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La tragédie,
l'un des deux genres principaux de composition
dramatique, celui où l'on met en scène une action héroïque
capable de provoquer la pitié, la terreur, l'admiration. A cet effet,
il faut commencer par distinguer expressément la tragédie
de tout ce qui n'est pas elle, et notamment du drame
dont elle n'est qu'une forme particulière, la plus haute ou la plus
idéale, et nous entendons par ces mots la plus dégagée
de toute préoccupation d'être une imitation fidèle
de la réalité. Le grand Corneille
dira un jour que « le sujet d'une belle tragédie doit n'être
pas vraisemblable », et il l'entendra d'une manière que nous
essaierons d'expliquer; mais déjà, ce que nous pouvons avancer,
c'est que, de toutes les formes du drame, la tragédie est la moins
réaliste, en un certain sens la plus symbolique, et à ce
titre en ses chefs-d'oeuvre la moins contingente ou la plus voisine de
l'absolue beauté, par la sévérité de ses lignes,
par la profondeur de sa signification, et par la noblesse de son inspiration.
Le drame, en
général, c'est l'action, c'est l'imitation de la vie douloureuse;
c'est la volonté de l'humain en conflit
avec les puissances mystérieuses ou les forces naturelles qui la
limitent; c'est l'un de nous jeté tout vivant sur la scène
pour y lutter contre la fatalité, contre
la loi sociale, contre un autre de nous, contre lui-même au besoin,
contre les ambitions, les intérêts, les préjugés,
la sottise, la malveillance de ses semblables; et de là le drame
proprement dit, l'Othello de Shakespeare
ou l'Egmont de Goethe; de là le
drame bourgeois, la pièce à thèse, la comédie
réformatrice; de là la comédie
d'intrigue, le Barbier de Séville
ou le Mariage de Figaro ;
de là le drame passionnel, romantique et lyrique, l'Hernani
d'Hugo, l'Antony
de Dumas; de là encore la comédie,
la haute comédie, celle de
Molière,
l'École des femmes
ou Tartufe ;
de là la comédie satirique ou politique, les Nuées
d'Aristophane ou ses Chevaliers; la
comédie romanesque, Beaucoup de bruit pour rien, où
la lutte ne s'engage qu'avec le hasard des circonstances, celle dont l'épigraphe
pourrait être le mot de Figaro : «-Pourquoi
ces choses et non d'autres ? » et de là enfin le vaudeville
ou la farce, quand le conflit ne s'établit
qu'entre les prétentions de la sottise et la résistance de
la vulgarité.
Mais, s'il n'y a pas de tragédie
sans action, ni par conséquent qui ne soit du drame
à quelques égards, dans le sens étymologique plutôt
que dans le sens littéraire du mot, la tragédie n'en diffère
pas moins du drame en général, et ne s'en élève
pas moins au-dessus de toutes les formes qu'on vient d'énumérer
pêle-mêle, par sa tendance à réaliser sous un
aspect d'éternité tous les sujets dont elle fait sa matière,
et c'est précisément cette haute ambition qui fait l'essentiel
de sa définition. On ne s'étonnera pas que, pour atteindre
son but, elle se soit de tout temps astreinte à des règles
ou conditions d'art extrêmement sévères, étroites
mêmes, si l'on veut, ou à tout le moins rigoureuses. En aucun
art la difficulté vaincue ou surmontée n'est un mince mérite
:
L'oeuvre
sort plus belle
D'une
forme au travail
Rebelle,
Vers,
marbre, onyx, émail;
et il suffit qu'au lieu d'être une invention
des pédants, les difficultés qui s'imposent à l'artiste
soient tirées de la nature des choses. On va voir, chemin faisant,
que c'est le cas de la tragédie.
Peindre, donc, l'humain aux prises avec
une implacable destinée, avec les grandes douleurs, avec ses passions
les plus fortes, tel est le but du poète tragique; et pour peu que
ses peintures soient vraies, il n'y a pas d'oeuvre qui puisse offrir plus
de charme, exciter un plus vif intérêt; car, au plaisir instinctif
que produit en nous toute imitation fidèle de la nature, s'ajoute
ici la sympathie que nous éprouvons
pour nos semblables. Aristote, Horace
et Boileau ont établi dans leurs Poétiques
les règles de la tragédie : mais si, parmi ces règles,
les unes, fondées sur la raison, sont imprescriptibles et éternelles,
les autres ne semblent reposer que sur la tradition, la convention ou le
goût du moment, et sont par là même fort contestables.
Ainsi, il est conforme au bon sens (Boileau, Art poétique,
ch. III) que
....
la passion émue
Aille
chercher le coeur, l'échauffe et le remue,
parce que, selon le mot de Rousseau,
singulièrement expressif par son exagération même et
son air paradoxal, il n'y a que la raison qui ne soit bonne à rien
sur la scène, et que l'impassibilité stoïcienne
d'un Caton serait fort peu tragique. De même,
il est dans les convenances du genre que la tragédie, qui est, après
l'épopée, la forme la plus digne
et la plus belle de l'inspiration littéraire, emprunte à
la poésie son langage; que le sujet s'explique dès les premiers
vers; que le trouble croisse de scène en scène, et que l'intrigue
se débrouille, tout à coup et sans peine, au moment voulu;
que les personnages, s'ils sont connus d'avance, conservent le caractère
que l'histoire ou la légende leur attribue; qu'ils soient, jusqu'au
bout, tels qu'on les a vus d'abord; que chaque passion
parle son langage propre et conforme à la nature. Ces préceptes
ne sont que les inspirations du sens commun. Mais la raison n'oblige nullement
à croire que la règle des trois unités, à laquelle
se sont péniblement asservis les tragiques français, soit
légitimement obligatoire. (A.H / GE.). |
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