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Charles de Secondat,
baron de la Brède et de Montesquieu est un magistrat,
littérateur, jurisconsulte et historien français, né
au château de la Brède, près de Bordeaux,
le 18 janvier 1689, d'une famille distinguée de Guyenne,
mort à Paris le 10 février 1755.
Charles de Secondat de Montesquieu est né au manoir féodal de La Brède, à quelques lieues au Sud de Bordeaux, vingt-cinq ans avant la mort de Louis XIV. II était petit-fils et neveu de présidents à mortier, et avait pour père un officier retiré du service; il appartenait donc à une de ces familles de robe qui avaient beaucoup de morgue et des prétentions à la noblesse, mais qui se distinguaient entre toutes les autres par leur honnêteté, leur amour du bien public, leur goût éclairé pour les choses de l'esprit; dès le berceau il était prédestiné à la magistrature. Son enfance s'écoula paisiblement sur les genoux d'une mère excellente qu'il perdit jeune encore, et on le mit en pension de 1700 à 1714, chez les oratoriens du collège de Juilly, près de Paris. Il s'appliqua de très bonne heure à étudier le recueil immense des différents codes, à saisir les motifs et à démêler les rapports compliqués de tant de lois obscures ou contradictoires. Pour faire diversion à une occupation aussi aride, il lisait, par forme de délassement, les livres d'histoire et de voyages, et méditait les productions des siècles classiques de la Grèce et de Rome. Quand il eut terminé ses études de droit, il fut nommé, à l'âge de vingt-cinq ans, conseiller au parlement de Bordeaux; l'année suivante, il se maria; et deux ans plus tard, c.-à-d. en 1716, il succéda à son oncle dans la charge de président à mortier. Jusque-là il avait porté le nom de baron de La Brède, il y joignit dès lors le titre de président de Montesquieu. Compatriote de Michel Montaigne, il s'asseyait comme lui, mais cent soixante ans plus tard, sur les fleurs de lis de la cour de Bordeaux. Comme lui encore, il se sentait fort peu de goût pour les occupations de son état; il avouait même qu'il n'arrivait pas à comprendre la procédure alors que « des bêtes » la comprenaient parfaitement. Il s'en consola en s'occupant d'autre chose,
en fréquentant le monde, en recherchant la société
des femmes, en étudiant avec passion l'histoire,
la littérature et les sciences.
Il chercha quelque temps sa voie, et après avoir lu à l'académie
de Bordeaux, en 1716, une Dissertation sur la politique des Romains
dans la religion, il étudia les causes de l'écho,
la pesanteur,
la transparence des corps, l'usage des glandes rénales.
En 1719, il voulait écrire une Histoire physique de la terre
ancienne et moderne, et en vue de ce grand ouvrage il demandait des
renseignements à tous les savants du globe. Enfin, en 1721, il rédigeait
encore des Observations sur l'histoire naturelle; les sciences mathématiques
étaient les seules qu'il n'eût pas abordées. Montesquieu
semblait donc vouloir être un émule de Newton
et de Pascal, un précurseur de Buffon,
et sans doute, s'il n'avait pas été retenu loin de Paris
par son « métier de président », si, d'autre
part, il n'avait pas été affligé d'une myopie très
prononcée, le futur auteur de l'Esprit des lois
eût persisté à vouloir se faire un nom dans la science.
Obligé d'y renoncer, il se fit littérateur à l'âge
de trente-deux ans, et publia en 1721 les Lettres persanes,
puis, en 1725, le Temple de Gnide.
Charles de Secondat de Montesquieu (1689-1755). Le succès de ces deux ouvrages fut très vif; le premier surtout était si bien accueilli que les libraires disaient aux jeunes auteurs : « Faites-nous des Lettres persanes », et que l'Académie française s'empressa d'admettre Montesquieu dans son sein (1728). Devenu académicien, il entreprit un ouvrage immense, une sorte de synthèse philosophique de toutes les jurisprudences, et il ne cessa pas d'y travailler durant vingt ans. Il s'était démis de sa charge, comme jadis Montaigne. Il se mit à voyager dans la plupart des pays de l'Europe. Il alla d'abord à Vienne, passa en Hongrie, puis en Italie, visita Venise, Rome, Gênes, parcourut la Suisse, les pays arrosés par le Rhin, s'arrêta en Hollande; il y retrouva Chesterfield, qu'il avait connu à Venise et qui le conduisit en Angleterre, où il résida pendant deux ans, et fut reçu membre de la société royale de Londres. De retour en France, Montesquieu se retira dans son château de la Brède pour mettre en oeuvre, durant deux années consécutives, les matériaux amassés au cours de ses voyages. Ainsi fut composé l'Esprit des lois. Quatorze ans avant sa parution, son auteur avait lancé, comme on dirait aujourd'hui, une sorte de ballon d'essai, et publié les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. En 1750, il se vit forcé d'écrire
une Défense de l'Esprit des lois, et si l'on joint à
cet opuscule le Dialogue de Sylla et d'Eucrate, Lysimaque, un Essai
sur le goût, on a la nomenclature complète des principales
publications de Montesquieu. Il avait grand besoin de repos après
avoir mis au jour une oeuvre aussi colossale que l'Esprit des lois;
d'ailleurs il était malade, sa vue s'affaiblissait chaque jour davantage;
il mourut en 1755, à l'âge de soixante-six ans. Sa vie toute
simple et tout unie, sans autres événements que des publications
de livres, avait toujours été celle d'un homme honorable,
sinon celle d'un Lamoignon ou d'un Daguesseau;
jamais il n'avait aliéné son indépendance; il s'était
tenu par goût et aussi par calcul à égale distance
de toutes les exagérations et les philosophes n'avaient pas réussi
à l'enrégimenter bien qu'il fût au fond l'un d'entre
eux. Timide à l'excès, affable, compatissant, désintéressé,
il avait forcé tous ses contemporains à l'estimer et à
le respecter; sa vie offre certaines analogies avec celle de l'auteur des
Essais;
elle en présente plus encore avec celle de l'ami de Montaigne,
du conseiller Etienne de la Boétie.
L'oeuvre de Montesquieu. Les
Lettres persanes.
« Paris est un monde entier, disait Dufresny au Ille de ses Amusements... Imaginez-vous donc combien un Siamois y trouverait de nouveautés surprenantes... Il me prend envie de faire voyager ce Siamois avec moi; ses idées bizarres et figurées me fourniront sans doute de la variété, et peut-être de l'agrément... Nous verrons un peu de quelle manière il sera frappé de certaines choses que les préjugés de l'habitude nous font paraître raisonnables et naturelles. »On connaît d'autre part cette plaisante invention du diable boiteux qui enlève comme un simple couvercle le toit de toutes les maisons et permet à Lesage de voir tout ce qui s'y passe. C'est de là que sont sorties les Lettres persanes. Sous prétexte de communiquer au public la correspondance de Persans logés avec lui, et qu'il nomme Usbeck et Rica, Montesquieu a fait un livre qui est à la fois un roman dramatique, voluptueux et même libertin, une peinture satirique de la société contemporaine, et un ouvrage très instructif, ou l'on peut admirer des vues très neuves et, parfois très élevées, dignes d'un moraliste et d'un législateur. Ainsi, on y trouva une satire tout à la fois énergique et gracieuse des vices et des ridicules de la nation; un tableau animé et vrai des moeurs françaises; des aperçus lumineux sur le commerce, le droit public, les lois criminelles, et sur les plus chers intérêts des nations; un grand amour de l'humanité, un zèle courageux pour le triomphe de la raison. Les Lettres persanes
sont, à vrai dire, une des Suites que tant d'auteurs ont
cru pouvoir donner aux Caractères
de La Bruyère, et rien ne montre mieux
la différence profonde qui sépare le siècle de Louis
XIV de celui de Louis XV. La date de leur
publication (1721 ) était fort bien choisie; on sait en effet que
la mort de Louis XIV avait renouvelé la face de la France.
Au vieillard le plus autoritaire qu'on eût jamais vu succédait
un enfant de cinq ans; le testament du monarque était cassé
par ce même Parlement de Paris que Louis
avait réduit à un silence de cinquante ans, et c'était
le duc d'Orléans, l'élève
de l'abbé Dubois, la débauche en
personne, qui gouvernait au nom du jeune roi.
C'est alors, si l'on en croit Voltaire, que l'auteur des Lettres incriminées aurait eu recours à un subterfuge indigne d'un magistrat. Il aurait fait imprimer à quelques exemplaires une édition spéciale dont on aurait retranché les passages suspects, et Fleury satisfait aurait enfin donné son assentiment. Ce qui peut donner quelque force à cette explication de Voltaire, c'est l'existence d'une édition rarissime des Lettres persanes, imprimée à Cologne, chez Pierre Marteau, avec le millésime de 1721, et qui porte l'indication suivante : Seconde édition, revue, corrigée, DIMINUÉE et augmentée par l'auteur. Mais s'il en est ainsi, Montesquieu a payé d'audace et trompé le cardinal; les suppressions annoncées portent sur quelques billets sans importance, les numéros des lettres ont été simplement changés, et les passages relatifs au roi et au pape ont subsisté sans le moindre changement; toute la différence, c'est qu'ils ne se lisent plus aux lettres XXIV et XXIX, mais aux lettres XVIII et XIX. Quoi qu'il en soit, l'auteur des Lettres persanes put siéger à l'Académie française à côté du cardinal Fleury. Grandeur
et décadence des Romains.
Des vingt-trois chapitres qui composent ce petit volume, sept sont consacrés à énumérer les causes de grandeur; les seize autres font connaître les causes de décadence, auxquelles s'attachait surtout Montesquieu. On y chercherait en vain une préface, une conclusion, et même un ordre rigoureux dans la succession des chapitres; c'est une suite de réflexions destinées à en faire naître d'autres dans l'esprit du lecteur. Le style est en général concis, un peu obscur parfois, et quelques pages brillantes, quelques morceaux à effet tranchant sur le ton gris de l'ensemble. C'est une oeuvre de grande valeur, mais il ne faudrait exagérer ni son importance, ni surtout son originalité. Balzac, Saint-Evremond et Bossuet au siècle précédent, l'abbé de Vertot dans son Histoire des révolutions romaines, parue en 1719, avaient consacré à la philosophie de l'histoire romaine des ouvrages admirés; Montesquieu, qui semble les ignorer, qui n'a pas écrit une seule fois dans toutes ses oeuvres le nom de Bossuet, a beaucoup profité des travaux de ses devanciers. La Grandeur et la Décadence des Romains n'est, à vrai dire, que le développement d'un chapitre de l'Histoire universelle de Bossuet, et Montesquieu, qui a lu et médité très attentivement ce chapitre, a dû faire les plus grands efforts pour être, et surtout pour paraître original. L'imitation n'en est pas moins flagrante, il y a dans les deux oeuvres des passages identiques pour le fond, sinon pour le style. Le procédé auquel Montesquieu a dû recourir pour faire croire à son originalité a consisté à disposer les réflexions autrement que Bossuet, à les éparpiller, alors que Bossuet les groupait, à citer d'autres exemples, à paraphraser surtout, à dire en une page ce que le génie de Bossuet a resserré en trois lignes, et enfin a faire constamment allusion aux choses de la vie moderne. Bossuet était méthodique et simple; il s'appliquait surtout à développer les causes de le grandeur de Rome, auxquelles il a accordé deux fois plus de place qu'aux autres; Montesquieu a changé tout cela. Et l'on ne saurait dire qu'il se soit vu contraint de combler des lacunes de l'oeuvre de Bossuet, car il est moins complet que son devancier ne l'était dans sa brièveté même. C'est dans Bossuet et non dans Montesquieu, qu'on peut voir une comparaison si instructive de la légion avec la phalange; c'est Bossuet qui parle de la « sainte » institution des féciaux; et c'est lui seul qui a bien fait connaître cet amour de la patrie et de la liberté qui faisait « le fond d'un Romain ». Et il ne faut pas oublier que Bossuet a su tenir compte des causes secondes, et qu'elle est de lui cette phrase curieuse qu'on attribuerait sans hésiter à Montesquieu : « ... Encore que la fortune semble décider de l'établissement et de la ruine des empires, à tout prendre, il en arrive à peu près comme dans le jeu, ou le plus habile l'emporte à la longue. »Bossuet, qui écrivait pour un futur maître de la France, voulait travailler surtout à la grandeur de sa patrie; Montesquieu avait des prétentions moindres; il avait sans doute pour objet de montrer ce qu'il faut éviter pour ne pas trop glisser sur la pente fatale de la décadence. Toutefois Montesquieu a eu raison d'écrire ses Considérations, et il a dit des choses excellentes que Bossuet, étant donné son plan, ne pouvait et ne voulait pas dire. La Grandeur et Décadence est un fort bon livre que les hommes d'Etat devront toujours méditer; le grand tort de Montesquieu a été de ne pas comprendre qu'il pouvait sans déchoir marcher à la suite de l'auteur illustre de l'Histoire universelle, parler de lui, lui rendre pleine justice, et expliquer à ses lecteurs pourquoi il croyait devoir traiter à nouveau le même sujet. Montesquieu n'aimait pas Bossuet qu'il jugeait trop autoritaire et surtout trop chrétien, et s'il publiait la Grandeur et Décadence alors qu'il travaillait à un autre ouvrage dont celui-ci aurait pu faire partie, c'est qu'il était bien aise de montrer au public de quoi il était capable; c'était une façon de sonder l'opinion et de la préparer à bien accueillir l'Esprit des lois. L'Esprit
des lois; la Défense de l'Esprit des lois. Les opuscules; les oeuvres
posthumes.
Le succès de l'ouvrage se soutint. Montesquieu fut considéré dès lors dans toute l'Europe comme le législateur des nations; mais loin d'être ébloui de l'éclat de sa gloire, il continua de vivre en sage, et de jouir de lui-même et de ses amis, partageant son temps entre le château de la Brède et Paris, c.-à-d. entre l'étude et le monde, s'occupant d'améliorations agricoles, toujours disposé, dit-on, à secourir les malheureux, à rendre justice aux talents et à les protéger au besoin. Montesquieu mourut, couvert de gloire, à Paris le 10 février 1755, d'une fièvre inflammatoire qui l'emporta au bout de 15 jours. « Les lois, dit-il, ce sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. »Les lois politiques sont donc nécessairement en harmonie avec la nature des gouvernements, et c'est ici qu'apparaît la division célèbre par laquelle débute le second livre. Il y a, dit Montesquieu, trois sortes de gouvernements possibles, le républicain (aristocratique ou démocratique), le monarchique et le despotique. A ces formes diverses conviennent des lois de catégories très différentes, car le principe, ou pour mieux dire le ressort des républiques, c'est la vertu; celui des monarchies, c'est l'honneur; celui du despotisme, c'est la crainte. Mais il faut s'entendre, car les mots n'ont pas ici leur signification ordinaire; la vertu, ou vertu politique, c'est, aux yeux de Montesquieu. « l'amour de la patrie, c.-à-d. de l'égalité », vertu intéressée si jamais il en fut. De même l'honneur, un honneur « philosophiquement faux », c'est tout simplement une des formes de l'ambition, la recherche « des préférences et des distinctions », ce qu'on appelle aujourd'hui l'amour du panache. Telle est la base de tout le système; toutes les études de Montesquieu reposent sur cette distinction des trois gouvernements et des trois ressorts qui font agir les gouvernés et par conséquent les gouvernants. Mais on a fait à Montesquieu des objections sérieuses. Est-il bien sûr que la vertu telle qu'elle vient d'être définie ne soit pas de mise dans les monarchies, notamment dans les monarchies constitutionnelles que rêve Montesquieu? Lui-même convient ailleurs qu'elle peut se trouver dans une monarchie, mais qu'elle n'en est pas le ressort. Ne voit-on pas tous les jours, dans les républiques les plus démocratiques, que l'honneur, la poursuite parfois éhontée des distinctions et des places, est le grand ressort que font jouer les gouvernements? Et enfin monarchies et républiques n'ont-elles pas eu constamment recours à la crainte, voire même à l'épouvante, à la terreur? La crainte des lois n'est-elle pas le seul frein efficace pour réduire les humains à l'obéissance? Quant au despotisme, Montesquieu qui le hait lui fait vraiment trop d'honneur en le plaçant sur la même ligne que les autres gouvernements et en cherchant curieusement les lois qui pourraient bien lui convenir. Il le décrit et le juge de la manière suivante au livre V : « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir des fruits, ils coupent l'arbre au pied et cueillent des fruits, voilà le gouvernement despotique. »Et cet abominable gouvernement, Montesquieu montre comment il doit fonctionner la sévérité des peines y convient, dit-il, mieux qu'ailleurs, la clémence y est moins nécessaire, le luxe y est indispensable; c'est là que l'esclavage est le plus tolérable, etc. Voilà ce que Catherine II lisait de préférence dans l'Esprit des lois, ce qu'elle annotait de sa main, ce que Frédéric II et elle appliquèrent à la Pologne. Des principes généraux, Montesquieu descend aux applications particulières, dont le nombre est presque infini; il traite successivement de l'éducation dans les républiques, dans les monarchies, dans les Etats despotiques, des lois politiques, des conditions de la vie sociale, etc. Il étudie les rapports des lois avec la défense, l'attaque, la liberté politique, les impôts. Il insiste d'une manière toute particulière, et c'est là un des côtés les plus originaux de son livre, sur leurs rapports avec le climat, avec la nature du sol, avec l'esprit général, les moeurs, les manières, avec le commerce, la population, la religion. Il établit ensuite une distinction fondamentale entre les lois divines et les lois humaines; « la force principale de la religion vient de ce qu'on la croit; la force des humains vient de ce qu'on les craint », et il pose ce principe, qu'on ne doit point « statuer par les lois divines ce qui doit l'être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l'être par les lois divines ». Enfin, après avoir montré l'origine et les changements des lois romaines et françaises, il établit de la manière la plus formelle dans son XXIXe livre, le plus beau de tous peut-être et en tout cas celui qui présente les véritables conclusions de Montesquieu, que le législateur doit être modéré. « Je le dis, s'écrie-t-il, et il me semble que je n'ai fait cet ouvrage que pour le prouver : l'esprit de modération doit être celui du législateur; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites. »A l'appui de ses théories, Montesquieu cite une infinité d'exemples, il présente des observations en grand nombre, et s'il pêche parfois par défaut d'exactitude, s'il se laisse tromper par des relations de voyageurs vantards ou par des historiens ignorants, si en un mot il n'a pas une critique assez sûre, son livre n'en est pas moins, sans contredit, le plus bel ouvrage qu'ait produit le XVIIIe siècle. Montesquieu a même exercé sur le monde politique une influence que lui-même ne prévoyait certainement pas. Il était monarchiste nu sens qu'il donne à ce mot; il croyait le pouvoir royal suffisamment contre-balancé par l'existence de la noblesse et des parlements, et Louis XIV ou Louis XV n'étaient pas à ses yeux des despotes. Il était surtout très éloigné de souhaiter la forme républicaine, et il n'a pas soupçonné un seul instant, ce grand théoricien de la politique, que la France aurait après lui, en moins d'un siècle et demi, trois fois la monarchie parlementaire, trois fois le despotisme, sous Robespierre et sous les deux Napoléon, trois fois enfin la République; et il ne pressentait pas que neuf fois, c.-à-d. au début de toutes ces révolutions successives, on s'inspirerait de lui, on chercherait à appliquer ses principes et surtout à se couvrir de son autorité. Considéré comme oeuvre littéraire, l'Esprit des lois a de même une très grande valeur, et les défauts qu'on lui reproche n'empêcheront pas qu'on admire ses merveilleuses béautés. « C'est de l'esprit sur les lois », disait Mme du Deffand et il est assez étrange qu'un législateur et un philosophe ait cherché si souvent à être « sautillant », le mot est de Voltaire, à « faire le goguenard dans un livre de jurisprudence universelle », c'est encore Voltaire qui parle; on a pu regretter enfin que le libertinage des Lettres persanes et les vilains détails du Temple de Gnide déparent un certain nombre de chapitres. Malgré tout, il est impossible de ne pas souscrire à ce jugement de Voltaire qui, dans une lettre intime écrite en 1759, quatre ans après la mort d'un homme qu'il jalousait, a cru devoir s'exprimer en ces termes : « J'avoue que Montesquieu manque souvent d'ordre, malgré ses divisions en livres et en chapitres; que quelquefois il donne une épigramme pour une définition et une antithèse pour une pensée nouvelle; qu'il n'est pas toujours exact dans ses citations; mais ce sera à jamais un génie heureux et profond qui pense et fait penser. Son livre devrait être le bréviaire de ceux qui sont appelés à gouverner les autres. Il restera. »Après avoir consacré vingt années consécutives à la composition de l'Esprit des lois, Montesquieu avait droit à un repos mérité. « J'avais conçu, dit-il dans une de ces notes curieuses qu'on a publiées sous le nom de Pensées diverses, le dessein de donner plus d'étendue et de profondeur à quelques endroits de mon Esprit, j'en suis devenu incapable; mes lectures m'ont affaibli les yeux, et il me semble que ce qu'il me reste encore de lumière n'est que l'aurore du jour où ils se fermeront pour jamais. »En effet, il ne paraît guère avoir travaillé depuis 1750, date de la Défense de l'Esprit des lois jusqu'à 1755, année de sa mort. Aux ouvrages de lui dont il a été question jusqu'ici on peut joindre, mais uniquement parce qu'il est bon d'être complet, Arsace et Isménie, histoire orientale dans le goût des Mille et une nuits, publiée en 1783, le Dialogue de Sylla et d'Eucrate et Lysimaque que l'on joint avec raison aux éditions classiques de la Grandeur des Romains, quelques Réflexions sur le goût, des Notes sur l'Angleterre, des Pensées diverses dont plusieurs sont fort ingénieuses ou même vraiment profondes, et enfin des Lettres en trop petit nombre. Il avait écrit, dit-on, une importante Histoire de Louis XI, brûlée par inadvertance. Il laissait en mourant une énorme quantité de manuscrits plus ou moins informes, des brouillons de l'Esprit des loisavec une infinité d'additions marginales ou de modifications, des mémoires sur les richesses minières de la Hongrie et de l'Allemagne, des Réflexions sur les habitants de Rome, des notes sur ses voyages d'Italie, d'Allemagne, de Hollande, de Gênes; quelques opuscules variés, une correspondance assez étendue, et enfin, ce qui paraît devoir être plus important, trois forts volumes, intitulés Mes pensées ou recueil de mes réflexions. On a fait paraître un volume de Mélanges où figurent une Histoire véritable à la façon de Lucien que Montesquieu aurait bien fait de brûler, et surtout un très curieux Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, opuscule qui paraît antérieur même aux Lettres persanes. Les Notes de voyage ont été publiées également, et elles ont une tout autre valeur que celles de Montaigne. Malheureusement, on n'a pu les donner que d'après une copie très fautive exécutée par un secrétaire ignorant, et elles laissent beaucoup à désirer au point de vue de la forme. Les éditeurs eux-mêmes y signalent « des confusions de mots, des fautes de syntaxe, des phrases interrompues ». C'est fâcheux, car l'auteur de ces notes si personnelles est un esprit singulièrement ouvert et curieux, et il se passionne pour les beaux-arts dont il a pu voir en Italie de si admirables spécimens. Les notes du séjour de Montesquieu en Angleterre sont perdues, ce qui est très regrettable à tous les points de vue. La publication doit se continuer, et l'on peut espérer que l'impression des Pensées et des Lettres nous réserve un plaisir que l'on n'éprouve pas encore, il faut bien l'avouer, celui de voir du Montesquieu inédit qui soit digne à tous égards de celui que nous admirons. Buste de Montesquieu. Le rôle de Monstesquieu, sa place dans l'histoire des lettres françaises. L'auteur des Lettres persanes et de l'Esprit des lois est évidemment l'un des auteurs qui ont le plus agi sur le XVIIIe siècle, et, à ce point de vue, son rôle peut être comparé à celui de Voltaire, de Rousseau et de Diderot. Il est au même titre qu'eux un précurseur de la Révolution française, et bien qu'il n'ait pas dans tous ses ouvrages consacré deux lignes à l'institution des Etats généraux, il est l'écrivain dont les hommes de la Constituante ont le plus médité les ouvrages. Ennemi de tous les despotismes, partisan déclaré de la liberté politique, civile et religieuse, Montesquieu est moins aristocrate que Voltaire, plus tolérant que Diderot, et il n'aurait pas admis une seule des utopies de l'auteur du Contrat social. C'est à lui surtout que le monde est redevable du grand mouvement d'opinion, de la révolution, au véritable sens de ce mot, qui a transformé partout en Europe les monarchies absolues en royautés constitutionnelles ou en républiques parlementaires, et qui a fait prévaloir le système de la séparation des pouvoirs. Il a été l'oracle des hommes d'Etat en mai 1789, mais trois mois plus tard, quand on eut aboli les privilèges et proclamé cette égalité à laquelle, au dire de Montesquieu, « personne ne doit aspirer dans la monarchie », ce n'est plus lui, ce n'est plus Voltaire, c'est Rousseau qui a pris la direction du mouvement. La monarchie que rêvait Montesquieu est devenue ce que l'on sait en 1791, et l'on n'a plus emprunté à l'Esprit des lois que des aphorismes détachés, celui-ci par exemple, que Robespierre est allé chercher au chapitre XIXe du livre XII : « J'avoue que l'usage des peuples les plus libres qui aient jamais été sur la terre me fait croire qu'il y a, des cas où il faut mettre pour un moment un voile sur la liberté, comme l'on cachait les statues des dieux ».Ainsi, par une suite nécessaire de l'extrême souplesse de son esprit et de la variété presque infinie de ses observations, ce grand libéral a pu compter parmi ses disciples, simultanément ou les uns après les autres, Catherine II, Frédéric le Grand, Louis XVI, Malesherbes, Necker, Mirabeau, Washington, et enfin Robespierre même et Bonaparte. Considéré comme écrivain et comme historien, Montesquieu n'a pas exercé une influence moins grande. On ne s'est pas fait faute d'imiter sa manière d'écrire, car au point de vue de la langue et du style, il n'est pas de ceux dont la perfection est désespérante. Moins alerte, moins lumineux, moins précis que Voltaire, il n'a jamais cette ampleur, ce souffle puissant, cette poésie, cette émotion sincère qui caractérisent les belles pages de Buffon ou de Rousseau; il ne saurait être comparé aux grands prosateurs du XVIIe siècle; pour tout dire en un mot, il n'arrive guère qu'au troisième ou au quatrième rang. Ses méthodes de travail ne sont pas toujours les meilleures; il lui manque essentiellement l'ordre et la clarté dans l'exposition, mais la sûreté de son coup d'oeil, la précision de ses jugements, la profondeur de ses observations lui assurent une belle place comme historien et comme « philosophe de l'histoire ». Aussi est-il à ce titre le chef incontesté de l'école moderne, c'est de lui que procèdent à bien des égards Mme de Staël, Chateaubriand, Augustin Thierry, Guizot, de Tocqueville et Taine. (A. Gazier).
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