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La législation
Les lois
On entend par législation tantôt le corps des lois qui régissent un même pays, tantôt l'ensemble des lois relatives à une branche de droit. C'est ainsi que l'on dit : la législation anglaise, la législation commerciale. Nous prendrons ici ce terme dans son premier sens, le plus large. Il est presque superflu de dire que toute société organisée suppose, comme condition essentielle de son existence, des lois positives réglant les rapports des individus entre eux et avec l'Etat, ainsi que des tribunaux chargés de les appliquer. Dans son application, la législation varie selon les temps, comme selon les lieux et l'histoire de chaque société. On peut même dire qu'elle n'est autre chose que la résultante de tous ces divers éléments combinés. La législation se fait plutôt qu'on ne la fait. 

Les lois.
Les lois sociales civiles ou politiques sont les règles de conduite des sociétés humaines déterminant les relations de leurs membres les uns avec les autres. On a beaucoup discuté sur la définition, le caractère, l'origine des lois et de la notion de loi. Les deux principaux points de vue ont été ceux de l'école anglaise et de l'école allemande. Les juristes anglais, moralistes, épris de définitions précises et de solutions positives, se sont attachés à l'analyse de la notion de loi telle que nous la connaissons dans l'État moderne et de civilisation européenne; ils envisagent la loi, en elle-même, comme un fait donné, et leur raisonnement implique qu'elle est un produit de la volonté des individus. Les juristes allemands, historiens et métaphysiciens, se sont attaqués au problème des origines, abordant surtout la notion de relation légale (Rechtsverhaeltniss); ils ont considéré la loi comme un produit de la vie sociale, au même titre que les moeurs ou le langage, constatant qu'à aucun moment elle n'est fixée, mais en constante évolution et transformation. 

Dans l'école anglaise, les plus grands noms sont ceux de Hobbes, Blackstone, Austin, Bentham; dans l'école allemande, F.K. von Savigny eut une influence prépondérante.
Les travaux des deux écoles se complètent les uns par les autres; ils ont d'ailleurs été dépassés à partir du XIXe siècle grâce aux sociologues qui ont élargi le terrain du débat. La prétention des jurisconsultes anglais d'analyser les lois positives actuelles, sans rechercher leur origine, n'est plus admissible; les analyses d'Austin ne s'appliqueraient exactement qu'à quelques États de l'Europe

Les sociétés humaines, malgré les différences de temps, de lieux, de circonstances,  d'habitudes, d'organisation, admettent toutes un certain nombre de règles qui régissent les relations de leurs membres entre eux. Chaque société a son système de lois. Une loi ne doit pas être envisagée isolément, mais simultanément avec le système général de la société qu'elle régit. La méthode comparative est ici capitale; car si l'on peut profiter de l'expérience du voisin pour lui emprunter des améliorations législatives, on ne doit jamais perdre de vue la différence des systèmes sociaux auxquels les lois s'appliquent. Celles-ci répondent, d'autre part, à un certain nombre de conditions générales, qui semblent essentielles à l'idée de loi, mais il ne faut pas oublier que ces conditions, découvertes par notre analyse, demeurent aussi ignorées de la plupart des humains que la structure intime de leur corps physique et les lois de leur physiologie. C'est seulement en Grèce que l'idée de loi s'est précisée, et elle n'a été bien analysée que depuis trois siècles à peine.

La distinction entre les lois physiques et les lois sociales a été établie ailleurs (les Lois, du point de vue philosophique); les premières ont un caractère d'universalité et une autorité absolue qui manque aux secondes; cependant la confusion a été faite, notamment par les théologiens; ou regardait au XVIIe siècle les lois de la nature comme des commandements de Dieu, assimilant la gravitation à un acte du Parlement, comme dit plaisamment Austin. Aujourd'hui encore les deux notions sont confondues d'une certaine manière dans ce qu'on appelle improprement les lois de l'économie politique.

Une loi est un ordre du souverain obligeant les membres de la société sous peine d'une sanction. Cette définition comprend les idées de souveraineté, de commandement, d'obligation, de sanction et de faute (ou crime). La sanction implique : 1° la responsabilité; 2° le droit du sujet, selon qu'elle s'exerce à son détriment ou à son profit : lorsqu'il agit conformément à la loi, il a droit à la protection du pouvoir public contre celui qui la transgresse. Le souverain peut être individuel ou collectif, mais la notion de loi suppose que la communauté a l'habitude d'obéir à un individu ou à un corps défini. Tout commandement du souverain n'est pas une loi; il faut à celle-ci un caractère général. La loi a pu ne pas être à son origine un commandement émané du souverain, mais elle ne conserve présentement son caractère que parce qu'elle est envisagée comme telle, l'appareil judiciaire et la force de l'Etat étant mis à son service. Le caractère impératif des lois a parfois été méconnu par les théoriciens, soit parce qu'on s'attachait à leur libellé, qui souvent n'est pas impératif dans la forme, soit qu'on contestât ce caractère à certains groupes, par exemple aux lois de procédure; celles-ci ne sont pas, en effet, des lois complètes se supportant elles-mêmes, mais plutôt des règles d'interprétation, offrant une certaine analogie de principe avec les décisions de jurisprudence et tout le canon d'interprétation des lois; mais elles impliquent un commandement et précisent la sanction.

La notion de loi étant inséparable de celles d'ordre et de sanction, elle ne s'applique qu'aux règlements intérieurs d'un Etat; il n'y a pas de lois internationales, c'est un fait qu'Austin a vigoureusement démontré; le droit international est formé d'un ensemble de conventions entre Etats autonomes, aucun pouvoir souverain n'intervenant pour les dicter ou en assurer la sanction. En revanche, des règlements que nous ne sommes pas accoutumés à qualifier de lois ont parfaitement ce caractère, par exemple les réglements intérieurs d'un club ou d'une corporation. La loi ecclésiastique répond à la même analyse : l'Eglise est un corps organisé, avec un gouvernement visible; quiconque est hors d'elle se trouve privé de la grâce divine; elle a le droit d'exclure de la communauté religieuse en privant de la communion ceux qui lui désobéissent, puis de les réadmettre s'ils se repentent; il y a donc là la base d'une juridiction spirituelle complète.

Il existe des lois qui n'énoncent pas de règles générales, mais édictent des mesures particulières prises par l'Etat dans l'intérêt commun; tel est l'établissement d'un chemin de fer dont on fixe le prix, le tracé, le mode de construction.

La loi est l'expression permanente de la volonté nationale; comme tout le gouvernement elle ne fait que traduire l'opinion publique; ce qui peut tromper à ce sujet, c'est qu'une société se composant de plus de morts que de vivants, c'est l'opinion des morts qui est condensée dans la plupart des lois, et elles ne répondent souvent qu'imparfaitement à l'opinion actuelle. Il peut sembler aussi que l'opinion publique ne soit pas l'élément essentiel, car on assiste journellement à des désaccords entre elle et les actes du pouvoir souverain, surtout d'un souverain individuel. Mais la souveraineté, absolue en droit, est limitée en fait. On ne peut violer les principes élémentaires de l'organisation sociale et de la moralité courante de la société dans laquelle on vit. Bien que ces principes soient, comme le reste, soumis à l'évolution, ils apparaissent aux contemporains comme des conditions vitales; ils ne conçoivent pas qu'on cesse de s'y conformer, et une décision du souverain qui n'en tiendrait pas compte resterait lettre morte. 

Ces constatations ont donné lieu à la théorie du droit naturel, appuyée soit sur la théologie, soit sur la philosophie et formulée dans les Déclarations des droits. Ses partisans professent qu'il existe un ensemble de droits inhérents à la personne humaine et de règles en dehors desquelles nulle société ne peut subsister; le législateur ne fait que les constater, mais ne peut les modifier. Ils sont la base commune de tous les systèmes législatifs de tous les peuples. Sous cette forme, la théorie est fausse, parce que contraire à l'expérience positive; les lois morales dont on parle ici n'ont pas ce caractère d'universalité, et les deux ou trois conditions essentielles de la vie sociale aboutissent, selon les différences de lieux et de moeurs, à des actes et à des cou tumes ou lois radicalement différentes d'un pays à l'autre. Ce débat a cependant une grande importance, et il faut en retenir cette vérité que le législateur souverain ne crée pas la loi, mais se borne à la constater; elle est un produit de la vie sociale bien plus qu'une décision volontaire.

Nous sommes ainsi conduits à examiner l'origine des lois. Nous laisserons de côté les débats sur "l'état de nature", très à la mode au XVIIIe siècle, l'examen de cette fiction n'ayant qu'un intérêt limité. Les travaux des ethnographes et des sociologues en ont établi l'absence de pertinence, et Izoulet a démontré, en des pages admirables, que tonte la mentalité individuelle est un produit de la vie sociale et qu'il est contradictoire de vouloir raisonner sur l'individu en soi pour analyser ses droits et ses devoirs. Aujourd'hui, dans les Etats, les sources de la législation sont la coutume, les actes législatifs du souverain, les commentaires des juristes, les décisions du pouvoir judiciaire. De ces sources, la plus imporlante de beaucoup et la plus ancienne est la coutume. La volonté réfléchie n'y a pas beaucoup plus de part que dans la formation du langage, et dans chaque société la volonté des vivants n'en peut changer que faiblement les données fondamentales. Il faut pourtant observer que les habitudes générales ne prennent le caractère légal que lorsqu'elles sont imposées, soit parce que leur transgression fait du transgresseur un objet de mépris ou d'horreur, soit parce que celui-ci semble mettre en péril la communauté, par exemple en lui attirant l'hostilité des puissances surnaturelles; les craintes religieuses sont à la racine de la plupart des prescriptions légales des sociétés archaïques et de leur formalisme parfois si compliqué. Le caractère impératif des coutumes chez les peuples dits premiers résulte presque toujours d'une idée religieuse.

La coutume ne devient tout à fait une loi que lorsqu'elle est rédigée; ce travail marque une étape importante de la cristallisation des sociétés en Grèce vers le VIe siècle, à Rome au Ve, chez les peuples germains mille ans plus tard. C'est le moment où l'Etat exerce son influence unitaire sur les groupes qui le composent; L'unification du droit civil est le terme d'une évolution qui commence le jour où la protection des personnes et des propriétés entraîne l'Etat à garantir les contrats et par suite la coutume dont ils sont le reflet. Dans un grand nombre de pays, même dans les plus puissantes monarchies asiatiques (l'Iran, la Chine, le Japon, etc.), l'Etat s'est le plus souvent superposé à des groupes dont il respectait la diversité de coutumes, laissant les autorités locales (souvent limitées au cadre du village) régler les affaires civiles et même pénales. L'antiquité gréco-romaine pratiqua cette vie municipale, longtemps conservée sous l'unité politique de l'empire romain. Au-dessous de quelques lois générales valables pour le groupe entier, persiste une extrême variété de lois ou coutumes locales. Ceci est le fait de tous les Etats composés, et ou retrouve dans toute nation de quelque étendue des vestiges de cet état de choses. La distinction de la loi et de la coutume est secondaire dans le droit privé; dans ce domaine et particulièrement dans les règles imposées aux contrats, l'Etat se borne, en théorie, à libeller l'usage général, afin d'assurer l'interprétation légale de la volonté présumée des contractants; ceux-ci savent que, quand ils achètent on louent une maison, ils acceptent implicitement une série de dispositions légales à moins qu'ils n'y aient dérogé par des clauses spéciales. 

Toutefois, dans le détail, les juristes ont une influence prépondérante par la coordination logique des règles ou la déduction de leurs conséquences. On sait que le droit romain est à cet égard un modèle imité par les législateurs et juristes de bien des pays. Mais la législation rationnelle modifie la coutume moins profondément que beaucoup ne l'ont cru. Dans les pays orientaux, l'exemple de Runjet-Singh, roi des Sikhs, cité par Maine, peut être généralisé; les despotes les plus absolus s'abstiennent de toucher aux coutumes et de légiférer; beaucoup regardent les décrets du souverain, les concessions octroyées par lui, comme des actes personnels valables seulement de son vivant; ce fut le principe aux premiers siècles de l'empire romain, où les actes impériaux ne gardaient leur validité après la fin du règne que s'ils étaient ratifiés postérieurement. On peut aussi citter les exemples d'Aménophis IV, roi d'Égypte, et des souverains du Dahomey. On peut ajouter celui de Charlemagne; ses modestes tentatives pour modifier ces lois par des capitulaires demeurèrent en général vaines; ces additions, malgré l'intervention des assemblées du peuple, tombèrent bientôt en désuétude.

Dans une partie du monde, les législations générales, superposées aux coutumes locales, émanent de réformateurs religieux; la confusion entre la loi et la morale, très marquée dans les coutumes des sociétés traditonnelles, y devient presque complète. Le Coran, les lois de Manou sont autant des recueils de préceptes moraux que de lois proprement dites et ne répondent ni aux définitions d'Austin sur la loi des Etats modernes, ni à celles du droit coutumier; cependant, pour une fraction considérable de l'humanité, ces livres sont la source principale du droit; à vrai dire, les juristes en ont extrait une législation positive.

Le cas des pays conquis par les Arabes est celui où les lois imposées d'en haut par le souverain ont le plus profondément pénétré au détriment des coutumes antérieures (Le Droit musulman); on peut encore invoquer dans cet ordre d'idées l'influence du droit romain que la plupart des pays européens subissent à cause de son caractère rationnel. Mais l'élément dominant de toutes les législations demeure la coutume, et les bonnes lois sont celles qui en sanctionnent les transformations plutôt que celles qui veulent les diriger. Il faut néanmoins observer que, dans les Etats modernes, la vie politique et administrative, domaine propre des lois délibérées, prend une importance grandissante. Les progrès  de la centralisation augmentent sans cesse le rôle de la loi, décision réfléchie du souverain. (A.-M. B.). 

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