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Histoire de l'Europe > La France  > Le XIXe siècle > [la Seconde République / Le Second Empire]

 
Le Deux-Décembre
Le coup d'Etat du 2 décembre 1851
Aperçu Les prémices Le coup d'Etat à Paris La résistance en province
Le coup d'Etat du 2 décembre 1851, par lequel le prince Bonaparte, président de la République française, prononça la dissolution de l'Assemblée nationale et prépara le rétablissement de l'Empire, est un des faits les plus graves de l'histoire de la France et de l'Europe au XIXe siècle. Le progrès pacifique des idées démocratiques fut retardé d'au moins trente années; l'échec de la Russie, la formation des monarchies nationales italienne et allemande, l'abaissement de la France, ont été les conséquences de ce coup d'Etat qui violemment subordonna la France à un dictateur militaire. Si funestes qu'en dussent être les conséquences, il est certain que le coup d'Etat du 2 décembre rencontra sur presque tout le territoire l'adhésion de la grande majorité des citoyens français, manifestée par le plébiscite du 21 décembre 1851. Ce fait doit être attribué principalement à deux causes; premièrement le désir universel de mettre un terme à la crise et aux conflits incessants auxquels donnait lieu la constitution de 1848 et le besoin de retrouver, coûte que coûte, un ordre régulier; en second lieu, la terreur exercée d'un bout à l'autre de la France et la proscription en masse des chefs de l'opinion républicaine; rarement persécution fut plus efficace que celle-là, car rarement il y en eut d'aussi méthodique. 

Préparatifs du Coup d'État. 
Le Président avait commencé à préparer le coup d'État. Il lui fallait des sabres : il n'en avait pas. Les chefs militaires lui avaient conquis leur renommée en Algérie appartenaient au parti de la majorité ou au parti républicain. Il avait envoyé un homme de confiance, le commandant Fleury, en Afrique, pour lui recruter dans l'armée des hommes à tout faire, qu'on ferait arriver et qu'on mettrait en évidence. Fleury n'eut pas de peine à lui gagner les Leroy (dit de Saint-Arnaud), les Espinasse, les Canrobert. Puis on décida, pour les mettre en relief, une expédition en Kabylie, dont le commandement fut confié à Saint-Arnaud. Les Kabyles étaient les plus indomptables des habitants du pays. Retranché dans une région de montagnes abruptes, où leurs villages de pierres sèches hérissent les hauteurs comme autant de citadelles, ils gardaient encore leur indépendance à quelques kilomètres d'Alger. Saint-Arnaud était déjà connu pour sa cruauté. En 1845, Bugeaud l'avait mis à la tête d'une colonne qui mérita son nom de colonne infernale. Renouvelant le triste exploit de Pélissier, il avait fait mourir des centaines de malheureux, enfermés et enfumés dans une caverne où ils s'étaient réfugiés. Il ne semble pas que, dans l'expédition de Kabylie, il se soit révélé comme un homme de guerre bien remarquable : mais il était lancé.

Louis Bonaparte levait déjà le masque : inaugurant le chemin de fer de Dijon, il accusait dans son discours l'Assemblée de ne l'avoir secondé que dans ses oeuvres de réaction, et de lui avoir refusé son concours quand il voulait « faire le bien ». Puis il ajoutait ces paroles menaçantes : 

« Si la France reconnaît qu'on n'a pas eu le droit de disposer d'elle sans elle, la France n'a qu'à le dire mon courage et mon énergie ne lui manqueront pas. »
C'était l'annonce du coup d'État. Il y eut une grosse émotion, même à la Bourse. Changarnier riposta à la tribune par des paroles d'une emphase ridicule. Il se flattait de l'illusion que les troupes n'obéiraient pas à d'autres qu'à ses vieux chefs d'Afrique, et surtout à lui : « Mandataires du peuple, dit-il solennellement délibérez en paix ». On l'applaudit fort. Le danger n'en était pas moindre.

Au mois de juillet 1851, un débat mémorable occupait les séances de l'Assemblée. De deux côtés différents, on demandait la révision de la constitution; les bonapartistes pour supprimer l'article qui interdisait la réélection du Président et permettre à Louis Bonaparte d'être réélu; les royalistes, pour remettre la République en question et pouvoir proposer une restauration monarchique. L'issue était connue d'avance : il fallait les trois quarts de suffrages de l'Assemblée pour décider la revision; Thiers, entraînant une fraction de la majorité, se prononçait contre : grossis de cet appoint, les républicains étaient sûrs de la faire échouer.

Le débat fut très éclatant. Deux orateurs y célébrèrent en termes magnifiques, l'un, les vertus de la République, l'autre, celles de la monarchie traditionnelle : Michel de Bourges et Berryer. Michel de Bourges, qui n'avait joué jusque-là qu'un rôle secondaire, était un des grands orateurs de la démocratie. Il avait la puissance, le mouvement, la hauteur des idées. Il fit là son chef-d'œuvre; et Berryer obtint un de ses plus beaux triomphes. Victor Hugo prit les deux complots monarchiques corps à corps. Il fut surtout terrible quand il s'attaqua au complot de l'Élysée. Il semble déjà qu'on entendit dans son éloquence les cordes de la lyre vengeresse des Châtiments. C'est là qu'il attacha à Louis Bonaparte le nom de « Napoléon le Petit ». Rarement discours souleva de telles colères et de telles invectives. Il fut comme haché par les cris de la droite.

Dès la rentrée, les événements se précipitèrent. Louis Bonaparte avait nommé un nouveau cabinet, dont le caractère essentiel était le choix de Saint-Arnaud comme ministre de la Guerre. Le sabre du futur coup d'État était à son poste. En même temps, le Président tournait fort habilement contre l'Assemblée la mutilation du suffrage universel dont il s'était rendu coupable avec elle; il lui proposait par un message d'abolir la loi du 31 mai; il faisait déposer par le Gouvernement un projet à cet effet. L'Assemblée, dans son aveuglement, ne comprit pas la nécessité de lui ôter au plus vite ce prétexte populaire : elle fit traîner les choses, ne pouvant se résoudre à rendre au peuple ses droits.

Dès son arrivée au ministère, Saint-Arnaud prenait ses premières précautions. Le président de l'Assemblée avait pour le défendre en cas de péril, le droit de réquérir les troupes qui, dès lors, étaient placées sous son autorité. Saint-Arnaud publia un ordre du jour qui était la négation du droit assuré au président de l'Assemblée.

Les questeurs répondirent par un projet de loi qui affirmait et précisait le droit mis de la sorte en question  :

« Le président, disait-il, a le droit de requérir la force armée et toutes les autorités dont il juge le concours nécessaire. »
La réquisition était adressée directement aux officiers et fonctionnaires qui devaient y obéir de suite, sous les peines portées par la loi. Chose étrange! Cette sage précaution fut combattue, même à l'extrême gauche. On s'y méfiait autant de la droite de l'Assemblée que de l'Élysée; quelques-uns croyaient absurdement que Louis-Napoléon, en proposant d'abroger la loi du 31 mai, voulait se rapprocher d'eux. Michel de Bourges commit la faute mortelle de faire échouer la proposition des questeurs. Il donnait pour raison que l'Assemblée était suffïsamment gardée par une «-sentinelle invisible », qui était le peuple. Sa sentinelle invisible valait le « Délibérez en paix » de Changarnier.
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Décret du président de la République (2 décembre 1851).
Décret du président de la République (2 décembre 1851).

La nuit du coup d'Etat.
Le coup d'État était aussi bien préparé que les équipées de Strasbourg et de Bologne l'étaient mal. On y voyait sans peine que la main d'un maître du genre s'était substituée collaboration d'un conspirateur vulgaire comme Persigny et d'un songeur comme Louis Bonaparte. Le principal auteur était resté dans la coulisse jusqu'au dernier moment. C'était de Morny. Louis avait un frère naturel, un enfant de l'amour, fils caché de la reine Hortense. Nul, probablement, n'eut une telle absence de tout scrupule moral que cet élégant viveur, cachant sous des dehors spirituels et aristocratiques une prodigieuse indifférence à toute loi morale. On l'avait vu dans un joli pavillon appelé ironiquement la « niche à Fidèle », se faire entretenir sans pudeur par une femme riche. On le verra plus tard, ambassadeur en Russie couvrir de son immunité actes de véritable contrebande, et en tirer de grosses sommes. Toutes les fois qu'une affaire véreuse occupait la Bourse, on disait de confiance que Morny en était. Il a vécu et est mort en jouisseur. On le connaissait mal quand vint le 2 décembre. Enrichi, il ne s'était guère montré que dans la majorité à tout faire de Guizot et n'y avait guère joué de rôle. Il aimait à laisser connaître son origine inavouable et prit pour armes une fleur d'hortensia, pour rappeler que sa mère était, la reine Hortense, avec cette devise : «-Tace, sed memento : tais-toi, mais n'oublie pas ».

Il se révéla, au 2 décembre, merveilleux pour les oeuvres de sang et de guet-apens. On découvrit sous le brillant vernis de l'homme du monde un véritable malfaiteur de nuit, aussi vigoureux, aussi entendu, et, en quelque sorte aussi professionnel que les spécialistes de bas étage guettés par la cour d'assises. Intrépide, souriant dans le danger, étonnant de sang-froid, implacable, il sembla prendre un malin plaisir à infliger à ses nobles amis du faubourg Saint-Germain les traitements réservés d'ordinaire aux pires voyous. Ce fut un homme supérieur en ce genre. Il s'est montré plus tard très médiocre en politique, mais il s'est montré très remarquable quand il a organisé et dirigé l'égorgement de la IIe République.

Une longue et triste nuit de décembre abrita de ses ténèbres l'explosion du complot. Pour mieux dissimuler, il y avait, dans le soir qui précéda, une réception à I'Elysée; Morny était à l'Opéra-Comique. On raconte que, comme une dame lui parlait du « coup de balai » qu'on annonçait et lui demandait de quel côté il serait, il répondit : « Je m'arrangerai pour être du côté du manche ».  La soirée finie d'un côté, la représentation de l'autre, les conspirateurs principaux se réunirent à l'Elysée. On envoya à l'Imprimerie Nationale, occupée par la troupe, les manuscrits des proclamations. Chaque ouvrier était entre deux hommes armés. Ordre de tirer sur lui s'il voulait sortir ou s'approcher des fenêtres. A 6 heures du matin, dans une obscurité encore profonde la police allait arrêter ceux qu'on lui avait désignés. Les argousins pénétraient par surprise, non sans menacer concierges et domestiques, pour saisir leurs victimes au lit, à la flamme trouble des lanternes. Ils avaient dans leurs poches des bâillons pour étouffer les cris. Rien ne manquait pour donner à ces opérations l'aspect de méfaits nocturnes. Ainsi fut arrêté Thiers, comme par une sorte de châtiment pour avoir soutenu la candidature de Louis Bonaparte à la présidence; ainsi furent saisis les chefs glorieux des campagnes d'Algérie : les Cavaignac, les Lamoricière, les Bedeau; Changarnier avait le même sort que Charras. Quelques hommes de l'extrême gauche, comme Crépin, qu'on savait à la tête d'une organisation de résistance, furent traités de même. Puis on jetait les hommes qu'on avait enlevés dans un fiacre, entre des policiers armés, et l'on allait les boucler dans une cellule de la sinistre prison de Mazas.

Le colonel Espinasse avait été chargé d'occuper le Palais-Bourbon où l'Assemblée tenait ses séances. Il était sous la surveillance de Persigny, d'abord désigné, puis supplanté par Morny comme ministre de l'Intérieur et du coup d'État, et réduit à cette mince besogne. Espinasse avait des intelligences dans la place; un bataillon de son régiment était chargé de la garde du palais, dont on lui ouvrit la porte. Le commandant Meunier qui commandait ce bataillon, cria en vain « Vous me déshonorez », en arrachant ses épaulettes et en brisant son épée. On s'empara du lieutenant-colonel Niel, gouverneur du Palais-Bourbon, et des questeurs : le général Le Flô et Baze, non sans lutte. Ils résistèrent furieusement, mais naturellement en vain.

Morny était allé au ministère de l'Intérieur, avait fait réveiller Thorigny, qui n'était pas dans le secret, et il avait pris sa place. Des troupes occupaient le quai d'Orsay, les Tuileries, la place de la Concorde, les Champs-Élysées. Elles auraient pu protéger la fuite des conspirateurs si le coup avait manqué.

La lueur lugubre d'une aube d'hiver éclairait peu à peu sur les murs, sous une pluie fine et froide, les affiches encore humides qui annonçaient le coup d'État : une proclamation au peuple, une autre aux soldats. Rien de plus hypocrite que ces affiches, où Louis-Napoléon n'attaquait que la majorité de l'Assemblée et prétendait vouloir sauver la République de ses entreprises royalistes. Il annonçait en même temps le rétablissement du suffrage universel, profitant de l'arme que l'Assemblée lui avait si follement laissée. Tout était calculé pour cacher que c'était contre les républicains que l'attentat était dirigé.

Les presses des journaux étaient mises sous scellés : quatre seulement avaient la permission de paraître : la Presse, le Constitutionnel, la Patrie et les Débats.

La « résistance légale ». 
Cependant, les républicains étaient surpris à leur réveil par la nouvelle de l'attentat. Les représentants se cherchaient au hasard pour se concerter. Il y eut des réunions hâtives chez Ivan, secrétaire de l'Assemblée, chez Daru, son vice-président, chez Odilon Barrot. La troupe n'avait point fermé les portes du Palais-Bourbon. Plus d'un s'y rendit. Un homme était désigné pour prendre la tête des protestations: celui qui avait l'honneur de présider l'Assemblée, Dupin. Il se dissimulait; on l'alla chercher. Les gendarmes, à ce moment, dispersaient par la force les représentants rentrés dans le palais du Parlement. Alors Dupin :

 « Nous avons le droit c'est évident. Mais ces messieurs ont la force. Filons-» .
Sur quoi il s'esquiva. Il allait bientôt reparaître, comme haut dignitaire du coup d'État.

Le plus grand nombre des représentants, voyant l'Assemblée occupée, se portaient sur la mairie du Xe arrondissement de Paris (le VIIe arrondissement d'aujourd'hui) près de la Croix-Rouge. Il y eut là plus de deux cents élus qui y tinrent une sorte de séance. C'était surtout la droite qui se trouvait là avec Berryer, Dufaure, Odilon Barrot, Falloux, Buffet les orléanistes, les légitimistes. Mais il y avait aussi des républicains comme Grévy, Eugène Sue et Pascal Duprat. On y vota que Louis Bonaparte était mis hors la loi, et que tous les pouvoirs revenaient à l'Assemblée suivant la constitution; puis on y nomma un général pour commander les forces militaires fidèles à la loi; et, malgré les protestations, ont fit la sottise de choisir Oudinot, le chef de l'expédition de Rome,. comme pour rendre la résistance impopulaire. On en était là quand la police arriva et donna aux représentants le choix entre la dispersion immédiate ou Mazas. Un seul cri répondit : « Tous à Mazas ». Ce ne fut pourtant pas là qu'on les conduisit. Entourés de soldats, en longue colonne de prisonniers, ils furent menés à la caserne voisine du quai d'Orsay, où on les enferma dans les étages supérieurs. Beaucoup n'eurent même pas à manger. Plus d'un coucha sur les planches.

Les membres de la droite avaient ainsi fait leur devoir; juste leur devoir. Ce n'était pas les ennemis que craignait le coup d'État. Plus d'un peut-être était, au fond du coeur, avec un attentat qui frappait la République. Du moins, on raconte que, peu après, Falloux visité dans sa prison par Persigny, lui murmura : « Je le dis tout bas à cause de mes collègues, mais vous avez bien fait ». Il semble du reste que la plupart ne voulaient pas dépasser les bornes d'une protestation inoffensive formulée par acquit de conscience. Le lendemain, quelques-uns étaient transportés à Vincennes sans escorte, quand, dans le faubourg Saint-Antoine, la foule les délivra!

Ils supplièrent qu'on leur laissât reprendre le chemin de leur cachot, et y allèrent. Ils ne voulaient pas s'exposer aux périls d'une véritable résistance. On verra, à la fin de l'Empire, nombre de protestataires de la mairie du Xe arrondissemnet se rallier au régime du 2 décembre et se rendre en courtisans aux Tuileries : ce qui leur fit dire par Gambetta qu'ils avaient mis dix-huit ans à aller d'une certaine mairie à un certain palais.

La constitution avait créé, pour juger les crimes de la nature du coup d'État, une Haute Cour composée de membres de la Cour de cassation, qui se réunissaient de plein droit une fois l'attentat commencé. Il est probable qu'au fond ces magistrats n'étaient pas ennemis de l'acte qu'ils avaient à châtier. On les redoutait si peu, qu'on ne prit aucune précaution pour empêcher la Haute Cour de fonctionner. Ils durent être embarrassés, mais la loi était formelle. Ils se réunirent. Seulement, leur procureur général une fois nommé par eux suivant la procédure indiquée, ils remirent leur séance au lendemain, après avoir assez dérisoirement cité devant eux Louis Bonaparte. Ils étaient sûrs de n'avoir pas à aller plus loin. En effet, le lendemain, quand ils reprirent leur séance, la police leur rendit le service de les disperser. Quelque temps après, ils avaient tous prêté serment au coup d'État victorieux.

Les représentants de la « Montagne » (= « la gauche de la gauche ») organisaient une résistance plus sérieuse. Ils étaient arrivés à se retrouver et à délibérer, traqués par la police d'asile en asile. Dans une de ses réunions chez Cournet, les argousins, par méprise, fouillèrent la maison à côté. On s'était séparé quand ils envahirent le véritable lieu de rendez-vous. Victor Hugo rédigea des appels aux armes que tous signèrent et qu'on arriva à faire imprimer. Un comité de résistance fut nommé. Il était composé de Victor Hugo, Jules Favre, Carnot, Madier de Montjau, Michel de Bourges, Schoelcher et de Flotte.

Mais le peuple de Paris restait hésitant et sourd à l'appel des hommes qui lui étaient les plus chers. Peut-on s'en étonner? L'impitoyable répression des journées de Juin y avait brisé toutes les énergies. L'armée populaire y avait perdu ses combattants les plus ardents. La terreur de proscriptions trop récentes pesait encore sur elle. Il fallait s'attendre à trouver les masses mal disposées à reprendre le fusil et à exposer leurs poitrine aux balles avec l'équivoque qui planait sur l'attentat et après la façon dont la République elle-même les avait décimées.

Il semble que la majeure partie de la bourgeoisie était plutôt hostile. Une fraction importante à en juger par les élections, était revenue aux idées républicaines, et nombre de conservateurs étaient attachés aux chefs de la droite que le coup d'État frappait et dont un seul, Montalembert s'y était rallié. Mais on ne pouvait en espérer aucun acte de lutte.

Le bourgeois manifestait son opposition par des démonstrations pacifiques. Les promeneurs du boulevard criaient : « Vive la Constitution! Vive la liberté! » et surtout « A bas Soulouque ». On sait que Faustin Soulouque était un Noir de Haïti qui, président de la République de ce pays, y avait usurpé en 1849 le titre d'empereur. Tout cela indiquait du mécontentement, mais n'était pas de la résistance. Dans la journée, Louis-Napoléon s'était montré deux fois à cheval à la tête d'un cortège. Mais il n'avait guère dépassé la région occupée par la troupe. La foule l'avait reçu avec froideur.

Le matin du 3, comme celui du 2, se leva triste, froid et mouillé d'une pluie fine. Il éclaira de loin en loin, avec les proclamations du coup d'État, quelque appel aux armes de Victor Hugo que la police arrachait. Par une sanglante ironie, sur un pan de mur, près de Notre-Dame de Lorette une vieille affiche de 1848, délavée et mutilée, étalait encore aux yeux des passants le serment de fidélité à la République prêté par Louis Bonaparte, avec ces mots :

« Le serment que je viens de prêter me dicte ma conduite. Mon devoir est tout tracé. Je le remplirai avec honneur. »
Des affiches faisaient connaître la composition d'un comité consultatif, dont le coup d'État s'entourait, comité formé sans prévenir ceux dont les noms y figuraient. Deux protestèrent : un régent de la Banque, Périer, et l'ancien ministre Léon Faucher. Un des chefs de la droite y était et ne protesta pas, tandis que ses amis étaient dans les cachots : le catholique de Montalembert En même temps le Moniteur publiait la liste des ministres. Morny en tête avec Fould, Rouher Magne, Saint-Arnaud. Persigny, le fidèle serviteur des vieux jours, en était encore exclu. Toute l'influence appartenait à son rival Morny.

L'action des républicains. 
Les représentants républicains couraient les faubourgs, excitant le peuple au combat. On les regardait avec sympathie; on les applaudissait sur les trottoirs et des fenêtres; mais on ne bougeait pas. Huit d'entre eux, dont l'histoire doit garder les noms : Schoelcher le docteur Baudin, Maigne, Duluc, Malardier, de Flotte, Brillier, Bruckner, construisirent une barricade à un coin de la rue Sainte-Marguerite. Ils avaient avec eux une dizaine d'hommes du peuple Comme Baudin tendait un fusil à un ouvrier qui passait, celui-ci riposta : 

« Nous n'allons pas nous. faire tuer pour vos 25 francs.» 
C'était ce que les représentants avaient de traitement par jour. Alors Baudin : 
« Eh bien! tu vas voir comment on meurt pour 25 francs! » 
Des troupes du 119e arrivaient. Les élus du peuple qui se tenaient sur la barricade marchèrent au-devant des soldats, Schoelcher en tête, pour les adjurer de ne pas s'associer au crime. L'officier commanda : « Feu! » les fusils ne partirent pas. Mais un soldat menaça Schoelcher et fut tué. Alors la troupe tira, évidemment trop haut et volontairement trop haut : car, bien qu'on fût tout près, quelques coups seulement portèrent; Baudin tomba le crâne fracassé, à l'endroit où se dresse aujourd'hui sa statue. Un ouvrier, frappé avec lui, put être sauvé.

Saint-Arnaud faisait placarder sur les murs une menace féroce. Il «décrétait », vu «-l'état de siège, » que tout individu pris à construire une barricade ou à la défendre, ou les armes à la main, serait aussitôt fusillé. Le coup d'État annonçait son caractère carnassier. Le colonel de Rochefort préludait à la tuerie avec son régiment de lanciers, en chargeant sur les boulevards la foule inoffensive dont tout le crime consistait à manifester par des cris. Au Château-d'Eau et sur les boulevards, il renversait, mettait à mal et foulait aux pieds les passants.

Les représentants républicains se réunirent deux fois le 3, une fois chez Landrin. Quelle ne fut pas leur surprise de voir entrer parmi eux, bousculant Mme Landrin qui voulait lui fermer la porte, le prince Napoléon, fils de Jérôme et cousin du président Louis Bonaparte, pris d'une incroyable ardeur contre le coup d'État! On eût pu croire à une trahison. On se serait trompé. Le prince Napoléon n'aimait ni n'estimait son cousin. Il était sincère dans sa haine de l'entreprise impériale. Il ne poussa pourtant pas la sincérité jusqu'à refuser, l'Empire rétabli, une situation et une dotation princière à côté du trône. La réunion la plus nombreuse eut lieu chez Marie, l'ancien membre du Gouvernement provisoire : plus de cent quatre-vingts représentants signèrent la proclamation de déchéance et d'appel aux armes qui y fut votée.
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L'arrestation de Victor Hugo
(extrait de l'Histoire d'un crime, 1877).

L'Histoire d'un crime fut écrite à Bruxelles en 1852. - Du moins, l'auteur n'y ajouta plus tard qu'une sorte de post-scriptum. - Il l'avait commencée dès le lendemain de son arrivée en Belgique (14 décembre 1851); il la termina le 5 mai suivant. Donc - comme le dit une note préliminaire, - ce récit du coup d'État, qui ne parut qu'en octobre-décembre 1877, est l'oeuvre d'une « main » qui était «-chaude encore de la lutte ».

Il parut en deux tomes, divisés chacun en deux « journées ». Dans le
premier, le Guet-apens, la Lutte: dans le second, le Massacre, la Victoire, - suivis d'une conclusion (l'espèce de post-scriptum déjà mentionné plus haut) intitulée la Chute, qui nous transporte du coup d'Etat... à la bataille et à la capitulation de Sedan (septembre 1871).

ON VIENT POUR M'ARRÊTER

[Le 3 décembre 1851, au petit jour, Victor Hugo ne put résister à la tentation de se rendre chez lui].

« En me voyant traverser la cour, le portier me regarda d'un air stupéfait. Je sonnai. Mon domestique Isidore vint m'ouvrir et jeta un grand cri : - Ah! c'est vous! Monsieur! On est venu cette nuit pour vous arrêter.

J'entrai dans la chambre de ma femme, elle était couchée, mais ne dormait pas, et me conta la chose.

Elle s'était couchée à onze heures. Vers minuit et demi, à travers cette espèce de demi-sommeil qui ressemble à l'insomnie, elle entendit des voix d'hommes. Il lui sembla qu'Isidore parlait à quelqu'un dans l'antichambre. Elle n'y prit d'abord pas garde et essaya de s'endormir, mais le bruit de la voix continua. Elle se leva sur son séant, et sonna.

Isidore arriva. Elle lui demanda :

- Est-ce qu'il y a là quelqu'un?

- Oui, Madame.

- Qui est-ce?

- C'est quelqu'un qui désire parler à Monsieur. - Monsieur est sorti.

- C'est ce que j'ai dit, Madame.

- Eh bien? Ce monsieur ne s'en va pas?

 - Non, Madame. Il dit qu'il a absolument besoin de parler à M. Victor Hugo et qu'il l'attendra.

Isidore s'était arrêté sur le seuil de la chambre à coucher. Pendant qu'il parlait, un homme gras, frais, vêtu d'un paletot sous lequel on voyait un habit noir, apparut à la porte derrière lui.

Me Victor Hugo aperçut cet homme qui écoutait en silence. 

- C'est vous, monsieur, qui désirez parler à M. Victor Hugo?

- Oui, madame.

- Il est sorti.

- J'aurai l'honneur de l'attendre, madame. 

- Il ne rentrera pas.

- Il faut pourtant que je lui parle.

- Monsieur, si c'est quelque chose qu'il soit utile de lui dire, vous pouvez me le confier à moi en toute sécurité, je le lui rapporterai fidèlement.

- Madame, c'est à lui-même qu'il faut que je parle.

- Mais de quoi s'agit-il donc? Est-ce des affaires politiques? L'homme ne répondit pas.

- A ce propos, reprit ma femme, que se passe-t-il? 

- Je crois, madame, que tout est terminé. 

- Dans quel sens?

- Dans le sens du président.

Ma femme regarda cet homme fixement et lui dit :

- Monsieur, vous venez pour arrêter mon mari.

- C'est vrai, madame, répondit l'homme en entrouvrant son paletot, qui laissa voir une ceinture de commissaire de police.

Il ajouta après un silence :

- Je suis commissaire de police et je suis porteur d'un mandat pour arrêter M. Victor Hugo. Je dois faire perquisition et fouiller la maison.

- Votre nom, monsieur? lui dit Mme Victor Hugo. 

- Je m'appelle Hivert.

- Vous connaissez la Constitution?

- Oui, madame.

- Vous savez que les représentants du peuple sont inviolables!

- Oui, madame.

- C'est bien, monsieur, dit-elle froidement. Vous savez que vous commettez un crime. Les jours comme celui-ci ont un lendemain. Allez, faites.

Le sieur Hivert essaya quelques paroles d'explication ou pour mieux dire de justification; il bégaya le mot conscience, il balbutia le mot honneur. Mme Victor Hugo, calme jusque-là, ne put s'empêcher de l'interrompre avec quelque rudesse.

- Faites votre métier, monsieur, et ne raisonnez pas; vous savez que tout fonctionnaire qui porte la main sur un représentant du peuple commet une forfaiture. Vous savez que devant les représentants le président n'est qu'un fonctionnaire comme les autres, le premier chargé d'exécuter leurs ordres. Vous osez venir arrêter un représentant chez lui comme un malfaiteur! Il y a en effet, ici, un malfaiteur qu'il faudrait arrêter, c'est vous.

Le sieur Hivert baissa la tête et sortit de la chambre, et, par la porte restée entre-bâillée, ma femme vit défiler derrière le commissaire bien nourri, bien vêtu et chauve, sept ou huit pauvres diables efflanqués, portant des redingotes sales qui leur tombaient jusqu'aux pieds et d'affreux vieux chapeaux rabattus sur les yeux; loups conduits par le chien. Ils visitèrent l'appartement, ouvrirent çà et là quelques armoires, et s'en allèrent, - l'air triste, me dit Isidore.

Le commissaire Hivert surtout avait la tête basse; il la releva pourtant à un certain moment. Isidore, indigné de voir ces hommes chercher ainsi son maître dans tous les coins, se risqua à les narguer. Il ouvrit un tiroir, et dit : - Regardez donc s'il ne serait pas là! - Le commissaire de police eut dans l'oeil un éclair furieux, et cria : - Valet, prenez garde à vous! - Le valet, c'était lui.

Ces hommes partis, il fut constaté que plusieurs de mes papiers manquaient. Des fragments de manuscrits avaient été volés, entre autres une pièce datée de juillet 1848 et dirigée contre la dictature militaire de Cavaignac, et où il y avait ces vers, écrits à propos de la censure, des conseils de guerre, des suppressions de journaux et en particulier de l'incarcération d'un grand journaliste, Émile de Girardin :

...O honte, un lansquenet
Gauche, et parodiant César dont il hérite, 
Gouverne les esprits du fond de sa guérite!
Ces manuscrits sont perdus.

La police pouvait revenir d'un moment à l'autre - elle revint en effet quelques minutes après mon départ, - j'embrassai ma femme, je ne voulus pas réveiller ma fille [Adèle Hugo] qui venait de s'endormir, et je redescendis. Quelques voisins effrayés m'attendaient dans la cour; je leur criai en riant : Pas encore pris!... »
 

(V. Hugo, Histoire d'une crime, Tome I, deuxième journée: la Lutte, ch. I).

Le lendemain 4 décembre, la résistance se prononçait. Ce peuple, d'abord si inerte, commençait à s'émouvoir; les appels des membres de la Montagne venaient peu à peu à bout des apathies. La mort de Baudin était connue et secouait les indifférences. Des barricades surgissaient çà et là dans les quartiers où les pavés se soulèvent à tous les mouvements populaires. Toutes n'étaient pas sérieuses. Plus d'une n'était qu'un piège dressé par la police aux plus ardents, pour les attirer à un combat où ils étaient écrasés d'avance. Des mouchards appelaient les dupes à de fausses barricades, pour les faire fusiller sans peine. Mais il y avait aussi de véritables préparatifs d'une lutte qui pouvait devenir redoutable. Les ennemis du coup d'État reprirent confiance; ses agents eurent peur. Le matin du 4, plus d'un crut l'attentat perdu-: les geôliers dans les prisons redevenaient aimables pour les prisonniers politiques. Le préfet de police Maupas avait perdu la tête et demandait par dépêche ce qu'il fallait faire. Morny, impassible, lui télégraphiait : « Allez vous coucher, J... F.... ! » Il disait : «-Vous vouliez des barricades : vous en avez et vous vous plaignez! » La situation n'en était pas moins chancelante : il fallait en finir. On en finit par une scène monstrueuse.

De fortes colonnes de troupes occupaient les boulevards : la division Carrelet avec des canons. Soudain, sans l'ombre de provocation, il se retourne contre la masse des curieux qui encombrait le boulevard des Italiens. Une fusillade furieuse, de terribles décharges d'artillerie balaient, ensanglantent la chaussée, criblent les fenêtres de balles, les murailles d'obus. La foule, prise à l'improviste s'enfuit éperdument, laissant sur les trottoirs des cadavres et des mares de sang. On la poursuivait jusque dans les maisons, à coups de baïonnette. La sortie de la Bourse tomba dans cette scène de furie inopinée et s'enfuit comme elle put. Le coin le plus élégant et assurément moins révolutionnaire de Paris était mis à sac. Peu s'en fallut que l'hôtel Sallandrouze ne croulât sous les boulets. On prit d'assaut les rendez-vous les plus aristocratiques : le café Tortoni et la Maison d'Or. Pour cette hideuse besogne, on avait soûlé les soldats, et elle s'achevait en sablant le champagne dans les cafés dont ils avaient enfoncé la porte. Détail honteux : dans chacune de ces journées, chaque soldat avait reçu une pièce de 5 francs. Il massacrait au hasard pour cent sous. Le nom de la brigade Canrobert reste particulièrement attaché à cette hideuse boucherie. Son chef, dit-on, avait été rallié au coup d'État par une beauté fatale que Théophile Gautier a chantée dans les Émaux et Camées.

On fusillait encore à tort et à travers sur d'autres points de Paris, notamment au Panthéon. Une terreur écrasante, une sorte de stupeur accablée suivirent cette orgie de sang. Toute résistance était étouffée. Le frère d'un représentant, Denis Dussoubs, se fit tuer de désespoir sur une barricade et ce fut fini.

On porta les cadavres au cimetière, avec ordre de les enfouir sans chercher à savoir qui ils étaient. Ordre qui, dit-on, ne fut pas exécuté.

O vieux mont des martyrs, hélas! garde ton nom
Les morts sabrés, hachés, broyés par le canon,
Dans ce champ que la tombe emplit de son mystère 
Etaient ensevelis,  la tête hors de terre...
Ils étaient là, sanglants, froids, la bouche entrouverte. 
La face vers le ciel, blancs dans l'herbe verte. 
Effroyables à voir dans leur tranquillité.
Eventrés, balafrés, le visage fouetté 
Par la ronce qui tremble au vent du crépuscule... 
La mère qui semblait montrer son enfant mort, 
Cheveux blonds, tête blonde, au milieu des squelettes 
La belle jeune fille aux lèvres violettes, 
Côte à cote rangés dans l'ombre aux pieds des ifs, 
Livides, stupéfaits, immobiles, pensifs, 
Spectre des mêmes crimes et des mêmes désastres.
(Victor Hugo).
Paris avait peu remué, la province n'accepta pas l'attentat sans lutte. On avait pris dans les villes toutes les précautions militaires; les grands centres ne purent pas bouger. Les campagnes se soulevèrent. Chose significative, car les mouvements insurrectionnels d'habitude sont limités aux populations urbaines, les paysans n'y prennent aucune part. Depuis la Révolution, ils n'avaient pris les armes qu'en 1814 contre l'invasion. Ils les reprirent pour la République trahie. C'est que la foi à la démocratie et aux idées socialistes s'était singulièrement répandue dans les campagnes.

On juge si ces mouvements paysans furent étouffés sans pitié. Là, les classes riches étaient de coeur avec le coup d'État et prêtes à tout pour noyer la résistance dans le sang. Quand les paysans vaincus, se furent enfuis dans les grands bois qui couvrent le pays, les chasseurs aristocratiques de la région prêtèrent leur meute pour les traquer. On organisa d'odieuses chasses à courre de républicains, et les défenseurs de la loi devinrent le gibier aux trousses duquel on lança les féroces limiers dressés à forcer le cerf ou le chevreuil.

C'est dans le Midi qu'eurent lieu les soulèvements les plus puissants. Dans le Lot-et-Garonne, la population de Nérac marcha sur Agen, celle de Villeneuve-sur-Lot obligea le sous-préfet à fuir et resta cinq jours maîtresse de la petite ville. Le Lot, le Gers luttèrent avec passion. La lutte fut engagée sur plus d'un point dans l'Ardèche, dans le Gard, dans les Pyrénées-Orientales. A Béziers, la troupe fit feu sur la foule : soixante-dix-cadavres jonchèrent le sol. Mais c'est surtout dans le coin de la Provence où se rencontrent les départements de Vaucluse, du Var et des Basses-Alpes (auj. Alpes de haute-Provence) que la guerre fut acharnée. Dans le Var, il y eut des combats au Luc, à Cuers, à Fréjus, à Vidauban. Un journaliste, Dutreil, s'était mis à la tête des révoltés. On a gardé le souvenir de la mort d'un de ses hommes, Martin Bidauré. Pris par la troupe tandis qu'il portait une dépêche de Dutreil il fut fusillé sans pitié; ses bourreaux le laissèrent pour mort : les balles n'avaient fait qu'effleurer son crâne il revint à lui et se traîna tout sanglant jusqu'à Aups. On le reprit et on le fusilla une seconde fois. Sous la Troisième République,  un monument a été élevé à sa mémoire.

Mais le mouvement le plus redoutable fut celui des Basses-Alpes. Il avait pour chef un héros Aillaud, et Volx, un garde forestier, renvoyé pour ses opinions républicaines. Aillaud s'empara du chef-lieu, Digne, et battit à plate couture, aux Mées, les troupes envoyées pour étouffer le mouvement. Il fut bientôt après réduit à fuir. On le prit dans les montagnes, et il est mort à Cayenne. Le pauvre département des Basses-Alpes expia cruellement sa fidélité républicaine. Lui, si peu peuplé, il eut, dans la répression, mille de ses habitants déportés : un trentième, peut-être, de sa population mâle et adulte. Emile Zola a, dans ses Rougon-Macquart, tracé une peinture saisissante de ces soulèvements de la Provence qu'il avait pu voir enfant. Puis ce fut l'écrasement, la terreur, le grand silence ensanglanté sous le despotisme triomphant. (C. Pelletan).

La proscription.
On voit combien la pusillanimité des conservateurs et les calomnies intéressées des fauteurs du coup d'État ont altéré la vérité en parlant d'une jacquerie. La conduite des démocrates, partout où ils furent vainqueurs, fut généralement correcte; il y eut sur quelques points des excès et même des crimes isolés. Mais les vainqueurs commirent des excès et des crimes plus nombreux et plus graves, hors de toute proportion avec ceux qu'ils pouvaient reprocher aux républicains; sans parler même de l'effroyable proscription qui eut du moins l'apparence de la légalité et par laquelle vingt mille citoyens français furent emprisonnés, exilés, ruinés, leurs opinions politiques. Cette proscription fut l'oeuvre des trop célèbres commissions mixtes qui n'eurent à aucun degré la forme d'un tribunal. Elles décidèrent sans procédure, sans audition de témoins, sans débats contradictoires, sans publicité, sans défense. 
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Les commissions mixtes

Après le coup d'État du 2 décembre 1851, à Paris et dans les départements, en outre des exécutions sommaires on procéda à un très grand nombre d'arrestations. Les historiens favorables au règne impérial les évaluent au moins à trente mille. Les prisons, les dépôts provisoires, tout était encombré. Le 3 février 1852 parut au Moniteur universel, qui était alors le journal officiel, un décret signé Abbatucci, ministre de la justice Saint-Arnaud, ministre de la guerre et Persigny, ministre de l'intérieur, créant un tribunal mixte chargé de connaître de la situation de tous les arrêtés et de tous ceux qui pourraient l'être jusqu'à la fin de février, époque où le travail du tribunal mixte devrait être terminé. 

Cette commission mixte était composée dans chaque département, du préfet, d'un membre du parquet et d'un général. Elle prononçait, sans procédure, sans audition de témoins, sans interrogatoire des accusés, sans débats, sans défense, le renvoi devant le conseil de guerre, la transportation à Cayenne ou en Afrique, l'expulsion de France, l'internement, la surveillance de la faute police, et aussi la mise en liberté. 

Le texte du décret dit que les mesures ci-dessus peuvent être appliquées « suivant le degré de culpabilité, les antécédents politiques et privés, la position des familles des inculpés ». Un décret du 5 mars homologua en bloc les décisions des commissions mixtes, et un troisième décret du 26 mars institua une commission de révision avec pouvoir de commuer et même de remettre les peines. Le lendemain, un décret déclarait dissoutes les commissions mixtes. 

Un décret du gouvernement de la Défense nationale, en date du 28 janvier 1871, signé Crémieux, ministre de la justice, révoquait quinze magistrats convaincus d'avoir fait partie des commissions mixtes, mais l'Assemblée nationale réunie à Bordeaux annula ce décret, et les magistrats révoqués furent réinstallés. En 1876, Amy, qui avait été condamné par les commissions mixtes, intenta à un magistrat une action en dommages et intérêts, se basant sur la violation de la loi et des principes du droit criminel, mais il fut débouté. 

A quelques mois de là, la cour de cassation, à propos de procès que Willemot avait intenté à l'Avenir de la Haute-Saône, jugea que les sentences des commissions mixtes avaient été légalement rendues. Cet arrêt de la cour de cassation souleva l'opinion publique. Aussi Martel, garde des sceaux, refusa-t-il l'honorariat à Devienne, premier président de la cour de cassation, qui avait fait partie de ces commissions mixtes. Enfin le Parlement se prononça définitivement par voie législative sur la question des commissions mixtes. L'art. 11 de la loi du 30 avril 1883 est ainsi conçu en son troisième paragraphe : 

« Ne seront pas maintenus, à quelque Juridiction qu'ils appartiennent, les magistrats qui, après le 2 décembre 1851, ont fait partie des commissions mixtes. »
La loi fut appliquée et tous les magistrats visés furent mis à la retraite. (Louis Lucipia).

Le nombre des morts de décembre 1851 est inconnu, aussi bien celui des hommes tombés les armes à la main pour la défense de la loi, que celui des victimes des exécutions sommaires. On sait que 26,774 personnes défilèrent devant les commissions mixtes; 274 furent renvoyées aux conseils de guerre; 239 déportées à Cayenne; 4540 déportées en Algérie avec le signe +; 5023 déportées en Algérie avec le signe -; 959 expulsées, 636 éloignées, 2818 internées, 626 renvoyées en police correctionnelle. Tel fut le sort d'hommes dont le plus grand crime avait été d'obéir à l'article110 de la constitution ainsi conçu : 

« L'Assemblée nationale confie le dépôt de la présente constitution et des droits qu'elle consacre au patriotisme de tous les Français. »
Le plébiscite du 20 décembre 1851 et la constitution du 14 janvier 1852.
Le plébiscite des 20-21 décembre 1851 accorda au président les pouvoirs qu'il demandait. D'après les statistiques officielles, il y eut 7 439 216 oui, 640 757 non, 36 820 bulletins nuls. Louis-Napoléon se hâta de faire rédiger la Constitution du 14 janvier 1852, imitée de celle de l'an VIII. Le président de la République, désigné pour dix ans, recevait la plénitude du pouvoir exécutif. Responsable devant le peuple seul, il commandait les forces de terre et de mer, déclarait la guerre, concluait les traités, nommait à tous les emplois; les ministres, choisis en dehors du Corps législatif, ne dépendaient que de lui. Il avait seul l'initiative des lois, qu'il sanctionnait et promulguait, ainsi que les sénatus-consultes.

Trois Assemblées devaient collaborer à la confection des lois. Le Sénat comprenait les cardinaux, les maréchaux, les amiraux et des citoyens désignés par le président, sans que le nombre total de ses membres, dont la dignité était inamovible et à vie, pût excéder 150. Ses séances n'étaient pas publiques. ll devait examiner toutes les lois votées par le Corps législatif et s'opposer à la promulgation de celles « qui seraient contraires ou porteraient atteinte à la Constitution, à la religion, à la morale, à
la liberté des cultes, à la liberté individuelle, à l'égalité des citoyens devant la loi, à l'inviolabilité de la propriété, à la défense du territoire ». Il pouvait, au moyen de sénatus-consultes, combler les lacunes de la Constitution, en interpréter les articles, en régler le fonctionnement. Le Corps législatif (261 membres) discuterait et voterait les projets de loi; il était élu pour six ans par le suffrage universel, au scrutin uninominal, à raison d'un député pour 35 000 électeurs; le mandat était gratuit. Les séances étaient publiques, mais les journaux ne pouvaient reproduire que le procès-verbal officiel et, à la demande de cinq députés, l'Assemblée se formait en comité secret. Ses sessions ordinaires étaient de trois mois. Le président de la République avait le droit de la convoquer, de l'ajourner, de la proroger et de la dissoudre. Le Conseil d'État, dont les membres étaient nommés par le président et révocables, préparait les projets de loi, les défendait devant le Corps législatif et le Sénat, et décidait du sort des amendements qui lui étaient renvoyés.

La Constitution de 1852 ne laissait au suffrage universel, bruyamment rétabli, que des moyens illusoires d'exprimer ses volontés; elle mutilait le régime parlementaire; elle organisait la dictature.

Le rétablissement de l'Empire (1er décembre 1852).
Le prince-président usa sans ménagements de l'autorité qu'il avait usurpée; il commença par ordonner la confiscation des biens de la famille d'Orléans et par réduire à rien la liberté de la presse. Aux élections générales du 29 février 1852, les candidats officiels l'ayant emporté dans 253 circonscriptions sur 261, il entreprit ouvertement de restaurer l'Empire. Installé aux Tuileries, il s'entoura d'une cour brillante. Il passa en revue, au Champ-de-Mars, les délégations de tous les régiments, qui défilèrent aux cris de : « Vive l'Empereur! » et leur distribua des aigles. Puis, il parcourut la France, salué par les acclamations de la foule. A Bordeaux, le 9 octobre, il fit une déclaration solennelle : 

« Il est une crainte à laquelle je dois répondre... Certaines personnes se disent : « L'Empereur, « c'est la guerre! » Moi je dis : l'Empire, c'est la paix! C'est la paix, car la France le désire et, lorsque la France est satisfaite, le monde est tranquille... La gloire se lègue bien à titre d'héritage, mais non la guerre... »
A son retour, il reçut à Paris un accueil triomphal. Le 7 novembre, un sénatus-consulte rétablit l'Empire héréditaire. Un plébiscite fut organisé : par 7 824 189 suffrages contre 153 145, 62 326 bulletins nuls et 2 millions d'abstentions, Louis-Napoléon fut proclamé empereur des Français, sous le nom de Napoléon III, et la dignité impériale déclarée héréditaire dans sa descendance directe et légitime.

Les réparations.
Après l'écroulement de l'Empire on put faire la lumière et rétablir d'abord l'honneur des victimes. On songea à la réparation matérielle du préjudice causé par le crime. Le coup d'Etat avait épuisé toutes les formes de la violence : meurtre, déportations Cayenne, en Algérie, détention dans une enceinte fortifiée, bannissement, internement, confiscation des charges d'officiers ministériels. Les républicains avaient été frappés non seulement dans leur personne, mais dans leurs biens. La réparation du préjudice incombait à ceux qui l'avaient causé, d'autant que la haute cour avait mis hors la loi l'auteur. Néanmoins le crime demeura impuni; les tribunaux repoussèrent une revendication des proscrits (en 1874). Ceux-ci ne pouvaient compter que sur la représentation nationale. En 1872, les députés du Var déposèrent une proposition de loi pour les indemniser à l'Assemblée nationale. Elle fut rejetée, la France ne pouvant, disait-on, être rendue responsable des actes de l'auteur du Deux-Décembre. 

Elle fut reproduite en 1879 par Talandier et dix-neuf de ses collègues qui demandèrent la nomination d'une commission d'enquête. Ils l'obtinrent sur le rapport de Gatineau. Une commission fut élue qui chargea du rapport Waldeck-Rousseau; la Chambre des députés vota, le Sénat adopta avec modifications un projet qui devint la loi du 30 juillet 1881. On rappela les précédents, le milliard des émigrés, l'indemnité aux d'Orléans, les indemnités aux condamnés politiques de la Restauration, à ceux de la monarchie de Juillet, Il ne pouvait être question de dommages-intérêts, la France ne pouvant se substituer aux criminels, mais elle avait contracté une dette de reconnaissance envers les défenseurs de la constitution. On leur alloua une récompense nationale ou plus exactement une réparation; celle-ci fut proportionnée non au préjudice subi, mais à la peine soufferte, ce qui en précisait la portée morale. Aux victimes du Deux-Décembre on adjoignit dans le libellé celles de la loi de sûreté générale du 27 février 1858. Voici quelles furent les principales dispositions adoptées :

Art. 1er. Des rentes incessibles et insaisissables, d'un chiffre total de 6 millions de francs, sont allouées à titre de réparation nationale aux citoyens français victimes du coup d'État du 2 décembre 1851 et de la loi de sûreté générale du 27 février 1858.

Art. 2. Des pensions pourront être accordées aux veuves non mariées, ascendants et descendants au premier degré des intéressés prédécédés; mais en aucun cas, le total des pensions allouées aux membres de la même famille ne pourra dépasser le chiffre de la pension qu'aurait obtenu celui duquel ils tiennent leur droit, s'il vivait encore.

Art. 3. Ces pensions viagères pourront varier du chiffre maximum de 1200 F au chiffre minimum de 100 F.

Les prétendants à une indemnité devaient formuler leur demande avec renseignements et pièces à l'appui dans un délai de deux mois. Au chef-lieu de chaque département était constituée une commission composée du préfet, de trois membres du conseil général désignés par lui et de trois délégués élus par les proscrits ou victimes, La commission départementale statuant, dans un délai d'un mois, sur les demandes, son travail était centralisé et révisé par une commission centrale siégeant à Paris. Au décès des crédirentiers, moitié de la pension est réversible sur leur veuve non remariée ou leurs descendants au premier degré.

Une loi du 20 décembre 1884 prorogea au 314 janvier 1881 le délai pour la production des réclamations avec pièces à l'appui et alloua des secours provisoires.

Le 15 juin 1882 fut publié au Journal officiel un rapport da la commission générale. Il apprenait que 22,214 demandes avaient été présentées aux commissions départementales dont 17,519 furent admises; puis dans le nouveau délai accordé par la loi du 20 décembre 1881, on présenta 3195 nouvelles demandes dont 2101 furent admises; soit un total de 25,409 demandes dont 19,860 furent admises. Le total des rentes ou pensions proposées par les commissions départementales se montait à 10,016,052 F. Or, le crédit n'était que de 6 millions; il y avait donc un excédent de dépenses de 4,016,052 F. Il ne se trouvait pas dix départements où les commissions eussent appliqué le même traitement à des cas identiques. Le travail de révision fut donc très difficile. La commission centrale y consacra vingt-six séances. Elle admit définitivement 18,608 demandes et ramena les pensions proposées à 7,834,774 F, ce qui faisait une diminution de 2,184,278 F sur les propositions des commissions départementales, mais un excédent de 1,834,774 F sur les crédits inscrits dans la loi. De plus, on avait constaté des erreurs regrettables, les commissions départementales ayant rejeté des demandes parfaitement fondées auxquelles la commission centrale ne pouvait donner satisfaction, car elle n'avait pas le droit d'initiative; d'autre part, elle avait dû écarter les demandes des gens frappés en vertu du décret du 8 décembre 1851 (art. 2, transportation des individus coupables d'avoir fait partie d'une société secrète). Conformément aux conclusions du rapport, un projet de loi fut déposé que la Chambre et le Sénat adoptèrent et qui devint la loi du 7 août 1882. Les crédits pour les pensions étaient élevées à 8 millions par an; 60,000 F étaient réservés aux victimes du décret du 8 décembre; 400,000 F à celles dont les commissions départementales avaient écarté à tort la réclamation. Ultérieurement, le montant total des crédits fut élevé à 8,240,000 F. De nouvelles réclamations eurent lieu. Mais le projet Antide Bayer et Clovis Hugues (1886) qui proposait de leur affecter les disponibilités que la mort des premiers pensionnés créait, n'eut pas de suite. On peut donc considérer comme close l'histoire du pronunciamiento du 2 décembre, le plus parfaitement machiné des coups d'Etat du XIXe siècle. (A.-M. B. / R. Lévy et C. Richard).

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