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L'effort

Le sentiment de l'effort joue un grand rôle non seulement en psychologie, mais en métaphysique, depuis que Maine de Biran a placé là l'origine de l'idée de cause, dont on connaît l'importance peut-être sans égale dans la philosophie tout entière. Avec Maine de Biran, le sens commun voit généralement dans l'effort la manifestation par excellence de l'énergie volontaire, par suite le type même de l'activité spontanée, en tant du moins qu'elle rencontre des résistances dans l'inertie ou dans l'action contraire des choses environnantes. 

Mais à partir du XIXe siècle, l'analyse psycho-physiologique tend à réduire le sentiment de l'effort aux seules sensations passives qui, en effet, y entrent comme composantes : sensations contraction musculaire, d'occlusion de la glotte, de la respiration suspendue, de la circulation modifiée, etc., si bien que ce qui se passe communément pour la conscience vive de notre activité libre ne serait au contraire que le sentiment confus de l'impression que font sur notre cerveau des changements mécaniques survenus dans nos autres organes. Cette vue originale a été exposée surtout, et avec beaucoup de force, par William James, et, depuis ses études sur ce sujet ( la Critique philosophique, 1880-1884). La « psychologie de l'effort » a donné lieu de toutes parts à des recherches et à des spéculations de valeur d'ailleurs fort inégale.

Il y a certainement une large part de vérité dans cette analyse. Il est incontestable, par exemple, que tels sentiments qu'on pourrait croire d'origine purement psychique, comme la colère, sont amplifiés dans une proportion singulière, sinon exclusivement produits, par les mêmes troubles organiques qui les manifestent au dehors. On croit que la rougeur, l'agitation, le trépignement sont seulement des signes de la colère; c'en sont des causes en même temps que des signes; ce sont au moins des facteurs de ce sentiment si complexe.
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Le sentiment de l'effort, fait primitif de la conscience

« Nous trouvons bien profondément empreinte en nous la notion de cause ou de force; mais avant la notion est le sentiment immédiat de la force, et ce sentiment n'est autre que celui du notre existence même dont celui de l'activité est inséparable. Car nous ne pouvons nous connaître comme personnes individuelles, sans nous sentir causes relatives à certains effets ou mouvements produits dans le corps organique. La cause, ou force actuellement appliquée à mouvoir le corps, est une force agissante que nous appelons volonté Le moi s'identifie complètement avec cette force agissante. Mais l'existence de la force n'est un fait pour le moi qu'autant qu'elle s'exerce, et elle ne s'exerce qu'autant qu'elle peut s'appliquer à un terne résistant ou inerte. La force n'est donc déterminée ou actualisée que dans le rapport à son terme d'application, de même que celui-ci n'est déterminé comme résistant ou inerte que dans le rapport à la force actuelle qui le meut, ou tend à lui imprimer le mouvement. Le fait de cette tendance est ce que nous appelons effort ou action voulue ou volition, et je dis que cet effort est le véritable fait primitif du sens intime. Seul, il réunit tous les caractères et remplit toutes tes conditions analysées précédemment.

Il a le caractère d'un fait, puisque la puissance ou la force qui effectue ou tend à effectuer les mouvements du corps se distingue nécessairement du terme inerte qui résiste, même en obéissant, et ne peut pas plus se confondre avec lui, en tant qu'elle agit, que s'en séparer absolument, pour se concevoir ou se saisir elle-même hors de tout exercice. Ce fait est bien primitif, puisque nous ne pouvons en admettre aucun autre avant lui dans l'ordre de la connaissance, et que nos sens externes eux-mêmes, pour devenir les instruments de nos premières connaissances, des premières idées de sensation, doivent être mis en jeu par la même force individuelle qui crée l'effort. Cet effort primitif est de plus un fait de sens intime; car il se constate lui-même intérieurement sans sortir du terme de son application immédiate et sans admettre aucun élément étranger à l'inertie même de nos organes. Il est le plus simple de tous les rapports, puisque toutes nos perceptions ou représentations extérieures s'y réfèrent comme à leur condition primitive essentielle, pendant qu'il n'en suppose aucun avant lui et qu'il entre dans toutes comme élément formel; puisqu'en fin le jugement d'extériorité, que plusieurs philosophes ont considéré comme le véritable rapport simple et fondamental, repose sur lui comme sur sa base propre et n'en est lui-même qu'une extension. Enfin il est le seul rapport fixe, invariable, toujours identique à lui-même, puisque, n'admettant aucun élément variable étranger, il est le résultat constant de l'action d'une seule et même force déployée sur un seul et même terme. »
 

(Maine de Biran, Fondements de la psychologie).

Cependant, jusqu'à plus ample informé, j'incline a croire que ce sont des facteurs seulement, et même des facteurs secondaires; que la colère, en son essence et dans son principe, est avant tout un trouble psychique, c.-à-d. produit dans la sphère des idées, ou, physiologiquement parlant, dans les centres, organes de l'idéation. De même, et à plus forte raison pour l'effort. Il faut admettre sans hésiter que le sentiment que nous en avons est accru, décuplé peut-être, centuplé, si l'on veut, par tout l'ensemble des faits psycho-physiologiques qui constituent ou accompagnent l'effort musculaire, lequel est de beaucoup le plus ordinaire et le plus facilement observable. Mais, d'abord, il y a des efforts de volonté qui sont et restent tout intérieurs : ceux-là échappent à la théorie, semble-t-il, ou du moins n'y rentrent que d'une manière assez hypothétique, si l'on admet, comme équivalents des phénomènes de contraction musculaire et autres concomitants, je ne sais quelle tension cérébrale et des modifications de la circulation encéphalique qui accompagnent, je le crois, l'effort purement mental, mais que personne pourtant n'a pu encore observer scientifiquement dans leurs rapports avec lui. 

Et d'autre part, dans l'effort musculaire lui-même, il faudra toujours, croyons-nous, distinguer des impressions organiques multiples dont est faite pour une grande part en effet la sensation complexe de l'effort, mais qui sont consécutives plutôt qu'essentielles au nisus psychique, le sentiment initial de ce nisus, sentiment simple, indescriptible comme tout ce qui nous est le plus intime, et qui est précisément le sentiment même de l'effort dans ce qu'il a d'irréductible. Car personne ne confondra jamais avec l'effort, qui par définition vient de nous, quelque ensemble que ce soit de sensations respiratoires, contractiles et autres, produites en nous mécaniquement ou à titre de réflexes, et purement subies de notre part. Or, tant qu'on n'aura pas effacé la différence profonde qui sépare dans la conscience le sentiment de la passivité de celui de l'action spontanée, il restera quelque chose, tout le principal même restera de l'analyse de Maine de Biran, et par conséquent, de ce qui s'en déduit touchant notre notion de la causalité et son application aux problèmes de philosophie générale. Ce n'est pas à dire, tant s'en faut, que ces spéculations échappent à la critique; mais il n'est pas exact qu'elles soient ruinées, dès à présent, par la psychologie de l'effort. (H. Marion).

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