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La philosophie de la nature
Il ne peut être question de tracer ici, même en abrégé, l'histoire des théories philosophiques de la nature. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de signaler les principaux caractères de ces théories dans la philosophie grecque et dans la philosophie moderne.

Le problème que les plus anciennes écoles philosophiques de la Grèce se sont efforcées de résoudre, c'est celui de l'origine et de l'ordre actuel du monde physique. La philosophie de l'école ionienne a été presque exclusivement une philosophie de la nature. La notion d'une intelligence suprême comme cause première de l'ordre et du mouvement n'y apparut qu'avec Hermotime et Anaxagore, qui ne lui prêtèrent qu'un rôle excessivement restreint. Pour cette école, la nature, c'est-à-dire la succession des êtres et des phénomènes, est un fait qu'il s'agit de comprendre et d'expliquer.

Le premier axiome de l'école ionienne, c'est que rien ne peut naître du néant, que rien de ce qui est ne peut s'anéantir, et que tout commencement d'être n'est qu'un changement. Ils admettent donc une matière éternelle, qui est devenue ce que nous voyons, et qui pourra devenir autre chose. Quelle est cette matière? Pour résoudre cette question, après avoir contemplé l'ensemble de l'univers et tels ou tels détails qui frappent plus vivement chacun d'eux, les philosophes ioniens se reportent tout d'un coup, par hypothèse, à l'origine des choses; ils devinent en quoi consistait la matière primitive, et ils s'efforcent d'expliquer les phases de la formation du monde actuel et ses phénomènes divers, en les ramenant tous aux phénomènes qui ont frappé le plus leur attention. 

Ainsi, l'observation comme moyen d'inspiration et comme prétexte, l'hypothèse pour méthode dominante, et la cosmogonie pour point de départ, voilà le procédé commun à tous les philosophes de l'école d'Ionie. Quant à leurs solutions diverses du problème de la nature, elles présentent déjà, plus ou moins, deux caractères qui se retrouvent dans toute l'histoire de la philosophie de la nature, et que nous allons définir en peu de mots.

On nomme mécanistes les explications physiques tirées exclusivement des formes de l'étendue impénétrable et de la transmission du mouvement. On nomme dynamistes les explications physiques qui invoquent l'intervention de certaines forces productrices par elles-mêmes de mouvement ou de tout autre changement dans les corps.

Il est bien entendu que les explications physiques peuvent concerner seulement les causes secondes, et que la question de la cause première peut être réservée. Ainsi, les philosophes mécanistes ou dynamistes peuvent également être, soit théistes, soit athées. De même, ils peuvent être sensualistes purs, ou rationalistes purs, selon la part qu'ils font aux sens et à la raison dans l'acquisition de nos connaissances

L'idéalisme étant une doctrine qui refuse plus ou moins la réalité aux choses extérieures à nous, et qui attribue au contraire une réalité concrète aux conceptions mêmes de notre esprit, on peut nommer physique idéaliste celle qui supprime ou altère la notion des substances étendues et de leurs phénomènes, ou bien qui, sans nier ces phénomènes, en attribue la production, en totalité ou en partie, à des êtres idéaux sans substance propre. 

L'idéalisme absolu nie ou révoque en doute l'existence des corps. L'idéalisme mitigé veut que les corps soient des agrégats de substances sans étendue. Cet idéalisme mitigé peut être matérialiste, si, en dehors de ces agrégats qui constituent les corps il ne reconnaît pas d'autres substances simples, et s'il attribue la pensée aux agrégats, c'est-à-dire aux corps. Il peut être spiritualiste, si, en dehors des agrégats corporels, il reconnaît des substances simples, seules douées de pensée, et dont chacune en soit douée individuellement. Le spiritualisme peut n'être nullement idéaliste, s'il admet que dans l'univers, outre les substances incorporelles, il y a des substances corporelles dont les parties les plus petites sont étendues, et que toutes les forces qui agissent dans l'univers appartiennent à l'activité d'un de ces deux ordres de substances.

Le mécanisme pur est l'opposé de l'idéalisme : c'est un réalisme outré, qui, tandis que dans tout être concret la substance et la force sont inséparablement unies, sacrifie l'idée de force à celle de substance, et veut expliquer tous les phénomènes physiques par une communication, supposée passive et nécessaire, du mouvement au contact. Il peut être matérialiste, s'il considère tous les phénomènes comme physiques. Mais il peut aussi être spiritualiste s'il attribue à une substance incorporelle les phénomènes psychologiques, en niant toutefois la force motrice de l'âme : car, en l'admettant, il ne serait déjà plus le mécanisme pur en physique.

Le dynamisme, à moins de renier entièrement l'observation, ne peut manquer de faire une certaine part au mécanisme dans l'ordre du monde; mais il peut la faire beaucoup trop petite. Le dynamisme idéaliste, qui substitue des forces idéales à l'activité des substances, soit dans les corps vivants, soit dans l'univers, prend le nom de vitalisme universel quand la vie est la force qu'il invoque principalement dans l'explication de l'ordre de l'univers. En supprimant ou bien en obscurcissant la notion des substances individuelles, le vitalisme universel des idéalistes tend toujours plus ou moins à effacer la différence essentielle des deux grands ordres de substances, la distinction de l'esprit et de la matière; il se rapproche toujours plus ou moins du matérialisme par ses conséquences. Le dynamisme non idéaliste reconnaît, outre la force d'impulsion par contact, d'autres forces motrices, les unes aveugles, les autres intelligentes; mais toutes appartenant à des substances réelles. Lorsqu'il exagère le rôle des forces sensibles et intelligentes, soit dans les corps vivants, soit dans l'univers, il prend le nom d'animisme. 

Lorsqu'il ne définit pas la nature des substances dans lesquelles les forces vitales résident, l'animisme touche de près au vitalisme; lorsqu'il les considère comme des substances corporelles, il est matérialiste; lorsqu'il les considère comme des substances incorporelles, il est spirilualisle. Quand le dynamisme non idéaliste ne tombe pas dans l'exagération de l'animisme, il peut se concilier très bien, non seulement avec le spiritualisme, mais avec le mécanisme restreint à son rôle légitime; et c'est à cette conciliation que doit aboutir la vraie philosophie de la nature.

Cela posé, les systèmes de l'école d'Ionie sont les uns surtout mécanistes, les autres surtout dynamistes, sans que leurs auteurs semblent avoir bien compris la différence de ces deux tendances, entre lesquelles l'école se partage, mais sans former deux écoles distinctes.

La philosophie de la nature chez les Grecs

Les Présocratiques.
Les mécanistes de l'école d'Ionie, par exemple Anaxagore et Démocrite, considèrent la matière primitive comme un mélange confus d'éléments invariables, et ils supposent que les corps actuels se sont formés et se forment encore par la réunion des éléments de même espèce, ou par des mélanges réguliers d'éléments dissemblables. Mais tout cela n'a pu s'opérer que par le mouvement, qu'il s'agit aussi d'expliquer. Démocrite le suppose éternel et indéfiniment transmissible, sans perte, par impulsion et pur pression. Anaxagore suppose que primitivement il a été imprime par une cause intelligente, et il fait ainsi une petite part au dynamisme.

Les dynamistes de la même école, par exemple Thalès, Anaximène, Héraclite, admettent que la matière primitive consistait en un seul élément constitué par certaines qualités variables, et doué de la puissance de changer de qualités : celles-ci, une fois produites, se propagent par assimilation, et ainsi un élément se transforme dynamiquement en un autre. A certaines qualités sont attachés, suivant eux, certains mouvements dans certaines directions, et ainsi la transmission du mouvement par impulsion ou par pression ne joue qu'un rôle secondaire dans les mouvements généraux des éléments.

Dynamiste aussi, mais avec tendance à l'idéalisme, Anaximandre admet un principe unique, éternel, matériel, infini en étendue, mais indéterminé et sans qualités distinctes, et pourtant producteur de toutes les déterminations et de tous les êtres particuliers, qui se forment de lui et en lui par la distinction des qualités opposées. Conciliant un certain dynamisme idéaliste avec le mécanisme comme théorie dominante, Empédocle croit que les corps sont formés par le mélange de quatre éléments incapables de se transformer l'un en l'autre; mais il explique les compositions et les décompositions des corps par deux forces motrices idéales, l'amitié, principe d'unité et de rapprochement, et la discorde, principe de multiplicité et de séparation, et par une cause suprême, la nécessité. En même temps, Empédocle, de même que Thalès, est animiste, sans s'expliquer sur la nature des substances pensantes, auxquelles il prête un rôle exagéré dans la production des phénomènes physiques. L'animisme de Diogène d'Apollonie est explicitement matérialiste. 

La force motrice et pensante dans l'univers est l'intelligence suprême, suivant Anaxagore, qui, du reste, ne la fait intervenir dans sa physique, généralement mécaniste, que pour produire une impulsion primitive des éléments. Quant à Archélaüs, il est difficile de dire quels étaient, suivant lui, la nature et le rôle de l'intelligence mêlée à l'air ou au chaos primitif des éléments innombrables, et si le chaud et le froid, puissances motrices nées de ce chaos, étaient pour lui deux éléments corporels, le feu et l'eau, ou deux forces idéales, comme le chaud et le froid dans le système de Telesio. Pour trouver une large application de l'animisme spiritualiste, il faut la chercher hors de l'école d'Ionie, chez les pythagoriciens et les platoniciens, qui considèrent l'âme du monde comme une puissance subordonnée à un Dieu extérieur et supérieur au monde.

Le sensualisme est l'opinion dominante de l'école d'Ionie sur l'origine de nos connaissances. Cependant, par le dynamisme idéaliste et matérialiste, Héraclite arrive au scepticisme en physique. En effet, sous le nom de feu, donne au principe du changement perpétuel, il semble avoir désigné un être idéal, la puissance même du changement, et non le feu corporel, qui figure dans son système comme un des résultats fugitifs de cette puissance. Pour lui, la seule chose réelle et persistante, c'est le changement: en conséquence, il rejette le témoignage des sens, en tant qu'ils sembleraient nous montrer des objets stables. Suivant lui, les objets particuliers échappent à toute observation par leur variabilité indéfinie, qui exclut toute identité persistante : c'est ainsi qu'Héraclite se trouve conduit à rejeter les faits les plus évidents des sciences physiques et la certitude de ces sciences. D'un autre côté, matérialiste et mécaniste pur, est forcé d'être infidèle à la doctrine sensualiste des Ioniens, en invoquant comme premiers principes les atomes , qui ne peuvent tomber sous les sens, et dont l'existence ne peut être révélée que par la raison.

Les deux écoles de la Grande Grèce, opposées à l'école d'Ionie, sont rationalistes et idéalistes. L'école d'Élée l'est sans aucune mesure. La nature est aussi l'objet, au moins nominal, de ses spéculations. Pour les éléates, la nature n'est qu'une apparence; la multiplicité, le mouvement et le changement sont impossibles ; rien n'existe que l'être un , absolu et immuable : la physique est un jeu d'esprit, où chacun peut s'exercer à sa manière, en tachant toutefois de trouver dans l'harmonie de l'univers une image de l'unité absolue de l'être. L'école d'Elée a influé sur les derniers représentants de l'école d'Ionie, et les atomistes se sont spécialement efforcés de se défendre contre ce scepticisme en physique: c'est l'école d'Élée qui a posé, à titre d'objection, la nécessité du vide pour le mouvement, et celle de la division limitée pour l'étendue. Démocrite a accepté comme vraies ces deux propositions, présentées comme inadmissibles, et pourtant comme inévitables, par l'école rivale.

Moins exclusifs que les éléates dans leur idéalisme et dans leur rationalisme, les pythagoriciens ont rendu des services plus grands et plus directs à la science de la nature. Ils ont cru pouvoir demander à la raison seule les essences des choses physiques; ils ont cru voir ces essences dans les nombres; ils ont cru pouvoir trouver a priori dans les propriétés des nombres abstraits les lois et les principes de la nature : c'est pourquoi ils ont prêté aux nombres, outre leurs propriétés réelles, des efficacités imaginaires, surlesquelles ils ont fondé leurs hypothèses cosmologiques, inspirées, du reste, par une contemplation intelligente des phénomènes. Ils ont deviné la nécessité de la physique mathématique; ils ont rencontré quelques heureuses applications, par exemple en acoustique; mais ils en ont ignoré la méthode générale. A leur théorie dynamiste de l'efficacité des nombres, ils ont joint, comme nous l'avons dit, l'animisme universel, mais en restreignant le pouvoir de l'âme du monde et des astres par le pouvoir de la nécessité aveugle et de la nature éternelle des éléments. Leur influence a été grande sur la physique d'Empédocle, et, plus tard, sur celle de Platon.

Les contradictions des philosophes ioniens, le dogmatisme négatif des éléates, les objections de ces derniers et d'Héraclite contre la valeur de la perception externe et des données du sens commun, amenèrent le scepticisme universel des sophistes. Contre eux, Socrate fit surtout appel à l'observation interne et à la conscience morale. Il montra la voie à la vraie philosophie; mais il lui ordonna de s'arrêter au seuil des sciences physiques, qu'il regardait comme inutiles et dangereuses. La plupart des écoles socratiques ont suivi ce conseil du maître.

Platon.
En même temps qu'il restitue à la spéculation philosophique tous ses droits, Platon reconnaît l'utilité de l'étude de la nature; mais, trop imbu des opinions d'Héraclite sur la variabilité indéfinie des corps et de leurs phénomènes, il ne voit guère dans les sciences physiques qu'un exercice d'esprit et un moyen de s'élever à la contemplation des idées pures et des vérités mathématiques, qui sont, suivant lui, les deux seuls objets de la science véritable. Il adopte le théisme des pythagoriciens, d'Anaxagore et de Socrate, et il en développe les conséquences en ce qui concerne les causes finales. Il a pourtant encore le tort de trop restreindre le rôle de ces causes, à l'exemple des pythagoriciens, en faisant dériver du principe de la nécessite aveugle les lois de la matière. Mais en même temps il abuse quelquefois des causes finales, par exemple lorsque, dans la physiologie des corps vivants, il fait agir la Providence par volontés particulières, et non par les lois générales de la nature dont la Providence est l'auteur; ou bien lorsqu'il a recours à l'animisme pour expliquer les révolutions célestes. Il emprunte à Anaxagore et à Démocrite la doctrine de l'inertie absolue de la matière, et aux pythagoriciens la doctrine de l'animisme universel, que pourtant il concilie avec une physique en grande partie mécaniste : car c'est par l'impulsion et la pression qu'il s'efforce d'expliquer la plupart des phénomènes non astronomiques, et c'est par les formes et les mouvements des corpuscules élémentaires qu'il s'efforce d'expliquer les qualités des corps. Il admet une transformation mutuelle, mais mécanique et géométrique, de trois des quatre éléments l'un en l'autre, par la division des corpuscules élémentaires et par les divers modes d'union de leurs parties : peut-être suit-il en cela l'exemple d'Empédocle, qui, déjà, avait admis la divisibilité des quatre espèces de corpuscules. Du reste, dans toutes ces questions, il croit qu'on ne peut aspirer qu'à la vraisemblance, et que la vraie méthode est purement conjecturale, attendu que les objets de la science sont les idées, auxquelles les objets réels ne ressemblent que d'une manière imparfaite.

Aristote et son école.
Aristote, au contraire, a prétendu fonder la science de la nature sur des principes certains, et sa physique, plus ou moins comprise, plus on moins altérée, a régné, avec ou sans partage, jusqu'à l'époque de Galilée, de Bacon et de Descartes. Pour Aristote, l'élément stable et scientifique des choses existe dans les choses elles-mêmes, et nous pouvons l'y découvrir, à l'aide de l'observation sensible, par l'intervention de la raison. Tout en admettant des exceptions à l'accomplissement des lois ordinaires de la nature, il a foi à la stabilité générale de ces lois et au rapport durable des notions générales avec les faits particuliers. C'est là le principe de l'induction dans les sciences naturelles, où, en effet, Aristote a employé quelquefois cette méthode, mais beaucoup trop peu. Le rôle qu'il lui prête n'est guère que préliminaire ou subsidiaire: aussi ne lui donne-t-il qu'une bien petite place dans sa Logigue, qui n'est pas une méthode, mais qui lui a semblé pouvoir en tenir lieu pour toutes les sciences proprement dites. Il veut qu'on observe les êtres corporels et les phénomènes; il veut qu'on les définisse, qu'on les compare : tel est l'objet de l'histoire naturelle et de la météorologie descriptives, où Aristote et Théophraste ont excellé. Mais expliquer l'existence et la production des phénomènes, voilà ce qu'Aristote considère comme l'objet propre de la sciences, qui, suivant lui, doit partir des principes nécessaires. L'évidence immédiate, ou bien une induction analogique et hâtive, qui, outre les vrais principes, lui en fournit d'arbitraires, puis surtout la déduction, qui descend de ces principes aux lois des phénomènes, voilà quels sont pour lui les procédés principaux des sciences physiques, en tant qu'elles aspirent à rendre compte des choses. Son erreur fondamentale est de croire que des lois démontrables a priori régissent les phénomènes de la nature. Sa physique est une conséquence et une continuation de sa philosophie première, de sa métaphysique. Elle est profondément dynamiste.

Suivant Aristote, il y a un seul être incorporel, une seule forme sans matière, un seul acte pur, l'intelligence suprême, qui est cause efficiente, mais seulement de sa propre pensée. Par rapport au monde, elle n'est que cause finale : elle est le bien absolu vers lequel le monde se porte par sa force propre non sans quelques écarta et sans quelques défaillances. Tous les êtres, excepté l'Être suprême, sont constitués par la réunion d'une matière entièrement indéterminée, et d'une forme qui est l'ensemble des qualités comprises dans la définition de cet être. Mais les qualités, tant essentielles qu'accidentelles, peuvent passer d'une matière à une autre par le mouvement; et, sous ce nom de mouvement, Aristote comprend, non seulement le changement de lieu, mais le changement de qualité.

Aristote considère, non seulement les qualités que nous nommons premières, par exemple la figure, la pesanteur, la dureté, mais plusieurs qualités secondes des corps, par exemple le chaud, le froid, le sec, l'humide, comme des qualités simples et irréductibles : loin d'avoir besoin d'être expliquées, elles deviennent elles-mêmes l'explication des phénomènes; elles sont pour lui ce qu'on nomma plus tard des qualités occultes.

Suivant Aristote, l'élément le plus parfait, c'est l'éther, qui, doué d'intelligence, exécute volontairement autour du centre du monde le mouvement le plus parfait, le mouvement circulaire, principe des révolutions célestes. Par l'influence des saisons, l'éther produit les changements de qualités, et, par suite, les changements de lieu des quatre éléments inférieurs, qui se transforment dynamiquement l'un en l'autre par la communication de leurs qualités forcés, c'est-à-dire communiqués par le contact d'un corps en mouvement, et qui, suivant Aristote, cesseraient instantanément avec ce contact, s'ils n'étaient pas perpétués par une réaction incessante du milieu ou ils s'opèrent. Cette notion a priori de l'inertie, comme de la résistance persistante d'un corps à la continuation du mouvement communiqué, a dominé dans toute la mécanique ancienne.

En faisant de la physique une science déductive, en fixant avec l'autorité de son génie les principes de cette science et les conséquences les plus importantes de ces principes, Aristote a fermé le champ des découvertes, plutôt qu'il ne l'a ouvert; en faisant de la nature une force intelligente, mais faillible, qui agit en vue de causes finales immuables, mais qui ne les atteint pas toujours, il a fourni à ses disciples un argument pour persister dans ses principes, malgré les démentis de l'expérience. Voilà pourquoi, comme physicien et même comme naturaliste, Aristote n'a pas eu de disciples bien distingués excepté Théophraste, mais a trouvé plus tard beaucoup d'estimables commentateurs. Son école, abandonnant la partie rationaliste de son système, a tendu rapidement vers le sensualisme exclusif et vers le matérialisme pur, qui s'accorde fort bien avec le dynamisme exagéré.

C'est ainsi qu'un disciple de Théophraste, Straton de Lampsaque, surnommé le physicien, supprime le premier moteur immobile, et ne reconnaît d'autre Dieu que la nature, à qui il ôte l'intelligence, pour en faire une force aveuglément et nécessairement productrice et motrice, c'est-àdire une vaine personnification des causes secondes inconnues qui agissent dans l'univers Par son dynamisme outré, il ressemble aux stoïciens ; par son matérialisme absolu et par son affirmation de l'existence du vide, rejetée par Aristote, il touche à Démocrite et aux épicuriens.

Epicure et son école.
Pour Épicure et ses disciples, la science de la nature n'est qu'un moyen pour arriver à supprimer deux croyances, ennemies, suivant eux, de notre bonheur, celle de la Providence divine et celle de l'immortalité des âmes. Comme Démocrite, ils expliquent tout par les atomes éternels et le vide. Mais. combinant une hypothèse dynamiste avec le mécanisme pur des anciens atomistes, ils attribuent à tous les atomes un mouvement naturel de haut en bas et la faculté de s'écarter légèrement de ces directions parallèles. Dogmatique sur cette théorie générale des atomes, Épicure est sceptique sur tout le reste de la science de la nature. Les explications les plus diverses, soit des phénomènes actuels, soit de l'origine de l'univers, lui semblent toutes également bonnes, pourvu qu'elles se concilient avec les atomes et le vide, et qu'elles n'invoquent aucun autre principe. Dans cette compilation d'hypothèses contradictoires et trop souvent absurdes, quelques-unes peuvent être ingénieuses; mais, en somme, la physique épicurienne ne vaut ni par sa méthode, ni par ses tendances, ni par ses résultats : il n'a pas tenu à elle que la science n'ait rétrogradé et qu'elle n'ait abjuré, surtout en astronomie et en optique, les vérités les plus évidentes pour les plus grossières erreurs.

De même que les épicuriens renouvellent et modifient le matérialasme mécaniste de Démocrite, de même les stoïciens renouvellent le ma térialisme dynamiste d'Héraclite, en l'interprétant dans le sens de l'animisme et du vitalisme universels. Comme Straton, ils déifient la nature, mais en lui prêtant les attributs moraux de la Divinité. Pour eux, le principe vivifiant et intelligent de la nature, l'âme du monde, la source de toutes les âmes, Dieu, est une matière subtile qu'ils nomment feu ou éther, et qui, de même que le feu idéal d'Héraclite, produit, absorbe et reproduit périodiquement le corps de l'univers. Pour la transformation des éléments par la communication des qualités essentielles, et pour beaucoup d'autres questions particulières de la physique, ils suivent à peu près la doctrine d'Aristote. Mais, abusant outre mesure de la comparaison pythagoricienne et platonicienne entre le corps de l'univers et le corps humain, ils croient expliquer les phénomènes du monde inorganique en les assimilant à tel ou tel phénomène inexpliqué de la vie physiologique, ou bien en les rapportant à des sympathies et à des antipathies occultes, à des influences mystérieuses. Quelques stoïciens se sont soustraits plus ou moins à cette tendance funeste de leur école par une raison sévère, par la culture des mathématiques et par l'observation attentive des phénomènes naturels; mais, en général, les stoïciens ont accueilli volontiers, sur ces phénomènes et sur leurs causes présumées, les opinions superstitieuses de la Grèce et de l'Orient, qui cadraient bien avec leur panthéisme matérialiste, leur idéalisme et leur vitalisme en physique.

Les néopythagoriciens ont érigé de plus en plus les superstitions en systèmes. Il en a été de même des néo-platoniciens, avec leur animisme universel, leur doctrine des émanations et leurs médiateurs innombrables entre le Dieu suprême et les corps. Du reste, à l'exemple de Platon ils ont négligé la physique : ils n'ont fait qu'y chercher en passant une confirmation de leurs spéculations sur les idées sur les nombres, sur les puissances incorporelles; éclectiques sans discernément, ils ont emprunté au hasard et interprété à leur guise les observations et les hypothèses des anciens physiciens.

Les néoplatoniciens s'occupèrent peu de la physique. Ils ne firent guère qu'y chercher, en passant, la confirmation de leurs spéculations sur les nombres, sur les puissances incorporelles.

Lucrèce.
Si la philosophie de la stature a trouvé en Grèce ses fondateurs et ses plus illustres représentants, on peut dire qu'elle a eu à Rome un bonheur unique dans l'histoire entière de la philosophie : elle a été chantée en vers sublimes. Lucrèce, un fervent disciple, on peut dire presque sans exagération un adorateur d'Epicure, a pénétré son système avec une intelligence qui n'est pas commune chez les philosophes, et l'a exposé, défendu, étayé avec une vigueur de dialectique, une grandeur d'enthousiasme extraordinaires. Il salue, dans le système naturaliste des atomes, la délivrance de l'esprit humain, le triomphe de la libre pensée :

L'homme traînait sa vie abjecte et malheureuse 
Sous le genou pesant de la religion,
Qui, des hauteurs du ciel penchant sa tête affreuse, 
Le tenait dans l'horreur de son obsession. 
Un Grec fut le premier qui, relevant la face, 
Affronta le fantôme avec des yeux mortels. 
Foudre, ni ciel tonnant, ni prestige d'autels
Ne l'ébranle, et, d'un coeur qu'enhardit la menace, 
Il brûle de forcer, pour Ia première fois, 
Le temple où la nature enserre et clôt ses lois. 
Son héroïque ardeur triomphe, et, vagabonde, 
L'entraîne par delà les murs flambants du monde; 
Son âme et sa pensée explorent l'infini.
Il en revient vainqueur, il sait ce qui peut naître, 
Ce qui ne le peut pas, du pouvoir de chaque être 
Les bornes, et son terme à son fond même uni 
Sur la religion un pied vengeur se pose, 
L'écrase, et sa victoire est notre apothéose.
Cette énergique traduction est de Sully-Prudhomme, un poète bien digne de traduire Lucrèce, car il joint, comme son modèle, la profondeur des vues philosophiques à l'ampleur de l'éloquence poétique.

La philosophie de la nature au Moyen âge et à la Renaissance

Moyen âge.
Le Moyen âge ignora la philosophie de la nature, ou, du moins, la négligea presque complètement. Un mélange confus d'aristotélisme (altéré, par exemple par Averroès dans le sens de la doctrine alexandrine des émanations) , de platonisme, de néo-platonisme et de métaphysique chrétienne; un mécanisme superstitieux, dans lequel le premier moteur est secondé par des agents secondaires, et, d'autre part, un dynamisme confus, système sans nom de forces occultes, tel est le bagage philosophique du Moyen âge.

Chercher la nature dans ce chaos, où les diables et les anges d'une part, la main de Dieu de l'autre suffisent à mouvoir tous les ressorts de l'univers et du coeur humain, ce serait une vaine entreprise. La religion, dont Lucrèce chantait la défaite avec tant d'enthousiasme, avait triomphé de nouveau.

Cependant, à cette époque de compilations, de commentaires et de discussions subtiles, une ardente curiosité pour les phénomènes naturels produit quelques bonnes observations dues surtout aux Arabes, quelques expériences heureuses, par exemple parmi celles des alchimistes, et quelques inductions remarquables, surtout de Vitellio et de Roger Bacon.

Renaissance.
A la Renaissance, à partir du XVe siècle, la curiosité pour la nature redouble, mais procède sans règle et sans frein jusqu'au XVIIe siècle : elle amène des découvertes brillantes, mais isolées et partant impuissantes. Ce fut le temps de la résurrection des antiques systèmes. A côté de la physique péripatéticienne encore dominante, reparaît, avec Bérigard, Magnen et Sennert, l'atomisme purement mécaniste de Démocrite, et, plus tard, avec Gassendi, l'atomisme d'Epicure perfectionne et concilié avec le dogme chrétien de la création - le système d'Empédocle est renouvelé par Magnan; celui des pythagoriciens, par Nicolas de Cusa, et, plus tard, par Képler

Empiriste et sensualiste, Telesio imite, sans les copier, les hypothèses cosmologiques de l'école d'Ionie et se rapproche surtout d'Archélaüs. Sensualiste en théorie et idéaliste par sa méthode, Campanella part de la métaphysique, de la théologie et de la doctrine des causes finales, pour arriver à une cosmologie platonicienne et stoïcienne, où les astres sont dirigés par des âmes et où les âmes sont une substance chaude et lumineuse. Le néo-platonicien Patrizzi considère l'univers comme un corps animé : suivant lui, toute lumière émane de Dieu, et la lumière et l'espace, puissances incorporelles, impriment l'unité et l'harmonie à l'univers.

Le plus original des philosophes de cette époque, Giordano Bruno, disciple des éléates, mais précurseur de Spinoza et de la philosophie allemande, fait de Dieu, l'être un et unique en dehors duquel rien ne peut exister, la nature naturante, substance et cause productrice de la nature naturée, ou de l'univers, qui existe en lui et par lui, infini comme lui. Il prétend prouver a priori la vérité du système de Copernic; pourtant Il  n'est pas allé jusqu'à entreprendre de démontrer de même a priori les principales lois du monde physique. 

Dans ce grand mouvement des esprits vers l'étude de la nature, les doctrines les plus influentes sont , plus encore qu'au Moyen âge, celles de l'animisme et du vilalisme universels, exagérés jusqu'à la rêverie : des sympathies et des antipathies, des forces occultes expliquent tout. Ce sont les théories mystiques des théosophes et des cabalistes, qui essayent d'effacer la distinction de l'esprit et de la matière, à force de matérialiser l'un et de spiritualiser l'autre. Telles sont les tendances de Reuchlin, de Paracelse, de Cardan; le péripatéticien Porta, l'averroïste Cesalpini, Fracastor  et la plupart des grands physiciens de ce temps y participent plus ou moins. 

La philosophie de la nature des Modernes

Les mêmes tendances reparaissent au XVIIe siècle avec les deux Van Helmont, Marcus Marci de Kronland, Robert Fludd, Jakob Boehme, Jean Amos Comenius; au XVIIIe siècle, avec Swedenborg et Saint-Martin; et la nouvelle philosophie allemande s'y est livrée avec un enthousiasme réfléchi et méthodique.

Galilée.
Galilée fut exempt de ces illusions, parce qu'il avait autant de rectitude d'esprit que de génie inventif. Il observa comme on observe de nos jours; il dut les grandes découvertes qui illustrent son nom à la pratique déjà raisonnée de la méthode expérimentale. Pour confirmer des hypothèses vraies, pour effacer de la science des erreurs consacrées, il eut recours à l'observation aidée du raisonnement et du calcul : il comprit et pratiqua avec succès la méthode expérimentale complète, que le chancelier Bacon mutila en méconnaissant la nécessité des mesures exactes et du calcul, et qu'il ne sut pas mettre en pratique. 

F. Bacon.
Bacon a l'avantage d'avoir formulé et exposé le premier cette méthode telle qu'il la concevait, et d'avoir indiqué l'étendue et la portée de ses applications. Mais, quand il veut définir l'objet des sciences naturelles, son analyse manque de profondeur et même de justesse. Avec les péripatéticiens, il distingue quatre principes ou espèces de causes la substance ou cause matérielle, l'essence ou cause formelle, la cause efficiente et la cause finale. Or, suivant lui, la matière est l'être indéterminé, sur lequel il y a peu de chose à dire et rien de nouveau à découvrir; la cause finale doit être bannie des sciences naturelles et reléguée dans la métaphysique. Par cause efficiente, il entend la réunion des circonstances diverses qui amènent chaque événement complexe; il déclare que la cause efficiente, essentiellement variable, ne peut être l'objet de la science, mais seulement de l'empirisme vulgaire. 

Restent donc les essences ou formes, dont la recherche est, suivant lui, l'objet des sciences naturelles. Que sont ces essences? Lui-même ne s'en est pas bien rendu compte, et de là les mille subtilités scolastiques qui gâtent ses essais de méthode inductive. Cependant lui-même dit que les formes des choses se résolvent en lois. Or, que sont ces lois, sinon les lois de l'activité réciproque des substances contingentes? Ces substances sont donc des forces définies dans leur mode d'action, et non une matière indéfinie. En effet, par quoi connaissons-nous les substances corporelles, sinon par leur activité externe, invariablement limitée et dépendante des conditions de l'étendue et de la distance? 

Connaître les corps comme substances actives, c'est-à-dire comme causes efficientes soumises a des lois fixes, c'est connaître en même temps ce que Bacon nomme, dans son langage scolastique, la matière et la forme des corps. Trop peu métaphysicien, Bacon n'a pas su expliquer et justifier philosophiquement la méthode dont il a si ingénieusement formulé certaines règles. Après lui, sa méthode n'avait encore pour elle que quelques découvertes et des espérances, et on pouvait la combattre en citant les erreurs nombreuses et souvent bizarres de celui qui l'avait exposée le premier. Mais la méthode complète des sciences physiques avait pour elle l'exemple et les découvertes de Galilée.

Descartes.
Descartes et ses disciples crurent devoir combiner la méthode ancienne et la nouvelle : pour eux, en physique, l'expérience vient seulement au secours de la déduction; et la plupart des cartésiens, à l'exemple du maître, débutent encore par une cosmogonie fondée sur de prétendues lois nécessaires, qu'ils établissent a priori et d'où ils essayent de tirer tout le reste.

Mécaniste aussi exclusif que Démocrite, mais niant le vide, dont il ne comprend pas la nécessité pour le mouvement, Descartes admet, avec Platon, l'inactivité absolue des corps. Mais, au lieu de les faire mouvoir par des âmes; il considère le mouvement comme une quantité invariable dans l'univers et créée avec lui, quantité dont les parties se transmettent d'un corps à l'autre par le contact, sans que la somme totale puisse augmenter ou diminuer jamais. Il imagine une mécanique en contradiction avec quelques-unes des lois de la mécanique naturelle, telles qu'elles résultent de l'observation; et c'est ainsi qu'il arrive à expliquer la conservation du mouvement dans l'univers sans forces motrices permanentes, et à rendre compte a priori de l'origine et de l'ordre actuel du monde par les seules lois de l'impulsion.

Il faut lui savoir gré d'avoir compris que les lois premières de l'univers corporel doivent être toutes des lois mécaniques, et d'avoir puissamment contribué à bannir des sciences naturelles, d'une part les formules de la scolastique, conservées par Bacon d'autre part la doctrine des causes occultes, si chères aux dynamistes idéalistes, lors même qu'ils leur donnent un autre nom. Mais, en refusant aux âmes l'activité externe et aux corps toute activité, en ne voulant re

Spinoza.
connaître dans les corps que l'étendue et la réceptivité passive du mouvement, le cartésianisme a placé la philosophie sur la pente qui l'a conduite d'abord au système des causes occasionnelles, c'est-à-dire à la suppression mal dissimulée des causes secondes, puis enfin au panthéisme idéaliste de Spinoza. Car, que sont des substances sans aucune activité propre, et pourquoi plusieurs substances, s'il n'y a qu'une cause efficiente? L'autre grand principe du spinozisme, la substitution de la nécessité à la Providence, se trouve aussi en germe dans le cartésianisme, qui construit le monde a priori d'après des lois supposées nécessaires, et qui, sans oser nier l'existence des causes finales, nie qu'elles soient accessibles à l'esprit humain.

Reprenant avec plus de logique et de fermeté d'esprit la doctrine de Giordano Bruno, Spinoza détermine a priori les rapports généraux de la nature naturante et de la nature naturée, sans descendre jusqu'aux sciences naturelles, ni même jusqu'à la philosophie de la nature. Il a laissé à la nouvelle philosophie allemande de l'identité le soin de construire cette partie de la philosophie au point de vue du panthéisme idéaliste.

Leibniz.
Leibniz, plus métaphysicien, logicien et mathématicien qu'observateur, a cependant, le premier, établi solidement le principe qui doit servir à démontrer la légitimité et la necessité de la méthode inductive des sciences naturelles : il a prouvé que les lois premières du monde physique ne sont pas des lois nécessaires absolument, et que, par conséquent, on ne peut pas les déduire des principes ontologiques. Mais il a cru qu'il était possible d'arriver démonstrativement à ces lois par l'intuition des desseins en vertu desquels Dieu les a librement établies, et il a contribué ainsi à susciter l'abus déplorable des causes finales, comme moyen de démonstration et de découverte dans les sciences. C'est ainsi, par exemple, que, modifiant une erreur de Descartes, sans la corriger, il a érigé en principe la conservation perpétuelle d'une même quantité de force vive dans l'univers par la transmission du mouvement des masses. On peut défendre ce principe, mais c'est en y introduisant deux considérations inconnues à Leibniz, savoir : celle des équivalents des forces vives en travail mécanique, et celle de la force vive et du travail moléculaires. 

En constatant l'activité interne et la substantialité propre des âmes, il a exclu le panthéisme; mais il n'a pas su échapper aussi à l'idéalisme. Il dit fort bien, dans son traité De ipsa natura, que la nature en général n'est rien de plus que l'ensemble des forces de l'univers avec l'ensemble de leurs puissances persistantes et de leurs lois, et que la nature de chaque être est l'ensemble de ses facultés permanentes. Mais il refuse aux âmes et aux corps l'activité externe, qui leur appartient et qui est leur seul moyen de communication réciproque; il accorde aux substances corporelles, comme aux âmes, une activité interne, dont les substances corporelles sont dépourvues; en revanche, il supprime l'étendue, c'est-à-dire l'attribut premier de ces substances. Constituez tous les corps de l'univers uniquement avec des substances simples, comme Leibniz poussé à bout s'avoue forcé de le faire, et ôtez ainsi aux corps l'étendue, sans laquelle ils ne peuvent être conçus en tant que corps; ôtez-leur, de plus, l'activité externe par laquelle seule ils peuvent se mettre en rapport avec nous et les uns avec les autres : que reste-t-il d'eux? Rien. 

Boscovitch. Kant.
Disciple de Newton, en même temps que de Leibniz, Boscovich restitue aux substances corporelles l'activité externe, la force motrice, la puissance attractive et répulsive. Ce n'est pas assez : il fallait leur restituer aussi l'étendue, sans laquelle le mouvement ne peut exister.

Kant a donc tort aussi, dans ses spéculations sceptiques et d'autant plus hardiment hypothétiques sur la nature, de vouloir que l'étendue résulte du mouvement expansif des forces et de la faire indéfiniment compressible. L'étendue, en tant qu'appartenant à une substance réelle, est essentiellement impénétrable : elle ne peut augmenter que par création, diminuer que par anéantissement. Toute compression et toute dilatation se réduisent à une diminution ou à une augmentation de distance entre les atomes premiers, dont l'existence est contestée vainement par les idéalistes; mais l'étendue de chaque atome premier est incompressible.

Locke et son école.
L'école de Locke a eu le mérite de tenter l'application de la méthode de Bacon aux sciences philosophiques; mais elle l'a fait d'une manière étroite et inexacte : ayant faussé et mutilé la psychologie, elle s'est trouvée conduite à nier la métaphysique et l'origine rationnelle des idées. Elle elle a ainsi rendu provisoirement service aux sciences physiques, en achevant de les tirer de la voie ou elles s'étaient trop longtemps égarées : on doit savoir gré à Locke d'avoir contribué à former Newton, et à Newton de ne s'être pas fait entièrement sensualiste. Mais bientôt le sensualisme produisit ses dernières conséquences dans la philosophie et dans les sciences naturelles à la fois. 

De là cette tendance de certains philosophes du XVIIIe siècle à n'admettre comme réel que ce qui tombe ou ce qui est supposé pouvoir tomber sous l'observation sensible; de là leur facilité à imaginer et à accepter en cosmogonie et en physiologie les hypothèses les plus hasardeuse, pourvu qu'elles soient matérialistes; de là aussi, pour les physiciens et les naturalistes de cette école, la tendance à bannir enfin des sciences dites positives les vues philosophiques, la recherche des causes efficientes et des causes finales; à concentrer toute l'attention sur les détails, sur la description des faits, au risque, il est vrai, de perdre parfois la vue d'ensemble.

La Naturphilosophie allemande.
Mais l'école allemande, qui a proclamé la nécessité de la synthèse et de l'unité dans la science de la nature et y a posé les grandes questions que le sensualisme élude, n'a échappé au scepticisme de Kant et au dogmatisme négatif de Fichte,que pour aller se perdre dans les nuages de l'idéalisme absolu. Avec Hegel, avec Goethe, elle a introduit systématiquement dans les sciences naturelles, d'une part, la méthode de construction a priori, c'est-à-dire la substitution de l'imagination à l'expérience raisonnée; d'autre part, l'emploi de formules inintelligibles, et de métaphores qui trompent sur les idées qu'elles expriment. Elle a professé le dynamisme idéaliste, c'est-à-dire, sous un nom nouveau, la doctrine des causes occultes, qui est un dogmatisme illusoire mis à la place d'un aveu d'ignorance. 

Elle a renouvelé l'hypothèse de l'animisme universel, et les rêveries extravagantes des théosophes; elle a nié la substantialité des êtres contingents; elle a considéré l'esprit et la matière comme deux développements divers d'une substance unique ; elle a sacrifié au fatalisme le dogme de la providence et celui du libre arbitre; elle en est venue jusqu'à professer l'identité des contradictoires, l'identité de Dieu et du néant; et en même temps; sous le nom de téléologie immanente, elle a mis en honneur l'abus des causes finales qu'elle a transformées en idées-types, qui procèdent d'un absolu non pensant, qui se réalisent elles-mêmes dans les corps, et qui ne sont pensées que par les hommes. 

Parmi les découvertes positives et les théories les mieux fondées dans les sciences naturelles, elle a rejeté celles qui ne pouvaient s'adapter à ses constructions arbitraires; par exemple, elle a rejeté la décomposition des rayons lumineux en couleurs, comme contraire à l'unité essentielle de la lumière, qui, suivant une des opinions nombreuses, variables, et toutes également affirmatives de Schelling sur cette question, est la seconde puissance (A²) de l'identité absolue (A=A), et a pour dernier développement la pensée. Quant aux résultats scientifiques que cette philosophie a bien voulu accepter, elle les a presque toujours gâtés et obscurcis, en les traduisant en de bizarres formules, ou bien en y mêlant d'incroyables erreurs. 

De la philosophie aux sciences et des sciences à la philosophie.
Cependant, le règne de cette philosophie sur les sciences naturelles n'a jamais été généralement accepté, même en Allemagne, et il est tombée en déclin. A partir de la seconde moitié du XIXe s., c'est au retour du matérialisme auquel on a assisté..

Sous l'influence des écoles expérimentales, la physique s'est constituée en science positive. En même temps, la philosophie allemande a tenté de construire rationnellement la nature; mais les physiciens ont eu goûté ces constructions de Schelling et de Hegel, et les ont remplacées par d'autres vues dues à d'autres méthodes : ou ne cherche plus a priori l'explication des choses; on tâche de la supposer a la suite d'expériences qui suggèrent des hypothèses qu'on s'efforce de soumettre à une vérification également expérimentale.

La question de la génération spontanée, celle de la variabilité des espèces, celle de l'unité des forces physico-chimiques, appartiennent, en effet, à la philosophie de la nuture. Il semble que les philosophes les aient abandonnées aux physiciens et aux naturalistes, et se soient renfermés dans les limites des sciences morales. Il est vrai que, par compensation, les sciences naturelles sont devenues éminemment philosophiques. La biologie, entre autres, après avoir parcouru tout le champ de la psychologie, s'est égarée parfois sur des territoires hasardeux (théories raciales du XIXe s., prétendue sociobiologie dans les années 1980, etc.). 

Plusieurs auteurs affirmé que la philosophie de la nature a péri, qu'elle a été ruinée par les progrès des sciences d'observation; nous croyons plutôt que les progrès de ces sciences l'ont amenée à changer les instruments de ses études, et, si nous osons dire, son outillage.

La physique et la chimie moderne n'ont pas supprimé les atomes de Démocrite et d'Epicure; mais, au lieu de vouloir les saisir par la spéculation, elles les cherchent au foyer du microscope, en attendant l'avènement des accélérateurs de particules, elles les poursuivent dans les réactions chimiques, dévoilant au final une image tout à fait inédite de leur objet, et par là même éveillant de nouvelles questions essentiellement philosophiques. On se tromperait donc gravement si l'on croyait que cette méthode-ci est moins philosophique que celle-là. Pour s'en convaincre, il suffira ici de rappeler les débats qui se sont ouverts, dans les premières décennies du XXe siècle, entre Einstein, le réaliste, et Bohr, le probabiliste, qui reposaient sur deux conceptions opposées de la nature. (DSP, AF / PL).

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