amassé des richesses immenses pendant qu'il était en crédit, et d'avoir écrit en faveur de la pauvreté au milieu des jouissances du luxe. Tacite et surtout Dion Cassius ont rapporté plusieurs imputations peu honorables pour sa mémoire : c'est ainsi qu'on l'accuse d'avoir approuvé l'empoisonnement de Britannicus, et d'avoir fait l'apologie du meurtre d'Agrippine; mais ces accusations ne paraissent pas suffisamment fondées.

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Les oeuvres de Sénèque
Ouvrages perdus

On n'a plus les Discours qu'il avait composés, les lettres à Novatus, à Casonius, le De situ Indiae, le De motu terrarum, le De situ et sacris Aegyptiorum, l'Eloge de Messaline, les Exhortationes, le De natura lapidum, le De natura piscium, le De forma mundi, le De officiis, le De immatura morte, le De matrimonio, le De amicitia, le De remediis fortuitorum, le De superstitione, la Philosophia moralis, le De vita patris, etc. 

Ouvrages conservés

On a conservé la Consolation à Marcia, écrite sous Caligula, les Consolations à Helvia et à Polybe, qui datent de son exil en Corse, le De traquillitate animi, le De ira, le De brevitate vitae, postérieurs à la mort de Caligula; le De Clementia, le De beneficiis, le De constantia sapientis, le De vita beata, le De otio sapientis, le De Providentia, les Lettres à Lucilius, les Questions naturelles composées sous le règne de Néron, pendant que Sénèque était en faveur ou quand il fut en disgrâce. Le Ludus de morte Claudii, intitulé d'ordinaire l'Apocolokyntose, quoiqu'il n'y soit pas question d'une métamorphose en citrouille, est un pamphlet écrit, comme les Ménippées, en prose et en vers. 

Les tragédies, en dehors d'Octavie qu'on ne lui attribue plus, ne sauraient, sous la seule autorité de Sidoine Apollinaire, être revendiquées pour un Sénèque le Tragique, distinct du philosophe. Toutes d'ailleurs, Hercule furieux, Thyeste, Phèdre, OEdipe, les Troyennes, Médée, Agamemnon, Hercule sur l'Oeta, la Thébaïde en deux parties, OEdipe à Colone et les Phéniciennes, rappellent, par le fond comme par la forme, les autres oeuvres de Sénèque. Ces pièces, faites plutôt pour être lues que pour être représentées, n'ont aucune valeur dramatique; elles ne sont remarquables que par l'éclat et l'élégance du style; l'auteur y tombe souvent dans l'affectation. On peut les rapprocher des satires de Perse et de la Pharsale de Lucain, pour étudier la morale stoïcienne, adaptée à la poésie et aux habitudes romaines. On y a signalé la dureté de moeurs et la jactance ordinaires au théâtre espagnol, mais aussi des situations fortes qui ont inspiré Racine et Corneille, des sentences brillantes et concises, des arguments serrés qui rappellent l'auteur piquant, spirituel et intelligemment moral des Lettres le Lucilius

Quant à la correspondance de Sénèque et de saint Paul, qui eut un succès si grand au Moyen âge, il n'y a plus personne, depuis le Sénèque et saint Paul de Aubertin, pour la considérer comme authentique.

Principaux traités de morale et de philosophie

• De la vie heureuse (de Vita beata). Le bonheur consiste dans le souverain bien; c'est la vertu qui nous le donne; il faut, pour y parvenir, obéir toujours à la raison, en dominant les affections et les désirs. Sénèque, après avoir développé ces pensées, répond aux objections que peuvent lui susciter ses immenses richesses; il les a acquises légitimement, en use mieux que bien d'autres...

« Je ne suis pas encore un sage, dit-il, et même, pour laisser toujours quelque aliment à votre satire, je ne le serai jamais. Je ne me propose pas d'égaler les plus vertueux, mais de surpasser les méchants. Il me suffit de retrancher chaque jour quelque chose de mes défauts et de faire la guerre à mes erreurs. »
Cette ingénieuse apologie n'a pas arrêté le reproche, justement adressé à Sénèque, d'avoir écrit sur un pupitre d'or l'éloge de la pauvreté.

• De la Providence (de Providentia). Les épreuves des justes ne sont point opposées au dogme de la Providence; la vertu ne brille jamais d'un plus vif éclat qu'au sein de la douleur. Sénèque tolère le suicide comme remède au désespoir. 

Les traités De la tranquillité de l'âme (De traquillitate animi), De la colère (De ira), De la clémence (De Clementia), sont remplis de préceptes, donnés sous la forme d'entretiens familiers; le dernier a fourni â Corneille les traits les plus intéressants de sa tragédie de Cinna.

• Les consolations. Sénèque a laissé trois Livres de consolations; d'abord à Helvia, sa mère : il lui écrit, de son exil en Corse, pour la consoler de son absence et de plusieurs deuils récents; puis à Marcia, noble Romaine qui pleurait la perte de son fils; enfin à Polybe, affranchi de Claude; Sénèque, tout en lui exprimant ses regrets au sujet de la mort de son frère, sollicite la fin de son bannissement.

• Lettres à Lucilius (Ep. ad Luc.). Les Lettres à Lucilius, au nombre de cent vingt-quatre, sont comme autant de traités de morale; c'est dire qu'elles n'offrent pas toute la simplicité et le naturel du genre épistolaire; elles forment néanmoins la partie la plus estimée des oeuvres de Sénèque. Il y exprime de hautes pensées sur le divin, sur la charité à l'égard de tous les humains, même des esclaves, qu'il cherche à réhabiliter :

« Celui que vous appelez votre esclave, oubliez-vous qu'il est formé des mêmes éléments que vous? qu'il jouit du même ciel, qu'il respire le même air, qu'il vit et meurt comme vous? Il peut un jour vous voir esclave, comme vous le voir libre. »
Les sept livres des Questions naturelles (Q. N). L'ouvrage est adressé à Lucilius et dédié à Néron. Cet ouvrage est curieux en ce que, seul, il nous renseigne sur l'état des sciences, et notamment des sciences physiques, chez les Romains. Les sept livres traitent : du feu et des météores célestes, des éclairs et du tonnerre, de l'eau, des vents, des tremblements de terre et des comètes. 

L'ouvrage a été consulté, durant tout le Moyen âge, autant au moins que celui d'Aristote; mais, à la différence du savant écrivain grec, Sénèque y songe plus à la morale qu'à la science. L'auteur atteint parfois à la véritable éloquence, comme lorsqu'il décrit le cataclysme final qui doit, selon lui, engloutir le monde.

Sénèque est un des hommes les plus considérables de la période impériale, un de ceux dont les écrits, le style et les idées ont exercé la plus grande influence. C'est aussi un de ceux dont la vie et les oeuvres ont suscité les discussions les plus vives. Admirateur de la Rome antique, de tous les grands hommes de la République, de Régulus, de Cincinnatus et de Scipion, de Cicéron et surtout de Caton; d'un autre côté, partisan d'une vie cachée et soustraite au contact de la multitude, il a fait l'éloge du pouvoir absolu et il a été le ministre de Néron, il a même pu être considéré comme son successeur éventuel, sans qu'on puisse affirmer qu'il n'ait rien fait pour le devenir ou qu'il eût été fâché de l'être. Moraliste souvent austère, vantant la constance du sage, recommandant la sobriété, même l'abstinence des viandes et la pauvreté, il a été accusé d'adultère et de cupidité, il a possédé de grandes richesses, il a loué, d'une façon hyperbolique, Polybe et son maître Claude; il a préparé pour Néron l'éloge funèbre de son prédécesseur, et il a écrit cette satire virulente et grossière que constitue l'Apocolokyntose; il a vu, peut-être justifié le meurtre de Britannicus et d'Agrippine, le renvoi d'Octavie, la faveur d'Acté et de Poppée.

Le Moyen âge en a fait un saint, C. Martha l'a appelé un directeur de conscience et l'a rapproché de saint François de Sales comme de Fénelon, tandis que Diderot et La Harpe voyaient en lui, le premier, pour l'en louer, le second pour l'en condamner, le type du philosophe tel qu'on le concevait au XVIIIe siècle. Que Sénèque n'ait été ni voulu être un sage, c'est ce qu'il dit et répète sans cesse : 

« Je montre, dit-il, aux autres le droit chemin que j'ai connu trop tard, et après m'être lassé en courant de côté et d'autre (rectum iter, quod sero cognovi et lassus errando, aliis monstro, Ep. ad. Luc, VIII) ». 
Que, d'un autre côté, des accusations de Messaline ou du délateur Suilius manquent tout à fait d'autorité, c'est ce qu'on ne saurait contester. Enfin les documents nous manquent pour juger et apprécier sûrement dans son ensemble la vie privée et publique de Sénèque. Ce que nous pouvons, par contre, entreprendre et mener à bonne fin, c'est de montrer comment, par suite de la double éducation qui lui fut donnée, il se trouva lancé dans deux directions différentes, comment il « courut de côté et d'autre », avant de s'engager résolument dans la voie qui en fit un philosophe en spéculation et en pratique, comment, par conséquent, on se trompe lourdement quand on puise indifféremment dans toutes ses oeuvres, comme l'ont fait beaucoup d'historiens avant et après Eduard Zeller, pour déterminer ses pensées maîtresses et reconstruire ses doctrines.
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Sénèque.
Sénèque (Tableau du XVe s.).

Sénèque reçut une éducation de rhéteur et de sophiste, une éducation de philosophe. Rhéteur et sophiste, il le fut surtout à l'imitation de son père. Sévère, attaché aux usages des ancêtres pour qui l'autorité paternelle devait être incontestée, Sénèque le rhéteur semble avoir commandé en maître à sa femme et à ses enfants (Cons. ad. Helv.). Le plus illustre de ses fils avait une affection très vive pour sa mère, pour la tante qui l'avait soigné et aidé à obtenir la questure, pour ses frères, pour ses enfants et les leurs (Cons. ad Helv.); il pleurait si immodérément son ami Annaeus Serenus, qu'on le citait comme exemple parmi ceux dont la douleur a été le maître (quos dolor vicit. Ep. ad. Luc., LXIII); il trouvait que rien ne soulage et relève tant un malade que l'affection de ses amis (Ep. ad Lucil., LXIII); il quittait Rome pour se guérir de la fièvre, parce que le salut de sa femme Pauline était attaché au sien (Ep. ad Luc., CIV). Pour son père, l'affection et le respect sont plus grands encore. Ainsi, après avoir pris « la douce et facile habitude » de s'abstenir de nourriture animale, il y renonce parce que son père craint qu'on n'y voie une marque de superstition et une sorte d'affiliation aux religions étrangères (Ep. ad Luc., CVIII). Plus tard, malade et souffrant, réduit à la dernière maigreur, et disposé à se donner la mort, il s'en abstient, parce que son père, très âgé et qui l'aime beaucoup, aurait autant de raison de le regretter que lui de vouloir mourir (Ep. ad Luc., LXXVIII). Ce père, qui l'amenait si aisément à abandonner une règle de vie qu'il jugeait excellente, et à conserver une vie qu'il aurait voulu abandonner, exerça comme maître une influence très profonde et très durable. 
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Extraits des Lettres à Lucillius, de Sénèque

I. - L'âme du sage est divine

« Les rayons du soleil touchent la terre, mais tiennent encore au foyer d'où ils émanent; de même l'âme sublime et sainte du sage, envoyée sur la terre pour nous montrer la Divinité de plus près, tout en vivant au milieu de nous, reste encore attachée à la céleste patrie. Elle y tient, elle la regarde, elle y aspire; c'est un génie supérieur descendu parmi nous. Quelle est cette âme? - Celle qui ne se repose que sur ses propres biens. »  (Lettre XLI).

II. - Ce qui nous est propre et ce qui nous est étranger

« Quelle folie d'admirer dans un homme ce qui lui est étran ger! de s'extasier devant ce qui peut en un moment passer à un autre! Le frein d'or ne rend point un cheval meilleur. On ne doit se glorifier que de ce qui est sien. On aime une vigne dont les sarments sont chargés de grappes, dont les appuis suc combent sous le faix. Ira-t-on lui préférer une vigne au raisin, au feuillage d'or? Non, le mérite de la vigne est dans sa fertilité; chez l'homme, il faut louer ce qui est de l'homme. Il a de beaux esclaves, un palais magnifique, des moissons abondantes, un revenu; tout cela n'est pas lui, mais bien son entourage. Admirez en lui ce qu'on ne peut ni lui donner ni lui ravir, ce qui est propre à l'homme ; c'est-à-dire son âme, et, dans son âme, la sagesse. » (Lettre LXIII).

III. - Le sage et Jupiter

« Sextius avait coutume de dire que " Jupiter n'est pas supérieur à l'homme de bien".  Sans doute, Jupiter a plus de choses à donner aux hommes; mais, à mérite égal, on n'est pas meilleur pour être plus riche; pas plus qu'entre deux marins qui entendent également bien la navigation vous ne direz que celui qui a le plus beau vaisseau soit le plus habile. Qu'a Jupiter qui le mette au-dessus de l'homme de bien? C'est d'être bon plus longtemps. De même qu'entre deux sages, celui qui est mort plus âgé n'est pas plus heureux que celui dont la vertu fut limitée à un plus petit nombre d'années, de même Dieu ne surpasse pas le sage en félicité, quoiqu'il le surpasse en âge. Ce n'est pas la durée de la vertu qui en fait la grandeur. Jupiter possède tous les biens, mais pour en abandonner la jouissance aux autres : le seul usage qu'il en fasse, c'est de les faire servir au bonheur de tous; le sage voit avec tout autant de tranquillité et de dédain que Jupiter les richesses concentrées dans les mains des autres; il a même cet avantage sur Jupiter, que ce dieu ne peut pas en user; tandis que lui, sage, ne le veut pas. Suivons donc Sextius qui, en nous montrant la bonne route, nous crie : 

« C'est par là qu'on arrive au ciel; c'est la frugalité, c'est la tempérance, c'est le courage qui y conduisent. » 
Les dieux ne sont pas dédaigneux, non plus que jaloux; ils admettent ceux qui veulent monter avec eux, et leur tendent volontiers la main. Vous paraissez surpris que l'homme puisse pénétrer chez les dieux. Mais la Divinité elle-même descend chez les hommes, et, bien plus, dans les hommes. Il n'y a point d'âme vertueuse là où Dieu n'est pas.»  (Lettre LXXIII).

IV. - Notre mal n'est pas au dehors, il est au dedans de nous

« Pourquoi nous faire illusion ? Notre mal n'est pas au dehors, il est au dedans de nous-mêmes : il a son siège dans nos entrailles. Si nous recouvrons difficilement la santé, c'est que nous ne nous savons pas malades. » (Lettre XII).

V. - La mort volontaire

« Quoi de plus beau que cette maxime que je confie à ma lettre pour vous la soumettre?

" Il est dur de vivre sous le joug de la nécessité; mais je ne vois pas la nécessité d'y vivre assujetti. " 
Eh! pourquoi le subir en effet? partout des routes nous mènent à la liberté, nombreuses, courtes, faciles. Rendons grâces à la Divinité; elle n'a enchaîné personne à la vie; on peut fouler aux pieds jusqu'à la nécessité. » (Lettre XII).

VI. - L'égalité entre les hommes

« Songez un peu que cet homme que vous appelez votre esclave est né de la même semence que vous, qu'il jouit du même ciel, respire le même air, et, comme vous, vit et meurt. Il peut vous voir esclave, comme vous pouvez le voir libre. A la défaite de Varus, que de Romains d'une illustre naissance, à qui leurs exploits allaient ouvrir le sénat, se sont vus rabaissés par la fortune! De l'un elle a fait un berger, de l'autre un gardien de chaumière. Méprisez donc un homme pour sa condition, qui, toute vile qu'elle vous paraît, peut devenir la vôtre! Je ne veux point entreprendre une tâche immense, discuter l'emploi que l'on doit faire de ces esclaves, victimes de notre orgueil, de notre cruauté, de nos mépris; je réduis mes préceptes à un seul :

" Traitez votre inférieur comme vous voudriez être traité par votre supérieur. »
Ne pensez jamais à votre pouvoir sur votre esclave, sans songer en même temps à celui qu'un maître aurait sur vous. » (Lettre XLVII).

VII. - Les esclaves

« J'ai appris avec plaisir de ceux qui viennent d'auprès de vous que vous vivez en famille avec vos esclaves! je reconnais là votre prudence et vos principes. Ce sont des esclaves; dites plutôt des hommes. Des esclaves! dites des hommes logeant sous le même toit. Des esclaves! dites plutôt des amis dans l'abaissement. Des esclaves! eh! oui, des compagnons d'esclavage, si nous considérons que la fortune a un égal pouvoir sur eux et sur nous.
[...]
Aussi je ris, quand je vois des hommes tenir à déshonneur de souper avec leur esclave; et pourquoi? parce qu'un usage insolent entoure le maître, à son souper, d'une foule d'esclaves debout autour de lui, Il prend, ce maître, plus de nourriture qu'il n'en peut contenir; il surcharge avec une effrayante avidité son estomac déjà plein et déshabitué de ses fonctions; il avale avec peine, pour rejeter avec plus de peine encore; cependant ses malheureux esclaves ne peuvent ouvrir la bouche, pas même pour lui parler. Le fouet est là pour étouffer tout murmure; le hasard lui-même n'est pas pour eux une excuse; une toux, un éternument, un hoquet, le plus léger bruit, sont autant de crimes suivis du châtiment. Toute la nuit ils restent debout, à jeun, en silence. Qu'en arrive-t-il? on se tait devant le maître, on parle de lui en arrière. Mais les esclaves dont les lèvres n'étaient pas cousues, ceux qui pouvaient converser devant le maître et avec lui, ceux-là étaient prêts à mourir pour lui, à détourner sur leur tête le péril qui le menaçait. Ils parlaient à table, mais ils se taisaient à la torture. C'est encore notre arrogance qui a créé ce proverbe :

 "Autant d'esclaves, autant d'ennemis ".
Nos ennemis! ils ne le sont pas; c'est nous qui les faisons tels. Je me tais sur d'autres preuves de notre barbarie et de notre inhumanité à leur égard; je ne vous les montre pas assimilés aux bêtes de somme, et comme tels, encore trop accablés; tandis que nous sommes mollement étendus pour souper, l'un essuie les crachats, l'autre, penché, recueille ce que rejette l'estomac des convives pleins de vin; un troisième découpe les oiseaux les plus rares, et, promenant avec aisance sa main savante de l'estomac au croupion, les partage en aiguillettes. Il ne vit, le malheureux, que pour dépecer proprement des volailles; heureux encore de faire ce métier par besoin, au lieu de l'enseigner par plaisir! Cet autre, chargé de la censure du repas, reste sans cesse debout, et note ceux des convives dont les flatteries, dont les excès de gourmandise ou de langue mériteront une invitation pour le lendemain. Ajoutez ces pourvoyeurs habiles, initiés à tous les goûts du maître, qui savent quel mets le réveille par sa faveur, le réjouit par son aspect.

Celui-là est un fou, qui, faisant marché pour un cheval, n'en regarde que la housse et le frein, sans songer à la bête; mais plus fou encore est celui qui juge un homme sur son habit, ou bien sur sa condition, qui est encore pour nous une espèce d'habit. Il est esclave; mais peut-être son âme est libre. Il est esclave; doit-on lui en faire un crime? Eh! qui ne l'est pas? esclave de la débauche, esclave de l'avarice, esclave de l'ambition : tous du moins esclaves de la peur! Je vois ce consulaire asservi à une vieille femme, ce riche à une servante, des jeunes gens de la première qualité à des comédiennes. Il n'est pas de servitude plus honteuse que la servitude volontaire. Que les dédains de ces hommes ne vous empêchent donc pas de vous dérider avec vos esclaves, et d'exercer votre autorité sans orgueil. Faites-vous respecter plutôt que craindre.

On va m'accuser d'arborer pour les esclaves le bonnet de la liberté, d'attaquer l'autorité des maîtres; eh bien! je le répète, mieux vaut de leur part le respect que la crainte. - Ainsi donc les voilà sur le pied de nos clients et de protégés! - Et vous-même, voulez-vous donc que les maîtres soient plus difficiles que Dieu? il se contente de respect et d'amour. »  (Lettre XLVII).

VIII. - Il faut s'éloigner de la foule. - Les jeux du cirque

«  Que dois-je le plus éviter? me dites-vous. - La foule... Le hasard m'a conduit au spectacle de midi; je m'attendais à des jeux, à des facéties, à quelque divertissement fait pour délasser de la vue du sang humain. Je me trompais : la pitié présidait aux combats précédents; maintenant plus de bagatelles : on veut l'homicide pur. Rien ne couvre le gladiateur, tout son corps est exposé aux dangers; chaque coup fait sa blessure. Aussi préfère-t-on ce spectacle aux combats ordinaires ou de faveur. Eh! que de raisons de le préférer! Point de casque, point de bouclier, point d'obstacle au fer. A quoi bon ces armures? cet art de l'escrime? à rien, qu'à retarder la mort. Le matin, l'homme est exposé aux lions et aux ours; à midi, aux spectateurs. Il vient de tuer, il va l'être; et le vainqueur est réservé pour un autre massacre. Le sort de tous les combattants est la mort; le fer et le feu en sont l'instrument. Tels sont les intermèdes de l'arène.

[...]

« Tue, brûle, frappe. Pourquoi tant hésiter à fondre sur le fer? tant de circonspection à tuer? tant de mauvaise grâce à mourir? » 
Le bâton les pousse contre le fer; ils se jettent le sein nu au-devant de blessures réciproques. Le spectacle est interrompu! que, dans l'entracte, des hommes s'égorgent; cela fait toujours passer le temps.

Peuple insensé, ne comprends-tu donc pas que les mauvais exemples retombent sur celui qui les donne? »  (Lettre VII).
 

(Sénèque, Lettres à Lucilius).

De lui nous avons, comme on l'a dit plus haut, des Suasoriae et des Controversiae, c.-à-d. des recueils de causes politiques et de causes judiciaires, débats fictifs où l'on généralisait une question particulière, où l'on particularisait une idée générale, où l'on déclamait pour plaire plutôt que pour convaincre, où l'on préférait les ornements aux arguments, où l'on flattait l'oreille par des sentences ou des amplifications pour se faire applaudir et non pour prouver sa cause. Les sujets sont imaginaires, invraisemblables, extravagants; on invoque des lois inventées à plaisir, les situations sont incroyables, les sentiments extraordinaires. On n'a plus le sens de la réalité, on n'a plus le sens de l'effort, on abuse des procédés, on remplace les arguments par des idées générales, on cache la banalité du fond par la recherche ou la préciosité de la forme. 

Comme Ovide, Pline le Jeune et Juvénal, Sénèque sera souvent et longtemps un rhéteur, auquel se joindra un sophiste, d'autant plus subtil, d'autant plus ingénieux qu'il aura suivi les leçons des philosophes. Doué d'un goût très vif pour les sciences, dont témoignent toutes ses oeuvres, perdues ou conservées, pour la philosophie qui lui semble, comme à Cicéron, propre à nourrir l'éloquence et à guider l'homme privé et public, il apprend avec Sotion et son maître Sextius, à être tempérant et à s'abstenir de nourriture animale, à « monter au ciel » par la frugalité, la force, la constance, à combattre la fortune, à concevoir la grandeur du souverain bien sans désespérer de l'acquérir. A l'école du stoïcien Attale, où il entrait le premier et dont  il sortait le dernier (Ep. ad Luc., 108), on enseignait , que l'on doit chaque jour remporter quelque profit, on discourait contre les désordres, les erreurs et les maux de la vie, on louait la pauvreté et la continence. 

Sénèque embrassa tous ces préceptes avec ardeur et, dans la suite, il lui en demeura quelque chose : ainsi il renonça, pour toute sa vie, aux champignons et aux huîtres. Son éducation philosophique fut complétée par la lecture. Il recueille, comme l'abeille, ce qu'il trouve de meilleur partout (Ep. 84), puis il confond tous ces sucs différents de manière à en faire une nourriture pour son esprit. Aussi admire-t-il et utilise-t-il Platon et même Epicure, Carnéade et les Cyniques comme Zénon, Cléanthe et Posidonius. Il reste toute sa vie en communication avec des philosophes, avec Démétrios le Cynique, préoccupé surtout de morale pratique (Ep., 62, De benef., VII), avec d'autres, comme cela qu'il écoute discuter dès la huitième heure du jour, parce qu'il n'est jamais trop tard d'apprendre à devenir homme de bien (Ep. 76).

D'abord c'est le rhéteur, le sophiste, l'orateur qui dominent, en utilisant toutefois les acquisitions du philosophe. Un rhéteur qui, pour vaincre les difficultés, et plaire à son auditoire, compose des éloges analogues à ceux du perroquet, de la mouche, de la goutte, de la fièvre quarte, ne sera-t-il pas tenté, pour échapper au séjour détesté de l'île de Corse, de louer Polybe, Claude et Messaline? L'orateur veut agir sur ses contemporains. C'est un homme que la pauvreté n'effraie pas, mais qui aime une maison remplie de richesses de toute espèce; qui se contente au besoin de remplir ses devoirs d'homme, mais qui aspire aux honneurs, qui veut servir ses concitoyens, même rabattre au forum l'orgueil des parvenus insolents (De tranq. animi). Par là s'expliquent la plupart des oeuvres composées sous Néron, ainsi s'éclaire la conduite de Sénèque avec l'empereur, dont il voudrait faire, pour le monde, un maître excellent ou tout au moins supportable. 

Les traités de Sénèque Sur la vie heureuse, Sur le repos du sage, les Annales de Tacite nous font saisir le but poursuivi, les moyens employés, enfin l'échec définitif du précepteur et du ministre dont l'action, mal jugée par ses amis et par les envieux, contrariée puis annihilée par les courtisans et par les vices du prince lui-même, aurait pu produire des résultats analogues à ceux que donna plus tard l'administration des Antonins.

Dès lors, sauf quelques exceptions très rares d'ailleurs (Q. N., I, 16, Ep. ad Luc. 78, 98, 106), il n'y a plus en Sénèque qu'un philosophe, travaillant pour lui-même, pour quelques amis et aussi pour la postérité (Ep. 21). A plusieurs reprises, il condamne les vaines subtilités, les discussions sophistiques, les arguments captieux, les déclamations des rhéteurs comme des bagatelles des dialecticiens (Ep. 20, 45, 48, 49, 82, 88, 109). 

Les Lettres à Lucilius et les Questions naturelles nous font connaître, dans toute leur ampleur, les doctrines auxquelles il adhère dans ses dernières années. L'étude de la nature, comprenant la physique et la théologie, a toujours tenu une grande place dans sa vie. Il avait écrit sur l'Inde et sur l'Egypte, sur les poissons et sur les pierres, sur les tremblements de terre, sur la forme du monde et sur la providence; il se consolait et voulait consoler les autres par l'admirable spectacle des choses divines, dont la contemplation fera la grande joie des âmes bienheureuses.
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Épreuves des justes

« Les dieux ne laissent tomber la prospérité que sur les âmes abjectes et vulgaires. L'avantage de vaincre les calamités et les terreurs des mortels est réservé pour le grand homme; jouir d'un bonheur continuel, couler ses jours sans aucun revers, c'est méconnaître la seconde moitié de la nature. Vous êtes un grand homme; mais comment le saurai-je, si la fortune ne vous a pas mis à la portée de montrer votre vertu? [...].

Je le répète donc, c'est pour l'intérêt de ceux qu'il veut élever à la vertu que Dieu leur envoie des occasions de montrer du courage et de la fermeté, ce qui ne peut se faire sans quelque adversité. Le bon pilote se reconnaît dans la tempête, et le soldat sur le champ de bataille. Ne redoutez donc pas ces aiguillons dont les dieux se servent pour réveiller votre courage : l'adversité est une épreuve de la vertu.

Les véritables malheureux sont ceux qu'un bonheur tient engourdis; ils ressemblent au navigateur que le calme arrête au milieu d'une mer immobile : le moindre accident est tout nouveau pour eux; l'adversité leur est plus sensible, parce qu'ils n'en ont pas l'expérience, de même que le joug est plus insupportable aux animaux sauvages [...]. Ainsi le divin se plaît à endurcir et exercer ceux qui lui sont agréables; ceux au contraire qu'il semble traiter avec plus de douceur et de ménagement, sont faits pour plier sous les maux qui leur sont destinés [...]. Vous me demandez pourquoi le divin envoie aux gens de bien des maladies et d'autres accidents; et moi je vous demande pourquoi, dans les camps, ce sont toujours les plus braves soldats qu'on charge des commissions les plus dangereuses? Faut-il, pendant la nuit, dresser une embuscade à l'ennemi, reconnaître les chemins, surprendre un poste, ce sont des troupes d'élite qu'on en charge; cependant aucun d'eux ne se plaint d'avoir été maltraité par son général; au contraire, il s'applaudit de la bonne idée qu'il a eue de lui.

Ainsi les hommes à qui la Providence ordonne de souffrir des maux insupportables, doivent dire aux timides et aux lâches : 

« Le divin nous estime assez pour éprouver sur nous jusqu'où peut aller la constance humaine. » 
(Sénèque,le philosophe, Traité de la Providence).

Après de nombreuses années employées à des études vaines (Q. N., III, préf.) et quand la vieillesse le presse, il pose le fondement d'un immense édifice et entreprend de décrire le monde. Il a le goût et le sens de l'observation : il examine une île flottante à Cutilies (III, 24); il fait envoyer par Néron deux centurions à la recherche des sources du Nil (VI, 7); il demande à Lucilius de répondre, après un examen direct, à diverses questions qu'il lui pose sur Charybde et sur l'Etna (Ep. 79); il utilise le raisonnement par analogie, comme les Modernes (Q. N., 1, 3); il connaît et discute toutes les opinions de ses prédécesseurs, mais il pense qu'il vaut mieux rassembler des causes que des autorités.

Surtout il insiste sur ce point que les Anciens ont pu et dû se tromper, parce que toutes choses étaient nouvelles pour eux (VI, 5), parce que nous manquons d'observations anciennes, en ce qui concerne les comètes, par exemple (VII, 2) et il célèbre avec un enthousiasme qui ne sera pas dépassé dans les temps modernes, les progrès et les découvertes des siècles futurs (VII, 25, 26, 30, 31). 

A côté ou au-dessus des phénomènes qui se produisent dans les cieux, dans les airs ou sur la Terre, il y a les choses divines et célestes qui soulèvent des questions multiples sur la formation, l'organisation et le gouvernement, sur la destruction et la renaissance de l'univers, sur l'âme qui doit tenir dans l'humain la place que le divin tient dans le monde, sur son origine, sa destinée, etc. Non seulement l'étude de la nature, ainsi comprise, nous apprend comment s'enchaînent les effets et les causes, mais encore elle nous enseigne à dompter les vices, à développer les vertus, elle nous conduit à la contemplation du divin et de ses oeuvres, d'où résulte le souverain bonheur.

L'astronomie de Sénèque.
Sénèque, dans ses Questions naturelles, émet quelques idées qui sont comme des inspirations d'un véritable génie. Ainsi, après avoir parlé de la multitude des astres qui décorent les nuits sereines, il s'écrie :

"Eh quoi; il n'y en aurait que cinq (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne), auxquels il fut permis de se mouvoir, tandis que les autres se tiendraient à la même place comme un peuple fixe et immobile (caetera stare, fixum et mobilem populum) [Sénèque : Naturales quaestiones, VII, 24.]?"
Ailleurs il cite une théorie d'Apollonius le Myndien, que nous croyons devoir reproduire. Il s'agit des comètes
"Apollonius dit que beaucoup de comètes se meuvent comme des planètes(multos cometas erraticos esse)… Seulement leur forme, comme leur orbite est plus allongée (procerior et in longum producta). La comète nous est invisible, tant que sa course se prolonge dans les régions les plus éloignées de l'univers; elle ne nous apparaît que dans sa course la plus rapprochée de nous (non est illi palam cursus : altiora mundi secat : et tunc demum apparet, quum in imum cursus venit) [Sénèque : Nat. Quaest. VII, 17]. "
Sénèque adopte avec chaleur cette opinion d'Apollonius de Mynde. Après avoir rejeté le sentiment des philosophes qui regardaient les comètes comme "des feux passagers", l'auteur des Questions naturelles ajoute : 
"Si, nous objecte-t-on, les comètes étaient des espèces de planètes, elles ne sortiraient pas du zodiaque. Mais quel homme oserait assigner aux astres une route unique?… Les planètes mêmes décrivent des orbites différentes les unes des autres; pourquoi n'y aurait-il pas d'autres corps célestes; qui auraient chacun une route particulière à parcourir, quoique fort éloignée des routes que suivent les planètes?… Si l'on me demande pourquoi on n'a pas observé le cours des comètes, comme celui des cinq planètes, je répondrai qu'il y a beaucoup de choses dont nous savons qu'elles existent, sans en connaître la nature. Tout le monde reconnaît l'existence de cette force intérieure; - qu'on l'appelle âme ou autrement, - qui excite et dirige nos mouvements; mais personne ne nous dira ce qu'est cette force directrice, souveraine de notre corps; pas plus que personne ne nous instruira du lieu qu'elle occupe : l'un de vous dira que c'est un esprit ou souffle (spiritus), l'autre une harmonie (concentus); celui-ci, un air subtil; celui-là, une puissance immatérielle. Il y en a qui la placent dans le sang; d'autres, dans la chaleur. Notre esprit a si peu de lumière sur les ouvrages de la nature, qu'il en est encore à se chercher lui-même. Est-il donc surprenant que ces choses ne soient pas encore, pour nous, assujetties à des lois certaines; qu'on ne connaisse pas le commencement et la fin de la révolution de ces corps qui ne reparaissent qu'au bout d'un long intervalle? Il n'y a pas encore mille cinq cents ans que la Grèce s'est occupée d'astronomie. Il existe encore aujourd'hui beaucoup de nations qui ne connaissent le ciel que de vue, qui ne savent pas pourquoi la Lune s'éclipse : la raison de ce phénomène n'est d'ailleurs bien connue chez nous que d'hier. Il viendra un temps où, à force de patientes recherches, on tirera au clair ce qui nous est caché aujourd'hui. L'âge d'un homme ne suffit point pour de telles découvertes, lors même qu'il se consacrerait tout entier à l'étude du ciel. Que peut-on espérer quand on a reçu en partage une vie, déjà si courte, fort inégalement répartie entre des occupations frivoles et les études sérieuses! Ce ne sera donc qu'après une longue suite de générations que l'on parviendra à savoir ce que nous ignorons. Un temps viendra où nos descendants seront surpris que nous ayons ignoré des choses si patentes (veniet tempus, quo posteri tam aperia nos nescisse mirentur)."
Ce beau passage, que nous avons cru devoir citer en entier, a été pour Montucla presque un objet de raillerie.
"Sénèque saisit, l'opinion des retours périodiques des comètes avec une sorte d'enthousiasme, et, s'élançant pour ainsi dire dans l'avenir; il ose prédire qu'il viendra un temps où leurs cours sera connu et assujetti à des règles, comme celui des planètes. A en juger par ce trait, Sénèque eût eu un peu de peine à adopter les vérités les plus sublimes de l'astronomie moderne." 
Montucla est mort en 1799, sans avoir connu l'existence des comètes périodiques. S'il avait vécu quelques années de plus, il aurait pu voir briller, pour employer son langage, parmi "les vérités les plus sublimes de l'astronomie moderne", précisément la découverte des comètes dont "le cours est assujetti à des règles, comme celui des planètes." Qu'on ne se moque donc jamais des jugements quels qu'ils soient, qui en appellent à l'avenir!

Sénèque avait pour ainsi dire le flair des grandes choses. N'est-ce pas lui qui a prédit la découverte du Nouveau Monde? On connaît ces vers de la Médée, tragédie de Sénèque :

" Venient annis
Saecula seris quibus Oceanus
Vincula rerum laxet, et ingens
Pateat tellus, Thetysque novas
Deteget orbes."
C'est encore Sénèque qui posa résolument le grand problème du mouvement de la Terre, en ces termes :
"Il est temps que nous sachions si c'est le monde qui tourne, la Terre restant immobile, ou si c'est la Terre qui tourne, le monde demeurant fixe (utrum mundus terra stante circumeat, an mundo stante terra vertatur)… C'est un problème digne d'exercer l'esprit humain que de s'enquérir de l'état des choses où nous sommes, que de savoir si la demeure qui nous est échue est inerte, ou si elle se meut très rapidement [Sénèque : Nat. Quaest., VII, 2.]."
L'auteur relégua la solution de ce problème parmi "les choses si patentes", qu'on sera, pour nous servir de son langage, un jour "surpris qu'elles aient été ignorées si longtemps."

La morale de Sénèque.
La morale, essentiellement ascétique et mystique des Lettres à Lucilius, complète cette philosophie toute théologique. Le fond en est stoïcien, mais Sénèque choisit, même chez Epicure, vers qui inclinaient Lucilius et beaucoup de Romains, les maximes qui lui plaisent et il pense par lui-même. Il a des préceptes admirables, pour tous les temps, sur la manière de se comporter avec ses serviteurs ou ses esclaves (Ep. 47), sur la nécessité de régler notre vie et nos pensées, comme si l'on pouvait pénétrer au fond de notre coeur (Ep. 83), d'aimer pour être aimé, d'être constant dans nos volitions (semper idem velle atque ideas nolle), de bien employer une vie si courte, de se résigner à ce que l'on ne peut empêcher, de prendre pour modèle quelque homme de bien, etc. 

Mais surtout il recommande de se préparer, par tous les moyens dont on dispose, à supporter la pauvreté, la souffrance, la maladie et la mort, de mépriser les opinions du vulgaire, de travailler à libérer notre âme de cette prison qui est pour . elle le corps, de faire consister notre bonheur et notre sagesse dans la vertu, d'obéir au divin, de consentir à sa volonté, de l'imiter en mettant le calme en soi-même, de s'assurer ainsi, pour le cas où l'âme survivrait au corps - et c'est manifestement d'après l'ensemble des textes, la doctrine à laquelle il se rallie - le contemplation des choses divines, la connaissance de tout ce qui nous échappe en cette vie, mais qui ne saurait échapper aux âmes bienheureuses. 

On comprend que cette morale ait frappé les chrétiens des premiers temps, auxquels s'imposaient les mêmes préoccupations et un but qui pouvait paraître identique. Mais il faut se souvenir que ce n'est pas là tout Sénèque. Ce n'est qu'un moment dans son existence intellectuelle et sociale. A côté du penseur pratique, obligé de renoncer aux affaires publiques et réduit à un prosélytisme individuel, il y eut non seulement le rhéteur et Le sophiste, mais encore le savant, le philosophe soucieux de faire triompher le stoïcisme dans ce qu'il pouvait offrir d'excellent pour les moeurs et les institutions romaines. Cette complexité fait l'originalité et l'unité de son oeuvre ; elle en explique l'influence divergente et continue; elle justifie les enthousiasmes les plus vifs et
les critiques les plus passionnées. (François Picavet).



Editions anciennes - Les œuvres philosophiques ont été éditées et commentées par Erasme, Bâle, 1515 et 1529, in-f.; Muret, 1593; J. Gruter, 1594; Juste-Lipse, Anvers, 1605;. Godefroy, Paris, 1607; Gronovius, Leyde, 1649; cum notis Variorum, 3 vol. in-8, Amsterdam, 1672; aux Deux-Ponts, 1782. Les éditions les plus récentes sont celles de Ruhkopf, Leipzig, 1797-1812, 5 vol. in-8; de M. N. Bouillet, avec un choix des commentaires, dans la collection des Classiques latins de Lemaire, 5 v. in-8, 1827-32, et de Fickert, 6 v. in-8, Leips., 1842-47. Elles ont été trad. par Lagrange, 1778, 7 vol. in-12 (sans texte), et 1819, 14 vol. in-12 (avec le texte en regard et des notes de Naigeon). Il en a également paru des traductions complètes dans les collections Panckoucke et Nisard.

Les tragédies ont eu aussi de nombreux éditeurs : Ascensius, Paris, 1514; Delrio, Anvers, 1576 et 1593; J. F. Gronovius, Leyde, 1661; Schrœder, Delft, 1728; enfin Pierrot, dans la collection Lemaire, 3 vol. in-8, 1829-1832. Elles ont été traduites en franç. par Coupé (1795), Levée (1822), Greslou (dans la collect. Panckouke), 1834, Savalète et Desforges (dans la collection Nisard), 1844.

On peut consulter sur cet auteur l'Essai sur la vie et les ouvrages de Sénèque, de Diderot écrit enthousiaste, mais déclamatoire; l'Abrégé analytique de la vie et des œuvres de Sénèque, de Vernier, 1812, la Vie de Sénèque, de Rosmini, en italien; Reinhardt, De L. A. Senecæ vita atque scriptis, Iéna, 1817; Brink, De L. A. Senecæ ejusque in philosophiam meritis, Groningue, 1829. On doit à M. A. Fleury de curieuses Recherches sur les rapports du philosophe avec S. Paul, Paris, 1853.

En librairie - Oeuvres de Sénèque : De la constance du sage, suivi de la tranquillité de l'âme, Gallimard, 2003; La Tranquillité de l'âme, Mille et une Nuits, 2003; De la Providence, de la Constance du Sage, Flammarion, 2003; Consolation à Helvia ma mère, Mille et une Nuits, 2003; Lettres à Lucilus, Mille et une Nuits, 2002; Mort... sereinement, Nataraj, 2002 (extraits de lettres à Lucilius); Sur la brièveté de la vie, Mille et une Nuits, 1998; Médée, Flammarion, 1999; Sentences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs, Aubier, 1993; La vie Heureuse et les Bienfaits, Gallimard (Tel), 1996; L'Homme apaisé, Colère et Clémence, Arléa, 1995; Théâtre complet, Imprimerie nationale, 1991-92, 2 vol. I - Phèdre, Thyeste, Les Troyennes, Agamemnon, (actuellement indisponible), II - Hercule furieux, Hercule sur l'Oeta, Les Phéniciennes. Signalons enfin la quinzaine d'Ouvrages de Sénèque publiés par Les Belles Lettres (Série latine), parmi lesquels : L'Apocoloquintose du Divin Claude, 1967; Les Questions naturelles, 2 vol. .

Sur Sénèque et son oeuvre : Janine Fillion, Les lettres de Sénèque, une philosophie du bonheur, L'Harmattan, 2000; de la même, Le De Ira de Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, Méridiens Klincksieck, 2000; Florence Dupont, Médée de Sénèque, ou comment sortir de l'humanité, Belin, 2000; de la même, Les monstres de Sénèque, Belin, 1995; Jean Jacquot, Marcel Oddon, Les tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, CNRS, 2000; Joël Schmidt, L'Apôtre et le Philosophe, Saint Paul et Sénèque, une amitié spirituelle, Albin Michel, 2000; René Morisset, Thévenot, Sénèque, Magnard (Manuel scolaire), 2000; Pierre Grimal, Sénèque, ou la conscience de l'Empire, Fayard, 1991.

Parallèles et prolongements : Saint Paul, Sénèque, Lettres (prés. Paul Aizpurua), Gallimard, 2000; François Tristan-L'Hermite, La mort de Sénèque, Société des textes français modernes, 2003; Sven Delblanc, La Mort de sénèque, L'Elan Editions, (Théâtre); Julien-Offroy La Mettrie, De la Volupté, anti-Sénèque, l'Ecole de la volupté, Système d'Epicure, Desjonquères, 1998.

Paul Veyne, Sénèque, une introduction, Tallandier, 2007. - La vie de Sénèque est un roman des temps néroniens. Né à Cordoue au début de notre ère, il a mené une triple carrière d'homme d'affaires, de conseiller du prince et de littérateur. Précepteur puis ami de Néron, il se donna la mort sur ordre de l'empereur en 65. Il avait vécu en stoïcien, il disparut en stoïcien, atteignant par le suicide le stade suprême de la liberté. Présentant la vie et l'oeuvre de Sénèque, Paul Veyne, met en évidence l'actualité de sa philosophie et de ses choix, dont témoigne la Lettre 70 en fin de volume. (couv.).

- Sénèque, Les Halos et l'Arc-en-ciel, (extrait du Livre I des Questions Naturelles, trad. E.M. Greslou).

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