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L'histoire de la Tripolitaine

Les régions dont se compose la Tripolitaine (Tripolitaine propre et Cyrénaïque) ont eu pendant de longs siècles leur histoire séparée. Leurs premiers habitants connus furent des Berbères : ceux de la côte, proche, parents des Numides et des Maures, ceux de l'intérieur, appelés Garamantes, plus ou moins métissés avec des populations sub-sahariennes. 
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Carte de la Tripolitaine.
La Tripolitaine propre.

Les navigateurs grecs abordèrent les premiers sur le plateau de Barka (Barca), qui faisait face à leur propre pays. Dans la partie occidentale, s'installèrent des colons, d'origine phénicienne ou carthaginoise. L'histoire bien connue dévouement des frères Philènes témoigne d'âpres luttes entre les deux peuples conquérants. Les Grecs de Cyrène ayant disputé aux Carthaginois un terrain neutre où ces derniers voulaient s'établir, les deux partis convinrent d'envoyer en même temps des représentants. les uns de Carthage, les autres de Cyrène; l'endroit où se rencontreraient les délégations marquerait la limite entre les deux villes. Les deux frères Philènes, désignés par les Carthaginois, s'avancèrent à la rencontre des Grecs avec une telle rapidité qu'ils rencontrèrent seulement au fond de la grande Syrte, vers la sebkha Moktar, la mission partie de Cyrène. Les Grecs, redoutant d'être taxés de négligence par leurs concitoyens, accusèrent de fraude les Philènes; ceux-ci, pour fournir de leur bonne foi une preuve indiscutable, consentirent à se laisser enterrer vivants au point même où ils étaient parvenus. Ainsi fut déterminée la frontière entre Cyrène et Carthage, qui, pour reconnaître l'héroïsme de ses délégués, leur érigea à chacun un autel au point même où ils avaient, par le sacrifice de leur vie, attesté leur patriotisme.

Les Grecs en Cyrénaïque.
Au moment où se produisit cet événement, dont on ignore la date exacte, Cyrène était certainement déjà une cité de réelle importance. 

Elle avait été fondée dans la seconde moitié du VIIe siècle avant J.-C. vers l'an 630, à la suite d'une tentative antérieurement faite pour occuper dans le golfe de Bomba la petite île de Platéia (Plataea), et de reconnaissance, poussées plus loin dans l'Ouest par les Minyens de Théra (Santorin). En un point situé à quelque distance du rivage, auprès d'une source que les poètes grecs racontèrent plus tard avoir été la plus belle des jeunes nymphes de la Thessalie, une nymphe aimée d'Apollon et transportée par lui en Libye sur un char attelé de cygnes, ils avaient debuté par créer un bazar, puis un marché permanent sur le territoire des Asbystes; ils y créèrent enfin une ville, que dirigèrent des chefs pourvus d'un titre royal en usage chez les Libyens, le titre de Battos, qui deviendra un nom propre. Là, il leur était loisible de se faire, conformément aux prescriptions de l'oracle de Delphes, éleveurs de bestiaux; mais, de fait, les Grecs laissèrent ce rôle aux populations nomades qui erraient aux alentours et se livrèrent surtout, avec l'aide de quelques peuples sédentaires (Asbystes, Auschisae, Cabales), à l'exploitation agricole du pays, en particulier à la culture de ce précieux silphium dont les mérites divers ont été si vantés des Anciens, et qu'aujourd'hui il est impossible d'identifier avec certitude.

Cependant, par suite de l'afflux des indigènes dans la ville nouvelle, par suite de l'introduction d'éléments libyens dans une colonie qu'avait fondée une poignée de Grecs, Cyrène se trouvait menacée de perdre complètement, à la longue, son caractère de cité hellénique. Ses chefs s'en émurent et, pour conjurer le péril, s'adressèrent à l'oracle de Delphes, puis, sur son conseil, accueillirent indistinctement tous les Grecs désireux de s'établir sur le territoire de Cyrène, et leur donnèrent des terres. Grâce à cette immigration de nouveaux colons venus entre 571 et 551 de la Crète, des îles et du Péloponnèse, l'élément grec primitif fut considérablement renforcé; maintenu et affermi fut aussi le caractère hellénique de Cyrène, qui devint bientôt, comme Marseille en Gaule, « le point de départ de tout un groupe de colonies, le centre d'une petite Grèce [...] et réussit à imprégner de civilisation hellénique tout un morceau du continent africain ». (Curtius).

La chose ne se fit pas sans luttes. Refoulés dans l'intérieur par les nouveaux venus, à qui les Battiades avaient attribué leurs terrains de culture, les indigènes dépossédés invoquèrent, en effet, le secours du roi d'Égypte Ouahibri (Apriès) contre les empiétements des Grecs. Déjà, le prédécesseur de ce souverain, comprenant quel danger constituait pour son royaume l'établissement de colons hellènes parmi de populations flottantes et inconsistantes de la Libye, avait cantonné une garnison nombreuse près de Marea, entre l'extrémité occidentale du lac Mareotis et la mer; lui-même, Ouahibri, envoya contre Cyrène une armée considérable, dont la défaite près d'lrasa, par Battos II l'Heureux (570), entraîna bientôt la chute du pharaon. Aussi son successeur Ahmos Il (Amasis) s'empressa-t-il de conclure avec les Grecs de Cyrène un traité de paix et d'amitié, et plaça-t-il même une Cyrénéenne parmi ses femmes. Cet abandon ne découragea d'ailleurs pas les Libyens, qui poursuivirent avec persévérance la lutte contre leurs oppresseurs, et remportèrent même sur eux, au temps du roi Arcésilas II, successeur de Battos l'Heureux, une brillante victoire.

Alors commence pour Cyrène une ère de révolutions qui, durant des siècles, ne cessent de la troubler. Privée, par la mort de 7000 de ses hoplites et par le départ des colons qui viennent de fonder Barca et Hesperides, d'un élément pondérateur, la cité devient le jouet de partis hétérogènes et contraires qui se disputent sans relâche le pouvoir. 
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Carte de la Libye au début du XXe siècle.
La Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan.

En vain le Mantinéen Démonax vient-il, sur l'ordre de la Pythie, donner une constitution à la cité et l'organise-t-il sur le modèle des Etats doriens; il en partage les habitants en trois tribus (les Théréens; les Péloponnésiens et les Crétois; les Grecs insulaires), il rend au peuple la plupart des propriétés et des fonctions publiques, il enlève au roi toute l'autorité réelle, qu'il confie à un sénat et à un conseil d'éphores, et il ne lui laisse que le sacerdoce et les propriétés consacrées. Mais les Battiades ne peuvent pas accepter cette déchéance; ils revendiquent donc bientôt leurs anciens privilèges, et, pour les recouvrer, Arcésilas III se soumet volotairement à payer tribut aux Perses qui viennent de conquérir l'Égypte. Une telle altitude ne peut que lui aliéner le coeur des Cyrénéens; chassé par eux, Arcésilas parvient à remonter sur le trône avec l'appui de nouveaux colons recrutés à Samos et du prince libyen de Barca, mais sa cruauté le fait expulser à nouveau et excite contre lui des haines dont son assassinat à Barca, où il s'est réfugié, atteste la violence (514 ans av. J.-C.).

De là résultèrent pour la Cyrénaïque de nouveaux malheurs. Pour venger son fils, en effet, la mère d'Arcésilas, Phérétime, n'hésita pas à se rendre en Egypte et à solliciter l'appui des Perses. Avec l'aide du satrape Aryandès, elle s'empara de Barca après un siège de neuf mois, fit mettre ses ennemis en croix autour de la ville et envoya au Grand Roi, successeur de Cambyse, à Darius Ier, une partie de la population; sans un ordre formel du souverain, Cyrène eût subi le même sort. Mais si elle échappa à la servitude étrangère, si même l'accueil qu'elle fit un peu plus tard aux Grecs partisans d'Inaros révolté contre le Grand Roi ne lui attira pas la colère d'Artaxerxès Ier (455), cette cité ne parvint pas à sortir de l'état troublé dans lequel elle se débattait depuis longtemps déjà. Il semble, en effet, que la constitution de Démonax y soit alors abolie : un peu plus tard, Arcésilas IV, dont Pindare a chanté les victoires aux jeux Pythiques, y gouverne en tyran avec l'aide de mercenaires et y combat l'oligarchie mais son fils Battos ne peut pas faire comme lui, est chassé de Cyrène et contraint de s'enfuir à Barca, où il est tué. En vain un nouveau ban de colons arrive-t-il bientôt après de Messénie; les guerres civiles continuent à désoler la ville, dont l'histoire intérieure aussi bien qu'extérieure, et les luttes avec Carthage sont à peu près complètement inconnues durant la fin du Ve siècle, tout le IVe siècle et la majeure partie du IIIe. C'est seulement à l'époque d'Alexandre le Grand, au temps où, lors de l'expédition à l'oasis d'Ammon (printemps de 331), ses habitants contractèrent alliance avec le vainqueur du Grand Roi, que Cyrène reparaît dans I'histoire.

Elle est encore indépendante, mais pour quelques années seulement, car les guerres civiles qui, après la mort d'Alexandre, et peut-être par suite de cette mort même, désolent Cyrène et Barca en 322, ont pour conséquences plusieurs interventions extérieures : celles du Spartiate Thibron et du Crétois Mnésiclès d'abord, celle de Ptoléme Lagide et du Macédonien Ophelas ensuite. La Cyrénaïque est alors annexée à la satrapie de Ptolémée, et commence à dépendre de l'Egypte, mais de la façon la plus intermittente. Sans cesse, en effet, les textes des historiens anciens montrent les villes de la contrée, et Cyrène en particulier, déchirées par les factions, tentant de se rendre indépendantes des Ptolémées, puis retombant bientôt sous le joug. Il en fut ainsi jusqu'au moment où mourut Apion, bâtard de Ptolémée Physcon, pour qui la Cyrénaïque avait été érigée en royaume en 107 av. J.-C. Avec la mort d'Apion (96 ou 95), la Cyrénaïque passe sous le contrôle de Rome

Les comptoirs carthaginois des Syrtes. 
Avant même que les villes de la Cyrénaïque eussent commencé de prendre leur remarquable essor, s'étaient fondées sur les rivages plus occidentaux de la Tripolitaine (c'est-à-dire proprement en Tripolitaine) , depuis le fond de la Grande Syrte, ces localités, ces escales dont Claude Perroud a autrefois patiemment relevé les noms et indiqué l'emplacement plus ou moins certain dans son De Syrticis emporiis. De ces marchés, de ces comptoirs dont on ignore à peu près complètement l'histoire, pas n'est besoin d'indiquer le nom; il suffira de noter ici qu'ils furent vraisemblablement occupés par Carthage, tout au moins en partie, dès le VIe siècle avant J.-C., soit avant l'époque des Philènes, soit à cette époque même; que, sous la domination punique, ils ne furent pas tous traités de la même manière, et que leur commerce fut alors assez actif, surtout avec les peuples de l'Afrique intérieure, pour constituer au profit de leur dominatrice une source importante de revenus et lui rapporter plus d'un talent par jour. Après la destruction de la puissance punique et de Carthage même par Scipion Emilien en 166, ces comptoirs, qui avaient jusqu'au dernier jour fait partie de l'empire carthaginois, furent abandonnés par Rome à empire numide et tombèrent pour la plupart dans une décadence profonde; seuls, les plus importants : Leptis Magna, Oea, Sabratha, se maintinrent, et ils surpassèrent à tel point tous les autres qu'ils furent les seuls dont on retint les noms, et que d'eux seuls la région reçut cette dénomination de « pays des trois villes » (Tripolitaine), qu'elle garde encore aujourd'hui.

Ces villes se maintinrent-elles parce qu'elles parvinrent à se soumettre à la domination des Numides? Il n'est pas interdit de le penser en voyant de quelle manière se comporta, au cours de la période, pendant la lutte de Jugurtha contre les Romains, Leptis, la grande et riche cité fondée naguère par les Phéniciens. Située an milieu des Syrtes, mais au débouché de vallées fertiles qui rendaient, au témoignage d'Hérodote, 300 pour 1, cette cité, qui devait au commerce sa magnifique efflorescence, entra en relations avec le général Q. Caecilius Metellus, tandis qu'il assiégeait Thala (107 av. J.-C.), sollicita l'amitié du peuple romain, et obtint une garnison de quatre cohortes liguriennes. Plus tard, après la soumission du royaume de Numidie et l'adjonction de la Tripolitana (106) à la province romaine d'Africa créée en 146, aussitôt après la prise de Carthage, Leptis Magna, Oea et Sabratha semblent avoir formé une sorte de république fédérale, pourvue d'une diète annuelle et dépendant de la province d'Afrique. De cette organisation, qui subsistait encore au IVe siècle après J.-C., on peut voir une preuve dans l'histoire de la querelle qui éclata, en l'an 70 de notre ère, entre Leptis et Oea, la moderne Tripoli : vaincus en bataille rangée par leurs adversaires, les gens d'Oea firent appel aux pillards qu'étaient les nomades Garamantes, et ceux-ci, accourant aussitôt, se jetèrent sur le territoire de Leptis et le désolèrent jusqu'à l'arrivée des cohortes romaines. Ainsi, la situation des trois, villes de la Tripolitaine apparaît comme un peu différente de celle du reste de la contrée.

La Tripolitaine à l'époque romaine. 
La Tripolitaine est, à partir de l'an 156, purement et simplement une partie du territoire romain. Le sénat, qui avait débuté par garantir leurs libertés aux cités de la Pentapole et qui s'était borné à en exiger un tribut et à occuper le domaine royal, fut bientôt las des querelles intestines des Grecs de Cyrène et, pour les faire cesser, réduisit la contrée en une province romaine que gouverna un quaestor pro praetore jusqu'au jour où, en 27 avant notre ère, fut constituée par la Cyrénaïque et par la Crète une province sénatoriale. Ainsi, la Tripolitaine proprement dite et la Cyrénaïque, qui avaient eu, aux époques précédentes, des vies politiques différentes, ont eu encore, sous la domination romaine, une vie administrative séparée.

Ce n'est pas à dire, toutefois, qu'elles n'ont pas, à l'époque de l'Empire, subi les mêmes vicissitudes, souffert des mêmes maux, ni bénéficié des mêmes mesures. Tripolitaine et Cyrénaïque ont profité, par exemple, de l'expédition dirigée par Cornelius Balbus en l'an 19 de notre ère jusqu'en Phasanie (Fezzan) et du rattachement des oasis de cette région à la province d'Africa après la prise de Cydamus (Ghadamès) et de Garama (Djerma / Gherma); elles ont vu un peu plus tard, au cours du Ier siècle de l'ère chrétienne, les Romains travailler avec énergie et persévérance à les débarrasser des nomades qui leur faisaient subir de continuelles déprédations. Commencée sous Vespasien, cette oeuvre de pacification fut achevée par Domitien, qui extermina à peu près complètement les Nasamons, dont les survivants allèrent s'établir dans le sud de la Marmarique et, dès lors, Cyrénaïque et Tripolitaine purent entretenir des relations plus suivies encore qu'auparavant avec l'intérieur du continent et jouer, avec plus de sécurité et d'intensité que jamais, leur rôle de pays de transit entre les contrées de l'Afrique intérieure et le monde méditerranéen.

C'est à ce moment que s'y répandit, venue des pays de l'Orient d'abord, puis de Rome même, la religion chrétienne. Depuis longtemps déjà, depuis les captivités de Babylone, à en croire les familles juives qui existaient il y a encore peu dans quelques-uns des centres des djebels Nefousa et Yffren, des israélites étaient venus s'installer en Tripolitaine. Prêché d'abord dans les communautés juives de la contrée par des voyageurs partis de Jérusalem, d'Antioche ou d'Alexandrie, l'évangile, que propagèrent ensuite des missionnaires italiens, ne tarda pas à se répandre dans les villes et dans les populations romanisées, puis parmi les locaux, si bien que, dès le milieu du IIe siècle, les chrétiens étaient assez nombreux dans les différentes parties de la Tripolitaine. Ils ne cessèrent d'augmenter en nombre au cours des siècles suivants, sous la direction de pasteurs zélés et intelligents, comme Archaeus, évêque de Leptis Magna, comme Synésius de Cyrène et tant d'autres.
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Théâtre Romain de Sabratha, en Libye.
Le théâtre romain de Sabratha. Il a été restauré dans les années 1920-1930.
Source : The World Factbook.

Cette époque est celle où, sous le régime de la  pax romana, les différentes parties de la Tripolitaine semblent avoir atteint leur apogée. Alors, la Cyrénaïque est vraiment « le jardin de l'Afrique » et doit, non pas au blé, mais au silphium, - qui est exporté par tout l'empire et se vend à Rome son poids d'argent, - aux essences de roses, à l'huile, - la meilleure qui fût alors au monde, - et aussi aux vins une remarquable prospérité matérielle, qu'accroissent encore les produits de l'industrie des cinq grandes villes de la Pentapole; de là, dans ces villes, une civilisation très raffinée, une mollesse et une gourmandise qu'attestent des textes anciens, un luxe dont les auteurs classiques et de nombreux documents figurés fournissent des preuves multiples. 

Quant à la Tripolitaine propre, elle rivalise avec la Pentapole, surtout depuis le temps de Septime-Sévère, qui est né à Leptis Magna en 146 et qui est demeuré jusqu'à dix-huit ans dans son pays. Une fois devenu empereur (en 193), cet Africain travaille de son mieux à donner, non pas seulement à sa ville natale, mais à son pays d'origine tout entier, un grand essor. Déjà avait été établie, depuis le Rif marocain jusqu'à la Cyrénaïque, une grande chaîne de postes militaires (castella, castra, praesidia), reliés par une piste bien tracée; à l'abri de ces établissements de frontières, du limes tripolitanus, dont H. Mehier de Mathuisieulx a retrouvé les stations, les gens de la Tripolitaine proprement dite ont pu, sans crainte des nomades tenus en respect, se livrer à Ia culture du sol et, au delà de l'aride Djeffara, mettre en valeur la région du Djebel. Quant à ces belles collines de Msellata, ces « montagnes des Grâces », dont Hérodote vantait déjà la fertilité, les Romains en ont fait, grâce à de puissants travaux d'irrigation, à des barrages colossaux, de vastes citernes, des puits profonds, un pays de culture intense. Que l'on tienne compte, d'autre part, des relations commerciales entretenues par les habitants de Sabratha (près de Zouagha) et d'Oea avec Ghadamès et le Fezzan, sur la roule duquel, au puits de Bondjem, se dresse encore une station des troupes impériales, un édifice romain bâti avec d'énormes quartiers de rues, dont l'inscription est au nom de Septime-Sévère, et l'on comprendra comment Apulée a été amené à se fixer définitivement à Oea, où il avait trouvé richesse et succès, et pourquoi les ruines de Sabratha et de Leptis sont si considérables.

Les invasions en Tripolitaine. 
Jusqu'à quel moment précis dura la prospérité de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine propre, il est impossible de l'indiquer. Du moins peut-on dire que, lorsque l'Empire affaibli ne fut plus capable de défendre ses frontières, ces contrées recommencèrent à souffrir des incursions des incorrigibles pillards qui les entouraient et, peu à peu, les nomades du désert ruinèrent les populations sédentaires.

L'éloquent Synésius, le philosophe néoplatonicien, le disciple et l'ami d'Hypatie, qui mourut évêque de Ptolémaïs, a décrit les maux dont souffrit alors la Cyrénaïque. A ces maux l'empereur byzantin Justinien s'efforça, durant son règne (527-565), de porter remède; non content de faire restaurer ou édifier en Cyrénaïque les monuments civils et religieux dont l'historien Procope a parlé dans une section de l'ouvrage qu'il a spécialement consacré aux édifices bâtis par ordre de l'empereur, il couvrit la contrée de travaux de défense, y établit des régiments préposés à la garde de la frontière (limitanei) et leur confia le soin de faire sentir sa puissance aux tribus des oasis méridionales (Aoudjila). Mais les plaies que Justinien avait travaillé à panser se rouvrirent et s'aggravèrent après lui : en 616, le Grand Roi sassanide Chosroès II, maître de l'Egypte, dévasta la Cyrénaïque et, peu après, en 647, sous le troisième successeur de Mahomet, sous Othman, les Arabes, renforcés des Bédouins et des Berbères nomadisant autour de l'Egypte, conquéraient à leur tour le pays de Barka, puis, bientôt, poussaient leurs chevauchées, jusqu'au fond du golfe de Gabès.

Beaucoup plus encore que la Cyrénaïque, cette partie plus occidentale de la contrée avait souffert au cours des deux siècles précédents. Aux déprédations des nomades du Midi s'étaient en effet ajoutés, dès la seconde moitié du IVe siècle, les maux de l'invasion germanique. A l'époque de Théodose, en effet, les Gétules vinrent piller et tuer ,jusque dans les faubourgs des villes de la Tripolitaine, et Leptis fut assiégée pendant huit jours, en 369. Au siècle suivant, non contents de dévaster les cultures du pays, les Vandales de Genséric contribuèrent encore à en ruiner les villes, dans l'enceinte desquelles ils étaient incapables de vivre, et ils détruisirent les remparts de Sabratha et de Leptis, afin d'empêcher les Romains de s'y retrancher de nouveau. Destruction bien inutile et qui, après la défaite de Gélimer par Belisaire à Tricameron, n'empêcha pas les troupes impériales de reprendre facilement tout le pays soulevé contre les Vandales jusqu'aux frontières de la Cyrénaïque. Le grand bâtisseur qu'est Justinien fait alors relever les murailles de Leptis et de Sabratha et, mû par une pensée pieuse, reconstruit à Leptis la maison natale de Septime-Sévère; il s'efforce, d'autre part, de protéger la Tripolitaine propre comme la Cyrénaïque et d'asseoir sa suzeraineté sur les gens de Ghadamès comme sur ceux d'Aoudjila. Mais, là encore, la mort de l'empereur byzantin marque la reprise de la décadence, si bien que les Arabes purent, près d'un siècle plus tard, depuis les côtes de la Cyrénaïque, s'avancer sans difficulté jusqu'aux frontières les plus occidentales de la Tripolitaine.
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Une rue de Tripoli.
Une ancienne vue d'une rue de Tripoli.

La domination arabe. 
De la domination des nouveaux venus qui, sous la conduite d'Okba, penétrèrent dès 667 jusqu'au Fezzan ou subsistait encore la Garama des Romains, les différentes régions de Tripolitaine ne semblent pas avoir eu d'abord beaucoup à souffrir. Sans doute, des villes comme Cyrène, comme Leptis Magna, sans parler des simples marines de la côte, sont alors ruinées; mais Barka reprend sur le plateau qui porte son nom une réelle importance, est entourée de murailles en 844 et se place par son activité commerciale parmi les cités les plus importantes de l'Afrique du Nord. En même temps, sur l'emplacement de l'ancienne Oea, commence à s'élever la moderne Tripoli d'Occident, Tarabolos et Gharb, où se fabriquent bientôt des laines et des draps noirs et bleu azur, où se concentre l'huile des oasis du littoral.

Très mouvementée est la destinée de cette ville, qui, après avoir tenté de se rendre indépendante des princes aghlabites de Kairouan (Les dynasties musulmanes au Moyen âge) au temps de son gouverneur El-Mansour (IXe s.), finit par tomber sous leur domination, comme le firent également les Houara qui avaient, durant tout le VIIIe siècle, dévasté d'une manière continue le Sud tunisien. Dès lors, pendant plusieurs siècles, les destinées de la Tripolitaine sont liées à celles de l'lfrikya; comme elle, elle obéit aux Fatimides; comme elle, et même avant elle, mais toutefois après le pays de Barka - dont la capitale semble avoir été alors frappée à mort, sinon immédiatement détruite, et d'où la vie se retire complètement, sauf à Benghazi, peu après - elle subit (1050) l'invasion des Arabes Hilaliens et Soleimites qui refoulent les Houara, les Louala et les Nelzaoua dans les djebels plus méridionaux; comme elle encore, elle n'est plus au XIIe siècle, qu'une province du vaste empire almohade, qui s'étend depuis Tanger jusqu'au plateau de Barka, mais qui n'englobe pas le Fezzan où les Berbères Houara ont fondé un royaume indépendant; comme elle, enfin, les Arabes Kaoub une fois battus et réfugiés dans le pays de Barka, elle obéit, au XIVe siècle, aux Hafsides de Tunis, et ce n'est plus seulement la Djeffara qui en subit la loi, mais aussi les djebels. Là, dans les citadelles taillées à même le roc, au sommet de la grande falaise qui domine la plaine, s'étaient réfugiés ces Berbères irrédents; pendant des siècles, ces « montagnards » surent demeurer indépendants et virent le flot des invasions se briser au pied de leurs curieux villages troglodytiques. Quand, enfin, ils ne purent plus résister, du moins conservèrent-ils leur individualité, et n'adoptèrent-ils que cet islam mitigé, imprégné de traditions primitives, dont le chef réside, non pas à Constantinople, mais dans un coin ignoré de l'Oman.

Relations de la Tripolitaine avec les peuples méditerranéens au Moyen âge. 
Moins heureux que ces Berbères des djebels tripolitains, les habitants des oasis de la côte ont subi (on vient de le voir) le contre-coup de toutes les invasions, de toutes les grandes révolutions politiques par lesquelles a passé l'Afrique septentrionale. Elles ont même souffert des convoitises de conquérants et de pirates d'outre-mer. C'est ainsi que Tripoli de Barbarie, assiégée en 1143 par un amiral du roi de Sicile Roger ll, fut prise par les chrétiens en 1146 et placée sous l'autorité d'un chef local, qui reconnaissait l'autorité du souverain normand. Reprise bientôt après par les Almohades, cette ville riche, au mouvement commercial considérable, excita les convoitises des Génois de l'amiral Philippe Doria, qui, sans avertissement préalable et en se faisant passer pour amis, pillèrent méthodiquement Tripoli, en juin 1355.

Le négoce que les chrétiens, que les Vénitiens en particulier, faisaient avec Tripoli, en souffrit pendant un temps, mais finit, après une période de malaise au cours de laquelle ne fut pas toujours strictement observé par les Tripolilains le traité de commerce conclu en 1356 par leur « seigneur » avec Venise, par redevenir prospère. On voit alors les marchands européens (Vénitiens surtout, mais aussi Pisans et Florentins, Génois, Marseillais) entretenir avec la Tripolitaine propre des relations commerciales fort lucratives. A Zouara et à Tadjourah (La Melaa), ils exploitent les salines. A Tripoli et à Misrata, ils vendent les verroteries, les soieries et les brocarts, les bois de construction et les bois de teinture, les vins, les liqueurs, les épices, la quincaillerie, les armes, les agrès de navires, le plomb, le cuivre, l'étain, le vif-argent (mercure), etc. En échange de ces différentes marchandises, ils acquièrent des fruits secs, de l'huile, des céréales, du sel, des peaux de mouton, des cuirs de chameau et de boeuf, des tapis, des étoffes de laine, des chevaux, du safran, du miel, de l'alun, du séné, des éponges, de l'or ouvré ou en poudre, de l'ivoire et des plumes d'autruche.
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Misrata.
L'oasis de Misrata (début du XXe s.).

Les corsaires barbaresques à Tripoli. 
Il en fut ainsi jusqu'au moment où le développement de la piraterie turque amena, au milieu du XVIe siècle, les corsaires formés par Barberousse à Tripoli. Conquise en l'an 1510 par les Espagnols, puis abandonnée par eux en 1530 à l'ordre de Malte qui saurait en faire, espérait l'empereur Charles-Quint, un second Saint-Jean d'Acre, Tripoli demeura jusqu'en 1551 sous la domination chrétienne; mais, à cette date, l'absence de tout secours espagnol, l'incurie du grand maître Omédès et son hostilité à l'égard du maréchal Gaspard de Vallier permirent aux corsaires qui, pour la troisième fois depuis vingt ans, attaquaient la ville, de s'en emparer.

Les Turcs s'établirent donc à Tripoli et dans les oasis du littoral, derrière les remparts et dans les quelques châteaux que les Espagnols avaient élevés dans le pays (à Tripoli, à Tadjourah), et, en dépit des efforts que tenta Philippe II pour les en expulser (en 1560), ils y demeurèrent et en firent une province de l'Empire ottoman. En théorie tout au moins, car les pachas de Tripoli, s'ils relevaient nominalement du sultan de Constantinople (Istanbul), en étaient en fait absolument indépendants, bien avant même qu'au début du XVIIIe siècle, Ahmed-el-Karamanli eût secoué l'autorité de la Sublime Porte et fût devenu le chef d'une dynastie qui, jusqu'en 1830, se maintint à la tête du gouvernement.

Ce n'est pas ici le lieu de raconter l'histoire intérieure de Tripoli durant les trois siècles qui s'étendent depuis 1551 jusqu'en 1835 des intrigues, des compétitions, des révoltes, des rivalités implacables, des assassinats, voilà les monotones épisodes de cette histoire que dominent les figures du fondateur de la dynastie des Karamanli et du Karamanli Youssouf-Pacha, dont le règne se prolonge sans interruption de 1796 à 1830. 

Non moins monotone est l'histoire extérieure de ce repaire de corsaires, dont la population vit à peu près exclusivement des bénéfices que lui procurent les déprédations, les « courses » de ses marins, véritables écumeurs, comme les autres corsaires barbaresques, des eaux méditerranéennes et, parfois même, des eaux atlantiques. Les Tripolitains s'en prennent aux chrétiens de toutes les manières, enlèvent leurs navires de commerce, désolent les rivages de l'Europe méridionale, et, par leur audace, attirent sur leur ville des attaques qu'ils repoussent avec plus ou moins de bonheur. C'est l'Anglais Narborough; ce sont sous Louis XIV, les Français commandés par d'Estrées qui, en 1685, bombardent Tripoli et l'obligent à capituler. Entreprise sans grand effet, puisque, en 1693, en 1720, en 1728, les Français se retrouvent encore à combattre les corsaires de Tripoli, contre lesquels doit encore sévir Grandpré en 1798. Un peu plus tard, c'est le tour des Américains qui, de 1802 à 1805, font contre Tripoli et contre Derna, sur la côte de la Cyrénaïqne, une série d'expéditions qu'illustrent de brillants épisodes, tels que la destruction du Philadelphia par Stephen Decatur... Dès lors, l'attention de l'Europe se porte presque exclusivement sur les autres ports des Etats barbaresques, en particulier sur Alger, dont Ia prise par la France marque vraiment la fin de la piraterie dans le nord de l'Afrique (1830).
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Bombardement de Tripoli (Libye) en 1809.
Bombardement américain de Tripoli, en août 1809.

A ce moment même, abdiquait Youssouf-Pacha, qui était naguère arrivé au pouvoir en faisant assassiner son frère aîné et en évinçant le cadet. Avec lui, l'ordre cesse de régner dans Tripoli; ce ne sont, comme tant de fois déjà auparavant, que dissensions et luttes intestines, auxquelles s'ajoutent des incursions et des razzias de la grande tribu guerrière des Aoulad Slimân. Las d'un tel régime, les Tripolitains, qui avaient déjà accepté durant quelques mois, en 1793, la direction d'un pacha venu de Constantinople avec une escadre, recourent au sultan. Une flotte turque parut donc bientôt devant Tripoli, s'empara facilement des forts qui défendaient la ville et y installa un commissaire en qualité de gouverneur général. Tripoli redevenait effectivement ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être depuis 1551, ce qu'avait entendu la faire le célèbre corsaire Dragut, qui y est enterré depuis 1565 une ville turque.

La Tripolitaine province de l'Empire ottoman. 
Dès lors (1835) et jusqu'aux événements du début du XXe siècle, dont on trouvera plus loin le récit, Tripoli n'a plus cessé de faire, non pas seulement officiellement, mais effectivement, partie de l'Empire turc. Avec les oasis des rivages avoisinants, avec les côtes de la Grande Syrte et de la Cyrénaïque, il en a, dès 1835, formé une province particulière, un vilayet, dont les nouveaux maîtres n'ont cessé, durant tout le cours du XIXe siècle, d'accroître l'étendue.

Ils ont commencé par ramener sous leur autorité ce groupe des oasis du Fezzan dont, dès le XVIe siècle, ils avaient cherché à s'emparer et dont, en 1811 seulement, un lieutenant de Youssouf-Pacha avait réussi à se rendre maître, après avoir tué le dernier représentant de la vieille dynastie locale indépendante des Aoulâd Mehammed. A partir de cette date, tant que régna Youssouf-Pacha, les Fezzaniens payèrent tribut à Tripoli; mais, après l'abdication de ce Karamanli, ils tombèrent sous la domination d'un chef arabe de la tribu des Aoulâd Sliman, qui s'affranchit de toute marque de vasselage à l'égard des Tripolitains et qui prétendit agir de même envers la Sublime Porte. Il fallut une lutte de plusieurs années et la défaite et la mort d'Abd-el-Djil (tel était le nom de ce chef) à El-Baghla (1840) pour amener les Fezzaniens à se soumettre.

Maîtres du Fezzan, les Turcs, par delà la Djeffara qu'ils ne songèrent pas plus à occuper que ne l'avaient fait les Anciens, se tournèrent contre les populations des djebels tripolitains. A force d'assauts meurtriers, les troupes bien armées du sultan finirent par maîtriser politiquement les vaillantes populations du Dahar. Cette période est marquée par l'apparition d'un mouvement politique et religieux, forgé à La Mecque et d'inspiration soufie, le senoussisme ou sanoussisme (du nom de son fondateur Sa'id Muhammad ben 'Ali al-Sanusi  ou Senoussi el Medjahiri). Cette confrérie, dont le  centre est en Cyrénaïque à partir de 1843, à Beida, puis dans l'oasis de Djahbûb, deviendra pendant un siècle le fer de lance de toutes les luttes contre les Turcs d'abord, puis contre les Italiens. (Dans les premières années du XXe siècle, les Senoussis ont aussi combattu la colonisation française dans le Sahel, et celle des Britanniques en Egypte et au Soudan).
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En 1874, pour contrer les prétentions des Français dans l'Ouest de la Tripolitaine, la Sublime Porte a fait officiellement occuper par ses soldats les oasis de Ghat et de Ghadamès. Ainsi a été définitivement constitué le vilayet de Tripoli. Ce vilayet est gouverné par un vali qu'assiste à Benghazi un moutasserif ou sous-gouverneur, particulièrement chargé du moutasseriflik indépendant de Benghazi et (à partir de 1869) directement responsabe envers la Sublime Porte. Un certain nombre d'autres moutasserifs, de kaïmakans ou chefs de canton, distribués dans les châteaux forts aux points stratégiques de la contrée, de mouidirs dans les communes, aident le vali de Tripoli - avec une armée d'environ 10.000 hommes dont les officiers les plus  considérables sont des Turcs - à maintenir le pays sous la domination de Constantinople. Domination qui ne paraissait solide que sur les points où se trouvaient des garnisons turques, et qui, même là, semblait plutôt précaire, à en juger par le soin avec lequel les maîtres du pays isolaient la Tripolitaine de l'Europe, par les précautions qu'ils mettaient à surveiller les rares étrangers débarquant dans les ports du littoral.
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L'exploration européenne de la Tripolitaine

Pendant très longtemps les rivages de la Tripolitaine, ces rivages qu'avaient reconnus les marins phéniciens, puis les marins grecs, furent à peu près la seule partie du pays sur laquelle Ies géographes possédèrent des renseignements précis; des régions de l'intérieur, en particulier du Fezzan jusqu'où s'était avancé Cornelius Balbus en l'an 19 après J.-C. et qu'avaient vu plus tard différents voyageurs arabes, on ne savait guère que le nom. C'est seulement, en définitive, avec la fin du XVIIIe, siècle qu'a commencé la véritable exploration géographique de la Tripolitaine.

Ni l'archéologue français Lemaire, ni Paul Lucas, Shaw, Bruce, Granger, qui ont vu  quelques parties du littoral de la contrée ne peuvent être considérés comme de réels explorateurs, du moins en Tripolitaine. II convient, au contraire de donner ce nom à Frédéric-Conrad Hornemann, qui, parti de Tripoli en 1797, traversa les Haroudj Noir et BIanc et pénétra jusqu'au Fezzan (1798), puis, un peu plus tard, à Lyon et Ritchie, qui visitèrent en 1818-1819 la Tripolilaine propre et dont le premier gagna à son tour le Fezzan par Djofra. 

Après eux, Oudney, Clapperton et Denham (1821 -1822), le major Laing, John Richardson, Barth et Overweg, puis le Dr Vogel, von Beurmann, Henri Duveyrier, Mircher et Valonne, Rohlfs, Nachtigal, von Bary, Krafft, d'autres encore, ont foulé le sol de la Tripolitaine et y ont fait des observations précieuses, mais non pas exclusives, car ils avaient presque tous un but très précis, tout autre que l'étude même de la Tripolitaine : I'exploration du coeur de l'Afrique, du Soudan, Tombouctou, le lac Tchad, ou encore celle du Sahara central ou de quelques oasis telles que Ghadamès ou Ghat. Bien que de naturel, dans de telles conditions, à ce que la Tripolitaine n'ait été tenue par tous ces voyageurs que pour une contrée de passage dont ils avaient hâte de sortir, à ce que plusieurs régions inconnues de l'intérieur se soient trouvées délaissées, à ce que l'étude géologique, météorologique, ethnologique, archéologique du pays soit en très grande partie demeurée à faire jusqu'au début du XXe siècle.

Le voyageur qui l'a le plus fait progresser est incontestablement Henri Méhier de Mathuisieulx; en trois explorations, de 1901 à 1905, il a étudié systématiquement, de manière précise, la région littorale de la Tripolitaine propre, le désert qui lui fait suite, puis le rebord du plateau continental et ce plateau lui-même jusqu'aux contins administratifs du Fezzan; de tous ces pays il a dressé une carte nouvelle en bien des points. Sans doute, y restera-t-il encore à glaner après lui; mais les grands traits géographiques de la contrée commencent  à cette époque à se dessiner avec précision.

Il en est également ainsi de la Cyrénaïque, d'où les Italiens Cervelli en 1811 et della Cella en 1817 vaient rapporté les premiers des observations suivies sur le sol, le climat, les productions et les antiquités, mais dont l'étude scientifique n'était pas encore commencée au début du XXe siècle.

Et cela, malgré les travaux de l'artiste R. Pacho, qui avait visité en 1824-1825 les cités ruinées du plateau de Barka et en avait décrit les monuments, Delaporte, Bourville, le Dr Barth, Hamilton, von Beurmann, G. Rohlfs, Murdoch Schmith et Porcher, ainsi que des missionnaires de la Société italienne d'exploration commerciale de l'Afrique (Haimann, Mamuli, etc.).

Quant à la partie du pays qui sépare la Tripolitaine propre de la Cyrénaïque et le Fezzan de la Méditerranée, c'est-à-dire la région située au Sud de la Grande Syrte, elle a été de beaucoup la moins visitée, la plus ignorée. Seules, ses côtes ont fait l'objet de reconnaissances attentives, telles que celles des frères Beechey au cours de leur voyage le Iong des côtes de la Tripolitaine à l'Est de Tripoli (en 1821-1822), reconnaissances que sont venus compléter le voyage de Barth dans les terres côtières de la Méditerranée, celui de Rohlfs de Tripoli à Alexandrie, etc.

La colonisation italienne de la Tripolitaine.
Au début du XXe siècle, les Italiens ont manifesté ouvertement le dessein d'annexer le pays et d'en faire une partie de leur empire colonial. Hantés en effet par
les souvenirs de la puissance romaine dans toute l'étendue de la Méditerranée, que le sénat appelait mare nostrum, les Italiens ont, le jour où il leur a fallu renoncer à s'emparer de la Tunisie, reporté leurs ambitions sur cette Tripolitaine, encore toute proche de leurs côtes méridionales, dont, les premiers, quelques-uns des leurs avaient naguère commencé I'étude scientifique, et dont des voyageurs d'une indiscutable compétence leur vantaient la valeur économique. Ainsi réaliseraient-ils une partie de l'idée de Mazzini, déclarant, dès 1838, que l'Afrique septentrionale devait appartenir à l'Italie. « A qui possédera Tripoli appartient le Soudan! », déclarait, en 1885, dans l'Esploratore, le célèbre voyageur allemand Gerhard Rohlfs, en conseillant à l'Italie de
conquérir le pays; facilement, surtout à partir du jour où ils ont dû abandonner leurs projets sur l'Ethiopie, les Italiens se laissèrent convaincre que la Tripolitaine devait faire partie de leur zone d'influence, sinon de leur empire même.

On les vit donc travailler à multiplier leurs relations maritimes et commerciales avec la Tripolitaine, y fonder une succursale du Banco di Roma, y faire des recherches scientifiques, y constituer une colonie de leurs nationaux, envoyer (sous le couvert de la Compagnie italienne d'exploitation commerciale) des voyageurs relativement nombreux étudier différentes parties du pays, ouvrir un bureau de poste à Benghazi (il en existait un autre à Tripoli depuis le dernier tiers du XIXe s.), ouvrir des écoles, une caisse d'épargne postale, une ambulance gratuite, et même dans certains cas, saisir un prétexte pour montrer leurs forces navales sur les côtes de la contrée. En 1908, à la suite d'une expédition sur les plateaux de la Cyrénaïque, entre Derna et Benghazi, le sénateur de Martino appelait l'attention de ses compatriotes sur l'avenir que, suivant lui, présentait cette partie de la contrée.

« La Tripolitaine, déclarait-il dans son ouvrage intitulé Cirene e Cartagine, ouvre les bras aux Siciliens et les attend. La terre est la même qu'en Tunisie, sinon plus fertile; [...] mais, de même qu'en Tunisie, ce sont des richesses qui ne se développent pas toutes seules et en vertu d'un processus inconnu de génération ignorée. Il faut qu'il y ait là un gouvernement sachant faire ou aider à faire. »
« Faire ou aider à faire », voilà précisément ce que les Turcs n'estimaient pas admissible de la part de l'Italie, ce que, de toutes les manières, il, s'efforcèrent d'empêcher. De là, du côté des autorités ottomanes, une opposition sournoise, un mauvais vouloir parfait, dont même la Haute Cour italienne a pu, lors du procès Nasi, recueillir de curieuses preuves; de là une intervention militaire envisagée peut-être de longue date par le gouvernement du Quirinal, et facilitée par des accords conclus avec la France et l'Angleterre, accords par lesquels ces deux puissances reconnaissaient l'action prédominante de l'Italie dans une région de la Méditerranée libre de toute ingérence. Ainsi s'expliquent les termes de l'ultimatum remis par l'Italie, le 28 septembre 1911, à la Sublime Porte, après une campagne énergique menée par les principaux organes de la presse d'outre-monts en faveur d'une intervention en Tripolitaine, à un moment où la France obtenait de Allemagne la reconnaissance de son protectorat sur le Maroc.
« Pendant une longue suite d'années, dit cet ultimatum, le gouvernement italien n'a jamais cessé de faire constater à la Porte la nécessité absolue que l'état de désordre et d'abandon dans lequel la Tripolitaine et la Cyrénaïque sont laissées par la Turquie prenne fin, et que ces régions soient enfin admises à bénéficier des mêmes progrès réalisés par les autres parties de l'Afrique septentrionale. Cette transformation, imposée par les exigences générales de la civilisation, constitue, en ce qui concerne l'Italie, un intérêt vital, de tout premier ordre, en raison de la faible distance séparant ces contrées des côtes italiennes.

« Malgré l'attitude tenue par le gouvernement italien, qui a toujours accordé loyalement son appui au gouvernement impérial dans les différentes questions politiques de ces derniers temps, malgré la modération et la patience dont le gouvernement italien a fait preuve jusqu'ici, non seulement ses vues au sujet de la Tripolitaine ont été méconnues par le gouvernement impérial, mais, qui plus est, toute entreprise de la part des Italiens dans les régions susmentionnées s'est constamment heurtée à l'opposition systématique la plus opiniâtre et la plus injustifiée. Le gouvernement impérial [...] a aussi témoigné jusqu'à présent son hostilité constante envers toute activité légitime italienne en Tripolitaine et en Cyrénaïque. »

Le sultan protesta contre ces récriminations et déclara « avoir vainement cherché les circonstances dans lesquelles la Sublime Porte se serait montrée hostile aux entreprises italiennes intéressant la Tripolitaine et la Cyrénaïque »;  il nia, d'autre part, l'agitation et la propagande d'excitation dont s'était plainte l'Italie. Aussi la guerre entre l'Empire ottoman et le royaume d'Italie éclata-t-elle immédiatement  (29 septembre) et eut-elle pour conséquence la rapide conquête des côtes de la Tripolitaine par les troupes italiennes. Tripoli, dès le 5 octobre, Tobrouk (le 8), Khoms et Derna (le 18), Benghazi (le 20), ont été successivement occupés par les agresseurs, qui, après avoir aboli dès le 9 octobre l'esclavage en Tripolitaine (ce qui a mis fin aux razzias d'esclaves qui ont dépeuplé le Ouadaï, et aux lamentables caravanes de captifs qui traversaient le Sahara, décimées plus qu'aux trois quarts par la maladie et la fatigue), ont, le 5 novembre, annexé tout le pays à l'Italie. Le traité d'Ouchy (15 octobre 1913) sanctionna cette annexion et permit à l'Italie de pousser son autorité jusqu'aux confins du Sahara et jusqu'au Fezzan.
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Tour de l'Horloge à Tripoli, en Libye.
La Tour de l'Horloge, à Tripoli.
Elle date de l'occupation italienne.

Quand éclate la Première Guerre mondiale (1914-1918), une révolte générale éclate en Tripolitaine, sous la conduite du « lion du désert », Omar el-Mokhtar, chef des Senoussistes. Elle est soutenue par les Turcs et les Allemands, et ramène en 1915 les Italiens à la côte. C'est seulement à la fin de 1916 qu'à la suite d'un accord intervenu entre l'Italie et la Grande-Bretagne les Senoussistes sont maintenus aux limites du désert.

Au lendemain du conflit, les Italiens vont tenter de canaliser les revendications locales par des concessions en apparence singulièrement larges : les statuts de 1919 accordent à chacune des deux colonies, Tripolitaine et Cyrénaïque, un parlement élu au suffrage universel, et constituent en somme un état musulman simplement conseillé par le gouvernement italien. La Tripolitaine est considérée comme une république (jusqu'en 1922) et Muhammad Idris al-Sanusi (el-Senoussi) (1889-1983), petit-fils du fondateur de la confrérie sénoussie, est même reconnu prince (émir) de Cyrénaïque. Mais cet extrême libéralisme de façade, qui encourage l'installation de nombreux colons italiens dans la région de Tripoli, ne parvient pas à mettre fin aux troubles.
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L'artillerie italienne en Tripolitaine (1911-1912).
L'artillerie italienne en Tripolitaine.

La Tripolitaine et les autres possessions italiennes en Afrique du Nord vont avoir, pendant la période fasciste, des statuts et des noms divers. Cette époque surtout caractérisée par l'installation de plus en plus importante, surtout à la fin des années 1930, de colons italiens dans la régions de Tripoli, qui est allée de pair avec une violence accrue contre les populations locales. On estime que la population bédouine a été réduite de moitié environ sous l'effet de la répression (principalement à cause de maladies et de la famine). En 1934, le régime mussolinien a repris le nom de Libye (en référence à l'Antiquité) pour désigner officiellement la  colonie italienne d'Afrique du Nord.

Le pays a aussi alors des limites correspondant aux frontières de la Libye actuelle, grâce à des concessions territoriales faites par la France (portions de territoires détachés de l'Algérie et de l'Afrique occidentale française en 1919) et le Royaume-Uni (portions de territoire détachés de l'Egypte et du Soudan anglo-égyptien entre 1919 et 1934). Le territoire détaché de la France à l'Afrique Equatoriale française en 1935 (bande d'Aouzou) sera par la suite disputé entre la Libye et le Tchad.
La Tripolitaine post-coloniale.
Idris, qui s'était enfui en Egypte en 1922, revient en Libye après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, pour ranger ses forces aux côtés des Britanniques et de leurs alliés contre l'armée allemande de Rommel. Victorieux, sur ce champ de bataille, les Alliés divisent à partir de 1943 la Libye en trois zones : la Tripolitaine et la Cyrénaïque passent sous administration britannique; le Fezzan est mis sous le contrôle de la France libre. 

Quand la guerre s'achève, l'Italie, débarrassée de Mussolini, a rejoint le camp allié, et peut prétendre revenir en Libye. Il est alors question d'un partage du pays entre l'Italie, le Royaume-Uni et la France. Mais la découverte de pétrole, et la pression des compagnies pétrolières américaines, qui rejoint pour l'occasion l'action anticolonialiste de l'ONU (Organisation des Nations Unies), met fin à ces ambitions. L'Italie renonce à sa colonie en 1947. Le 2 décembre 1950, Idris el-Senoussi devient le roi élu de la Libye, qui acquiert officiellement son indépendance un an plus tard, le 24 décembre 1951.

Le pays est alors un Etat fédéral, et la Tripolitaine en est une des composantes. Quand l'organisation fédérale est supprimée en 1963, l'histoire de la Tripolitaine se confond avec l'histoire générale de la Libye contemporaine. La chute du régime de Kadhafi, en 2011, a cependant montré, au travers de la lutte des clans qui a déchiré le pays depuis, l'existence d'un antagonisme persistant entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque (Benghazi), deux régions à l'histoire intimement liée, mais aux identités restées distinctes. (Henri Froidevaux).

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Dictionnaire Territoires et lieux d'Histoire
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