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Force

En philosophie, la notion de force confine à celle de cause. L'idée de cause éveille celle d'effet, de changement. L'idée de force évoque l'idée de résistance; les deux idées sont dès lors nettement distinctes. Toute force tend à produire un mouvement, un déplacement, par suite un changement. D'où il résulte qu'il n'est pas de force qui ne soit une cause. La réciproque est-elle vraie? Toute cause doit-elle être conçue sur le type de la force? Pas nécessairement.

La notion de cause joue un rôle prépondérant dans la métaphysique de Descartes. La notion de force en est absente. Le dynamisme est anticartésien. La notion de force est-elle d'origine externe ou d'origine psychologique? C'est de quoi l'on dispute. Le sens attaché au terme force dans les sciences de la nature et qui varie avec l'objet de ces sciences donnerait gain de cause aux adversaires de l'origine psychologique, puisque à remplacer ce mot par un autre on ne perdrait guère. Les scientifiques ne sont pas très loin de craindre précisément qu'à prendre ce mot au pied de la lettre on imagine je ne sais quelles vertus occultes agissant à l'intérieur des corps. Dire qu'une force réside quelque part, n'est-ce pas considérer ce « quelque part » comme le siège d'un esprit? Or, quand on parle des forces de la nature et qu'on en parle entre scientifiques, on n'entend rien de tel, Mais c'est que peut-être on a dépouillé le terme force de ce qu'il signifie essentiellement. Que signifie-t-il essentiellement?

Il nous paraît signifier essentiellement la capacité de vaincre une résistance, et de la vaincre par un déploiement d'effort. Cette signification admise, on voit qu'il serait déplacé d'affirmer la force là où manqueraient les raisons d'affirmer l'effort. Et ces raisons manquent à leur tour là où font défaut les signes extérieurs de la conscience

"L'idée de force, dit Cournot, provient originairement de la conscience du pouvoir que nous avons d'imprimer du mouvement à notre propre corps et aux corps qui nous entourent, jointe au sentiment intime de l'effort ou de la tension musculaire qui est la condition organique du déploiement de notre puissance motrice. Si nous n'avions pas le sentiment intime de l'effort musculaire, le spectacle du monde, dont nous jouissons par nos sens externes, pourrait bien encore nous suggérer la notion de l'étendue des figures et des mouvements, mais l'idée fondamentale de la mécanique, et celle de bien d'autres théories, nous échapperaient complètement. "
Tout effort non senti et même non voulu semble contradictoire. Il doit être voulu : car faire effort c'est en premier lieu se résister à soi-même, c'est arrêter le cours spontané des images ou des idées qui vont et viennent dans la conscience. Ce pouvoir d'arrêt implique la volonté. L'effort doit être senti, car, s'il n'a pas d'intensité, il n'a pas de réalité. Et comment distinguer l'intensité, d'un effet de l'intensité de la conscience qui l'accompagne ? La notion de force est donc une notion innée, si l'on appelle de ce nom tout ce qui provient de la connaissance prise par l'âme de sa propre activité.

Cette activité se manifeste : 

1° dans l'action exercée sur l'âme par l'âme même;

2° dans l'action exercée par l'âme sur le corps qui lui est adjoint (encore que l'on adhère au matérialisme, ces deux sortes d'actions ne peuvent être mises en doute ; le fait d'être matérialiste ou spiritualiste conduit à les interpréter différemment, rien de plus). 

Une discussion s'est élevée entre les philosophes pour savoir en quoi l'action de l'âme sur le corps pourrait bien consister. Faut-il dire qu'à un effort conscient correspond un changement corporel et que cette correspondance est l'effet d'une harmonie? Doit-on croire que l'âme communique au corps quelque chose d'elle comme la bille qui en heurte une autre a l'air de lui communiquer son mouvement? Si ce n'est point là ce que pensent les défenseurs de la causalité transitive, il est bien difficile de donner à leur théorie une autre signification, et par conséquent de ne pas déclarer leur couception inintelligible. La notion de transit est liée à celle d'un objet matériel que l'on fait mouvoir, passer d'un lieu dans un autre. Se figurer sur ce type l'action du moral sur le physique, et réciproquement, c'est tenter de se représenter l'irréprésentable. Aussi la conception leibnizienne (Leibniz) qui ramène la causalité à une harmonie, trouve aujourd'hui encore bon nombre de partisans. 

Cette harmonie ne semble pas rendre compte de la nécessité de l'effort. Pour peu que l'on y réfléchisse néanmoins on ne tarde pas à comprendre qu'une différence de degré dans l'antécédent doit en déterminer une dans le conséquent, que la négation d'une telle proportionnalité équivaudrait à celle de l'harmonie. La difficulté consiste à maintenir cette proportionnalité sans se laisser dominer par de fausses images. Et l'image de la prétendue communication du mouvement, outre qu'elle ne peut s'appliquer à rendre compte des faits d'action réciproque du moral et du mental, risque de nous rendre incapables de comprendre le mouvement. 

Les mots mêmes de « perte », de «gain », usités à propos du mouvement, ne sont que des mots; ils rendent compte d'une apparence, mais il s'en faut que la réalité s'y conforme. Il s'en faut de tant, que, loin d'être obligés de nier toute action à distance, aux yeux d'un grand nombre de bons esprits, nous le sommes de nier le contact, attendu que si les corps sont constitués par des monades - à supposer l'hypothèse permise - la nécessité que ces monades jouissent d'une existence distincte leur impose non pas d'être essentiellement impénétrables, mais de revêtir à tout le moins le simulacre de l'impénétrabilité. Il y aurait donc dans la sphère d'action de chaque monade une portion où nulle autre qu'elle ne saurait agir. D'où l'impossibilité de tout contact. 

Les défenseurs de ces théories ne les donnent pas pour autres que ce qu'elles sont. Et ils se bornent, pour la plupart, à en plaider la vraisemblance. La simple possibilité que de telles théories trouvent des partisans démontre à quel point un esprit qui se gouverne peut résister à la tyrannie des images les plus naturellement dominantes, et, par suite, secouer le joug de la notion de cause transitive. Les adversaires de cette notion ne sont pas, comme on l'a pu croire, des esprits fermés à l'évidence et auxquels il plait de contester la réalité de l'effort. Cette réalité, ils l'affirment. Mais ils ont leur façon à eux de l'interpréter.

De même, on se fait aisément la réputation de tenir cette réalité pour douteuse, lorsqu'on se refuse à conclure, du sentiment de l'effort, la réalité objective dn monde extérieur. Maine de Biran passe pour avoir, grâce à sa magistrale analyse de la notion de force, réduit à néant les prétentions de l'idéalisme. Mais le réalisme et l'idéalisme sont deux conceptions qui se sont formées en dehors de la psychologie et qui, par conséquent, n'en sauraient être justiciables. (L. Dauriac).

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Dictionnaire Idées et méthodes
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