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Euripide
est un poète tragique grec,
né à Salamine, suivant une
tradition, le jour même de la bataille (480 av. l'ère commune)
où les Athéniens remportèrent une victoire sur les
Perses
à l'embouchure de l'Euripe (d'où lui vint son nom Euripide).
Euripide opéra dans le théâtre une révolution
importante : il réduisit le rôle du
choeur
et ne le fit intervenir que d'une manière conforme à la vraisemblance;
en outre, à l'aveugle loi du Destin il substitua l'empire des passions.
Ce poète, dont le style est un modèle d'élégance,
brille surtout par le pathétique ce qui l'a fait proclamer par Aristote
le plus tragique des tragiques. Il règne dans ses tragédies
une philosophie hardie, ce qui lui a valu le surnom de Philosophe du
théâtre; mais il abuse quelquefois des sentences et des
tirades philosophiques. Il dirige souvent de dures attaques contre les
femmes. Aristophane l'a déchiré
lui-même dans plusieurs de ses pièces, notamment dans les
Grenouilles .
Biographie d'Euripide.
Son père s'appelait Mnésarchidès;
il le perdit de bonne heure sa mère, Clito, vécut jusqu'à
un âge fort avancé. On sait les plaisanteries dont elle est
l'objet de la part d'Aristophane qui fait d'elle une marchande de légumes.
Il faut se garder de prendre à la lettre ces moqueries des poètes
comiques. Elles n'ont bien souvent pour point de départ que des
incidents insignifiants ou la fantaisie des poètes. Nous ignorons
la cause qui avait pu déterminer Aristophane à ranger Euripide
dans la catégorie des gens de rien; ce qui paraît certain,
c'est qu'il était issu d'une famille aristocratique. L'historien
Ephore, cité par Suidas, qualifie ses parents "d'excellente naissance".
D'après Théophraste
(Athénée, X), Euripide aurait rempli, dans une fête
en l'honneur d'Apollon , une fonction religieuse
qui n'était réservée qu'aux fils des meilleures familles.
Il reçut l'éducation que recevaient tous les jeunes Athéniens
de son temps, c.-à-d. qu'il étudia à la fois la poésie
et la musique, sans négliger les exercices du corps. Il cultiva
même la gymnastique avec plus d'ardeur encore que ses condisciples,
parce que, suivant une prédiction faite à son père,
il devait être un jour couronné comme vainqueur. Il semble,
d'ailleurs, s'être vite fatigué de cet entraînement
physique et n'a, dans ses pièces, que du mépris pour les
athlètes et pour ceux qui développent outre mesure leur force
musculaire.
On dit aussi que, dans sa jeunesse, il
s'adonna à la peinture selon Suidas, on
montrait un tableau de lui à Mégare.
Il eut, dans tous les cas, de très bonne heure, un goût passionné
pour la poésie. Sa première tragédie fut représentée
en 455, c.-à-d. quand il avait vingt-cinq ans à peine. Il
devint vite le rival de Sophocle et fut couronné
cinq fois.
De bonne heure aussi, nous le voyons se
tourner vers la philosophie et les sciences.
Il semble qu'Anaxagore ait eu sur lui une grande
influence. Il subit également l'influence des sophistes,
notamment celle de Protagoras. Il avait lu
les oeuvres de Démocrite et d'Héraclite.
Tout cela dénote une intelligence curieuse, aventureuse, qui cadre
bien avec l'esprit inquiet de la société contemporaine de
ce grand mouvement d'idées qui agite Athènes dans la seconde
moitié du Ve siècle. Comme
on devait s'y attendre, Euripide fut l'ami des Alcibiade,
des Critias, de tous ceux qui personnifient justement
cette agitation morale d'où devait sortir un esprit nouveau.
Nous savons peu de chose sur sa vie domestique.
Il fut marié deux fois, la première fois à Mélito,
la seconde à Choerilé, fille de Mnésélochos
qui joue un rôle dans une des comédies
d'Aristophane, les Femmes aux Thesmophories. De ce dernier mariage
naquirent trois fils, l'un qui devint marchand, l'autre qui se fit acteur,
le troisième, Euripide, qui mit sur la scène, après
la mort de son père, ses dernières tragédies et composa
lui-même pour le théâtre.
Comme Eschyle,
Euripide mourut loin de chez lui. Se voyant en butte à des accusations
d'impiété et à des attaques personnelles, il quitta
Athènes
et se retira en
Macédoine
auprès du roi Archélaüs, cour élégante
bien qu'à demi barbare et où se réunissaient les poètes
et les artistes. Nous ne savons à quelle époque exactement
Euripide s'y rendit. En 407, il faisait encore représenter à
Athènes son Oreste. En 405, il est déjà mort,
et Euripide le Jeune met sur la scène sa dernière tétralogie,
composée en Macédoine. Peut-être cette tétralogie
avait-elle été représentée par le poète
lui-même à la cour de Pella. Euripide ne mourut pas, du reste,
à Pella, qui était la capitale d'Archélaüs, mais
à Aréthusa, non loin d'Amphipolis.
Il y avait suivi le roi, qu'attirait dans cette région la politique
ou la chasse. Un soir, en quittant la table royale, le poète regagnait
sa tente quand it fut attaqué par des chiens et dévoré.
Il faut placer cet événement en 406 ou 405.
Les tragédies
d'Euripide.
Euripide est, de tous les tragiques, celui
qui composa le plus grand nombre de drames. Les Anciens portaient le nombre
de ses pièces à quatre-vingt-douze. Il n'en reste que dix-neuf.
Encore l'authenticité du Rhésus est-elle contestée.
Voici, dans cette longue et féconde carrière, les dates qu'il
est possible de fixer. En 455, la première tragédie du poète
avait pour titre les Péliades (perdue). Sa première
victoire tragique est de 441; la même année Sophocle avait
présenté au concours son Antigone. En 438, il donna
Alceste
(conservée), précédée des Crétoises,
d'Alcméon à Psophis et de Télèphe
(drames perdus). En 431, Médée (conservée),
suivie de Philoctète, de Dictys et des Moissonneurs
(perdus). Les Héraclides sont de 432, de 430, de 426, de
421 ou de 417; on voit quelles controverses se sont élevées
sur ce point. Cette tragédie figure parmi celles que nous possédons
encore. L'Hippolyte (conservé) est de 428 ; les Suppliantes
(conservées), de 420. Andromaque (conservée) fut probablement
jouée immédiatement après la paix entre Sparte et
Athènes (420). L'Electre (conservée) est de 414; l'Iphigénie
en Tauride (conservée), de 413 ; l'Hélène
(conservée), de 412. Telles sont les dates certaines ou approximatives
qu'on peut établir. Ajoutons que les Bacchantes furent vraisemblablement
composées en Macédoine. Pour les Troyennes, Hécube,
Oreste,
Héraclès
furieux, Ion, Iphigénie à Aulis, le Cyclope, toutes pièces
qui nous sont parvenues, la plus grande incertitude règne encore.
Le
Cyclope,
est un drame satirique. C'est le seul texte de ce genre que nous ait légué
l'Antiquité. Le drame satirique tenait à la fois de la tragédie
et de la comédie en effet, bien que ses sujets fussent puisés
dans l'histoire héroïque de la Grèce,
le poète avait soin d'y mêler mille bouffonneries et traits
piquants; le tout souvent grossier et licencieux. Des satyres et des silènes,
cortège de Dionysos, formaient le choeur;
c'était une sorte de restitution faite au dieu du vin que la tragédie
avait dû peu à peu abandonner.
Plusieurs tragédies d'Euripide ont
été imitées par Racine, dont
Euripide était le poète favori par Voltaire,
Crébillon
et Guimond de La Touche.
Les
Phéniciennes.
Le titre de cette pièce est emprunté
au choeur, composé de femmes phéniciennes
qui s'étaient arrêtées à Thèbes
en se rendant à Delphes, où
elles devaient être consacrées au culte d'Apollon. Thèbes
se rattachait du reste à la Phénicie,
dont elle était une colonie. Le sujet des Phéniciennes
est le même que celui des Sept Chefs devant Thèbes ,
d'Eschyle : la lutte des deux fils d'Oedipe,
Etéocle et Polynice. La pièce d'Eschyle est toute belliqueuse;
celle d'Euripide se fait surtout remarquer par la peinture des affections
les plus saintes de la famille et de la patrie. Jocaste, en pressant dans
ses bras son fils exilé, semble oublier tous les maux de la guerre.
Plus tard Antigone, lorsque la perte des siens
est consommée, ne voit plus au monde que son père aveugle,
et abandonné de tous; elle pourrait régner dans Thèbes
en épousant Hémon, fils de Créon :
«
Eh quoi! ô mon père, s'écrie-t-elle, je prendrais un
époux et je te laisserais seul dans l'exil! [...]. Qui aurait soin
de toi, privé que tu es de la vue? »
Le vieillard lui-même a des accents
pathétiques lorsqu'il demande à toucher une dernière
fois les cadavres de sa femme et de ses enfants avant d'aller, selon la
volonté des dieux, chercher un tombeau dans l'Attique.
A côté de ces scènes
éloquentes, il faut signaler le défaut d'unité dans
l'action, par suite d'épisodes déplacés et, trop souvent
d'ailleurs, inutilement barbares.
Les
Suppliantes.
Les Suppliantes se rattachent,
comme la pièce précédente, à la légende
thébaine. Thèbes a refusé la sépulture aux
guerriers d'Argos morts sous ses murs. A cette
nouvelle, les mères et les veuves de ces illustres guerriers viennent
en suppliantes implorer, à Éleusis,
le secours des Athéniens. Elles s'adressent à Thésée,
entourent sa mère, Éthra, qu'elles s'efforcent d'émouvoir;
elles tiennent à la main, en signe de paix, un rameau verdoyant;
l'éloge d'Athènes, de sa piété envers les morts,
se mêle à leurs touchantes prières. Thésée
marche contre les Thébains, dont il triomphe; la sépulture
est donnée aux Argiens sur le champ de bataille; mais le roi d'Athènes
réserve les cendres des sept principaux chefs; lui-même les
remet sur la scène, dans des urnes funéraires, aux mères,
aux veuves et aux enfants, qui les couvrent de leurs larmes.
Alceste.
Cette tragédie et les deux suivantes
ont trait à la légende d'Héraclès.
Inspirée et soutenue par les dieux, Alceste sacrifie sa vie pour
prolonger celle du roi Admète, son époux; elle lui fait,
ainsi qu'à ses enfants, les plus tendres adieux, puis elle meurt.
Cependant un hôte mystérieux se présente sur le seuil
du palais : c'est Héraclès, envoyé par Zeus.
Admète, malgré son deuil, s'empresse de l'accueillir, portant,
pour ainsi dire, à l'héroïsme cette vertu d'hospitalité
si chère aux Anciens. Héraclès apprend bientôt
la douleur du prince; il sort, court au tombeau d'Alceste,
combat le génie de la mort et ramène, pâle et voilée,
celle qui s'était si généreusement dévouée
pour son époux. Les adieux d'Alceste à son époux sont
empreints de cette beauté simple et majestueuse qui émeut
toujours.
Héraclès
furieux.
Héraclès triomphe de Lycos,
qui, après avoir usurpé le trône de Thèbes,
s'apprêtait à immoler l'épouse et les enfants du héros,
dont la longue absence avait fait supposer la mort. Tout à coup
Héra,
son ennemie, le frappe de démence; furieux, il poursuit ses propres
enfants et verse leur sang avec celui de leur mère, qui cherchait
à les protéger. Revenu à lui-même, Héraclès
apprend, de la bouche d'Amphitryon, son père,
l'horrible vérité; il entre dans un sombre désespoir,
que la généreuse amitié de Thésée parvient
seule à calmer; enfin il consent à le suivre à Athènes,
laissant à des mains plus pures que les siennes le soin d'ensevelir
les victimes de sa fureur.
Le meurtre de Lycos,
puis la folie d'Héraclès, forment, comme on le voit, deux
actions successives, défaut assez fréquent chez Euripide.
Dans la seconde partie, le poète, comme pour voiler les atrocités
du meurtre, a semé mille beautés de détail, et de
ces scènes où se révèlent les plus purs sentiments
de la famille.
Les
Héraclides.
Les Héraclides retracent
les infortunes des enfants d'Héraclès, poursuivis par Eurysthée,
roi d'Argos, après la mort de leur père. Il y a défaut
de plan et d'ensemble dans cette pièce; mais le dévouement
de Macarie, fille d'Héraclès, offre une belle et grande scène
: pour assurer la victoire aux Athéniens, qui l'ont accueillie,
elle et les siens, elle vole en souriant à la mort. Il est à
regretter qu'Euripide n'ait donné qu'une place secondaire à
ce touchant épisode.
Les
Troyennes.
Cette pièce et les suivantes, moins
Hippolyte
et Médée, se rattachent à la guerre de Troie.
La ville vient de tomber au pouvoir des Grecs, qui se partagent les captives
: Hécube, veuve de Priam,
tombe aux mains d'Ulysse;
Agamemnon
s'est réservé Cassandre, la
prêtresse d'Apollon; Andromaque
est remise à Néoptolème, fils d'Achille;
enfin Polyxène est destinée à un sacrifice expiatoire.
La pièce se termine par l'embrasement d'Ilion, que les vainqueurs
livrent aux flammes, tandis que le choeur, composé de jeunes Troyennes,
entonne l'hymne funèbre.
Casimir Delavigne
s'est inspiré des Troyennes dans une cantate,
riche d'éclat et de poésie; on y trouve une ingénieuse
réminiscence du Super flumina Babylonis des Hébreux.
Hécube.
Hécube retrace les dernières
infortunes de la veuve de Priam, qui, apprenant la mort de son fils Polydor,
égorgé par Polymnestor, roi de Thrace, au mépris des
lois de l'hospitalité, se voit obligée de laisser encore
sacrifier sa fille Polyxène, immolée sur le tombeau d'Achille
aux mânes de ce héros. Ici encore double action, défaut
racheté, du reste, par les beautés de détail et de
situation. La scène dans laquelle Hécube essaye de fléchir
Ulysse, celle où Polyxène, résignée, accepte
la mort avec une si virile fermeté, peuvent être mises au
rang des plus belles inspirations du théâtre
antique.
Oreste.
L'Oreste d'Euripide n'a rien de
commun avec les pièces du même nom. L'action se passe sept
jours après le meurtre de Clytemnestre.
Les Argiens ont condamné à mort, comme parricides, Oreste
et sa soeur Électre.
La première scène de cette
tragédie
est un chef-d'oeuvre de naturel et de délicatesse. Oreste, atteint
d'un mal étrange, repose sur sa couche, que protège la fidèle
Électre; son réveil est paisible, il bénit les tendres
soins d'une soeur si chère. Puis les cruelles douleurs, les sombres
visions reparaissent; il voudrait épargner à Électre
le spectacle de son infortune et la délivrer de la pénible
tâche qu'elle s'est imposée, mais rien ne peut ébranler
ce coeur dévoué au plus malheureux des hommes.
La suite de la tragédie est fort
inférieure à ce début, justement célèbre.
Hélène,
Ménélas
et leur fille Hermione y jouent des rôles forcés et invraisemblables.
Il en est ainsi de presque tous les sujets qu'Euripide a traités
après Eschyle ou Sophocle;
le désir d'innover le conduit à travestir les traditions
et à imaginer des fables d'un romanesque choquant.
Andromaque.
La pièce se passe en Thessalie,
où règne Néoptolème. Andromaque est devenue
son esclave et lui a donné un fils, Molossus; Astyanax, qu'elle
avait eu d'Hector, n'est plus : la cruelle loi
du vainqueur l'a condamné à périr sur les remparts
d'Ilion. Hermione, l'épouse de Néoptolème, n'a pas
d'enfant; jalouse d'Andromaque, elle est résolue, en l'absence du
roi, à faire périr Molossus. Mais Andromaque a su dérober
l'enfant à ses recherches; elle a envoyé un messager à
Pélée, aïeul de Néoptolème; elle-même
est venue chercher un asile dans le temple de Thétis, d'où
nul n'a le droit de l'arracher. Bientôt, hélas! nouvelles
angoisses, Molossus est découvert; il va mourir si sa mère
ne consent à quitter les autels de la déesse et à
se livrer à ses persécuteurs. La réponse d'Andromaque
est un de ces cris du coeur dont Euripide a le touchant secret :
«
Non , s'écrie-t-elle, il ne périra pas pour racheter mes
jours misérables. Voyez! je quitte l'autel, je me livre en vos mains;
vous pouvez me tuer, m'égorger, me charger de liens, entourer mon
cou du noeud fatal. »
Ménélas, père d'Hermione,
avec une férocité brutale, s'empare de la mère et
du fils :
«
Ô mon époux! ô fils de Priam! s'écrie Andromaque,
si ta main, si ta lance pouvaient combattre pour moi! »
Ce souvenir d'Hector, à un tel moment,
est plein de grandeur et de délicatesse. Enfin le vieux Pélée
apparaît soudain, délivre les victimes, non sans avoir disputé
longtemps avec Ménélas. Hermione, craignant le ressentiment
de son époux, s'enfuit avec Oreste; celui-ci, par un habile complot,
ménage le meurtre de Néoptolème, dont le récit
termine la pièce.
-
Comparaison
avec l'Andromaque de Racine
Racine
a su donner à cette tragédie d'Andromaque de nouvelles
beautés; Euripide, d'ailleurs, n'a pas été son seul
modèle; Homère et Virgile
lui ont fourni plus d'un trait. En substituant au fils de Néoptolème
le propre fils d'Hector, Astyanax, que les Grecs n'ont pas encore ravi
à sa mère, il a rendu plus pressantes les anxiétés
maternelles; plus forts sont par là même les liens qui unissent
Andromaque à son premier, à son unique époux. Ainsi,
tout grandit dans l'Andromaque moderne; elle s'élève
à une hauteur nouvelle et ressemble, selon l'expression de Fontanes,
à ces veuves des premiers siècles, toujours vêtues
de deuil et indifférentes à tous les spectacles du monde. |
Iphigénie
en Aulide.
Agamemnon a quitté sa tente avant
le jour; il paraît troublé et confie ses angoisses à
l'un de ses esclaves, un vieillard : les dieux demandent aux Grecs, arrêtés
à Aulis par le calme des vents, le sacrifice d'Iphigénie.
Il a dû céder aux prières de Ménélas
et a convoqué sa fille, sous prétexte de l'unir à
Achille; mais l'amour paternel l'emporte; il remet au vieillard une lettre
dans laquelle il ordonne à son épouse de retenir auprès
d'elle Iphigénie.
Ménélas, toujours violent
et cruel, surprend le secret du messager et vient adresser à Agamemnon
de sanglants reproches. Au fort de la querelle, on annonce l'arrivée
de Clytemnestre et d'Iphigénie au camp des Grecs. La joie naïve,
les tendres caresses de la jeune fille charment et torturent en même
temps le malheureux père; il ne peut que pousser des exclamations
entrecoupées :
«
Heureuse ignorance, que je te porte envie! [...]. Donnemoi ta main, ma
fille; donne-moi un baiser bien doux et bien amer [...]. Je pleure en t'embrassant.
»
Bientôt Achille apprend qu'on s'est
joué de lui et qu'on a supposé, sans qu'il en connaisse le
motif,
son alliance prochaine avec Iphigénie: le vieil esclave achève
de lui tout révéler, ainsi qu'à Clytemnestre; Achille
promet de défendre l'innocente victime.
Agamemnon, se voyant trahi, cherche à
peine à se justifier des reproches de son épouse, qui lui
fait entrevoir dans un sombre avenir le châtiment de sa cruauté.
Quant à Iphigénie, elle n'a sur les lèvres que de
filiales supplications :
«
Ô mon père, ne me fais pas mourir avant le temps, car il est
doux de voir la lumière [...]. La première, je t'appelai
du nom de père; la première, assise sur tes genoux, je te
donnai et je reçus de toi de tendres caresses. »
Prières inutiles; l'oracle
a parlé, et Achille lui-même est impuissant à retenir
l'armée mutinée. Alors, grandissant en présence d'un
danger inévitable, Iphigénie se sent prête à
voler au-devant de la mort :
«
Je me donne à la Grèce, s'écrie-t-elle; immolez-moi,
guerriers, et, couverts de mon sang, courez renverser Troie! »
Un calme solennel préside aux adieux
de Clytemnestre et de sa fille; sous l'empire des grandes douleurs, la
nature est comme anéantie, et les poètes grecs excellent
à se garder de toute exagération dans ces scènes où
les faits parlent suffisamment. Un récit plein d'élévation
retrace la lutte suprême; Iphigénie a traversé avec
fierté les rangs des Grecs, s'est approchée de l'autel d'Artémis,
et tandis que son père se voilait la face pour cacher ses larmes,
et que Calchas s'apprêtait à la frapper, la déesse
l'a dérobée aux regards, laissant à sa place une biche
mystérieuse.
-
Comparaison
avec l'Iphigénie de Racine
«
Racine, dans son Iphigénie, a suivi de très près Euripide;
quelques changements toutefois lui ont paru nécessaires pour s'accommoder
aux moeurs de son siècle. Il a écarté Ménélas,
caractère égoïste, indigne de réclamer contre
Agamemnon, et l'a remplacé par Ulysse, qui, n'ayant d'autre intérêt
que celui de tous les Grecs, est bien plus autorisé à combattre
la résistance du père d'Iphigénie. Il a mis plus de
force dans le rôle de Clytemnestre et poussé plus loin le
combat qu'elle livre en faveur de sa fille. Le rôle d'Ériphile,
captive d'Achille, que Racine a créé, lui a permis de substituer
aux données de la fable un dénouement plus conforme à
la scène française : c'est Ériphile et non Iphigénie
que désigne l'oracle, et cette mort semble d'ailleurs le châtiment
mérité d'une coupable trahison. » (D'après La
Harpe).
L'Achille
de Racine est plus passionné; son Agamemnon plus majestueux, plus
roi que celui d'Euripide : on sent que la simplicité grecque, transportée
à Versailles, a dû perdre
ses allures naïves et familières pour se conformer à
l'étiquette de la cour. Mais si la diversité des époques
a nécessité ces différences, ce n'en est pas moins,
pour Euripide, un avantage incontestable que d'avoir balancé de
si près, dans cette tragédie, la gloire d'un poète
tel que Racine. |
Iphigénie
en Tauride.
La fille d'Agamemnon, soustraite par Artémis
au glaive des sacrificateurs et transportée en Tauride, sert la
déesse, comme prêtresse , dans son temple. Oreste, frère
d'Iphigénie, accompagné de Pylade son ami, aborde sur cette
côte inhospitalière afin d'enlever la statue d'Artémis,
entreprise de laquelle dépend la fin des maux qui l'accablent. Découverts
par des bergers, les deux fugitifs sont condamnés, selon les lois
du pays, à être immolés sur l'autel de la déesse;
le soin de préparer les victimes est confié à Iphigénie;
on les lui amène. Apprenant que ces étrangers sont Grecs,
elle veut épargner l'un des deux et lui remettre un message pour
Argos.
Les scènes qui retracent la lutte
de dévouement entre Oreste et Pylade, pour savoir lequel des deux
sera épargné; celles qui amènent la reconnaissance
du frère et de la soeur sont extrêmement touchantes; ces situations
sont le triomphe d'Euripide. Enfin tous trois parviennent à s'enfuir,
emportant la statue d'Artémis.
-
Reconnaissance
d'Iphigénie et d'Oreste
Iphigénie.
- Dites-moi d'abord qui de vous deux se nomme Pylade.
Oreste.
- Lui. Mais que peut vous importer?
Iphigénie.
- En quelle contrée, en quelle ville de la Grèce est-il né?
Oreste.
- Que vous reviendra-t-il, ô femme, de le savoir?
Iphigénie.
- Avez-vous eu la même mère? êtes-vous frères?
Oreste.
- Oui, par l'amitié, non par le sang.
Iphigénie.
- Et vous, quel nom votre père vous donna-t-il
à
votre naissance?
Oreste.
- Un seul nom me convient, je suis malheureux.
Iphigénie.
- C'est le tort de la fortune. Vous ne me répondez point.
Oreste.
-- Mourant inconnus, nous échapperons à la honte et à
l'outrage.
Iphigénie.
- D'où vous viennent de si généreux sentiments?
Oreste.
- Vous immolerez mon corps, mais non pas mon nom.
Iphigénie.
- Ne me direz-vous pas au moins quelle patrie est la vôtre?
Oreste.
- Que me servirait de vous l'apprendre, puisque je vais mourir?
Iphigénie.
-Mais pourquoi me refuseriez-vous cette grâce?
Oreste.
- Eh bien! l'illustre royaume d'Argos est ma patrie, et je m'en fais gloire.
Iphigénie.
- Au nom des dieux, dites-vous vrai, ô étranger?
Oreste.
- Mycènes m'a vu naître, ville autrefois heureuse!
Iphigénie.
- Comment l'avez-vous quittée! Est-ce par
l'exil?
Oreste.
- Par un exil involontaire en quelque sorte, et toutefois volontaire...
Iphigénie.
- Vous connaissez Troie, cette ville dont on parle en tous lieux?
Oreste.
- Plût aux dieux ne l'avoir jamais connue, pas même en songe!
Iphigénie.
- On dit qu'elle n'est plus, qu'elle a succombé.
Oreste.
- Il est vrai, ce n'est point un vain bruit...
Iphigénie.
- Les Grecs sont-ils de retour, comme on le publie?
Oreste.
- Pourquoi toutes ces questions?
Iphigénie.
- Avant de mourir contentez-moi.
Oreste.
- Demandez donc, je répondrai.
Iphigénie.
- Le divin Calchas est-il revenu de Troie?
Oreste.
- Il n'est plus : on le disait du moins à Mycènes.
Iphigénie.
- Ô équitable déesse!... Qu'est devenu ce général
que l'on disait fortuné?
Oreste.
- Qui donc? Je n'en connais point qu'on doive appeler de ce nom.
Iphigénie.
- Le fils d'Atrée, Agamemnon.
Oreste.
- Je ne sais. Cessons ce discours, ô femme!
Iphigénie.
- Au nom des dieux parlez, donnez-moi cette joie.
Oreste.
- Il est mort, l'infortuné! et il a perdu quelqu'un après
lui.
Iphigénie.
- Il est mort! et comment? Malheureuse!
Oreste.
- Pourquoi pleurez-vous son sort? Quel intérêt pouvez-vous
y prendre?
Iphigénie.
- Je songe a son ancienne fortune.
Oreste.
- Il a péri bien misérablement, de la main de sa femme, égorgé...
C'est assez, ne m'interrogez plus.
Iphigénie.
- Un seul mot : vit-elle encore, l'épouse de ce malheureux?
Oreste.
- Non : son fils, son propre fils l'a tuée.
Iphigénie.
- Ô confusion horrible! triste maison! Et que voulait-il ?
Oreste.
- Venger son père et punir l'assassin.
Iphigénie.
- Ce fut justice, hélas! justice cruelle.
Oreste.
- Tout innocent qu'il est, les dieux ne l'en poursuivent pas moins.
Iphigénie.
- Agamemnon a-t-il laissé quelque autre enfant?
Oreste.
- Une fille seulement, Electre.
Iphigénie.
- Ne sait-on rien de son autre fille, qui fut immolée?
Oreste.
- Rien, sinon qu'elle est morte et ne voit plus la lumière.
Iphigénie.
- Je la plains aussi bien que son père, qui l'a fait périr...
Mais le fils du roi mort est-il dans Argos?
Oreste.
- Il vit. Mais en quel lieu? Partout et nulle part.
[...]
Iphigénie,
après la reconnaissance. - Ô frère chéri, quel
autre nom te donner? car tu es ce que j'ai de plus cher au monde. Je te
revois donc, Oreste, loin de ta patrie, loin d'Argos! Ah! mon frère!
Oreste.
- Et moi, je te revois après avoir si longtemps cru à ta
mort. La joie se mêle à nos soupirs, et de douces larmes mouillent
tes paupières et les miennes. (Euripide, Iphigenie en Tauride,
sc. VI). |
Hippolyte.
L'Hippolyte d'Euripide a inspiré
la Phèdre de Racine. Dans la tragédie grecque, Hippolyte
est le héros principal; c'est sur lui que roule tout l'intérêt.
Accusé faussement par Phèdre, sa
bellemère, Hippolyte trouve en la déesse Artémis une
protectrice et une vengeresse; au moment où il va expirer sous les
yeux de Thésée son père,
elle proclame son innocence et amène une solennelle réconciliation.
Dans la pièce française,
Phèdre domine tous les autres personnages; la peinture de ses passions
et de ses remords la met au premier plan; Hippolyte n'est plus ce chasseur
rude et sauvage qu'Euripide nous avait montré, mais un prince poli,
élégant.
Avouons d'ailleurs que, chez le poète
français comme chez le poète grec, ces tableaux trop fidèles
des faiblesses du coeur font descendre la tragédie des hauteurs
où Eschyle et Sophocle l'avaient portée.
Médée.
Médée égorgeant ses
enfants pour punir l'infidélité de Jason
a inspiré à Euripide une de ses plus parfaites composition.
Le plan de cette pièce est habilement conçu et les caractères
y sont bien dessinés. Le monologue de Médée,
sur le point de consommer cet horrible sacrifice, est l'expression la plus
pathétique de l'amour maternel combattu par une implacable jalousie.
Jason, méprisable à tant de titres, captive cependant l'émotion
par la véhémence de sa douleur.
Cette fois, Euripide n'a rencontré
de rival, parmi ses nombreux imitateurs, ni chez les Anciens ni chez les
Modernes. Non seulement Ia poésie s'est emparée de ce sujet,
mais la peinture et la sculpture ont aimé à s'en inspirer,
et le grand nombre d'artistes grecs qui l'ont traité montre à
quel point la pièce d'Euripide était goûtée
de ses compatriotes. Ils se sont efforcés de rendre sur la toile
ou le marbre les traits de cette terrible Médée, attirant
et repoussant tour à tour ses innocentes victimes, et laissant les
larmes de la tendresse maternelle inonder son visage, que la colère
anime en même temps.
Euripide et le
théâtre antique.
Euripide s'était conformé
à l'usage généralement adopté à la fin
du Ve siècle, qui était de
présenter au concours, non une tragédie unique, mais une
tétralogie, c.-à-d. trois tragédies suivies d'un drame
satyrique. Le lien qui unissait entre eux ces quatre morceaux est souvent
difficile à apercevoir. Un fait, dans tous les cas, dont nous pouvons
nous rendre compte, c'est le sensible progrès que marque, au point
de vue psychologique, le théâtre d'Euripide sur celui de ses
prédécesseurs.
Cette supériorité apparaît spécialement dans
les caractères de femmes, auxquels Euripide accorde une place qu'on
ne leur avait pas donnée avant lui.
Le premier, il fait de l'amour,
timidement abordé par Sophocle, un des principaux ressorts de ses
drames,
amour jaloux dans Médée, amour adultère dans
Hippolyte,
amour conjugal dans Alceste. Il y a, dans la manière dont
il traite cette passion, un sentiment profond de la vie. C'est à
cette conception dramatique qu'il faut de même rattacher l'importance
toute nouvelle qu'il attribue aux personnages secondaires, esclaves, nourrices,
messagers, hérauts, pédagogues. Il y a déjà,
dans ces caractères de second plan, des ébauches de personnages
comiques, et l'on a pu dire, non sans raison, que le théâtre
d'Euripide avait exercé une grande influence sur la comédie
nouvelle.
A côté de cette variété
psychologique et morale, il faut noter des préoccupations scientifiques
qui reflètent les goûts contemporains. Chez Euripide, la philosophie
est, pour ainsi dire, chez elle; elle apparaît à chaque instant
et sous différentes formes, morale, métaphysique, théologie,
etc. La physique et la constitution matérielle du monde, l'étude
des éléments sont aussi représentées. Tout
cela trouve place dans des digressions qui nous semblent fort étranges
et qui rompent désagréablement l'unité dramatique,
mais auxquelles le public athénien prenait certainement plaisir,
nourri qu'il était de ces idées, alors nouvelles, pour lesquelles
la jeunesse, particulièrement, montrait un vif enthousiasme. Aussi
Euripide nous apparaît-il comme le plus populaire de tous les tragiques
: si l'on veut en avoir la preuve, il faut se reporter à la critique
que fait de lui Aristophane dans ses Grenouilles ,
critique d'où se dégage le fait incontestable que ses pièces
étaient sues par coeur et accueillies avec une grande faveur par
les Athéniens.
Une des nouveautés de son théâtre
consiste dans le rajeunissement des mythes. Il a traité beaucoup
de mythes déjà mis en oeuvre par Eschyle et Sophocle, mais
en les interprétant à sa manière, en renonçant
aux canevas connus pour en imaginer d'inédits et de plus intéressants.
Il comprit admirablement que le public était blasé par les
vieilles légendes et que, pour les lui faire goûter encore
une fois, il fallait les habiller de couleurs plus modernes. Il produisit
aussi des mythes qui n'avaient pas été exploités avant
lui, tels que Héraclès furieux, Téménos,
Archélaos, Sténoboea, etc.
Au point de vue technique, c.-à-d.
si l'on considère la composition même de la tragédie,
ses pièces différaient sensiblement de celles de ses prédécesseurs.
Ce fut lui qui inventa ces longs prologues explicatifs que raille Aristophane.
Il rendit le choeur plus indépendant de la pièce et plaça
dans sa bouche des morceaux lyriques de beaucoup d'éclat, mais qui
ressemblent assez souvent à des hors-d'oeuvre. Il donna tout son
soin aux costumes et à la mise en scène; il y porta un souci
de la vérité et un réalisme qui devaient étrangement
contraster avec le décor tout conventionnel inauguré par
Eschyle.
En résumé, il s'offre à
nous comme un des esprits les plus chercheurs et les plus originaux du
Ve siècle. Son mérite fut
surtout dans le pathétique de ses drames, dans la manière
dont il y peignit la passion et la fit agir. Toujours intéressant,
même quand il se trompe, quand il tombe dans le mauvais goût
et le maniéré, il compte parmi les plus grands poètes
de l'Antiquité, et, bien qu'il
ait été l'objet de nombreuses études, iI reste un
objet d'étude attachant et fécond. (P. Girard
/ JMJA).
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Editions
anciennes - On estime les éditions
de Barnès, Cambridge, 1694; de Musgrave, Oxf., 1778, 4 vol in 4;
de Beck, Leipz., 1779-88, 3 vol. in-4; l'éd.
variorum de Glasgow, 1821, 9 vol. in-8; celles de Matthiae, 10 vol. in-8,
Leipzig, 1831-37 (avec un Lexicon Euripideum, 1841); de Boissonade,
1825-27, 5 vol. in-12; de Dindorf, Leipz., 3 vol. in-8, 1833-40; de Fix,
coll. Didot, 1943; de R. Klotz et Pflugk, Goth, 1859; de Weil, Paris, 1868.
Euripide a été traduit en partie par Brumoy
et par Prévost de Genève, 4 vol.,
Paris, 1782-97, et en totalité par Artaud, 2 v. in-12, 1842. Quelques-unes
de ses tragédies ont été mises en vers français
(Hécube, par Drouet, 1840;
les Phéniciennes et
Hippolyte,
par H. Halévy, 1845;
Alceste, par Romtain, 1860). Patin
l'a parfaitement apprécié dans ses Tragiques grecs.
En
librairie - Ouvrages d'Euripide :
Médée,
Hachette (parascolaire), 1992, J'ai Lu (Librio), 2002; Les Bacchantes,
Lansman, 2002;
Théâtre complet (volume I : Andromaque,
Hécube, Les Troyennes, Le Cyclope), Flammarion (GF);
Electre ,
Arléa, 1998;
Hélène, Minuit éditions,
1997; Iphigénie à Aulis, Minuit, 1990;
Alceste,
Nouvelles éditions latines;
Antigone - Electre, Pocket éditions,
1998; Tragédies complètes (prés. Marie Delcourt-Curvers),
Gallimard, 1989, 2 vol. : I - Le Cyclope, Alceste, Médée,
Hippolyte, Les Héraclides,
Andromaque, Hécube, La Folie d'Héraclès, Les Suppliantes,
Ion, II - Les Troyennes, Iphigénie
en Tauride, Electre, Hélène, Les Phéniciennes, Oreste,
Les Bacchantes, Iphigénie à Aulis, Rhésos;
Tragiques
grecs - Euripide, Gallimard (La Pléiade), 1962.
Sur
Euripide : Florence Dupont, L'insignifiance tragique, Gallimard,
2001; Olivier Pfau, La tragédie grecque, architecture poétique
(analyse d'Hippolyte et de Médée), Presses
universitaires du septentrion, 2000; Bruno Garnier, Pour une poétique
de la traduction ( L'Hécube d'Euripide en France de la
traduction humaniste à la tragédie classique), L'Harmattan,
1999; Karl Reinhardt, Eschyle / Euripide, Gallimard, 1991; Marie
Cardinal, La Médée d'Euripide, Grasset et Fasquelle,
1987; Jacqueline de Romilly, La Modernité d'Euripide, PUF,
1986; E. Delebecque, Euripide et la Guerre du Péloponnèse,
Kincksieck, 1975.
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