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La littérature française
L'histoire au XIXe siècle

Causes du développement de l'histoire au XIXe siècle

L'histoire aura été, selon une prophétie d'Augustin Thierry, une des conquêtes et une des gloires du XIXe siècle. Si l'on met à part l'histoire théologique de Bossuet et la philosophie politique de Montesquieu, seul Voltaire, jusque là, avait eu une idée du programme de l'histoire véritable. Les deux dernières histoires de France parues, celle de Velly (1775 et années suivantes), continuée par Villaret et Garnier, et celle d'Anquetil (1805) ne reposaient pas sur une documentation sérieuse, ne parlaient que des rois et des grands, et surtout manquaient du sens indispensable de la diversité des époques. Et puis comment la vérité eût-elle été possible sous l'absolutisme monarchique? Au commencement du XIXe siècle, l'histoire se transforme et se renouvelle sous trois influences principales : la Révolution, le progrès des sciences, le romantisme

La Révolution.
La Révolution marque la fin d'un régime et d'une société, et donne à toute l'histoire antérieure du recul et de la perspective. Cette violente rupture avec le passé a des causes lointaines; elle est une conséquence et un point d'aboutissement. On sera tout naturellement amené à étudier et à critiquer les institutions politiques de la France monarchique. On ne tardera pas à s'apercevoir que les moeurs, tout autant que les lois, expliquent les faits, et que les mouvements qui se trahissent à la surface par des catastrophes soudaines et bruyantes, sont causés par les forces lentes et mystérieuses des masses profondes. Alors, on se portera de plus en plus vers la recherche et l'analyse des « dessous de l'histoire». Peuple, bourgeoisie, vie municipale, vie privée, mémoires, lettres, documents financiers et administratifs, toute une poussière d' « infiniment petits » sera recueillie et soumise à des « réactions critiques ». Car, encore une fois, il faut expliquer comment la Révolution a été possible. Et voilà pourquoi nous verrons certains historiens commencer par la politique libérale, et découvrir leurs théories historiques dans des arguments de polémique : tel Augustin Thierry; et pourquoi d'autres passeront de l'histoire à la politique, ou les mèneront de front : tels Guizot et Thiers.

Le progrès des sciences.
Il faut envisager ce progrès à deux points de vue : 

a) D'abord, depuis Bayle et Fontenelle, on abandonne de plus en plus en France la métaphysique et les sciences spéculatives, pour se tourner vers les sciences positives. Histoire naturelle, physique, chimie, jurisprudence historique, exégèse religieuse, etc., tels sont désormais les objets de la curiosité et de l'étude. Sans doute, les utopistes comme Jean-Jacques auront sur la Révolution une influence prépondérante et désastreuse, mais par accident. L'esprit positif et scientifique triomphera dans l'État, dans la philosophie, dans la critique. L'histoire en bénéficiera. 

b) Mais elle profitera aussi de progrès qui l'intéressent et la touchent plus particulièrement : les découvertes archéologiques et philologiques, de la création de certains musées, de la publication de grandes collections de documents historiques et paléographiques (pour lesquelles on continue les admirables travaux des Bénédictins). 

Essor de la philologie.
On exhumait de toutes parts des documents. Des Mémoires, notamment celles de Saint-Simon (1828-1831), paraissaient. Des collections se poursuivaient : Mémoires relatifs à l'histoire de France de Philippe-Auguste à la paix de Paris 1763, par Petitot et Monmerqué (1819-1829), De la fondation de la monarchie au XIIIe siècle (1823-1827) par Guizot, Nouvelle Collection par Michaud et Poujoulat (1836 et suiv.), Chroniques nationales écrites en langue vulgaire du XIe au siècle (1824-1829) par Buchon, etc.  Champollion, en 1822, découvrait la signification des hiéroglyphes; Anquetil-Duperron, Abel Rémusat, Silvestre de Sacy et Burnouf donnaient aux études asiatiques un magnifique développement.

Archéologie et muséologie
Déjà, la découverte de Pompéi (depuis 1748; mais les fouilles décisives ne furent faites qu'en 1807-1815, sous le règne de Murat à Naples), les travaux de Choiseul-Gouffier sur la Troade, ceux du comte de Caylus, avaient amorcé les recherches des architectes, des artistes, des historiens. Le musée des monuments francais, créé par la Convention, dans le cloître des Petits-Augustins, et dirigé par Alexandre Lenoir, recueillait les débris des châteaux et de des églises et avait, heureusement, déjà donné à Michelet (Révolution, XII, 7) «-l'étincelle historique », quand il fut dispersé en 1816. Le musée du Louvre s'enrichissait d'objets d'art, de sculptures du Moyen âge et de la Renaissance, d'une galerie égyptienne. 

Organisation de la science historique. 
L'histoire avait donc ses droits, ses matériaux, son esprit. Et tandis qu'elle produisait ses premiers chefs-d'oeuvre, elle s'organisait comme une science, avec ses centres de recherches (l'Ecole des Chartes 1816, l'École des Langues Orientales, fondée en 1795, réorganisée en 1838, les chaires des facultés des lettres, l'École d'Athènes 1846), ses moyens de publication (Revue des Deux Mondes, Bibliothèque de l'École des Chartes 1835, Revue archéologique 1844), ses groupements de savants (Société de l'histoire de France 1835, Société française d'archéologie 1830). Elle devenait peu à peu, grâce surtout aux efforts de Guizot pendant son ministère, une institution nationale. La Commission des monuments historiques (Guizot, Salvandy, Vitet, Mérimée) veille désormais sur les richesses de l'architecture française.  Les académies de province commencent à rivaliser de zèle archéologique, et publient force mémoires. 

Le romantisme. 
Le romantisme est la troisième influence qui se fait sentir sur l'histoire. Cette influence complète et, dans une certaine mesure, elle contredit les deux précédentes. A cette époque, le goût de la couleur locale est commun au romantisme et à l'histoire. Il a son point de départ dans les Martyrs de Chateaubriand, qui furent pour Augustin Thierry une révélation quand il les lut au collège

« L'impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks, est quelque chose d'électrique. Je quittai la place où j'étais assis, et, marchant d'un bout à l'autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé « Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée!... » Ce moment d'enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir. » (Préface des Récits mérovingiens).
Le romantisme vient au secours de l'érudition et vivifie la critique. Non seulement Chateaubriand, mais aussi Mme de StaëI, W. Scott ont sur Barante, A. Thierry, Michelet et Thiers lui-même, une influence profonde. 

Mais le romantisme est aussi fantaisie artistique et utopie sociale; il tourne au romanesque et à la déclamation. Sous ce rapport, son influence, très puissante, a gâté certains historiens. Et tandis, par exemple, qu'un Augustin Thierry se dégage de plus en plus des défauts du romantisme, pour n'en conserver que les qualités, un Michelet et un Quinet perdent de plus en plus le sens du réel, pour s'enivrer de leur exaltation.

L'Histoire narrative

Augustin Thierry
D'une modeste famille de Blois, Augustin Thierry  (1795-1856) fut élève de l'École Normale Supérieure, quelques mois professeur à Compiègne, disciple et secrétaire du philosophe Saint-Simon, puis journaliste, collaborateur des journaux libéraux, le Censeur européen et le Courrier français (1817-1821). Il se consacra ensuite tout entier à l'histoire, sans qu'une cécité précoce et douloureuse l'empêchât de continuer ses travaux.

Oeuvres.
Ses oeuvres comprennent, outre ses articles réunis sous le titre de Lettres sur l'histoire de France (1827) et de Dix ans d'études historiques (1834), Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands (1825), Récits des Temps mérovingiens (1840), Considérations sur l'histoire de France (1840), Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du Tiers Etat (1853).

Caractère.
1° L'imagination. 
Une imagination très vive éveillait en lui l'enthousiasme et la sympathie :

« A la lecture des documents, je voyais, disait-il, ces hommes de race, de moeurs, de physionomies et de destinées si diverses, qui successivement se présentaient à mon esprit, les uns chantant sur la harpe celtique l'éternelle attente du roi Arthur, les autres naviguant dans la tempête avec aussi peu de souci d'eux-mêmes que le cygne qui se joue sur le lac... » (Préface de Dix ans d'études historiques).
Et il ajoute qu'il les aimait comme s'il avait été l'un d'entre eux.

2° Le dévouement à la science.
Mais l'émotion n'alla pas jusqu'à fausser en lui, comme en Michelet, la notion de ses devoirs d'historien. De plus en plus, au contraire, il la domina sans l'éteindre, pour n'avoir qu'un culte, celui du vrai et de la science :

« Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage qui de ma part ne sera pas suspect; il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c'est le dévouement à la science. » (Ibid.).
Théories historiques.
C'est par la politique qu'Augustin Thierry est venu à l'histoire et sa conception historique s'en est ressentie.

1° La lutte des « races »
Il cherchait des arguments de polémique :

« En 1817, préoccupé du vif désir de contribuer pour ma part au triomphe des idées constitutionnelles, je me mis à chercher dans les livres d'histoire des preuves et des arguments à l'appui de mes croyances politiques. » (Préface de Dix ans d'études historiques).
Il en trouva un excellent quand il crut remarquer que toute l'histoire des peuples s'explique par la lutte entre le peuple conquérant et le peuple conquis, continuée dans la suite par la lutte des classes. C'est ce qu'il établit dans l'Histoire véritable de Jacques Bonhomme. Dès lors, l'histoire devait être multiple comme les éléments même du peuple :
« Si l'on veut que les habitants de la France entière, et non pas seulement ceux de l'Ile-de-France, retrouvent dans leur passé leur histoire domestique, il faut que nos annales perdent leur unité factice et qu'elles embrassent dans leur variété les souvenirs de toutes les provinces de ce vaste pays, réuni seulement depuis deux siècles en un tout compact et homogène. » (Lettres sur l'histoire de France. Sur la fausse couleur donnée aux premiers temps de l'histoire de France.)
2° La couleur. 
Mais en feuilletant les anciennes chroniques, Thierry reconnut vite combien on se faisait une idée fausse du vieux temps. Le sens historique doit se révéler par l'exactitude de la couleur. Elle s'obtiendra en gardant aux noms propres leur physionomie barbare, et surtout en accumulant les petits faits pittoresques :
« Faits de bien peu d'importance, à ne les considérer qu'en eux-mêmes, mais où je puisais la forte teinte de réalité qui devait, si la puissance d'exécution ne me manquait pas, colorer l'ensemble du tableau. » (Ibid.).
3° L'art.
Par cette exactitude, tout en se rapprochant de la vérité historique, on se rapprochait aussi de l'art romantique :
« J'avais l'ambition de faire de l'art en même temps que de la science, d'être dramatique à l'aide de matériaux fournis par une érudition sincère et scrupuleuse. » (Ibid.).
De la sorte l'histoire était, si l'on peut dire, une sorte de roman historique vrai, une succession de peintures précises et émouvantes.

L'historien. 
Augustin Thierry est allé aux sujets qui lui permettaient le mieux de concilier sa théorie du conflit des peuples avec son goût de la couleur.

1° La Conquête de l'Angleterre. 
L'histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands était l'exemple le plus frappant et le plus juste qu'il pût donner des rapports d'un peuple conquérant et d'un peuple conquis.

« Après avoir résumé l'histoire anglaise jusqu'à la défaite d'Hastings, il étudie la défaite et la spoliation des Anglais et dans la conclusion en suit les conséquences jusqu'au XVIIIe siècle. A ses yeux, il n'y a pas une Angleterre, mais deux nations différentes « plus distinctes que si la mer roulait entre elles. »
2° Les Récits mérovingiens.
L'époque mérovingienne lui offrait une opposition du même genre :
« Romains et Francs, l'esprit de discipline civile et les instincts violents de la barbarie, voilà le double spectacle et le double sujet d'étude qu'offrent les hommes et les choses au commencement de notre histoire. » (Considérations sur l'histoire de France).
En sept récits, il fit connaître les fils de Clotaire ler et la curieuse figure de Frédégonde.

3° L'Histoire du Tiers Etat.
L'Histoire du Tiers Etat comprend deux parties : l'une qui expose l'évolution du Tiers Etat depuis le mouvement communal jusqu'à l'établissement de la monarchie absolue; l'autre qui étudie la révolution communale.

Par son point de départ, le livre se rattache bien à la doctrine de Thierry sur la conquête. Mais il ne la pousse pas aussi loin. Peut-être sous l'influence de Michelet, il reconnaît que la distinction des peuples finit dans la Gaule franque à l'établissement du régime féodal.

4° Valeur historique.
Thierry commençait à sentir lui-même que son système était sa faiblesse. La fusion des peuples s'opère beaucoup plus rapidement qu'il ne voulait l'admettre. Les historiens modernes, plus informés, lui reprochent aussi de n'avoir pas apporté dans la critique de ses sources assez de rigueur, d'avoir classé arbitrairement les anciennes communes, et surtout d'être trop enclin à solliciter les textes ou à les modifier en vue d'un effet pittoresque. Il tire, par exemple, un récit de quatre pages sur le partage du royaume, de quelques lignes de Grégoire de Tours (Historia Francorurn, IV), auxquelles il ajoute un portrait de Chilpéric, d'après Fortunat

L'artiste.
L'oeuvre d'Augustin Thierry a donc perdu beaucoup de sa valeur historique. Elle garde encore un très vif intérêt dramatique.

1° Les descriptions. 
Les descriptions y sont d'une couleur exacte et sobre. Qu'on rapproche à titre d'exemple le festin des noces de Sigebert et de Brunehilde du banquet des mercenaires dans Salammbô de Flaubert, on sentira tout le prix de la juste mesure de Thierry. Il faut reconnaître pourtant qu'Augustin Thierry n'a pas la même force d'évocation que son modèle, Chateaubriand. Son récit de la bataille d'Hastings est loin d'avoir l'intensité de vie de la bataille des Romains et des Francs dans les Martyrs.

2° Les scènes pathétiques. 
En revanche, Augustin Thierry excelle dans les scènes pathétiques, où, sans procédés mélodramatiques, il procure au lecteur une émotion délicate. Telle est la séparation de Galeswinthe et de sa mère, au moment où elle va partir à regret pour épouser Chilpéric (Les Mérovingiens)-:

« La reine exprima en paroles douces sa tristesse et ses craintes maternelles « Sois heureuse, dit-elle, mais j'ai peur pour toi; prends garde, ma fille, prends bien garde... ». A ces mots, qui s'accordaient trop bien avec ses propres pressentiments, Galeswinthe pleura et répondit : « Dieu le veut, il faut que je me soumette » et la triste séparation s'accomplit. » (Récits mérovingiens, I).
3° La simplicité archaïque.
Cette simplicité fait partie de la couleur du récit au même titre que la germanisation des noms propres : Hilpéric pour Chilpéric, Chlodowig pour Clovis, etc. Augustin Thierry veut que son style garde comme un reflet de la naïveté des chroniqueurs. Voici comment il fait parler à Clother une de ses femmes :
« Le roi mon maître a fait de sa servante ce qu'il lui a plu; il mettrait le comble à ses bonnes grâces en accueillant la requête de sa servante. J'ai une soeur nommée Aregonde et attachée à votre service; daignez lui procurer, je vous prie, un mari qui soit vaillant et qui ait du bien, afin que je n'éprouve pas d'humiliation à cause d'elle. » (Récits mérovingiens, I).
Pour comprendre tout ce qu'il y a d'art voulu clans ce ton, il faut mettre en regard le style ferme et plein d'Augustin Thierry dans la dissertation :
« L'élévation continue du Tiers Etat est le fait dominant et comme la loi de notre histoire. Cette loi providentielle s'est exécutée plus d'une fois à l'insu de ceux qui en étaient les agents, à l'insu ou même avec les regrets de ceux qui devaient en recueillir le fruit. Les uns pensaient ne travailler que pour eux-mêmes, les autres, s'attachant au souvenir des garanties détruites ou éludées par le pouvoir, croyaient reculer pendant qu'ils avançaient toujours.  » (Histoire du Tiers Etat).
Conclusion.
En dépit des réserves qui font depuis longtemps l'oeuvre d'Augustin Thierry est bien dépassée, il lui reste le mérite incontesté d'avoir engagé l'histoire moderne dans sa voie, et d'avoir donné, au milieu du romantisme, des modèles de narration pittoresque et sobre. Chateaubriand d'un mot a rendu à son disciple le plus bel hommage :
«-L'histoire aura son Homère comme la poésie » (Etudes historiques, Préface).

Autres historiens narrateurs

On peut grouper à la suite d'Augustin Thierry d'autres historiens qui se sont attachés surtout à faire un récit agréable ou un exposé clair des événements.

Michaud.
Joseph-François Michaud (1767-1839), trop sacrifié à ses successeurs et dont l'Histoire des Croisades (1811-1822), visiblement influencée par les Martyrs, contient des pages colorées sans excès, éloquentes sans emphase, et se souvient du ton de l'ancienne histoire en prenant déjà les procédés de la nouvelle.

Barante. 
D'après les théories d'Augustin Thierry, mais avant lui, Prosper Brugère, baron de Barante (1782-1866) dans son Histoire des ducs de Bourgogne (1824-1826), découpée en épisodes, et qui fait songer à une suite de tapisseries de haute lice, s'abstient de toute réflexion personnelle et n'a voulu faire autre chose que rajeunir et combiner les récits des anciens chroniqueurs

« De ces chroniques naïves, de ces documents originaux, j'ai tâché de composer une narration suivie, complète, exacte, qui leur empruntât l'intérêt dont ils sont animés, et suppléât à ce qui leur manque.  » (Préface de l'Histoire des ducs de Bourgogne).
Son livre eut un succès analogue à celui d'un roman.

Vitet.
Ludovic (Louis) Vitet (1802-1873), guetté par Dumas, dans les Barricades (1826), puis dans les Etats de Blois (1827), la Mort de Henri III (1829), etc., fait descendre l'histoire à la peinture de genre et, comme il dit lui-même, à « l'étude », au « croquis ».

Thiers.
Adolphe Thiers  (1797-1877) est plus véritablement un historien. Moins dans son Histoire de la Révolution (1823-1827), que gâtent le manque de documentation et un enthousiasme trop peu scientifique, que dans son Histoire du Consulat et de l'Empire (1845-1862), il montra qu'il avait la faculté, essentielle selon lui, de l'historien, l'intelligence :

« Avec ce qu'on nomme l'intelligence, on démêle bien le vrai du faux, on ne se laisse pas tromper par les vaines traditions ou les faux bruits de l'histoire; on a de la critique; on saisit bien le caractère des hommes et des temps [...] on entre dans les secrets ressorts des choses, on comprend et on fait comprendre comment elles se sont accomplies; diplomatie, administration, guerre, marine, on met ces objets si divers à la portée de la plupart des esprits, parce qu'on a su les saisir dans leur généralité intelligible à tous...  ». (Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XII, livre XXXVIII. Avertissement de l'auteur).
Il avait la libre disposition des sources et l'expérience des affaires, et il put apporter beaucoup de clarté dans les questions diplomatiques, militaires et financières. On lui a reproché de ne pas avoir fait à l'histoire intérieure une place assez grande.

Mignet.
Professeur d'histoire, puis avocat et journaliste au National, François Mignet  (1796-1884) fut conseiller d'état et secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences morales et politiques. Il débuta comme Thiers, son ami, par une Histoire de la Révolution (1824) et s'appliqua comme lui à établir les faits avec certitude. Il y réussit mieux parce qu'il choisit des sujets plus restreints. Mémoires historiques (1836-1848), Antonio Perez et Philippe Il (1845), Marie Stuart (1851), Charles Quint et son abdication (1854), Rivalité de François Ier et de Charles Quint (1875).  Dans un style aussi souple que fort, Mignet ordonne les faits avec brièveté, maîtrise et logique. Sa « qualité maîtresse est la faculté de la généralisation, le talent de condenser toute une époque en quelques traits » (René Doumic).

Sismondi.
Avec moins d'art et un parti pris protestant et genevois qui se laisse « apercevoir quelquefois dans les rigueurs de l'historien à l'égard du catholicisme et de la royauté » (Mignet), Jean de Sismondi (1773-1842), dans son Histoire des Français (1821-1843), appuie son lourd doctrinarisme sur une sérieuse documentation. 

L'histoire philosophique

Guizot

Vie
1° Le professeur (1787-1830). 
Né à Nîmes et élevé à Genève dans les principes calvinistes, François Guizot (1787-1874) vint à Paris en 1805, et dès 1812 fut nommé par Fontanes professeur d'histoire à la Faculté des lettres de Paris. La Restauration lui confia divers emplois administratifs. A la chute du ministère Decazes, il rouvrit son cours de Sorbonne (1820). On l'interdit en 1822 à cause de l'opposition très vive de Guizot au ministère Villèle, et il ne put le reprendre qu'en 1828 sous le ministère Martignac. Guizot avait consacré ses loisirs à écrire ou à préparer ses ouvrages historiques.

2° L'homme d'état (1830-1848). 
Louis-Philippe le nomma ministre de l'intérieur (1830), puis il reçut le portefeuille de l'instruction publique dans les cabinets Thiers-Broglie et Molé (1832-1837). Il en profita pour organiser l'instruction primaire et les études historiques. Ambassadeur à Londres (1840), il rentra bientôt en France pour être ministre des affaires étrangères. Sa politique conservatrice contribua à provoquer la Révolution de 1848.

3° La retraite (1818-1874).
Sa vie politique était terminée. Il revint à ses études historiques et littéraires, rédigea ses Mémoires et prit une part active aux travaux des diverses académies dont il était membre : Académie française, Académie des Sciences morales, Académie des Inscriptions.

Oeuvres. 
Plusieurs de ses oeuvres sont la rédaction de ses cours publics. Les principales sont : - Histoire : Essais sur l'histoire de France (1823). Histoire de la Révolution d'Angleterre (1826-1856). Cours d'histoire moderne (1828-1830). Cet ouvrage a été plus tard dédoublé : Histoire générale de la civilisation en Europe, Histoire générale de la civilisation en France (1845). Mémoires pour servir à l'histoire de mon Temps 1858-1868 . L'Histoire de France racontée à mes petits enfants (1870-1874). - Littérature : Corneille et son temps (1813).

Caractère
Guizot fut essentiellement un modéré, persuadé que la vérité était dans le juste milieu.

1° La foi. 
Il eut toute sa vie une foi très solide, héritage de son éducation : 

« J'avais été élevé à Genève dans des sentiments très libéraux, mais dans des habitudes austères et des croyances pieuses. » (Mémoires, ch. I).
Mais il n'avait aucun fanatisme sectaire et chercha au contraire à réaliser une union de tous les croyants, catholiques ou protestants, contre leurs adversaires communs : les incrédules.

2° Le libéralisme. 
Il s'était dans sa jeunesse, chez Mme d'Houdetot et Mme Rumford, chez Suard et Morellet, juste assez frotté à la philosophie du XVIIIe siècle pour aller jusqu'à la tolérance sans atteindre le scepticisme. Son libéralisme consistait à concilier la liberté conquise par la Révolution avec le respect de la tradition française :

« Né bourgeois et protestant, je suis profondément dévoué à la liberté de conscience, à l'égalité devant la loi, à toutes les grandes conquêtes de notre ordre social. Mais ma confiance dans ces conquêtes est pleine et tranquille, et je ne me crois point obligé, pour servir leur cause, de considérer la maison de Bourbon, la noblesse française et le clergé catholique comme des ennemis. » (Mémoires, ch. II).
Théories historiques.
Guizot a toujours eu en vue la politique.

1° Les causes et l'enchaînement des faits. 
Il recherche moins les faits que le pourquoi des faits, leur enchaînement logique et leurs lois-:

« Les événements sont plus grands que ne le savent les hommes, et ceux-là mêmes qui semblent l'ouvrage d'un accident, d'un individu, d'intérêts particuliers ou de quelque circonstance extérieure, ont des sources bien plus profondes et une bien autre portée. » (Essais sur l'Histoire de France, 3e essai).
Ainsi la leçon des événements se dégage en pleine lumière.

2° Le progrès vers l'ordre et la liberté.
Guizot veut en effet que l'histoire ait son enseignement pratique. C'était son but en choisissant comme sujet de cours l'histoire de la civilisation :

« Je voulais montrer que les efforts de notre temps pour établir dans l'état un régime de garanties et de libertés politiques n'avaient rien de nouveau ni d'étrange. » (Mémoires, ch. VII).
Il était convaincu en effet que l'évolution historique s'accomplit dans le sens
de l'ordre et de la liberté :
« La France a subi, depuis quatorze siècles, les plus éclatantes alternatives d'anarchie et de despotisme, d'illusion et de mécompte; elle n'a jamais renoncé longtemps ni à l'ordre, ni il la liberté, ces cieux conditions de l'honneur comme du bien-être durable des nations. » (Histoire de la civilisation. Préface de 1855).
L'historien.
Cette grande idée est comme l'âme de ses ouvrages.

1° Les Essais sur l'Histoire de France.
Dans ses Essais sur l'Histoire de France (I. Du régime municipal dans l'Empire romain au Ve siècle. II. De l'origine et de l'établissement des Francs dans les Gaules. III. Des causes de la chute des Mérovingiens et des Carlovingiens. IV. De l'état social et des institutions politiques en France sous les Mérovinyiens et les Carlovingiens. V. Du caractère politique du régime féodal. VI. Des causes de l'établissement du gouvernement représentatif en Angleterre), il recherche comment les institutions libres, les institutions aristocratiques, les institutions monarchiques se sont transformées ou combattues jusqu'au Xe siècle.

L'ouvrage avait paru d'abord comme une suite aux Observations sur l'Histoire de France (1765) de l'abbé Mably.

2° L'Histoire de le Révolution d'Angleterre.
Puis comme tous les libéraux, depuis le XVIIIe siècle, Guizot tourna les yeux vers l'Angleterre. Il y voyait réalisé le compromis qu'il rêvait pour la France :

« Pourquoi, en Angleterre, le ferme établissement de la liberté politique avec le maintien des éléments essentiels de la vieille société anglaise, et, en France, le mauvais succès des tentatives de liberté politique avec la destruction à peu près complète de l'ancienne société française? (Essais, Préface de 1857).
Cette histoire, qui comprend trois parties : Histoire de Charles Ier, Histoire de la République d'Angleterre et de Cromwell, Histoire du protectorat de Richard Cromwell et du rétablissement des Stuarts, est un récit dans la forme, mais dans le fond une étude des origines de la monarchie constitutionnelle en Angleterre.

3° Histoire de la civilisation en Europe et en France. 
Le cours sur l'Histoire de la civilisation montre que les progrès de Ia civilisation sont dus aux progrès politiques et moraux qui réagissent les uns sur les autres. La société moderne est la résultante de trois éléments : les traditions romaines auxquelles se rattache le principe d'autorité monarchique, les traditions germaniques d'où sont nés l'esprit d'indépendance, Ia féodalité, le désir de la liberté politique; les traditions chrétiennes, auxquelles on doit, avec l'élévation morale et des beautés artistiques, le sentiment d'égalité et le relèvement des classes populaires.

4° Valeur historique. 
On a reproché à Guizot de tirer de l'histoire la justification de sa politique. Il prétendait au contraire guider sa politique sur l'histoire. On ne saurait en tout cas lui contester la sûreté et l'étendue de son information. L'Histoire de la Révolution d'Angleterre, étayée sur une collection de documents dont Guizot avait entrepris la publication, fait longtemps autorité, même en Angleterre.

L'artiste.
L'oeuvre de Guizot semble avoir quelque chose de la droiture et de l'austérité de son caractère.

1° La simplicité nue.
Dans le récit des événements d'Angleterre, il ne recherche pas la couleur. C'est une teinte uniforme, d'un pathétique sombre en harmonie avec l'époque puritaine. La défaite de Charles ler par Cromwell tient en quelques lignes :

« Charles errait d'asile en asile et de déguisement en déguisemeit, cherchant une barque qui le transportât hors d'Angleterre ; et Cromwell rentrait en triomphe à Londres, entouré des membres du Parlement, du Conseil d'Etat, du Conseil commun de la cité, et d'une foule immense qui le proclamait sou libérateur.» (Discours sur l'histoire de la Révolution d'Anglelerre).
Deux grandes fresques étaient possibles. Elles sont à peine esquissées, et les romantiques s'en plaignaient.

2° Le ton oratoire. 
L'Histoire de la civilisation a le ton oratoire du cours public. La période est aisée et souple, habilement finie sur le trait qui frappe, comme ce portrait de la France, où l'allure de la phrase suit heureusement l'idée :

« Nation pleine de force intelligente et vitale, qui s'emporte, s'égare, le reconnaît, change brusquement de route, ou bien s'arrête immobile, lasse en apparence et dégoûtée de chercher en vain, mais qui ne se résigne point à l'impuissance, et se distrait de ses revers politiques par d'autres travaux et d'autres gloires, en attendant qu'elle reprenne sa course vers son grand but. (Préface de 1855).

Autres historiens philosophes

La méthode de Guizot s'est continuée et nous lui devons quelques-unes des oeuvres maîtresses du XIXe siècle.

Tocqueville.
Avocat, puis député et un instant ministre des affaires étrangères dans le cabinet de Barrot (1849), Alexis de Tocqueville  (1805-1859) se penche sur l'histoire « vivante ». Frappé par le progrès des idées démocratiques en France, il est allé étudier ces idées sur leur terre d'élection et sa Démocratie en Amérique (1835-1839) est le fruit d'une enquête sincère, positive, expérimentale. Plus tard il s'élèvera de cette enquête pour présenter la Révolution française comme la résultante d'un concert de forces naturelles qui ont agi dans le sens des aspirations nationales, loin qu'elles aient favorisé la rupture avec le passé.

a) La Démocratie en Amérique (1836-1839). 
Une mission en Amérique lui fournit l'occasion d'examiner sur place le seul pays « où l'on pût apercevoir clairement le point de départ d'un grand peuple. »

Après un exposé géographique, il analyse les causes historiques qui devaient conduire les Etats-Unis à la démocratie, et il en examine ensuite l'organisation sociale et politique, prévoyant que la France elle aussi est en marche depuis plusieurs siècles vers Ici démocratie

« Si à partir du XIe siècle vous examinez ce qui se passe en France de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes vous ne manquerez point d'apercevoir qu'une double révolution s'est opérée dans l'état de la société. Le noble aura baissé dans l'échelle sociale, le roturier s'y sera élevé. »
b) L'Ancien Régime et la Révolution.
Ainsi la Révolution apparaît moins connue un commencement que comme un aboutissement. La centralisation administrative, le morcellement de Ia propriété, l'égalité des citoyens, tout ce qu'on croit inauguré par elle, date en réalité de l'Ancien régime. Telle est la théorie qu'élève Tocqueville dans l'Ancien Régime et la Révolution sur des assises si solides que tout le travail moderne n'a fait que la confirmer.

Quinet.
Edgar Quinet (1803-1875), professeur au Collège de France, très au courant des travaux allemands et italiens, publia en 1848 ses Révolutions d'Italie où  il montre le travail obscur d'une nation qui se cherche, en 1862 l'Histoire de la campagne de 1815, en 1865 la Révolution. Ce dernier ouvrage, oeuvre philosophique et symbolique, est celui qui donne le mieux l'idée de son esprit original et poétique, épris de généreuse théories, un peu exalté, toujours vibrant. Cet ami de Michelet est- plutôt l'héritier de Tocqueville. Ses ouvrages sont un curieux mélange de méthode rigoureuse et de style romantique.

L'Histoire intégrale

Michelet

Vie. 
1° Le professeur (1798-1830). 
Fils d'un pauvre imprimeur parisien, Jules Michelet (1798-1874) connut très jeune la misère. Grâce aux sacrifices courageux des siens, il put entrer pourtant au lycée Charlemagne, où il fit des études extraordinairement brillantes. Répétiteur dans une institution privée, docteur en 1819, agrégé en 1821, il entra comme professeur d'histoire au Collège Sainte-Barbe et fut chargé en 1827 du cours d'histoire ancienne à l'École normale supérieure.

2° L'archiviste et le militant (1830-1852). 
A la réorganisation de l'École normale qui suivit 1830, il eut les conférences d'histoire du moyen âge et d'histoire moderne, et fut en même temps nommé chef de la division historique aux Archives nationales. C'était tout le passé de la France à sa disposition et il commença son Histoire de France. Jusque-là, il s'était contenté d'être historien,
mais quand, après avoir été suppléant de Guizot à la Sorbonne, il fut titulaire d'une chaire au Collège de France (1838), il en profita pour exposer avec vigueur les idées libérales et démocratiques, que les souvenirs de sa jeunesse pénible lui rendaient plus chères. Il applaudit à la révolution de 1848, mais en 1849 il était suspendu, en 1851 destitué, en 1852 il dut même quitter les Archives.

3° Le solitaire (1852-1874). 
Sans renoncer à terminer son Histoire de France, Michelet alla chercher dans la nature, aux environs de Paris, puis sur les rivages de l'océan Atlantique, et enfin à Gênes, une consolation à l'injustice des hommes, contemplant la montagne, la mer, l'insecte, l'oiseau en naturaliste et en poète. Il s'était mis à une Histoire du XIXe siècle quand il mourut en 1874.

Oeuvres.
Les principales de ses oeuvres sont : - Histoire : Précis d'histoire moderne (1827). Histoire romaine (1831). Histoire de France (Moyen Age, 1833-1843; Révolution, 1847-1853; Renaissance et Temps modernes, 1855-1867. Histoire du XIXe siècle (1876). - Philosophie : Le Peuple (1846), L'Amour (1858), La Femme (1859), La Bible de l'humanité (1864). - Oeuvres descriptives : L'Oiseau (1856), L'Insecte (1857), La Mer (1861), La Montagne (1868). - Autobiographie : Ma Jeunesse (1884), Mon Journal (1888).

Caractère. 
La vie de Michelet, simple et courageuse, est l'indice d'une belle âme.

1° La sensibilité.
 Une sensibilité frémissante le domine. Il est capable de haïr avec force ceux qu'après 1848 il considéra comme responsables des malheurs du peuple, les rois et les prêtres, mais il est porté surtout par une bonté naturelle, et des instincts de plébéien qui a souffert, à compatir et à aimer :

« Les gens contrefaits, les infirmes, les faibles, et même les animaux qui souvent nous touchent de si près, m'émeuvent. Je voudrais que tout autour de moi fût heureux. » (Mon Journal. Lettre à Poinsot, 31 mai 1820).
Dans ce coeur si large, il y avait, à côté des victimes et des humbles, une place
encore grande pour la nature, qu'il « hait ou adore comme on ferait d'une femme ». (Mon Journal, 31 décembre 1820.) Et tous ces amours venaient se fondre dans celui de la patrie. Il vécut pour la France et avec elle, et en achevant son histoire, il lui disait :
« Eh bien, ma grande France, s'il a fallu, pour retrouver ta vie, qu'un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s'en console, et te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter ici. » (Histoire de France. Préface de 1869).
2° L'imagination. 
Une pareille sensibilité est aussi bien un don du coeur qu'un effet de l'imagination. On en juge aisément à l'émotion qui saisissait Michelet quand il lisait des romans :
« Je suis brisé, rompu. J'ai, à la lettre, vécu mon roman, la destinée de mes
héros. Avec eux, j'ai trop aimé, trop souffert. » (Mon Journal, 23 mars 1821).
Aussi quand il pénétra dans les Archives, « son domaine », il vit la poussière
s'animer, les morts empressés répondre à sa voix :
« Je ne tardai pas à m'apercevoir dans le silence apparent de ces galeries, qu'il y avait un mouvement, un murmure qui n'était pas de la mort... Doucement, Messieurs les morts, procédons par ordre, s'il vous plaît. » (Histoire de France, t. II, éd. de 1835).
Théories philosophiques.
C'est par l'imagination en effet, et non par la politique comme les autres, que Michelet, après avoir incliné vers la philosophie, a été conduit définitivement à l'histoire. Déjà tout jeune, dans le Musée des Monuments français, il croyait voir les statues des Mérovingiens se dresser vivantes (Révolution, XII, 7).

1° La géographie. 
Un livre de l'Italien Vico qu'il traduisit sous le titre de Principes de la philosophie de l'histoire (1827), les Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité du philosophe allemand Herder, que lui fit connaître son ami Quinet, un cours de Victor Cousin sur la Philosophie de l'histoire (1828), telles furent les sources de sa méthode historique. Sous l'influence de Herder, il eut, le premier en France, l'idée que la géographie était le fondement de l'histoire :

« Le matériel, la race, le peuple qui la continue me paraissaient avoir besoin qu'on mit dessous une bonne et forte base, la terre, qui les portât et qui les nourrît. Et notez que ce sol n'est pas seulement le théâtre de l'action. Par la nourriture, le climat, etc., il y influe de cent manières. Tel le nid, tel l'oiseau. Telle la patrie, tel l'homme. » (Préface de 1869).
2° La résurrection intégrale.
Pourtant Michelet se refuse à admettre une sorte de fatalité géographique. Il voit la France comme une personne vivante, où s'élaborent, conformément aux lois biologiques, les éléments qui la composent :
« Je dégageai de l'histoire elle-même un fait moral énorme et trop peu remarqué. C'est le puissant travail de soi sur soi, où la France, par son progrès propre, va transformant tous ses éléments bruts [...]. La France a fait la France. » (Ibid.).
Dès lors, il ne suffisait plus à l'historien d'étudier comme Thierry les combinaisons des peuples, ou le jeu des institutions comme Guizot. Il fallait fondre les deux systèmes pour arriver à produire, à force de menus détails cherchés jusque dans les manuscrits, « la résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds ». (Ibid.).
« On croyait autrefois pouvoir par le scalpel isoler, suivre à part chacun de nos systèmes; cela ne se peut pas, car tout influe sur tout. » (Ibid.).
3° Le symbolisme.
Il y a des moments où cette vie de la nation est plus facile à saisir ou à montrer : c'est quand elle s'incarne dans les grands hommes. Dominé par Vico et Cousin, Michelet croit que les grands hommes sont les symboles de leur temps, que certains faits sont particulièrement significatifs, et déjà, dans l'avant-propos de son Précis d'histoire moderne, il annonçait l'intention de mettre en lumière des faits « peu nombreux, mais assez bien choisis pour servir de symboles à tous les autres ».

4° L'émotion.
C'est assez dire que l'historien ne saurait être seulement un érudit exact. Déjà pour donner aux différents faits leur importance relative, sa personnalité doit intervenir. Mais surtout il ne peut être doué de l'intuition historique que par l'émotion :

« L'historien [...] qui entreprend de s'effacer en écrivant, de ne pas être [...] n'est pas du tout un historien [...]. En pénétrant l'objet de plus en plus, on l'aime, et dès, lors on regarde avec un intérêt croissant. Le coeur ému a la seconde vue, voit mille choses invisibles au peuple indifférent. » (Préface de 1869).
Malheureusement, si la passion rend parfois clairvoyant, souvent aussi elle aveugle. Cette émotion historique que réclame Michelet pour justifier son tempérament, c'est, dans un programme juste, la porte entrebâillée à l'erreur.

L'historien.
Son oeuvre en est la preuve.

1° Histoire romaine.
L'Histoire romaine est déjà faite avec la méthode que Michelet appliquera à l'histoire de France. Elle comprend une introduction où il décrit l'Italie d'après un voyage qu'il venait d'y faire. Elle va en trois livres (Origine, organisation de l'Italie. - Conquête du monde. - Dissolution de la cité) jusqu'à la fin de la république.

2° L'Histoire de France
Le premier volume de L'Histoire de France est comme une préface, c'est la France d'avant la fusion des populations. - Le second, c'est le Tableau de la France, toutes les provinces vues dans leur caractère géographique et moral : la Bretagne granitique et sauvage, la Provence poétique et rude, etc., diversité pittoresque d'où sortira l'unité française; Michelet en suit la formation jusqu'à Louis XI (t. VI). Puis sous la pression de ses idées démocratiques, il crut nécessaire d'étudier la Révolution pour mieux comprendre l'Ancien régime. - Quand il y revient (t. VII à XVII), c'était après avoir été victime de ce mouvement de 48 dans lequel il avait mis toutes ses espérances. A son tour il écrivait sous l'empire de ses préoccupations politiques.

Aussi est-on obligé de faire des réserves sur la valeur historique de cette oeuvre à laquelle il avait consacré le travail patient de sa vie.

a) La documentation. - Religion, art, littérature, vie de société, son histoire embrasse tout. La cathédrale gothique, Rabelais, l'introduction du café, etc., y ont leur place à côté des faits proprement historiques. Mais dans la seconde partie de son histoire, la documentation est moins scrupuleuse.  Michelet dit :
« Voyez de Luynes, voyez d'Argenson ». Nous avons vu d'Argenson, nous avons vu de Luynes. Ils ne disent rien de ce qu'en tire Michelet. » (Thiénot, Rapport sur l'exposition de 1867). 
Michelet n'a pas cessé d'aller aux textes, mais il les sollicite.

b) Abus du symbolisme. - C'est que sa méthode se heurtait à sa personnalité. D'abord son imagination voit partout des symboles. Jacques Bonhomme, c'est le peuple, Jeanne d'Arc, c'est la patrie. Quand le procédé se trouve d'accord avec les faits, il est excellent. Mais il porte naturellement l'historien à une simplification excessive et arbitraire. Tout l'esprit du XVIIIe siècle tient-il à l'avènement du café?

« De cette explosion étincelante, nul doute que l'honneur ne revienne en partie à l'heureuse révolution du temps, au grand fait qui créa de nouvelles habitudes, modifia les tempéraments : l'avènement du café? » (La Régence, c. VIII).
c) La sensibilité. - Ensuite l'heureux équilibre moral où s'était trouvé Michelet jusque vers 1815 est rompu par la suite. Il en veut à l'Eglise, et lui qui avait si bien montré la grandeur du sentiment chrétien, la beauté des cathédrales au Moyen âge, abordant la Renaissance, ne voit plus dans l'âge précédent que stupidité, obstacle au progrès et à l'art. Et par réaction il félicite Luther d'avoir fait « la Révolution de loyauté ». Il exècre la royauté et le ton n'est plus celui d'un historien quand, par exemple, il raconte que pour distraire Louis XV enfant on lâcha des faucons sur des moineaux enfermés dans une chambre :
« Croira-t-on bien qu'à l'âge de six ans, tout juste à son avènement, ils curent l'idée barbare de le régaler d'un massacre? » (La Régence, ch. XXI).
Son âme bonne est toujours du parti des faibles et des victimes. Les travaux entrepris par Louvois pour amener de l'eau à Versailles coûtèrent la vie à beaucoup de soldats; Michelet écrit :
« On venait de bâtir pour eux les Invalides. Ils n'en eurent pas besoin. Un aqueduc de deux cent pieds de haut, l'aqueduc de Maintenon, inachevé et inutile, fut le monument funéraire des pauvres soldats immolés. » (Louis XIV, t. II, ch. I).
L'histoire n'est plus l'exposé impartial des faits : ce sont les émotions diverses de Michelet à propos des faits.

L'artiste.
Seulement l'art bénéficie de tout ce que perd l'histoire.

1° La vie. 
L'oeuvre est vivante, non seulement parce qu'on y sent palpiter une sensibilité, mais parce que tout s'y anime, les gens, les foules, les choses dans une résurrection véritable. Les tableaux et les récits sont pleins de couleur et de mouvement (voir par exemple : La mort de Jeanne d'Arc, le Sacre de Louis XI, etc.). La foule devient un personnage, être tumultueux et naïf:

« Le culte était un dialogue tendre entre Dieu, l'Église et le peuple, exprimant la même pensée [...]. Le peuple élevait la voix, non pas le peuple fictif qui parle dans le choeur, mais le vrai peuple venu du dehors, lorsqu'il entrait, innombrable, tumultueux, par tous les vomitoires de la cathédrale, avec sa grande voix confuse, géant enfant, comme le Saint Christophe de la légende, brut, ignorant, passionné, mais docile, implorant l'initiation, demandant à porter le Christ sur ses épaules colossales. » (Histoire de France, t. II, I. IV, ch. 9).
Même la géographie devient une peinture dramatique toute fraîche encore des souvenirs de voyage. ( Tableau de la France).

2° Les images. 
Cette imagination devant qui tout va, vient, s'agite et parle est un répertoire inépuisable d'images. Elles s'y organisent et s'y développent comme dans Victor Hugo; le fisc est un monstre assoiffé d'or :

« Sous Philippe le Bel le fisc, ce monstre, ce géant naît altéré, affamé, endenté. Il crie en naissant comme le Gargantua de Rabelais : A manger! à boire! L'enfant terrible, dont on ne peut soûler la faim atroce, mangera au besoin de la chair et boira du sang. C'est le cyclope, l'ogre, la gargouille dévorante de la Seine. La tête du monstre s'appelle Grand Conseil, ses longues griffes sont au Parlement; l'organe digestif est la Chambre des Comptes. » (Histoire de France, t. Ill, ch. 3).
3° La poésie.
Quand la sensibilité et l'imagination atteignent ce degré, la poésie ne demande qu'à naître. On la rencontre à chaque pas dans l'Oiseau, l'Insecte, la Montagne, la Mer. Michelet n'est ni un naturaliste comme Buffon, ni un moraliste comme La Fontaine. Sa sympathie voit dans les animaux des « frères inférieurs ». Il observe et les décrit en poète. Ici c'est la violence de la mer déchaînée (La Mer, I. I, ch. 7), là c'est la lutte épique de deux légions de fourmis :
« Nous-mêmes, nous avions presque terreur à voir ces légions de la mort, cette terrible armée de petits squelettes noirs qui avaient tous escaladé le malheureux vase de terre, et, dans ce lieu resserré, étouffé, brûlant, n'ayant pas même de place, furieux, montaient les uns sur les autres. A mesure que la déroute des grosses devenait certaine, des appétits effroyables se révélaient chez les noires. Nous vîmes le moment. Ce fut un coup de théâtre. Dans leur pantomime muette, mais horriblement éloquente, nous entendîmes ce cri : « Leurs enfants sont gras! » (L'Insecte, I. II, ch 21).
4° Le style. 
Il ne faut donc pas s'étonner de rencontrer si souvent des vers dans la prose de Michelet. Dans les citations précédentes nous relevons :
Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter. (12)
Un fait moral énorme et trop peu remarqué. (12)
Nous entendîmes ce cri : « Leurs enfants sont gras! ». (12)
Un autre eût fait disparaître ces vers blancs, mais pour Michelet « le style
n'est que le mouvement de l'âme » (Mon Journal, 4 juillet 1820). La phrase suit la
pensée sans s'inquiéter de la syntaxe, comme ici à propos de la bataille de
Crécy :
« Les brillantes bannières furent tachées ce jour-là. D'avoir été traînées, non par le noble gantelet du seigneur, mais par les mains calleuses, c'était difficile à laver. » (Histoire de France, t. III, I. VI, ch. 1).
Adjectifs et substantifs se juxtaposent, précisant peu à peu l'expression :
« C'est la limite extrême, la pointe, la proue de l'ancien monde.  » (Tableau de la France, la Bretagne).
Souvent le verbe est supprimé. Interrogations, exclamations, appels au lecteur, tous les mouvements se succèdent et se heurtent, et, au milieu de tout cela, le mot expressif est toujours trouvé :
« La guerre est le bon temps pour Saint-Malo; ils ne connaissent pas de plus charmante fête. Quand ils ont eu récemment l'espoir de courir sus aux vaisseaux hollandais, il fallait les voir sur leurs noires murailles, avec leurs longues vues, qui déjà couvaient l'Océan. » (Tableau de la France, la Bretagne).
Conclusion
Oeuvre à la fois lyrique et pittoresque, l'Histoire de France de Michelet est un des chefs-d'oeuvre de l'art romantique. C'est à la fois son éloge et sa critique qu'on ait pu dire qu'elle était l'épopée de la France. Passionnante et passionnée, elle se lit avec enthousiasme et ne peut être consultée, surtout dans la seconde partie, qu'avec circonspection. Doué de tous les dons de l'historien, inventeur de la vraie méthode historique, Michelet a eu les défauts de son génie. Il ne saurait plus être un maître, mais il peut être encore un initiateur.

Ainsi à la fin de la première moitié du XIXe siècle, l'histoire est créée. On a enfin acquis le sens du passé, mais sans se dégager encore complètement du présent. Thierry comme Guizot et Michelet gardent du romantisme et du mouvement social contemporains des préoccupations artistiques et politiques. Il reste à l'histoire un effort à faire pour être une science véritable.

Historiens divers des années 1820-1850

Parmi les historiens secondaires de cette période, on peut encore nommer :
Lacretelle jeune dont le Précis historique de la Révolution française (1801-1806) est le premier du genre et dont toute l'oeuvre postérieure n'est que le développement de ce précis.

Lemontey, qui écrivit d'après les sources un Essai sur l'établissement monarchique du règne de Louis XIV (1818).

Daru, disgracié par Louis XVIII et que réconcilia avec le monarque son Histoire de la République de Venise (1819).

• Philippe de Ségur, qui se proposa Tacite pour modèle dans son Histoire de Napoléon et de la Grande Armée en 1812 (1824).

Amédée Thierry, frère d'Augustin, reflet de la pensée et de la manière fraternelle dans son Histoire des Gaulois (1828), son Histoire de la Gaule sous l'administration romaine (1840-1847), etc..

•  Le marquis de Custine (l'Espagne sous Ferdinand VII (1838) et la Russie en 1839 (1843), tableau du despotisme russe sous Nicolas dont l'effet fut très grand.

• Alexandre Buchon, à qui l'on doit des pages drues et savoureuses sur la Domination française dans l'empire grec (1840).

• Le comte de Carné (Vues sur l'histoire contemporaine (1833), les États de Bretagne, etc.), historien probe, consciencieux, de la meilleure tenue littéraire. 

Raymond Capefigue, prolixe et plat vulgarisateur.

• Touchard-Lafosse, l'Alexandre Dumas de l'histoire. 

• Crétineau-Joly, écrivain de parti, dont la meilleure oeuvre reste l'Histoire de la Vendée militaire (1840).

Lamartine (Histoire des Girondins (1847 et qui en est plutôt la légende, les Girondins n'ayant nullement fait figure de modérés à la Convention et leur projet même de fédéralisme, comme l'a prouvé Edmond Biré, n'ayant jamais pris corps).

• Dargaud, sorte d'Eckermann de ce même Lamartine, accrédité près de lui par les sociétés secrètes pour le détacher du catholicisme et de la monarchie et qui, avec une assez bonne Histoire de Marie Stuart (1850), nous a laissé sur son hôte de Saint-Point les curieux souvenirs posthumes plus tard utilisés par Jean des Cognets.

Henri Jomini, théoricien plus qu'historien, qui a commencé par poser les règles de la stratégie moderne dans son Traité des grandes opérations militaires (1804) et qui en a montré l'application dans son Histoire critique des campagnes de la Révolution (1818-1824).

• Le comte de Falloux (Histoire de Pie V), Dezobry (Rome au siècle d'Auguste), Dulaure (Histoire de Paris), Alexis Monteil (Histoire des Français), Arthur Beugnot (les Olim), François de Bonnechose (Histoire d'Angleterre), Aurélien de Courson, Poujoulat, Le Huërou, J. Naudet, etc.

Puis ceux qu'on a surnommés un peu dédaigneusement les « rats d'archives », monographistes et polygraphes, curieux d'archéologie, de folklore, de barèmes, anecdotiers, compulseurs de vieux papiers, éditeurs de livres rares, entrepreneurs de collections historiques et littéraires :
• Les Vatout, les Danjou, les Privat d'Anglemont, les Ludovic Lalanne, les Paul Lacroix (le bibliophile Jacob), les Eugène Maron, les Charles Asselineau, les Eudore Soulié, les Jules Cousin, les Charles Louandre, les Walckenaer, les Beffara, les Petitot, les Monmerqué, les Taschereau, etc., dont plusieurs, pour s'être volontairement spécialisés dans ces emplois inférieurs, n'ont manqué ni d'érudition ni de goût.
C'est peut-être ici également qu'il faudrait donner place aux auteurs de Mémoires et de Souvenirs, particulièrement abondants pour la période révolutionnaire et impériale. On ne saurait songer à en dresser la très longue liste. 
• Les plus célèbres publications du genre, avec le Mémorial de Sainte-Hélène, de Las Cases (1822-1823), les Mémoires d'outretombe, de Chateaubriand, et les Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, de Guizot (1858-1867), qui parurent du vivant de leurs auteurs, sont les Mémoires de Mme de Rémusat, tableau piquant, mais légèrement perfide, de la cour de Napoléon Ier, les Mémoires du chancelier Pasquier, qui peuvent servir de correctif aux précédents, les Mémoires de la comtesse de Boigne, finement renseignée sur les personnages de la Restauration et les dessous du régime, les Mémoires du général baron de Marbot, d'une verve toute cavalière, et les fameux Cahiers du capitaine Coignet, qui avaient passé presque inaperçus en 1851 sous le titre de : Aux vieux de la vieille, parfait spécimen de ces « commentaires de soldats », comme les appelait Henry Houssaye, où les Fricasse, les Dupuy, les Brisquard, les Belot, les Marquant, le sergent Bourgogne et le trompette Chevillet « expriment les sentiments et l'opinion de la plèbe à épaulettes de laine » et servent l'histoire à leur manière en lui fournissant « les éléments de la psychologie des armées ».

La deuxième partie du XIXe siècle

Le mouvement général qui entraînait les esprits vers l'exactitude rigoureuse et la science ne fut pas moins profitable à l'histoire que ne l'avait été le romantisme. Dans la première moitié du siècle, le sens historique était né. Vers le milieu du siècle,  l'histoire est devenue objective, scientifique, réaliste; elle « met l'érudition à la base » (Frédéric Masson) et, aux plus brillantes spéculations, préfère le commerce des textes. «Les textes ne sont pas toujours véridiques, écrira Fustel de Coulanges, mais l'histoire ne se fait qu'avec les textes, et il ne faut pas leur substituer ses opinions personnelles. Le meilleur historien est celui qui se tient le plus près des textes, qui n'écrit et même ne pense que d'après eux. ». Ainsi, dans la seconde, on fait l'apprentissage des méthodes critiques; on s'exerce à établir les faits avec une certitude digne de la science. Les initiateurs de cette histoire nouvelle furent Renan, Taine et Fustel de Coulanges.

Renan  (1823-1892)

Vie.
1° Le séminariste (1823-1845).
Né dans la pieuse ville de Tréguier, Ernest Renan (1823-1892), au sortir d'une enfance presque mystique, se croyait tout naturellement destiné à être prêtre. Il vint continuer ses classes aux séminaires de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, d'Issy et de Saint-Sulpice. Mais au milieu de ses études des langues sémitiques qui le conduisaient à l'exégèse des livres saints, il s'aperçut qu'il perdait la foi, et dès lors il changea sa vie.

2° L'historien (1845-1892). 
Il prit ses grades universitaires, fut chargé de missions en Italie (1849), en Syrie (1860), et obtint en 1861 la chaire d'hébreu au Collège de France. Sa Vie de Jésus (1863), accueillie par de vives polémiques, le rendit célèbre, mais aussi suspect au gouvernement impérial qui le destitua. Il rentra au Collège de France en 1870, et en devint directeur. Grâce à l'équilibre serein de son existence, il conserva jusqu'au bout toute sa puissance de travail et sembla attendre, pour mourir, d'avoir achevé son oeuvre.

Oeuvres.
Cette oeuvre est considérable et comprend notamment : - Histoire : Etudes d'histoire religieuse (1857). Les Origines du Christianisme (Vie de Jésus, 1863; Les Apôtres, 1866; Saint-Paul, 1869; L'Antechrist, 1873; Les Evangiles, 1877; L'Eglise chrétienne, 1879; Marc Aurèle, 1881). Histoire du peuple d'Israël (1888-1894). -  Philologie : Histoire générale et système comparé des langues sémitiques (1855). - Philosophie : L'Avenir de la science (écrit en 1848, publié en 1890). Essais de morale et de critique (1859). Dialogues philosophiques (1876). Drames philosophiques (1878-1886). - Divers : Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1883). Feuilles détachées (1892). Discours et conférences (1887). Correspondance (1898).

Caractère.
Cette vie d'études austères fut pour Renan la source des plus délicates satisfactions.

1° Le dilettante.
Il savait tirer de l'harmonie heureuse de sa nature des jouissances d'ordre supérieur :

« J'étais prédestiné à être ce que je suis, un romantique protestant contre le romantisme, un utopiste prêchant en politique le terre à terre, un idéaliste se donnant beaucoup de mal pour paraître bourgeois, un tissu de contradictions... Je ne m'en plains pas, puisque cette constitution morale m'a procuré les plus vives jouissances intellectuelles qu'on puisse goûter. » (Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Saint-Renan, II).
Il trouvait ainsi un plaisir égoïste de dilettante dans le jeu des idées.

2° L'idéaliste.
Mais il était tout le contraire d'un sceptique. En dépit d'une certaine sécheresse de coeur (Souvenirs d'enfance, Premiers pas hors de Saint-Sulpice, III), il avait l'amour philosophique de l'idéal, soutien de l'humanité dans sa marche vers le mieux :

« Bien de grand ne se fait sans chimères... Ah! l'espérance ne trompe jamais, et j'ai confiance que toutes les espérances du croyant seront accomplies et dépassées. L'humanité réalise la perfection en la désirant et en l'espérant. » (Avenir de la science, XIX).
Et quoique ayant perdu la foi catholique, il respectait la religion comme étant une forme de l'idéal.

3° L'amour de la science.
Lui, il avait transporté à la science toute sa puissance de croire. Elle fut sa foi, son culte, sa passion

« J'eus donc raison, au début de ma carrière intellectuelle, de croire fermement à la science et de la prendre comme but de ma vie. Si c'était à recommencer, je referais ce que j'ai fait : et, pendant le peu de temps qui me reste à vivre, je continuerai. L'immortalité c'est de travailler à une oeuvre éternelle. » (Avenir de la science. Préface).
Théories historiques.
Renan croyait à l'union naturelle du vrai et du beau, et par suite à une conciliation possible en histoire de l'art et de la science.

1° La vérité de la couleur.
Il admettait que pour réaliser la résurrection intégrale du passé, l'historien avait le droit de suppléer par l'imagination à l'insuffisance des données documentaires :

« Le talent de l'historien consiste à faire un ensemble vrai avec des traits qui ne sont vrais qu'à demi. » (Vie de Jésus. Préface de la 13e édition).
Au-dessus de l'exactitude des détails, n'y a-t-il pas la vérité d'ensemble?
« Supposons qu'en restaurant la Minerve de Phidias selon les textes, on produisît un ensemble sec, heurté, artificiel; que faudrait-il en conclure? Une seule chose c'est que les textes ont besoin de l'interprétation du goût, qu'il faut les solliciter doucement, jusqu'à ce qu'ils arrivent à se rapprocher et à fournir un ensemble où toutes les données soient heureusement fondues. » (Vie de Jésus. Introduction).
2° Le positivisme en histoire. 
A côté de cette liberté qu'il revendique, Ernest Renan se montre très strict sur certains principes de méthode. Il refuse de reconnaître le miracle et traite les livres saints comme les autres :
« Que si, au contraire, le miracle est une chose inadmissible, j'ai eu raison d'envisager les livres qui contiennent des récits miraculeux comme des histoires mêlées de fiction [...]. J'ai eu raison de les traiter de la même manière que l'helléniste, l'arabisant et l'indianiste traitent les documents légendaires qu'ils étudient. » (Ibid.).
Il réclame tout un travail patient de recherches spéciales avant qu'on puisse fonder, sur des bases solides, les généralisations historiques : 
« Des monographies sur tous les points de la science, telle devrait donc être l'oeuvre du XIXe siècle, oeuvre pénible, humble, laborieuse, exigeant le dévouement le plus désintéressé, mais solide, durable, et d'ailleurs immensément relevée par l'élévation du but final. » (L'Avenir de la science, XIII).
L'historien.
Lui-même, par son éducation de séminariste, sa connaissance de l'hébreu et de la critique allemande, était tout désigné pour se spécialiser dans l'histoire religieuse.

1° Les Origines du Christianisme.
Il a voulu, comme avait songé à le faire Pascal, étudier la naissance du christianisme. Seulement, il en élimine a priori tout le divin, pour ne la considérer que comme un fait historique.

Il commence par faire dans la Vie de Jésus la biographie du fondateur de la nouvelle religion jusqu'à la Passion. Puis il raconte dans les apôtres et Saint-Paul la prédication de l'Evangile; dans l'Antechrist la persécution romaine. Les Evangiles, l'Eglise chrétienne et Marc Aurèle montrent l'organisation progressive de l'Église, jusqu'au moment où la religion est constituée dans sa forme définitive.

2° L'Histoire du peuple d'Israël. 
Seulement l'action de Jésus ne peut se comprendre que si l'on connaît les conditions dans lesquelles elle se produisait. Il faut à son histoire une préface : c'est l'Histoire du peuple d'Israël qui expose en cinq livres l'évolution de la religion juive, depuis les patriarches jusqu'à Jésus. C'est, si l'on veut, la translation historique de l'Ancien Testament, tandis que l'Histoire des Origines correspond au Nouveau Testament.

3° Valeur historique. 
Quelle que soit la haute valeur d'un pareil monument, les spécialistes trouvent aujourd'hui que les soucis d'artiste de Renan ont fait un peu tort à sa critique. Il s'est contenté des résultats acquis de l'exégèse, sans les vérifier pour son compte. Il n'a pas eu le courage de sacrifier assez de détails légendaires ou douteux. Bref, ils voudraient trouver dans son oeuvre moins d'imagination, même divinatrice comme elle l'est souvent.

Le philosophe.
C'est d'ailleurs l'honneur de Renan que d'avoir rendu ses disciples plus exigeants que lui sur les principes historiques que lui-même avait posés.

1° Les Dialogues et les Drames philosophiques. 
Tout le monde ne saurait avoir son étonnante souplesse d'esprit. Dans ses dialogues ou ses drames, il semble s'amuser à faire se heurter les idées les plus diverses. Dans l'Abbesse de Jouarre, il semble parfois sourire de la vertu. Caliban montre en lui quelqu'un qui trouve le monde heureusement organisé; à lire l'Eau de Jouvence, on croirait l'idéal disparu de la terre; à lire le Prêtre de Némi, on le prendrait pour un pessimiste qui croit le mal irrémédiable.

2° L'Avenir de la Science.
Mais en publiant en 1890 l'Avenir de la Science, il eut soin de faire entendre par l'épigraphe : Hoc nunc os ex ossibus meis et caro de carne mea, « Voici un os de mes os, et la chair de ma chair », qu'il était toujours resté fidèle à ces « pensées de 1848 » dans ce qu'elles avaient d'essentiel.

ll soutient dans cet ouvrage un peu confus que la science sera la vraie religion de l'avenir. Il faut qu'elle s'organise de plus en plus et elle assurera le progrès de l'humanité. Le devoir impérieux de l'heure présente est d'instruire le peuple, de lui communiquer le goût, le respect et la religion du vrai.

L'artiste.
De son passage au Séminaire de Saint-Nicolas, Renan avait gardé l'horreur de la recherche et de l'effet :

« Ecrire sans avoir à dire quelque chose de pensé personnellement me paraissait dès lors le jeu d'esprit le plus fastidieux. » (Souvenirs d'enfance, Saint-Nicolas, III).
Son art se distingue par sa sincérité.

1° La couleur. 
La couleur dans ses oeuvres historiques est juste sans être voyante. Ses descriptions de lieux sont les souvenirs du voyageur qui les a parcourus. On y sent la fraîcheur de l'impression personnelle comme ici :

« La Galilée était un pays très vert, très ombragé, très souriant, le vrai pays du Cantique des Cantiques et des chanson du bien aimé. Pendant les deux mois de mars et d'avril la campagne est un tapis de fleurs, d'une franchise de couleurs incomparable. » (Vie de Jésus, ch. IV).
Le pittoresque est sobre et donne la vision simple de la vie. Tel est ce court
tableau de Jésus en voyage :
« Il se servait d'une mule, monture en Orient si bonne et si sûre, et dont le grand oeil noir, ombragé de longs cils, a beaucoup de douceur. Les disciples déployaient quelquefois autour de lui une pompe rustique, dont leurs vêtements, tenant lieu de tapis, faisaient les frais. Ils les mettaient sur la mule qui le portait, ou les étendaient à terre, sur son passage. » (Ibid, XI).
2° Les portraits. 
Nous sommes loin, on le voit, du bariolage, parfois un peu criard, de la peinture romantique. Ces morceaux valent par leur caractère concret et leur discrétion juste. Il en est de même des portraits que Renan aime à tracer : Saint Paul, Néron, Domitien, Marc Aurèle, Hadrien, etc. Sans doute il tâche de les ramener à l'unité pour en faire des types vigoureux. Mais, comme Flaubert, il est préservé du factice par la solidité des dessous. Ce fragment sur Néron montre comment il sait donner la vie, aux détails fournis par l'érudition :
« Ce ne fut pas assez pour lui de conduire des chars dans le cirque, de s'égosiller en public, de faire des tournées de chanteur en province; on le vit pêcher avec des filets d'or qu'il tirait avec des cordes de pourpre, dresser lui-même ses claqueurs, mener de faux triomphes, se décerner toutes les couronnes de la Grèce antique, organiser des fêtes inouïes, jouer au théâtre des rôles sans nom. » (L'Antechrist, ch. VI).
La souplesse du style. 
L'art de Renan semble si dénué d'artifice qu'il paraît la simplicité même. Son style doit son intensité d'expression non pas seulement à la justesse absolue des termes, mais à une sorte de transparence où la nuance de l'idée garde toute sa valeur, à un mouvement aisé qui semble avoir parfois la douceur d'une caresse. Quelquefois une image frappante met en relief l'idée :
« Les nations modernes ressemblent aux héros écrasés par leur armure du tombeau de Maximilien à Inspruck, corps rachitiques sous des mailles de fer. » (Avenir de la science, Préface).
Quelquefois l'émotion transporte l'écrivain. Il écrit dans une sorte d'enthousiasme poétique la Prière sur l'Acropole (Souvenirs d'enfance, IV).
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La prière sur l'Acropole

« O Noblesse! O beauté simple et vraie! déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j'arrive tard au seuil de tes mystères; j'apporte à ton autel beaucoup de remords. Pour te trouver, il m'a fallu des recherches infinies. L'initiation que tu conférais à l'Athénien naissant par un sourire, je l'ai conquise à force de réflexions, au prix de longs efforts.

Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d'une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil; les fleurs sont les mousses marines, les algues et les coquillages coloriés qu'on trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et la joie y est même un peu triste, mais des fontaines d'eau froide y sortent du rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines où, sur des fonds d'herbes ondulées, se mire le ciel.

Mes pères, aussi loin que nous pouvons remonter, étaient voués aux navigations lointaines, dans des mers que tes Argonautes ne connurent pas. J'entendis, quand j'étais jeune, les chansons des voyages polaires; je fus bercé au souvenir des glaces flottantes, des mers brumeuses semblables à du lait, des îles peuplées d'oiseaux qui chantent à leurs heures et qui, prenant leur volée tous ensemble, obscurcissent le ciel.

Des prêtres d'un culte étranger, venu des Syriens de Palestine, prirent soin de m'élever. Ces prêtres étaient sages et saints. Ils m'apprirent l'histoire de Chronos, qui a créé le monde, et de son fils, qui a, dit-on, accompli un voyage sur la terre. Leurs temples sont trois fois hauts comme le tien, ô Eurythmie, et semblables à des forêts; seulement ils ne sont pas solides; ils tombent en ruines au bout de cinq ou six cents ans; ce sont des fantaisies de barbares, qui s'imaginent qu'on peut faire quelque chose de bien en dehors des règles que tu as tracées à tes inspirés, ô Raison. Mais ces temples me plaisaient; je n'avais pas étudié ton art divin; j'y trouvais Dieu. On y chantait des cantiques dont je me souviens encore : « Salut, étoile de la mer,... reine de ceux qui gémissent en cette vallée de larmes, » ou bien : « Rose mystique, Tour d'ivoire, Maison d'or, Étoile du matin... » Tiens, déesse, quand je me rappelle ces chants, mon coeur se fond, je deviens presque apostat. Pardonne-moi ce ridicule; tu ne peux te figurer le charme que les magiciens barbares ont mis dans ces vers, et combien il m'en coûte de suivre la raison toute nue.

Et puis, si tu savais combien il est devenu impossible de te servir! Toute noblesse a disparu. Les Scythes ont conquis le monde. Il n'y a plus de république d'hommes libres; il n'y a plus que des rois issus d'un sang lourd, des majestés dont tu sourirais. De pesants Hyperboréens appellent légers ceux qui te servent... Une pambéotie redoutable, une ligue de toutes les sottises, étend sur le monde un couvercle de plomb, sous lequel on étouffe. Même ceux qui t'honorent doivent te faire pitié!...

Toi seule es jeune, ô Cora; toi seule es pure, ô Vierge; toi seule est saine, ô Hygie; toi seule est forte, ô Victoire. Les cités, tu les gardes, ô Promachos; tu as ce qu'il faut de Mars, ô Aréa; la paix est ton but, ô Pacifique. Législatrice, source des constitutions justes; Démocratie, toi dont le dogme fondamental est que tout bien vient du peuple et que, partout oû il n'y a pas de peuple pour nourrir et inspirer le génie, il n'y a rien, apprends-nous à extraire le diamant des foules impures. Providence de Jupiter, ouvrière divine, mère de toute industrie, protectrice du travail, ô Ergané, toi qui fais la noblesse du travailleur civilisé et le mets si fort au-dessus du Scythe paresseux; Sagesse, toi que Zeus enfanta après s'être replié sur lui-même, après avoir respiré profondément, toi qui habites dans ton père, entièrement unie à son essence, toi qui es sa compagne et sa conscience; Énergie de Zeus, étincelle qui allumes et entretiens le feu chez les héros et les hommes de génie, fais de nous des spiritualistes accomplis. Le jour où les Athéniens et les Rhodiens luttèrent pour le sacrifice, tu choisis d'habiter chez les Athéniens, comme plus sages. Ton père cependant fit descendre Plutus dans un nuage d'or sur la cité des Rhodiens, parce qu'ils avaient aussi rendu hommage à sa fille. Les Rhodiens furent riches, mais les Athéniens eurent de l'esprit, c'est-à-dire la vraie joie, l'éternelle gaieté, la divine enfance du coeur.

Le monde ne sera sauvé qu'en revenant à toi, en répudiant ses attaches barbares. Courons, venons en troupe. Quel beau jour que celui où toutes les villes qui ont pris des débris de ton temple, Venise, Paris, Londres, Copenhague, répareront leurs larcins, formeront des théories sacrées pour rapporter les débris qu'elles possèdent; en disant : « Pardonne-nous, déesse! c'était pour les sauver des mauvais génies de la nuit  », et rebâtiront tes murs au son de la flûte, pour expier le crime de l'infâme Lysandre! Puis ils iront à Sparte maudire le sol où fut cette maîtresse d'erreurs sombres et l'insulter, parce qu'elle n'est plus.

Ferme en toi, je résisterai à nies fatales conseillères, à mon scepticisme, qui me fait douter du peuple; à mon inquiétude d'esprit, qui, quand le vrai est trouvé, me le fait chercher encore; à ma fantaisie, qui, après que la raison a prononcé, m'empêche de me tenir en repos. O Archégète, idéal que l'homme de génie incarne en ses chefs-d'oeuvre, j'aime mieux être le dernier dans ta maison que le premier ailleurs. Oui, je m'attacherai au stylobate de ton temple; j'oublierai toute discipline, hormis la tienne; je me ferai stylite sur tes colonnes; ma cellule sera sur ton architrave. Chose plus difficile! pour toi, je me ferai, si je peux, intolérant, partial. Je n'aimerai que toi. Je vais apprendre ta langue, désapprendre le reste. Je serai injuste pour ce qui ne te touche pas ; je me ferai le serviteur du dernier de tes fils. Les habitants actuels de la terre que tu donnas à Erechthée, je les exalterai, je les flatterai. J'essayerai d'aimer jusqu'à leurs défauts; je me persuaderai, ô Hippia, qu'ils descendent des cavaliers qui célèbrent là-haut, sur le marbre de ta frise, leur fête éternelle. J'arracherai de mon coeur toute fibre qui n'est pas raison et art pur. Je cesserai d'aimer mes maladies, de me complaire en ma fièvre. Soutiens mon ferme propos, ô Salutaire; aide-moi, ô toi qui sauves!

Que de difficultés, en effet, je prévois! que d'habitudes d'esprit j'aurai à changer! que de souvenirs charmants je devrai arracher de mon coeur! J'essayerai; mais je ne suis pas sûr de moi. Tard je t'ai connue, beauté parfaite. J'aurai des retours, des faiblesses. Une philosophie, perverse sans doute, m'a porté à croire que le bien et le mal, le plaisir et la douleur, le beau et le laid, la raison et la folie se transforment les unes dans les autres par des nuances aussi indiscernables que celles du cou de la colombe. Ne rien aimer, ne rien haïr absolument, devient alors une sagesse. Si une société, si une philosophie, si une religion eût possédé la vérité absolue, cette société, cette philosophie, cette religion aurait vaincu les autres et vivrait seule à l'heure qu'il est. Tous ceux qui, jusqu'ici, ont cru avoir raison se sont trompés, nous le voyons clairement. Pouvons-nous sans folle outrecuidance croire que l'avenir ne nous jugera pas comme nous jugeons le passé? Voilà les blasphèmes que me suggère mon esprit profondément gâté. Une littérature qui, comme la tienne, serait saine de tout point, n'exciterait plus maintenant que l'ennui.

Tu souris de ma naïveté. Oui, l'ennui... Nous sommes corrompus : qu'y faire? J'irai plus loin, déesse orthodoxe, je te dirai la dépravation intime de mon coeur. Raison et bon sens ne suffisent pas. Il y a de la poésie dans le Strymon glacé et dans l'ivresse du Thrace. Il viendra des siècles où tes disciples passeront pour des disciples de l'ennui. Le monde est plus grand que tu ne crois. Si tu avais vu les neiges du pôle et les mystères du ciel austral, ton front, ô déesse toujours calme, ne serait pas si serein, ta tête plus large embrasserait divers genres de beauté.

Tu es vraie, pure, parfaite, ton marbre n'a point de tache, mais le temple d'Hagia-Sophia, qui est à Byzance, produit aussi un effet divin avec ses briques et son platras. Il est l'image de la voûte du ciel. Il croulera, mais, si ta cella devait être assez large pour contenir une foule, elle croulerait aussi.

Un immense fleuve d'oubli nous entraîne dans un gouffre sans nom. O abîme, tu es le Dieu unique! Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes; les rêves de tous les sages renferment une part de vérité. Tout ici bas n'est que symbole et que songe. Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu'ils fussent éternels. La foi qu'on a eue ne doit jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l'a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts. »
 

(E. Renan, Souvenirs d'Enfance et de jeunesse).

Renan ne manque pas de séduire par le prestige de la beauté. Son influence sur l'esprit contemporain a été grande. S'il a pu faire quelques dilettantes sceptiques, il a surtout appris à étudier les religions comme des faits sociaux tout en respectant la foi. Sa critique, il est vrai, a fait plus de tort à l'Eglise que les sarcasmes de Voltaire. Mais sa tolérance plus large, tout en prêchant la religion de la science, a salué très bas toutes les croyances.

Taine

Vie et caractère. 
Avec la nature ondoyante de Renan, la rectitude ferme de Hippolyte Taine (1828-1893) forme unl contraste marqué. Elève de l'Ecole Normale Supérieure, docteur ès-lettres en 1853 avec une thèse sur La Fontaine, il ne tarda pas à être tracassé pour son indépendance philosophique et quitta l'Université pour se consacrer il ses travaux personnels. Sa célébrité prompte et méritée le fit appeler à la chaire d'histoire de l'art de l'Ecole des Beaux Arts (1864). C'est seulement après 1870 qu'il devint historien et entreprit ses Origines de la France contemporaine, sans réussir à les achever. C'est la vie toute unie et droite d'un travailleur probe, timide à l'égard du monde, mais très ferme dans ses idées.

Oeuvres.
Ses oeuvres comprennent : - Critique : La Fontaine et ses Fables (1853), Essai sur Tite-Live (1854), Essais de Critique et d'Histoire (1858-1865-1894), Histoire de la littérature anglaise (1863). - Critique d'art : Philosophie de l'art (1865-1869). - Histoire-: Les Origines de la France contemporaine (1876-1894). - Philosophie : Les Philosophes du XIXe siècle (1856), De l'intelligence (1870). - Divers : Voyage aux Pyrénées (1855), Voyage en Italie (1866), Notes sur l'Angleterre (1872), Correspondance.

Théories historiques.
Critique littéraire, critique d'art ou historien, Taine apporte dans son travail la même méthode.

1° L'histoire et les sciences naturelles.
Il croit que tous les faits humains obéissent aux lois zoologiques que déterminent les naturalistes, connexion des caractères, subordination des caractères, sélection naturelle, etc.

« Il suit de là qu'une carrière semblable à celle des sciences naturelles est ouverte aux sciences morales; que l'histoire, la dernière venue, peut découvrir des lois comme ses aînées. » (Essais, Préface.)
Quand il entreprend d'étudier en France le passage de l'Ancien Régime au
régime nouveau, il lui semble suivre les phases « d'une métamorphose d'insecte »
(Origines de la France contemporaine).

2° L'histoire et la politique. 
Mais, s'il déclare dans l'Essai sur Tite-Live (1re partie, ch. I) que le rôle de l'historien n'est pas « d'instruire ses lecteurs dans la politique », Taine est pourtant persuadé qu'il y a une leçon à tirer des faits. Puisque la vie des peuples est déterminée, c'est seulement d'après le passé qu'on peut construire le présent. La France après 1870 se cherche une constitution :

« A cet égard, nos préférences seraient vaines; d'avance la nature et l'histoire ont choisi pour nous [...]. C'est pourquoi, si nous parvenons à trouver la nôtre, ce ne sera qu'en nous étudiant nous-mêmes, et plus nous saurons précisément ce que nous sommes, plus nous démêlerons sûrement ce qui nous convient. (Ibid.).
L'historien.
C'est donc pour se faire une opinion politique raisonnée qu'il entreprit son oeuvre.

1° Les Origines de la France contemporaine. 
Il la divise en trois parties l'Ancien Régime (3 volumes), la Révolution (1 volume), le Régime moderne (2 volumes).

L'Ancien Régime fait un tableau de la société française à la veille de la Révolution l'état des classes privilégiées, la propagation des idées nouvelles, la misère des classes populaires. La Révolution commence par une période d'anarchie sous la Constituante, pour se terminer par la dictature révolutionnaire quand le parti jacobin a réussi à s'organiser et à s'imposer. Le Régime moderne est inachevé. Il renferme seulement une analyse du caractère et des idées de Napoléon Ier, une étude sur l'Eglise et l'instruction publique.

2° Valeur historique. 
Malgré tout le plaisir consciencieux qu'a trouvé Taine à poursuivre sa documentation, son livre, considéré autrefois comme un monument, apparaît moins solide aux spécialistes modernes. Non seulement ses références sont souvent trop vagues, mais il manque de critique, accordant toute confiance à des anecdotes ou à des mémoires suspects. Son désir de trouver des faits caractéristiques l'entraîne à choisir arbitrairement dans les textes. Enfin il se laisse dominer par des partis-pris, persuadé que la Révolution a été l'oeuvre d'instincts violents déchaînés, d'utopies nées d'une raison fonctionnant à vide, et n'a eu d'autre résultat que d'aggraver l'absolutisme de l'Ancien régime.

L'artiste.
Taine a rempli toutefois, avec presque autant de bonheur que Michelet, une des tâches qu'il assignait à l'historien :

« Il n'a pour devoir et pour désir que de supprimer la distance des temps, de mettre le lecteur face à face avec les objets. » (Essai sur Tite-Live, 1re partie, ch. I).
1° La vie.
Autant que la clarté logique dont il fait preuve dans l'agencement de son immense matière, il a l'imagination qui évoque le passé sous nos yeux. On trouve à chaque page des tableaux aussi enlevés et aussi pleins de vie que ce petit croquis des prisons sous la Terreur :
« En prison, hommes et femmes s'habilleront avec soin, se rendront des visites, tiendront salon; ce sera au fond d'un corridor, entre quatre chandelles; mais on y badinera, on y fera des madrigaux, on y dira des chansons, on se piquera d'y être aussi galant, aussi gai, aussi gracieux qu'auparavant; faut-il devenir morose et mal appris parce qu'un accident vous loge dans une mauvaise auberge? » (L'Ancien Régime, I. II, ch. III, § 3).
2° Les portraits. 
Cette imagination, quand il s'agit de peindre les hommes, groupe tous leurs traits autour d'un caractère saillant : Marat est le fou; Danton le barbare; Robespierre, le cuistre; Napoléon, l'artiste. C'est pour Taine la faculté maîtresse. Mais pour atteindre ce résultat, il fait souvent grimacer les figures, et en grandit les proportions à la manière de Balzac. Ce fragment du portrait de Danton peut en donner une idée.
« Par tempérament et par caractère, il est un Barbare, et un barbare né pour commander à ses pareils, comme tel leude du VIe siècle ou tel baron du Xe. Un colosse à tête de « Tartare » couturée de petite vérole, d'une laideur tragique et terrible, un masque convulsé de « bouledogue » grondant, de petits yeux enfoncés sous les énormes plis d'un front menaçant qui remue, etc. » 
3° Le style. 
Cette imagination, enfin, se traduit dans le style par une grande abondance de comparaisons et de métaphores. Napoléon a dans la tête divers atlas, atlas militaire, atlas civil, atlas moral; les membres du Comité de Salut public sont douze rois, etc. Il est visible que Taine ne dédaigne pas l'effet. Voici, par exemple, le début d'un chapitre-:
« Lorsque nous voyons un homme un peu faible de constitution, mais d'apparence saine et d'habitudes paisibles, boire avidement d'une liqueur nouvelle, puis, tout d'un coup, tomber à terre, l'écume à la bouche, délirer et se débattre dans les convulsions, nous devinons aisément que dans le breuvage agréable, il y avait une substance dangereuse; mais nous avons besoin d'une analyse délicate pour isoler et décomposer le poison. Il y en a un dans la philosophie du XVIIIe siècle... » (Ancien Régime, l. III, ch. I).
Dans sa phrase, volontiers oratoire, les oppositions s'accumulent, lui donnant de la vigueur, mais aussi un peu de raideur dans la symétrie. C'est le cas ici :
« Par leurs qualités comme par leurs défauts, par leurs vertus comme par leurs vices, les privilégiés ont travaillé à leur chute; et leurs mérites ont contribué à leur ruine aussi bien que leurs torts. » (Ibid., V, 5).
L'artiste est grand en Taine, mais il ne se laisse pas oublier et il a fait tort à l'historien. Son point de vue politique a été adopté par tous ceux qui s'effrayaient des conséquences de la Révolution. L'assurance de ses prétentions scientifiques a fait de lui le maître de la plupart des penseurs contemporains. Et si, de nos jours, on se défie de son système, son influence n'en a pas moins été féconde, puisque la plus sûre garantie de réaliser la science est d'y croire.

H. Martin; L. Blanc; C. Rousset; V. Duruy

Henri Martin.
Henri Martin (1810-1883) a publié, de 1837 à 1854, en 19 volumes, une Histoire de France bien documentée. Sa principale originalité consiste à chercher et parfois à prouver la persistance de l'élément celtique en France. Son style est simple; comme écrivain Henri Martin est disciple de Thiers.

Louis Blanc.
Louis Blanc (1812-1882), journaliste et homme politique, donna, de 1841 à 1846, son Histoire de dix ans (contre la monarchie de Juillet), dont le retentissement fut énorme  et qui contribua à la chute du gouvernement de juillet. Il fit paraître à Londres en 1862, dans l'exil, soit Histoire de la Révolution française, conçue dans un esprit de sympathie pour les grands protagonistes de la Révolution et notamment pour Robespierre. Nettement, lourd, pompeux, mais souvent judicieux dans son Histoire de la Révolution de juillet (1833) et son Histoire de la Restauration (1860). Louis Blanc est plutôt un pamphlétaire, pour le fond comme pour le style. 

Camille Rousset.
Camille Rousset (1821-1892) écrivit en 1863 son Histoire de Louvois, fut nommé historiographe du ministère de la Guerre, et publia des ouvrages d'une compétence toute spéciale sur les questions militaires, entre autres : les Volontaires de 1791 à 1794 (1870) et l'Histoire de la guerre de Crimée (1877).
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Victor Duruy.
Victor Duruy (1811-1894) est célèbre, comme ministre, pour les services éminents rendus à l'enseignement des lycées et des Facultés. Historien, Duruy a écrit une Histoire des Romains (1843-1885), et une Histoire des Grecs (1887). Duruy joint, à une très profonde et très sûre érudition, un style vif et aisé, d'une sobriété énergique, souvent éloquent et ému.

Fustel de Coulanges

Vie et caractère.
Elève de l'Ecole normale supérieure et de l'Ecole d'Athènes, professeur à la Faculté de Strasbourg jusqu'en 1870, Fustel de Coulanges (1830-1889) revint à l'Ecole normale comme maître de conférences (1870-1877), puis fut chargé d'une chaire d'histoire du Moyen âge à la Sorbonne. Sauf pendant trois ans (1880-1883), où il fut directeur de l'Ecole normale, il l'occupa ,jusqu'à ce que ses forces surmenées le trahirent. C'est une belle carrière d'universitaire et d'érudit, qui répond bien à la devise simple et digne qui fut la sienne : Quaero. « Je cherche ».

Oeuvres.
 Il avait publié, en 1864, la Cité antique; puis entreprit une Histoire des Institutions de l'Ancienne France dont le premier volume parut en 1874. L'ouvrage rencontra d'assez vives critiques de la part des érudits allemands et de leurs partisans français. Fustel le remania pour former trois volumes distincts : La Monarchie franque (1888), La Gaule romaine et l'invasion, les deux derniers publiés après sa mort par les soins de Camille Jullian.

Théories historiques. 
Sous l'influence des attaques dont il fut l'objet, Fustel de Coulanges développa, dans son Histoire des Institutions, seconde manière, l'appareil d'érudition; il apporta dans sa méthode plus de rigueur. Mais elle était restée la même dans son fond et consistait essentiellement dans l'étude précise et impartiale des textes 

« Elle se résume en ces trois règles : étudier directement et uniquement les textes dans le plus minutieux détail, ne croire que ce qu'ils démontrent, enfin écarter résolument de l'histoire du passé les idées modernes qu'une fausse méthode y a portées. » (La Monarchie franque, préface).
Il dit encore :
« Le meilleur des historiens est celui qui se tient le plus près des textes, quiles interprète avec le plus de justesse, qui n'écrit même et ne pense que d'après eux. » (Ibid., ch. 1, § 3).
L'historien.
Ce que Fustel de Coulanges cherche à retrouver sous la poussière des documents, c'est non pas la couleur vivante du passé, mais l'état moral des peuples dans ses rapports avec l'état politique. Il fait en somme, pour l'Antiquité et le Moyen âge, ce qu'avaient fait Tocqueville et Taine pour l'Amérique et la France monarchique.

1° La Cité antique.
La Cité antique comprend cinq parties : I. Antiques croyances; II. La Famille; III. La Cité; IV. Les Révolutions; V. Le régime municipal disparaît. Fustel a lui-même résumé ainsi son ouvrage :

« La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et l'autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit de propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après avoir élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité, et a régné en elle comme dans Ia famille. D'elle sont venues toutes les institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la cité a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées; le droit privé et les institutions politiques se sont modifiés avec elles. Alors s'est déroulée la série des révolutions, et les transformations sociales ont suivi régulièrement les transformations de l'intelligence.» (Introduction).
2° Les Institutions de l'Ancienne France
Dans les Institutions de l'Ancienne France, Fustel de Coulanges étudie la formation du régime féodal.

La domination romaine avait institué en Gaule l'autorité d'état. Mais à côté d'elle s'établit peu à peu l'autorité des individus sur les individus par la forme du patronage et du bénéfice. Le régime féodal n'est donc pas né uniquement de l'invasion barbare. En ruinant l'autorité politique, elle a laissé subsister la seule forme d'autorité qui eût encore quelque vigueur : le vasselage.

3° Valeur historique. 
Malgré les erreurs de détail auxquelles on n'échappe guère en de pareils sujets, et la critique insuffisante des sources d'où est sortie la Cité antique, il est incontestable que Fustel de Coulanges a complètement renouvelé les questions qu'il a traitées. Il est le premier à avoir marqué le rôle prédominant de la religion chez les Anciens, et il a complètement modifié les idées émises avant lui sur la féodalité.

L'artiste.
Fustel de Coulanges prétend n'être qu'un savant. Il se défie des ornements qui sont des hors-d'oeuvre et du style oratoire. Il ne craint pas, surtout dans sa seconde manière, d'entrer dans les discussions techniques. Il veut, avant tout, être simple et clair. Sa qualité dominante est la netteté précise et ferme. Qu'on compare quelques lignes du portrait qu'il trace du Romain au tableau des prisons sous la Terreur par Taine. Malgré la différence du sujet, le procédé est le même. C'est une juxtaposition des détails fournis par la documentation. Mais Fustel de Coulanges se garde d'y ajouter les grâces de son esprit-:

« Chacune de ses actions de chaque jour est un rite; toute sa journée appartient à la religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses pénates, ses ancêtres; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur adresse une prière. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec ses divinités domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la toge, le mariage, et les anniversaires de tous ces événements sont les actes solennels de son culte. » (La Cité antique, ch. XVI).
C'est à la longue seulement que cette justesse sobre donne une impression d'art. Mais c'est plus encore en tant qu'historien que Fustel de Coulanges est regardé comme un maître. Son influence a été double. D'abord, il a chassé de l'histoire tous les partis pris et les systèmes pour n'en avoir plus qu'un, la soumission absolue aux textes. Ensuite, il a enseigné à les lire avec méthode et à en tirer avec certitude le contenu vrai.

L'histoire à la fin du XIXe siècle et au début du XXe

C'est Fustel de Coulanges qui a donné la définition de l'histoire telle qu'elle sera entendue désormais :
« Elle n'est pas un art, elle est une science pure. Elle ne consiste pas à raconter avec agrément ou à disserter avec profondeur. Elle consiste, comme toute science, à constater les faits, à les analyser, à les rapprocher, à en marquer le lien. » (La Monarchie franque, Ch. I, § 3).
L'organisation du travail historique.
Cette science continue à s'organiser dans le dernier quart du XIXe siècle. Pour l'histoire des peuples anciens et de l'Orient, on a fondé l'Ecole de Rome (1874), l'école du Caire (1880); on envoie des missions. Les facultés deviennent des centres actifs d'histoire locale. Des sociétés nombreuses se fondent ayant chacune une revue pour organe. La spécialisation est de plus en plus grande. Il semble que le temps soit passé des longs espoirs et des vastes pensées. Apporter sur des points précis un peu plus de vérité suffit à l'ambition modeste des érudits.

Les historiens. 
Parmi les principaux d'entre eux se placent :

G. Maspero (Histoire ancienne des peuples de l'Orient, 1894). 

• Gaston Boissier (1823-1908. La religion romaine d'Auguste aux Antonins, 1874; La fin du Paganisme, 1891), continuateur des travaux de Renan et de Fustel de Coulanges.

• Luchaire (Histoire des institutions monarchiques sous les premiers Capétiens, 1883; Les Communes françaises, 1888).

• G. Monod (1844-1912), directeur de la Revue historique.

• Chéruel (1809-1891). Histoire de l'administration monarchique en France, 1855; Histoire de France sous le ministère de Mazarin, 1883).

• Hanotaux (Histoire de Richelieu, 1893-1896; Histoire de la Troisième République).

• Aulard qui a organisé l'étude méthodique de la Révolution française (Etudes et leçons sur la Révolution française, 1893-1898; Le culte de la raison, 1892; La société des Jacobins, 1880-1897; direction de la revue La Révolution française).

• Chuquet (La jeunesse de Napoléon, 1896-1899; Les guerres de la Révolution).

• A. Vandal (1853-1910; Napoléon et Alexandre Ier , 1891-1893; l'Avènement de Bonaparte; 1902).

Henri Houssaye (1848-1911), auteur d'une série d'études très documentées et très vivantes sur l'Empire : 1807, 1812, 1814, 1815 (1893), Waterloo (1899). 

Emile Ollivier (L'empire libéral, 1894).

• Ernest Lavisse (Etudes sur l'histoire de Prusse, 1879; Histoire de France publiée sous sa direction par un groupe de spécialistes). 

• A. Sorel (1842-1906), qui est l'auteur de nombreux ouvrages d'histoire diplomatique  (Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, 1875; La question d'Orient au XVIIIe siècle, 1877), dont le plus remarquable est l'Europe et la Révolution française (4 vol., 1885-1892). Sa documentation est minutieuse et scientifique; ses idées générales le rattachent à l'école de Guizot et de Tocqueville; son style est d'une pureté classique. 

Conclusion. 
Mais le grand public ne suivit pas tout ce travail historique, parce que l'histoire était désormais complètement sortie de la littérature. Il semblait d'ailleurs aux historiens de cette époque que ce soit la condition même de son progrès. Ils craignaient que les artifices littéraires ou le désir de plaire ne soient pour le savant un danger ou une tentation. (E. Abry / Ch. Le Goffic).
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