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Miguel de Cervantes

Miguel de Cervantes Saavedra est le plus célèbre des écrivains de langue espagnole. Il est né à Alcala de Hénarès le 7, 8 ou 9 octobre 1547, mort à Madrid le 23 avril 1616. Longtemps sa vie a été mal connue; comme pour Homère, sept villes au moins (Madrid, Tolède, Séville, Esquivias, Lucena, Alcazar de San Juan, Alcala) se disputaient l'honneur de lui avoir donné le jour; on ne savait presque rien de précis sur ses premières années, sur ses campagnes, sa captivité, sa vie laborieuse et précaire. On était réduit pour tout cela à chercher dans divers passages de ses oeuvres des allusions à ses aventures, mais il était difficile de distinguer les faits réels de ceux conçus par la vive imagination de l'auteur, et chaque biographe concevait un Cervantes à sa fantaisie. Les laborieuses recherches du P. Sarmiento, de Juan de Iriarte, de Vicente de Los Rios, de Pellicer au XVIIIe siècle, de Navarrete, Gallardo, Guerra, Hartzenbusch, Asensio, Moran, Benjumea, de Molins au XIXe siècle, ont fait découvrir dans les bibliothèques et archives un certain nombre de documents importants qui, sans nous apprendre tout ce qu'on voudrait savoir sur un tel écrivain, nous font du moins connaître les principaux événements de sa vie. Et d'abord il est certain maintenant qu'il naquit à Alcala de Hénarès; on se trouvait en présence de deux actes de baptême, l'un de Miguel de Cervantes baptisé le 9 octobre 1547 à la paroisse de Sainte-Marie-Majeure d'Alcala, l'autre de Miguel de Cervantes y Saavedra baptisé en 1558 à Alcazar de San Juan. Il est évident que ce dernier n'est pas notre auteur, quoi qu'on ait voulu dire; il n'eût pas pu, en 1571, combattre à Lépante, comme on sait que le fit le grand écrivain; de plus, celui-ci, dans une pétition qu'il fit au roi en 1590 pour obtenir un emploi en Amérique, déclarait qu'il était né à Alcala, ce que disait aussi Haedo, qui l'avait connu, dans son ouvrage Topografia é historia de Argel, publié en 1612. 

Miguel de Cervantes naquit donc à Alcala, et comme il y fut baptisé le 9 octobre et que l'usage en Espagne est de baptiser les enfants peu après leur naissance, on peut admettre qu'il naquit le 7 ou le 8 du même mois. Il était le quatrième enfant de Rodrigo de Cervantes et de Leonor de Cortinas, et ses parents, quoique pauvres, étaient de bonne noblesse (c'est d'un de ses ancêtres que, suivant un usage assez répandu, il prit le nom de Saavedra). Il fit ses premières études dans sa ville natale, siège alors d'une université et d'écoles florissantes, et montra de bonne heure un goût très vif pour la poésie. Il nous apprend lui-même que, tout jeune, il put assister à quelques représentations des comédies de Lope de Rueda (on ne sait pas au juste dans quelle ville) et qu'il en retint par coeur des passages assez longs, qui lui revenaient plus tard à l'esprit lorsqu'il était déjà parvenu à l'âge d'homme. Un de ses professeurs fut l'ecclésiastique Juan Lopez de Hoyos, qui s'intéressa beaucoup à lui; en 1568, le maître publia à l'occasion de la mort d'Isabelle de Valois un recueil de poésies en latin et en castillan, faites par ses élèves, et Cervantes apparaît parmi les jeunes collaborateurs avec un sonnet, quatre redondillas, une copla et une élégie en tercets. Il va sans dire que dans ces oeuvres d'un jeune homme de vingt ans, on ne trouve rien qui présage le génie de Cervantes; Lopez de Hoyos en était du moins très satisfait; il les plaçait en première ligne dans le recueil et appelait l'auteur son cher et bien aimé disciple. On a conclu quelquefois de ces compositions qu'il avait étudié sous Juan Lopez de Hoyos, à Madrid; d'autres pensent qu'il suivit deux ans les cours de l'université de Salamanque, ville qu'il paraît très bien connaître. Quoi qu'il en soit de ces détails assez difficiles à préciser, le jeune Cervantes emporta de ses études quelques notions de grec, une connaissance suffisante des auteurs latins, une connaissance plus approfondie des auteurs castillans et surtout le goût des lettres. Peut-être avait-il dès lors commencé à écrire : quelques critiques, s'appuyant sur un passage assez obscur du Viage al Parnaso, admettent qu'il avait déjà composé un poème pastoral, la Filena, qui ne nous est point parvenu; d'autres croient qu'il avait déjà écrit les premiers chants de la Galatea.

Au commencement de l'année 1569, nous voyons Cervantes en Italie, dans la domesticité du cardinal Aquaviva. Quel fut le motif de ce voyage? Suivant Pellicer et Navarrete, il aurait été remarqué par le cardinal, qui était venu en mission en Espagne, en 1568, pour parler au roi de la mort de don Carlos, et celui-ci l'aurait pris à son service. Geronimo Moran, trouvant une provision royale donnant ordre d'arrêter Miguel Cervantes, que andaba por las partes de España, pour avoir blessé à Madrid Antonio de Sigura, estime que notre auteur fut obligé de se réfugier parmi les serviteurs du cardinal pour échapper aux poursuites. N. Diaz de Benjumea, considérant que l'ordre royal est de 1569, alorsque le cardinal était déjà reparti pour l'Italie, pense que Cervantes ne serait entré au service d'Aquaviva qu'après s'être expatrié. D'après une allusion, qu'il croit trouver dans la comédie el Gallardo Español, à une aventure, personnelle à l'auteur, il est d'avis que le jeune homme avait entretenu d'amour doña Catalina de Palacios (sa future femme) et que, dans une querelle avec un parent de celle-ci, il l'avait blessé. Il aurait alors erré quelque temps à travers l'Espagne et passé ensuite en Italie. De toutes manières, ce pays exerçait alors une grande attraction sur l'esprit des jeunes Espagnols; toute la noblesse allait volontiers chercher fortune de ce côté, soit dans les armes, soit dans l'Église. Aussi Cervantes ne resta-t-il que peu de temps dans la position subalterne que sa pauvreté, sans doute, l'avait forcé d'accepter; il entra dans l'armée où servait déjà son frère aîné Rodrigo. 

« Le métier des armes, disait-il dans la suite, convient à tous les hommes, mais il sied et plaît surtout à ceux qui sont bien nés et d'un sang illustre. » 
L'Italie était en ce moment pleine du bruit des armements contre les Turcs; le jeune homme servit dans la compagnie de Diego de Urbina, sous les ordres de Colonna, et fit la campagne d'été de 1570; embarqué sur les galères de Naples, il revint passer l'hiver en cette ville. L'armée suivante, les préparatifs de l'expédition commandée par D. Juan d'Autriche étant terminés, la compagnie de Diego de Urbina fut embarquée sur la galère Marquesa de Juan Doria, commandée par Santo-Pietro. Cervantes partit ainsi de Naples le 15 septembre et le 7 octobre 1571 assista à la fameuse bataille de Lépante. 

Il était alors malade, grelottant de fièvre; ses camarades voulaient l'empêcher de combattre; il refusa, se battit vaillamment au poste le plus périlleux et reçut trois coups d'arquebuse, deux dans la poitrine et un à la main gauche. Cette dernière blessure lui fit perdre l'usage de ce membre pour le reste de sa vie; plus tard, à ceux qui lui reprochaient d'être manchot, il pouvait répondre avec un noble orgueil 

« qu'il avait reçu ses blessures dans la plus mémorable action des siècles passés, présents et à venir ». 
Cervantes ne fut guéri qu'au mois d'avril 1572; durant sa longue convalescence, il fut l'objet de soins particuliers par ordre exprès de Juan d'Autriche, comme en témoignent diverses pièces officielles, et il vit, par mesure spéciale, sa solde augmentée quand il reprit sa place dans les rangs. Il est à peu près certain qu'en avril 1572 il passa dans le régiment de Lope de Figueroa, qui fut à Corfou, puis à Navarin dans la campagne que commanda Colonna. L'année suivante, il fit partie de l'expédition de D. Juan d'Autriche contre La Goulette et Tunis, rendit de notables services à la prise de cette dernière ville et alla ensuite hiverner en Sardaigne. Au printemps de 1574, il servit à Gênes et en Lombardie, puis dans la tentative infructueuse de secourir La Goulette assiégée par les Turcs, hiverna en Sicile, et le 18 juin 1575 obtint son congé de D. Juan d'Autriche. Il voulait, après une si longue absence et tant de voyages et d'aventures, revenir en Espagne. II emportait des lettres de recommandation de D. Carlos d'Aragon, vice-roi de Sicile, et de D. Juan d'Autriche pour Philippe II, lettres très élogieuses et dans lesquelles le vainqueur de Lépante proposait Cervantes pour le commandement d'une des compagnies qu'on levait alors, à destination de l'Italie.

Cervantes s'embarqua à Naples avec son frère Rodrigo sur la galère espagnole el Sol; le 26 septembre, elle donna au milieu d'une escadre barbaresque commandée par Arnaute-Mami; entourée par trois gros vaisseaux ennemis et accablée par un feu supérieur, elle fut obligée d'amener son pavillon après une belle défense et tous ceux qui la montaient furent emmenés captifs à Alger. Cervantes échut en cette qualité au chef de l'escadre; les lettres qu'on trouva sur lui firent croire au corsaire que son prisonnier était d'illustre famille et pourrait fournir une forte rançon, ce qui contribua à rendre la captivité du pauvre soldat plus dure et sa garde plus sévère. Il complota avec quelques-uns de ses compagnons de gagner par terre la ville d'Oran, où il y avait une garnison espagnole; mais le Maure qui devait les guider les abandonna dès le premier jour et ils durent revenir à Alger, où on les surveilla plus étroitement. Cervantes et son frère avaient pu faire connaître à leur famille leur triste situation; leur père Rodrigo employa toutes ses ressources pour racheter ses deux enfants, mais la somme qu'il put réunir à grand peine ne suffit qu'à racheter l'aîné, qui devint enfin libre en août 1577.
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Cervantes
Miguel de Cervantes.

Depuis quelque temps, d'ailleurs, Miguel travaillait à se libérer lui-même; un certain nombre de chrétiens, qui avaient pu fuir de chez leurs maîtres, s'étaient réunis dans une grotte ou cave, creusée au milieu du jardin du caïd Hassan; ils y vécurent cachés plusieurs mois, grâce au concours du jardinier, esclave originaire de Navarre, ainsi que d'un renégat, El Dorador, qui désirait redevenir chrétien et rentrer en Espagne. Cervantes était comme le chef de cette petite bande d'une vingtaine de personnes et dirigeait les efforts communs. Quand son frère partit pour l'Espagne, il lui fit promettre d'envoyer de Valence, Majorque ou Ibiza, un bateau qui pût aborder en un point de la côte qu'on lui indiquerait et recueillir ce petit groupe de chrétiens. Le 20 septembre 1577, quand il jugea que l'arrivée du bateau devait être prochaine, il alla s'enfermer dans la grotte avec les autres fugitifs. Le 28, le bateau libérateur arrivait près de la côte, et, se tenant à distance pour ne pas être découvert, envoyait une barque chercher les chrétiens; mais malgré qu'il fit nuit, des Maures qui passaient la remarquèrent et prirent ceux qui la montaient. Le lendemain, le renégat, voyant que le coup avait manqué et pour se mettre bien dans les grâces du pacha, lui révéla tout le complot, et, guidés par lui, des janissaires allèrent dans la grotte saisir tous les fugitifs. 

Cervantes, avec beaucoup d'abnégation, déclara qu'il était le seul auteur de la trame, que c'était lui qui avait excité les autres à s'enfuir, et, conduit à Alger devant le roi, après toutes sortes de coups et d'injures, il maintint énergiquement son dire et ne dénonça aucun de ceux qui, sans y prendre part, avaient plus ou moins favorisé le complot. Le pacha le fit jeter au bagne et il aurait probablement été pendu, comme le fut le jardinier, si l'espoir d'une forte rançon n'avait déterminé le pacha à l'acheter à son maître pour 500 écus. Deux années encore, Cervantes demeura captif; deux fois il tenta de s'échapper avec quelques compagnons; une première fois par Oran, mais le Maure qui portait des lettres de lui au gouverneur, D. Martin de Cordoba, fut arrêté et pendu; une autre fois en frétant une barque, mais il fut dénoncé par le dominicain Juan Blanco de la Paz, qui le poursuivra longtemps de sa haine. Cervantes, toujours l'âme de ces tentatives, fut mis à la torture, mais ne révéla le nom d'aucun de ses complices et dissipa même habilement les soupçons qui pouvaient se porter sur eux. Pour lui, sa captivité devint plus dure; il demeura cinq mois dans un cachot et enchaîné. Dans l'intervalle, il avait écrit à Mateo Vasquez, conseiller de Philippe II, une longue supplique en vers, retrouvée par Munoz y Romero et où il montre la nécessité de détruire l'islam. Cependant sa famille faisait tous ses efforts pour le racheter. Son père, le 17 mars 1578, faisait dresser un acte officiel où quatre témoins disaient ce qu'ils savaient sur Miguel de Cervantes et attestaient la pauvreté de sa famille, qui avait dû vendre le peu de biens qu'elle possédait pour racheter le fils aîné. Il demanda ensuite au duc de Sesa de vouloir bien témoigner en faveur de Miguel; celui-ci fit un rapport élogieux des services de Cervantes en Italie et conclut qu'il méritait que le roi fît toute faveur pour son rachat, le 25 juillet 1578. Le père de Cervantes était mort dans l'intervalle. 

Sa mère et sa soeur continuèrent les démarches commencées; le 31 juillet 1579, elles remirent 300 ducats aux pères de la Merci pour contribuer à la libération de leur fils et frère, et, le 17 janvier 1580, obtinrent du roi une licence d'envoyer 2000 ducats de marchandises de Valence à Alger, permission qui devait avoir pour effet de produire des bénéfices destinés à compléter la somme nécessaire pour le rachat; mais quand les deux pauvres femmes cherchèrent à négocier la licence, on ne leur en offrit que 60 ducats. Cependant les pères de la Merci étaient partis; ils arrivèrent à Alger le 29 mai 1580. La négociation du rachat de Cervantes les retint longtemps. Hassan ne voulait le rendre que moyennant 1000 écus d'or, disant que dans le cas contraire, il l'emmènerait avec lui à Constantinople; déjà Cervantes était enchaîné sur la galère qui devait bientôt partir. Le P. Gil, chef des Rédemptoristes, fut touché de sa situation; il emprunta un peu d'argent à des marchands, appliqua au rachat de Cervantes quelques sommes provenant des aumônes et parvint enfin à le faire débarquer et mettre en liberté, moyennant 500 écus d'or, en or d'Espagne, le 19 septembre, le jour même où la galère d'Hassan partait pour Constantinople. Nous avons vu que Cervantes avait à Alger un ennemi, le dominicain Blanco de la Paz; celui-ci, après l'odieuse dénonciation qu'il avait faite, avait continué à poursuivre Cervantes de ses calomnies; sans doute pour pallier l'action qu'il avait commise, il cherchait à discréditer sa victime. II alla jusqu'à se prétendre commissaire de l'Inquisition et à vouloir, à ce titre, intenter à l'ex-captif un procès criminel. Cervantes, pour déjouer ces manoeuvres, qui pouvaient compromettre son avenir, demanda au P. Gil de faire une enquête sur sa conduite; onze témoins furent entendus et le résumé fait par le P. Gil fut tout à la gloire de Cervantes. La pièce qui relate l'information, datée du 22 octobre 1580 et qui comprend plus de trente pages dans l'impression de Navarrete, fut retrouvée dans l'Archivo de las Indias, à Séville, en 1818; elle nous fournit de curieux détails sur les aventures et les souffrances de Cervantes pendant sa captivité, en même temps qu'elle nous montre la noblesse de son caractère et la mauvaise foi et l'acharnement de son ennemi.

Nous nous sommes étendus un peu sur la captivité de notre auteur à Alger, parce qu'elle a eu une influence considérable sur le reste de sa vie et que les souvenirs qu'il en garda prennent une grande place dans son oeuvre littéraire. Il partit d'Alger à la fin de l'année 1580,

« éprouvant, disait-il plus tard, une des plus vives joies qu'il puisse y avoir dans la vie, celle de revenir sain et sauf dans sa patrie, après une longue captivité. [...] Il n'y a pas, dit-il ailleurs, de joie qui vaille celle de recouvrer la liberté perdue. »
Les heures de joie seront rares dans la vie de l'immortel écrivain. Il n'obtint pas, en rentrant dans son humble foyer, la récompense que méritaient ses longs et brillants services. Ou l'avait oublié, peut-être aussi les calomnies de Blanco de la Paz avaient-elles produit quelque effet. Le glorieux don Juan d'Autriche, qui aurait pu se souvenir de lui et le protéger, était mort. Aussi Cervantes n'eut-il d'autre ressource que de reprendre les armes, comme avait fait son frère Rodrigo; il nous apprend lui-même, dans la pétition de 1590, qu'il servit en Portugal et dans l'expédition aux Açores (il y en eut deux, une en 1582, une autre en 1583, dans laquelle son frère se distingua particulièrement). Il est probable qu'il avait repris place dans son ancien régiment, qui combattit en ces occasions, sous Lope de Figueroa. On peut croire aussi qu'il resta assez longtemps à Lisbonne, ville dont il parle volontiers et fait grand éloge en diverses parties de ses ouvrages. C'est là, de ses relations avec une dame portugaise, que serait née celle qui plus tard dans divers actes est appelée Doña Isabel de Saavedra, fille naturelle de Cervantes. Dans cette même pétition, il nous dit encore qu'il fut chargé par Philippe II d'une mission à Oran et Mostaganem, fait qu'il semble placer après l'expédition de Tercère, mais que certains biographes placent très peu de temps après sa captivité, vers 1581, ce qui paraît en effet plus vraisemblable, car nous le voyons dès 1583 revenu à Madrid ou peut-être à Esquivias, non loin de la capitale. Il y fréquenta (comme on dit en Espagne) Catalina de Palacios Salazar y Vozmediano, la même personne que, selon Diaz de Benjumea, il avait courtisée en 1568. 

C'est à l'occasion de ces amours, comme il le laisse entendre dans le prologue, que Cervantes acheva, à la fin de 1583, et fit paraître à Madrid, en 1584, une pastorale dans le goût du temps, Galatea. On croit que les personnages qu'il met en scène, ne sont pas de pures fictions. Elicio, pasteur sur les rives du Tage, n'est probablement autre que lui-même; Galatea est certainement doña Catalina, et on s'accorde à dire que sous les noms de Tirsi, Damon, Meliso, Siralvo, Lauro, Larsileo et Artidoro il fait figurer les poètes ses amis, Francisco de Figueroa, Pedro Lainez, Diego Hurtado de Mendoza, Luis Galvez de Montalvo, Luis Barahona de Soto, Alonso de Ercilla et Andres Rey de Artieda. Cervantes était entré dès lors dans la république des lettres. Peu de temps après la publication de la Galatée, le 12 décembre 1584, Cervantes épousa doña Catalina, à ce qu'il semble, après une certaine résistance de la famille de celle-ci; elle lui apportait une petite dot d'environ 500 ducats, qui lui furent délivrés seulement deux ans plus tard. Par un acte du 9 août 1586, passé devant un notaire d'Esquivias, nous voyons que la fortune du ménage devait monter alors à un millier de ducats. Les années de 1583 à 1587 paraissent avoir été la période la plus heureuse de la vie de Cervantes. Il résidait ordinairement à Esquivias et la proximité de Madrid lui permettait de faire de fréquents séjours dans la capitale et d'entretenir des relations avec les écrivains Juan de Barros, Pedro de Padilla, Vicente Espinel, Maldonaldo et Juan Rufo. A cette même époque il faisait représenter des comédies, vingt ou trente environ, qui obtenaient grand succès, et les compagnies d'acteurs se disputaient le droit de les jouer. Cervantes se fait gloire (à tort, semble-t-il) d'avoir le premier fait figurer des personnages allégoriques et d'avoir réduit les comédies de cinq jornadas ou actes, qu'elles avaient autrefois, à trois. Il ajoute que la Gran Turquesca, la Batalla naval, la Jérusalem, la Amaranta o La del Mayo, el Bosque amoroso, la Unica y bizarra Arsinda, la Numancia (Numance) et el Trato de Argel, furent très bien reçues du public. Matos Fregoso, dans un passage de sa comédie la Corsaria catalana, cite la Bizarra Arsinda comme une des pièces les plus renommées du théâtre espagnol. Quant à Cervantes, celle de ses comédies qu'il préférait était une intitulée la Confusa; il dit dans son Viaje al Parnaso, écrit en 1614, que 

« de toutes les pièces qui ont été représentées jusqu'à ce jour, celle-là peut passer pour bonne entre les meilleures ». 
Ces succès de Cervantes lui procuraient des ressources et lui permettaient de s'adonner tout entier au culte des lettres; mais bientôt ils vinrent à lui manquer. 
«  Les comédies, dit-il lui-même avec une touchante modestie, ont leurs saisons et leur temps; presque aussitôt commença à régner sur le théâtre ce prodige de la nature (el monstruo de naturaleza), le grand Lope de Vega, qui devint le monarque de la comédie et fit de tous les auteurs ses vassaux et ses sujets, remplissant le monde de comédies originales et heureuses. » 
Cervantes fut obligé de quitar la pluma y las comedias et de chercher un autre moyen de fournir aux besoins du ménage; ses charges s'étaient aussi aggravées, car il avait recueilli chez lui ses deux soeurs et sa nièce. La nécessité semble avoir obligé le pauvre poète à partir pour Séville, ville alors enrichie par le commerce avec le nouveau monde et qui était, comme il nous dit « amparo de pobres y refugio de desechados ». 
 Il y fut employé par Diego de Valdivia, alcade de la Real Audiencia et chargé d'aller à Ecija recueillir du blé qui s'y conservait dans les magasins ecclésiastiques pour le service du roi. En accomplissant cet ordre, il se heurta à l'opposition de l'autorité ecclésiastique qui fulmina contre lui la censure et l'excommunication, fait prouvé par la découverte à la fin du XIXe siècle d'une procuration, datée de Séville, le 24 février 1588 par laquelle Cervantes charge Fernando de Silva de comparaître pour lui devant les proviseur, juge-vicaire et juge d'Ecija pour le faire absoudre de « la censura y excomunion (sic) que contra mi esta puesta ». Le 12 juin de la même année, il fut nommé commissaire royal, chargé de réunir en diverses parties de l'Andalousie les vivres nécessaires à la flotte, et nous le voyons remplir cet office subalterne pendant près de quinze ans. Une pétition qu'il fit en 1590 pour obtenir une des charges vacantes dans les colonies espagnoles d'Amérique ne réussit pas; en même temps qu'elle nous fait connaître sa pénurie, la pièce originale, qui est parvenue jusqu'à nous, nous apporte les détails les plus nombreux et les plus authentiques sur sa vie.

En qualité de commissaire aux vivres, Cervantes parcourut tout le sud de l'Espagne, visitant jusqu'aux plus petites bourgades, observant les moeurs originales des habitants, cultivateurs, pâtres, gitanos, pêcheurs, hôteliers et, en même temps qu'il s'acquittait des insipides devoirs de son emploi, faisant provision d'études pour ses oeuvres littéraires. Le judicieux Navarrete croit même que le séjour en Andalousie a exercé sur l'esprit du poète une influence heureuse et décisive, que les relations avec les Andalous contribuèrent à développer les qualités natives de l'écrivain, la grâce, l'ironie discrète, l'éclat et la justesse du coloris. Il ne cessait pas d'ailleurs de cultiver les lettres au milieu des préoccupations de sa tâche journalière, si aride et si peu conforme, à son génie. Un document récemment découvert nous apprend qu'en 1592 il signa un traité avec le directeur d'une compagnie dramatique, Rodrigo Osorio, et s'engagea à lui fournir huit comédies qui devaient être payées cinquante ducats chacune; on ignore d'ailleurs quelle suite fut donnée à ce contrat, Nous savons, d'autre part, que Cervantes s'était concilié l'amitié de quelques lettrés et artistes de Séville; Juan de Jaurégui fit son portrait ainsi que Francisco Pacheco qui le plaça dans une collection de cent soixante portraits des personnes notables de la ville; un admet encore, d'après divers indices, qu'il fut l'ami du « divin » Herrera. Quelles sont, parmi les oeuvres de Cervantes, celles qu'il composa pendant son long séjour à Séville? On ne peut affirmer cette circonstance que pour une glose de redondilla, couronnée au concours de Saragosse pour la canonisation de San Jacinto, le 7 mai 1595, et pour deux sonnets, l'un à propos de l'expédition du comte d'Essex contre Cadix, juillet 1596, l'autre d'un caractère satirique sur les fastueux honneurs célébrés à Séville pour la mort de Philippe II, novembre 1598; Cervantes regardait ce dernier comme le meilleur de ses écrits. C'est presque une certitude qu'il composa aussi à Séville les nouvelles la Tia fingida, el celoso Extremeño, Rinconete y Cortadillo; elles coururent d'abord en manuscrit et arrivèrent ainsi entre les mains du licencié Francisco Porras, qui les inséra, en 1506 dans un recueil de nouvelles, destiné à récréer les loisirs de l'archevêque Guevara, en son palais d'été. On peut croire encore que de cette époque datent les nouvelles de el Curioso impertinente et de la Española Inglesa, qui ont pour sujet des événements réels, survenus alors en Andalousie. Enfin, quelques auteurs ne sont pas éloignés d'admettre que l'idée du Don Quichotte naquit en ce temps.

Cervantes ne fut pas toujours heureux pendant ce séjour en Andalousie. Son traitement était minime (la solde qui lui est assignée dans un document n'est que de 16 réaux par jour). De plus, un marchand à qui il avait confié des fonds pour les remettre au Trésor à Madrid, fit faillite et Cervantes, dont le compte présenta un découvert de 2000 réaux, fut un certain temps incarcéré. Mais comme le découvert était minime et que son intégrité était certaine, il fut bientôt libéré et continua ses fonctions. Les documents ne nous permettent pas de suivre par le menu cette affaire; mais toutes les circonstances et la manière dont plus tard Cervantes avoue avoir été en prison semblent bien démontrer son entière innocence. II ne nous semble pas impossible que ce soit pendant ces jours de captivité (captivité prouvée par un document authentique, ce qui ne l'est pour aucune des autres captivités dont on a dit que Cervantes fut victime), qu'il ait conçu l'idée du Don Quichotte. Cette opinion est loin d'être la plus répandue. Presque tous les critiques croient que Cervantes songea pour la première fois à écrire Don Quichotte, dans la prison d'Argamasilla, ville de la Manche; l'auteur dit en effet dans le prologue, que l'idée lui en vint en prison, mais il ne dit pas en quel pays; le seul témoignage qu'on invoque pour Argamasilla, c'est que dans cette ville existait, au dire de Vicente de Ios Rios, une tradition transmise de père en fils, d'après laquelle Cervantes serait resté longtemps en prison dans une maison qu'on montrait, la casa de Medrano, et si mal traité et si misérable qu'il aurait dit demander des secours à un sien oncle, Juan Barnabé de Saavedra, habitant de San Juan d'Alcazar. 

La précision avec laquelle il décrit la Manche et les moeurs de ses habitants donne bien à penser qu'il y fit un assez long séjour et on peut le placer entre l'année 1599, époque où il était à Séville, et l'année 1603 où nous le voyons revenu dans sa famille et établi avec elle à Valladolid. Mais sur les motifs de son séjour dans la Manche et de son emprisonnement, les critiques ne sont nullement d'accord. Selon les uns, il aurait été chargé de prélever les dîmes du grand prieuré de San Juan, que les habitants d'Argamasilla n'avaient pas payées, et pour ce motif ils se seraient ameutés contre lui et l'auraient jeté dans un cachot. Selon d'autres ce serait parce que, chargé de la direction de la fabrique de poudres et salpêtres de cette ville, il aurait employé à leur élaboration les eaux du Guadiana, au préjudice des habitants qui les utilisaient pour irriguer leurs champs. Enfin, plusieurs admettent qu'il aurait été emprisonné pour avoir dit quelque parole trop libre à une femme, dont les parents se seraient considérés comme blessés. Il est difficile de dire quoi que ce soit de certain sur ce sujet et il se pourrait même qu'il y ait ici confusion entre notre auteur et le Miguel de Cervantes y Saavedra, natif de San Juan d'AIcazar, qui paraît avoir été un assez mauvais sujet et dont l'acte baptême a été quelquefois considéré comme celui du grand écrivain.

En février 1603, comme le prouvent des pièces authentiques, Cervantes était revenu dans sa famille, dont il avait été si longtemps séparé. Il s'était établi à Valladolid, où résidait la cour, sans doute avec quelque espoir de voir récompenser ses anciens services et de trouver un milieu favorable à ses productions littéraires. Mais les temps n'étaient point propices; les hommes au pouvoir étaient nouveaux et n'avaient aucune considération pour les services anciens; le triste règne du favori, duc de Lerme, était dans son plein et la littérature elle-même était tombée dans le discrédit et dédaignée. On dit que le duc de Lerme reçut mal une supplique de Cervantes et traita même assez durement l'écrivain. Quoi qu'il en soit, celui-ci vécut dès lors dans la pauvreté; sa soeur Andréa s'occupait en 1603 de raccommoder et réparer les vêtements du marquis de Villafranca, et on a retrouvé quelques-uns de ses comptes écrits de la main de Cervantes; lui-même était obligé pour vivre de faire des écritures, des comptes, des recouvrements, réduit à la mesquine profession d'agent d'affaires. II comptait aussi sur ses travaux littéraires pour entretenir sa famille, qui comprenait, outre lui et sa femme, deux soeurs, une nièce de vingt-huit ans et doña Isabel de Saavedra. Aussi cette période si misérable de sa vie fut-elle celle de sa plus grande activité littéraire; il écrivit diverses nouvelles et acheva plusieurs travaux depuis longtemps commencés, notamment la première partie du Don Quichotte

Comme devait faire tout auteur nécessiteux de ce temps, il chercha un protecteur, et dédia ce dernier ouvrage à Alonso Lopez de Zuñiga y Sotomayor, septième duc de Bejar, personnage connu pour son goût des livres et la faveur qu'il accordait aux gens de lettres. Suivant une tradition rapportée par Vicente de Los Rios, Cervantes craignant que la parodie des moeurs chevaleresques, qui est la matière du Don Quichotte, choquât les personnes de la haute classe qui montraient tant de goût pour la lecture des romans de chevalerie, voulut placer son oeuvre sous la recommandation d'un personnage aussi illustre que le duc de Bejar. Celui-ci, connaissant l'objet du livre, aurait d'abord refusé la dédicace, puis sur les instances de l'auteur se serait fait lire les premiers chapitres, un jour qu'il avait réuni chez lui de nombreux amis; l'auditoire aurait été charmé et le duc alors aurait accepté volontiers l'hommage de Cervantes. La première partie de l'ouvrage était prête en 1604 et le 26 septembre de cette année le roi délivrait le permis d'imprimer. Elle parut à Madrid, chez Juan de la Cuesta, libraire, dans les premiers mois de 1605, avec le titre de el Ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, in-4. Le succès de l'ouvrage fut de suite très grand, car il en parut une autre édition chez le même Juan de la Cuesta, quatre mois plus tard, une autre à Lisbonne en mars ou avril 1605, une à Valence en juillet de la même année, et plusieurs autres peu après. Ces faits démontrent la fausseté de la tradition d'après laquelle Cervantes, voyant le public accueillir froidement son livre, aurait été obligé d'écrire un opuscule, el Buscapié, destiné à appeler l'attention du public sur le vrai sens du Don Quichotte et à lui servir de réclame.

Chose assez curieuse, le Don Quichotte était connu parmi les lettrés, avant même d'avoir paru. Lope de Vega, dans une lettre écrite en 1604, en parlait et le dépréciait par jalousie. Andres Perez de Léon, qui écrivait peu de jours après l'apparition du livre de Cervantes sa Picara Justina, dit que son héroïne est plus fameuse que les oeuvres les plus renommées du temps et même que Don Quichotte. On pense que Cervantes, dans un voyage qu'il paraît avoir fait à Séville en 1604, avait dû lire des passages à quelques amis, parmi lesquels Lope de Vega.

Le succès de son oeuvre dut améliorer un peu la situation de fortune de Cervantes et nous le voyons vivre à Valladolid dans une prospérité relative jusqu'en juin de 1605. Même il avait été chargé par la cour d'écrire la relation des fêtes et cérémonies à l'occasion du baptême de Philippe IV, relation qui fut imprimée et où on croit reconnaître le style du grand écrivain, mais où on ne peut, étant donné le sujet, retrouver sa merveilleuse imagination. Le succès, comme il arrive toujours, suscita à Cervantes des envieux et même des ennemis. Le grand Lope de Vega, malgré qu'on ait voulu le nier, paraît bien avoir été à leur tête. De là une guerre de sonnets, d'épigrammes, de pointes ironiques, où tout l'avantage, pour le bon goût et la mesure comme pour le talent, fut du côté de Cervantes. II sut même, plus tard, rendre justice au grand dramaturge, qui, lui, n'avait pu souffrir un rival de gloire.

Un accident fâcheux vint encore troubler la tranquillité de Cervantes. Dans la nuit du 27 juin 1605, deux cavaliers se prirent de querelle sur le pont de bois de la rivière Esquiva, à Valladolid; un des deux fut grièvement blessé, et, criant au secours, vint tomber à la porte de la maison où logeait Cervantes. Celui-ci et le fils de Doña Luisa, veuve de Garibay, qui habitait la même maison, accoururent, transportèrent le blessé dans l'appartement de D. Luisa et lui donnèrent des soins; il mourut le matin du 29. La justice informa, et comme il y avait sur le motif de cette querelle quelque chose de mystérieux, on commença par emprisonner tous les témoins et parmi eux Cervantes avec sa famille. On ne fit jamais la lumière sur cette affaire, et quelques érudits pensent qu'on ne voulut pas compromettre la femme d'un fonctionnaire important, dont la coquetterie avait amené la querelle des deux cavaliers. Cervantes et sa famille furent bientôt relaxés. En 1606, la cour s'étant transportée à Madrid, il est probable que notre auteur vint aussi résider dans cette ville avec les siens; là, il avait plus de facilités pour traiter de la vente de ses livres, pour trouver quelque besogne un peu lucrative, en même temps qu'il se rapprochait d'Alcala et d'Esquivias où il avait encore des parents.

On est cependant amené à croire qu'il retourna au moins une fois à Séville, au mois de juillet 1606. Le 4 de ce mois, des jeunes gens de cette ville, parmi lesquels les poètes Ruiz de Alarcon et H. de Castro Espinosa, fêtèrent la Saint-Laurent par des joutes poétiques et par un tournoi burlesque. Dans le concours de poésies improvisées, les sujets étaient : éloge de la soupe au vin, éloge des hémorroïdes, la paresse, les hâbleurs, etc.; dans le tournoi, les chevaux et les armes étaient en carton et les devises grotesques. On croit que Cervantes fut l'ordonnateur de cette fête, le secrétaire, et que c'est en cette qualité qu'il écrivit la relation anonyme de la fête à Diego de Astudillo. Guerra, qui l'a retrouvée en 1845 dans un manuscrit de la Bibliothèque Colombine, à Séville, reconnaît dans cet opuscule l'imagination et la gaieté de l'auteur de Don Quichotte et signale un grand nombre de « cervantismes ». Hartzembusch et A. de Barrera pensent aussi que c'est l'œuvre de Cervantes. Le séjour de celui-ci à Séville ne paraît pas avoir été fort long. Nous voyons, en effet, qu'en 1608 il était dans la capitale, surveillant lui-même l'impression d'une nouvelle édition du Don Quichotte, qui par suite de cette circonstance, est considérée comme offrant le texte le plus authentique. En 1609, il habitait rue de la Magdalena, près du palais de la duchesse de Patraña, peu après dans une autre maison près du collège de Notre-Dame-de-Lorette; en juin 1610 il demeurait dans la rue del Leon, n° 20. Durant toute cette période, l'auteur de Don Quichotte paraît avoir mené une vie assez retirée; il était revenu comme il disait « a su antigua ociosidad », c.-à-d. qu'il retouchait quelques-unes de ses oeuvres pour les donner à l'impression ou en entreprenait de nouvelles. 

Cette retraite, la tristesse et le dégoût du monde poussèrent sans doute Cervantes à se faire membre de diverses congrégations religieuses, notamment de celle du Saint-Sacrement, le 16 avril 1609; entrer dans ces congrégations était aussi, il faut le dire, une manière de faire sa cour, car elles avaient pour protecteurs déclarés le roi, le duc de Lerme, l'archevêque de Tolède et tous les grands personnages du temps. En ce moment ou peu après, l'espérance d'un avenir meilleur vint à l'esprit de l'écrivain, toujours pressé par le besoin; le comte de Lemos, le favori du jour, passait pour un véritable Mécène, et, quand il fut nommé vice-roi de Naples en 1610, il emmena avec lui les frères Argensola, amis de Cervantes, et un grand nombre de lettrés, à qui il fit obtenir des situations importantes. Notre auteur ne pouvait, vu son âge avancé et sa nombreuse famille, partir comme eux pour l'Italie; il espérait du moins que le comte de Lemos le recommanderait à la cour, et les Argensola lui avaient promis leur appui dans ce sens, mais ils oublièrent leur promesse ou peut-être ils trouvèrent l'esprit du vice-roi prévenu; toujours est-il que Cervantes n'obtint rien ou peu de chose et exprima discrètement la crainte qu'on l'eût calomnié près du vice-roi. 

En ces années 1609 à 1612, Cervantes publia peu de chose, seulement quelques sonnets en tête des oeuvres de ses amis et un en l'honneur de Diego Hurtado de Mendoza. Les nouvelles qu'il avait intercalées dans le Don Quichotte avaient eu du succès et celle du Curioso Impertinente avait même été réimprimée séparément à Paris et traduite en français; celles qu'il gardait manuscrites avaient aussi été très favorablement jugées par les amis à qui il les avait lues. II jugea qu'il y avait là une veine heureuse à exploiter et mit la dernière main à plusieurs compositions de ce genre, qu'il avait écrites à diverses époques. Il en fit un recueil qui en contenait douze et qu'il publia au milieu de l'année 1613, sous le titre de Novelas ejemplares, avec une dédicace au comte de Lemos. Le succès répondit à son attente, mais augmenta le nombre de ses envieux et de ses ennemis. Sa situation demeurait toujours précaire; il n'avait pour vivre, outre l'obole de quelques grands comme le comte de Lemos et l'archevêque de Tolède, que la vente de ses travaux littéraires; malgré son grand âge, nous le voyons produire beaucoup pendant cette période. Il préparait la seconde partie du Don Quichotte en même temps qu'il publiait, en 1614, un poème à l'imitation de celui du poète italien Cesare Caporali, et Viaje al Parnaso. Il passait en revue tous les poètes espagnols du temps, leur prodiguant des éloges qu'on pourrait croire ironiques ou qui avaient pour but de se concilier leur bienveillance. Il parlait aussi de lui-même, représentait à Apollon ses services militaires et littéraires, combien ils avaient été mal récompensés et demandait au dieu de lui donner son suffrage et de l'admettre au Parnasse, pour confondre l'injustice et l'insensibilité des hommes. Chose curieuse, cette oeuvre n'est pas dédiée au comte de Lemos, mais à un simple chevalier, D. Rodrigo de Tapia. Elle fut suivie d'un Ajunta al Parnaso, opuscule en prose qui roule sur le même sujet que le Viage; l'auteur s'y applique surtout à faire connaître ses comédies et à exprimer ses plaintes sur les acteurs; comme ils ne veulent plus représenter ses pièces, il va, dit-il, les publier pour que le public juge sans passion de leur mérite et connaisse quelle injustice on commet à leur égard. En effet, en 1615 il en fit paraître un recueil, chez Villaroel, à Madrid, sous le titre de Ocho comedias y ocho entremeses nuevos nunca representados. Les comédiens ne sortirent pas de leur dédain pour les pièces de Cervantes et, même après l'impression, elles ne furent pas représentées.

Dans l'intervalle, l'illustre écrivain avait éprouvé une autre infortune littéraire. On sait que, dès 1604, il avait annoncé une seconde partie du Don Quichotte et qu'en 1614 il y travaillait. Au milieu de cette dernière année parut à Tarragone un livre intitulé Segundo tomo del ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha, que contiene su tercera salida y es la quinta parte de sus aventuras, por el licenciado Alonso Fernandez de Avellaneda, natural de la villa de Tordesillas. Ainsi, quelque audacieux volait à Cervantes son idée, lui prenait une part de sa gloire, lui dérobait même le profit qu'il pouvait espérer dela deuxième partie de son oeuvre. De plus, dans le prologue, le plagiaire (il semble qu'il avait eu connaissance de quelques-unes des aventures que Cervantes réservait à son héros) injuriait indignement celui qu'il pillait, l'appelait manchot, envieux, qui a plus de langue que de bras, échappé de prison, etc. C'était l'oeuvre d'un ennemi, assez lâche pour se cacher sous un pseudonyme, selon les uns Argensola ou Lope de Vega, ce qui n'est pas croyable, suivant d'autres Blanco de la Paz, le délateur d'Alger, ou son confrère Andrés Perez, suivant d'autres encore fray Aliaga, confesseur du roi. Ces deux dernières opinions sont les plus vraisemblables; en tout cas, ce devait être un prêtre ou un moine, et un Aragonais, à en juger par maint passage du livre. Cervantes savait peut-être à quoi s'en tenir, mais nous n'avons pas la clef des allusions qu'il fait à l'auteur en plusieurs endroits.

Le mécontentement que Cervantes éprouva de se voir ravir la continuation de son idée le poussa à achever plus rapidement la seconde partie du Don Quichotte; elle était terminée dès le commencement de 1615, mais par suite des lenteurs de l'impression, ne parut qu'au mois d'octobre, dédiée au comte de Lemos. De la dédicace il semblerait, si l'on peut ajouter foi à ce que contiennent les dédicaces, que Cervantes avait quelques obligations à ce puissant personnage. Dans l'approbation donnée par le censeur désigné de l'ouvrage, le licencié Francisco Marqués, chapelain de l'archevêque de Tolède, la curieuse anecdote suivante appelle particulièrement l'attention. Le censeur dit : 

Je certifie le fait suivant : le 23 février de cette année 1615, l'illustre D. Bernardo de Sandoval y Rojas, cardinal, archevêque de Tolède, alla rendre la visite que lui avait faite l'ambassadeur de France, venu pour traiter des mariages entre les maisons de France et d'Espagne; de nombreux seigneurs de la suite, de l'ambassadeur, personnes sensées, distinguées et aimant les lettres, vinrent causer avec moi et les autres chapelains du cardinal, et nous demandèrent quels étaient les ouvrages de mérite récemment parus; et comme par hasard je vins à parler de celui-ci que j'étais chargé d'examiner, à peine ils entendirent le nom de Miguel de Cervantes qu'ils commencèrent à en faire grand éloge et dirent qu'en France et dans les pays voisins on estime beaucoup ses ouvrages, sa Galatée (qu'un de ces seigneurs sait presque par coeur), la première partie du Don Quichotte et les Nouvelles. Si vifs et si enthousiastes furent leurs éloges que je m'offris à les mener voir l'auteur, ce dont ils furent très heureux et montrèrent le plus grand désir. Ils me demandèrent des détails de, tout genre sur son âge, sa profession, sa naissance, sa manière d'être. Je me vis obligé à dire qu'il était vieux, ancien soldat, hidalgo et pauvre; l'un d'eux dit alors ces paroles que je rapporte textuellement : 
« Comment l'Espagne n'enrichit-elle pas un tel homme aux frais du trésor public? » 
Un autre de ces seigneurs répliqua avec finesse:
« Si c'est le besoin qui le force à écrire, plaise à Dieu qu'il ne devienne jamais riche, pour que, avec ses oeuvres, lui qui est pauvre, enrichisse tout le monde. »
On voit par ce témoignage autorisé (on a, sans aucune espèce de raison, dit quelquefois que c'était Cervantes lui-même qui avait écrit cette anecdote), quelle était la gloire en Europe en même temps que la situation matérielle précaire de Cervantes. Il n'avait pour soutenir sa famille que le revenu de ses oeuvres, dont il n'était pas homme à tirer tout le parti possible, et aussi, à ce qu'il semble, de petites pensions que lui faisaient le comte de Lemos et l'archevêque de Tolède. Dans la dédicace de la seconde partie du Don Quichotte au premier de ces deux personnages, il lui promettait d'achever pour dans quatre mois un ouvrage qui vaudrait encore mieux que le Don Quichotte, Persiles y Sigismunda, auquel il travaillait activement en dépit de sa mauvaise santé. Il était atteint d'hydropisie et sentait sa mort prochaine; le 2 avril 1616, comme il ne pouvait plus sortir de chez lui, on lui fit prononcer dans sa maison les vieux du tiers ordre de Saint-François, dont il avait pris l'habit trois ans auparavant à Alcala de Hénarès. Dans un intervalle de légère amélioration de sa santé, il alla de Madrid à Esquivias, espérant que le changement d'air le rétablirait, mais il revint peu après, plus affaibli. Il avait gardé pourtant toutes ses facultés et, de retour dans sa maison, il prit prétexte de la rencontre qu'il avait faite d'un étudiant sur la route d'Esquivias à Madrid pour écrire le gracieux prologue du Persiles, qui était prêt pour l'impression. Le 18 avril, il reçut l'extrême-onction; il se décida à écrire la dédicace de son ouvrage; il aurait voulu le présenter luimême au comte de Lemos dont la venue était annoncée, mais il n'espérait pas que la mort lui en laisserait le temps. Voici cette dédicade touchante : 
« Cette fameuse chanson d'autrefois, qui commence : « Puisque j'ai mis le pied à l'étrier » me revient à l'esprit, et je puis par malheur commencer cette lettre à peu près par les mêmes paroles que la chanson :
Puisque j'ai mis le pied à l'étrier
C'est au milieu des angoisses de la mort
Grand seigneur, que je vous écris.
Hier, on m'a donné l'extrême-onction et aujourd'hui j'écris cette lettre. Le temps qui me reste est court, les angoisses augmentent, l'espérance va en diminuant et je quitte la vie avec le regret de ne pouvoir la retenir jusqu'au moment où il me serait permis de présenter mes devoirs (besar los piés, selon la formule espagnole) à Votre Excellence. Tel serait mon contentement de vous voir heureusement de retour en Espagne, que cela me rendrait la vie; mais s'il est décidé que je dois mourir, que la volonté du ciel s'accomplisse. Qu'au moins Votre Excellence connaisse mon voeu; qu'elle sache aussi qu'elle a eu en moi un serviteur si passionné pour son service qu'il voulut même après la mort témoigner de son intention. »
Avec la même sérénité, il fit son testament et demanda d'être enseveli au couvent des Trinitaires, dans lequel sa fille naturelle (quelques auteurs croient qu'elle n'était pas sa fille), doña Isabel, était religieuse. Il rendit le dernier soupir le samedi 23 avril 1616. On a dit longtemps que le jour même où l'Espagne perdait Cervantes, l'Angleterre avait à pleurer Shakespeare; le fait n'est pas exact de tout point, puisque le grand dramaturge anglais mourut quelques jours plus tard. Cervantes fut enterré, selon sa demande, dans l'église des Trinitaires, rue Cantarramas (aujourd'hui rue Lope de Vega), et non rue del Humilladero, comme on a cru longtemps; il ne paraît pas que son tombeau ait porté d'inscription, et, comme l'a constaté le marquis de Molins, il est impossible de savoir où sont les restes de l'immortel écrivain. 
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Portraits de Cervantes

Dans le prologue de ses Novelas ejemplares, Cervantes nous a donné son portrait :

« Cet homme à la figure allongée, aux cheveux chatains, au front lisse et découvert, aux yeux vifs,  au nez recourbé quoique d'heureuses proportions, à la barbe d'argent (il n'y a pas vingt ans qu'elle était d'or), aux grands favoris, à la bouche petite, aux dents rares (il n'en a plus que six et encore laides et mal plantées), le corps ni grand ni petit, le teint vif et plutôt blanc que brun, un peu voûté et à la démarche un peu lourde, c'est l'auteur  de Galatée, de Don Quichotte de la Manche et du Voyage au Parnasse [...] celui qu'on appelle communément Miguel de Cervantes Saavedra. »
Jaureguy et Pacheco avaient fixé par le pinceau les traits de notre auteur; malheureusement les portraits qu'ils avaient dessinés semblent à jamais perdus. Quand l'Académie espagnole, en 1780, publia sa remarquable édition du Don Quichotte, elle voulut l'orner du portrait de Cervantes; elle fit graver celui qui lui avait été donné par le comte de Aguila, et qui était une copie du temps de Philippe IV d'un portrait attribué par les uns à Alonso del Arco, par les autres à un peintre de l'école de Vicencio Carducho ou de Eugenio Caxes. C'est celui qui a été reproduit en tête de presque toutes les éditions du Don Qnichotte au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe; c'est aussi celui qu'on trouve dans la vie de Cervantes par Navarrete.

En 1850, José Maria Asensio y Toledo, lut dans un manuscrit appartenant à D. Rafael Monti, de Séville, et portant le titre Relacion de cosas de Sevilla de 1590 a 1640, qu'un des six tableaux peints par Francisco Pacheco et Alonso Vasquez pour le couvent de la maison mère de l'ordre de la Merci, contenait un portrait de Cervantes, ainsi que celui d'autres personnes qui avaient été captives à Alger, et que le tableau en question représentait des Pères de la Rédemption délivrant des captifs. En 1861, le même critique, après diverses recherches pour constater l'exactitude de cette indication, apprit au public que le tableau de San Pedro de Nolasco, du musée provincial de Séville doit en effet contenir la portrait de Cervantes, en marinier, conduisant dans une barque les Pères de la Rédemption. 

Un artiste de talent, E. Cano, le reproduisit d'après le tableau original et ce dessin gravé se trouve dans le éditions récentes de Cervantes, comme le portrait le plus authentique de l'écrivain. Ticknor doute de cette authenticité et n'y trouve aucune ressemblance avec celui qui l'Académie avait publié en 1780. Pour notre part, et d'accord en cela avec Asensio, Hartzenbusch, Benjumea et d'autres, nous croyons que le marinier de Pacheco est bien Cervantes et nous trouvons qu'il ressemble beaucoup à celui même de l'Académie, malgré la différence d'âge et d'attitude. Une statue a été élevée à Cervantes par ordre de Ferdinand VII sur la place des Cortès, à Madrid, en 1835. Elle est due au ciseau de Antonio Sola et a été vivement critiquée; on reproche surtout à l'artiste d'avoir représenté l'auteur de Don Quichotte en habit de cavalier, la main gauche sur le pommeau de son épée, tandis que la droite tient un manuscrit. Sans croire que cette statue soit un chef-d'oeuvre, nous estimons que le sculpteur a bien compris Cervantes et que celui-ci eût aimé à être ainsi représenté.

Les poésies de Cervantes.

« Toute sa vie, dit Prosper Mérimée, Cervantes parut croire qu'il était bien plus glorieux d'écrire en vers qu'en prose et, bien que ses poésies n'aient jamais eu de succès, il avait pour elles une certaine partialité, comme les mères en ont souvent pour leurs enfants déshérités. »
Sans parler des six pièces de vers qu'il composa à vingt ans pour le recueil de son professeur Juan de Hoyos, on peut dire qu'aucune de ses compositions poétiques n'a de réelle valeur littéraire. Il n'y a pas de plan, pas de mouvement poétique; les vers sont mal faits, embarrassés, on sent que l'auteur se met l'esprit à la torture; quand les expressions ne sont pas emphatiques, le style tombe dans la platitude. La lettre en vers à Mateo Vasquez n'est guère que de la prose rimée, malgré la noblesse des sentiments et la grandeur des aspirations du pauvre captif. Les deux sonnets que Cervantes composa sur la présence des Anglais dans la baie de Cadix et sur les obsèques de Philippe II à Séville, sont certainement les meilleurs qui soient sortis de sa plume; ils ont une certaine verve de raillerie et sont de vraies épigrammes contre les bravaches. Il n'y a rien à dire de sa longue cancion sur les extases de sainte Thérèse.

Quant au Viaje del Parnaso, c'est une conception assez étrange, dont les vers sont assez médiocres, mais où il y a des idées intéressantes. Après avoir parlé du voyage que le poète italien Caporali raconte avoir fait vers le Parnasse, l'auteur entreprend lui aussi ce voyage, malgré les difficultés, sa pauvreté et les longueurs de la route. Il enfourche sa fantaisie et part; Mercure en route le reconnaît et l'encourage, le fait monter dans une galère qui, de la proue à la poupe et de haut en bas, est toute faite de pièces de vers, sans mélange de prose. Le vaisseau, ainsi construit par Apollon, est venu chercher un régiment de poètes dont le dieu a besoin; si Cervantes veut l'aider à faire un choix parmi les meilleurs de l'Espagne, le Parnasse sera sauvé du siège dont le menace la poetambre (la foule famélique des mauvais poètes). Cervantes les choisit; c'est une occasion de dire son mot sur chacun d'eux et il distribue les éloges à tant de poètes obscurs que cet éloge paraît constamment une douce ironie. On part avec le chargement de bons poètes; tous sont commodément assis, tandis que Cervantes n'a pas même un manteau sur lequel il puisse s'asseoir. Il y a lutte entre les bons et les mauvais poètes; les livres volent comme des boulets. Neptune vient à l'aide d'Apollon et noie bon nombre de poétereaux; ils surnagent, mais transformés en citrouilles. Dans ce cadre d'une gaieté homérique, Cervantes a quelques beaux passages, notamment sur la vraie gloire qu'on aperçoit dans le lointain. Il a surtout dépensé des trésors de railleries sans colère et sans amertume et il n'est pas surprenant qu'une telle oeuvre lui ait donné pour ennemis et les poètes qu'il semblait louer et ceux qu'il ne nommait pas.

Oeuvres dramatiques.
Nous avons vu que Cervantes, dans la période de sa vie qui va de 1585 à 1600 environ, fit représenter vingt ou trente comédies; deux seulement sont parvenues jusqu'à nous : les Tratos de Argel (les Moeurs, la Vie d'Alger) et la Numancia. En 1645, il en fit imprimer huit qui ne furent jamais jouées : el Gallardo Español, la Casa de los zelos, los Baños de Argel, el Rufian dichoso, la Gran Sultana, el Labirinto de amor; la Entretenida; Pedro de Urdemalas. Ce même recueil contient en outre huit entremeses : el Juez de los divorcios, el Rufian viudo, Eleccion de les alcades de Daganço, la Guarda cuidadosa, el Vizcaino fingido, el Retablo de las maravillas, la Cueva de Salamanca, et Viejo Zeloso. Si l'on y ajoute la comédie de la Soberana Virgen de Guadalupe et les trois saynettes : los Habladores, la Carcel de Sevilla et el Hospital de los Podridos, qu'on croit être de lui, on a tout ce qui subsiste de l'oeuvre dramatique de Cervantes.

Cervantes tient une place importante dans l'histoire du théâtre espagnol à ses débuts, et parce qu'il fut, avant l'apparition de Lope de Vega, un des auteurs les plus applaudis, et par les théories sur l'art dramatique, qu'il a semées çà et là dans Don Quichotte (chap. XLIII,1re part.), dans le Coloquio de les Perros, dans l'Adjunta au voyage du Parnasse, dans le prologue de son recueil dramatique de 1615. Ces théories sont tout le contraire de celles que Lope de Vega développa dans son Arte nuevo de hacer comedias, en 1609. Cervantes, loin de vouloir que l'auteur suive le goût du temps et s'abandonne à tous les caprices d'une imagination effrénée, réclame en faveur des règles de l'art dramatique; il ne peut admettre ces comédies improvisées, bâclées, dont Lope de Vega (on se souvient de ses 4 800 pièces) donne l'exemple :

« De l'aveu de tous, les comédies d'aujourd'hui, celles de pure imagination, comme celles qui reposent sur des faits historiques, toutes ou la plupart sont sans aucune espèce de raison et n'ont ni queue ni tête [...]. La comédie doit être, comme, dit Cicéron, un miroir de la vie humaine, un exemple moral, une image de la vérité; celles d'aujourd'hui sont pleines d'extravagances, de sottises et de mauvais exemples. Y a-t-il rien de plus ridicule que de voir le héros, enfant enveloppé de langes dans la première scène du premier acte, être homme et barbu dans la seconde? [...] Que dire de la manière d'observer la vraisemblance dans les questions de temps et de lieux, puisque j'ai vu une comédie dont le premier acte se passait en Europe, le second en Asie, le troisième en Afrique? S'il y avait eu un quatrième acte, il se serait passé en Amérique et ainsi on aurait eu des scènes, dans les quatre parties du monde. Si la comédie doit être une imitation, comment l'homme d'un peu de bon sens peut-il être satisfait d'une action qui se passe au temps du roi Pépin ou Charlemagne, alors que le principal personnage en est l'empereur Héraclius, qui entre avec la croix à Jérusalem et qui prend la ville sainte, comme Godefroy de Bouillon, alors qu'il y a des siècles de l'un à l'autre. Peut-il être satisfait de voir des faits imaginaires mêlés aux vérités historiques, sans ombre de vraisemblance, avec des erreurs qui sautent aux veux? [.:.] Et si nous parlons de nos comedias divinas! que de miracles faux, que de choses apocryphes ou mal comprises, que d'actions d'un saint attribuées à un autre! Et dans les comédies purement humaines n'a-t-on pas l'audace de faire intervenir les miracles [...] Tout cela est au détriment de la vérité et de l'histoire, et je puis dire, à la honte de nos génies espagnols, car les étrangers qui, eux, observent avec beaucoup de soin les règles de la comédie, nous tiennent pour des barbares et des ignorants. » 
N'est-ce pas une théorie remarquable de la comédie, remarquable surtout pour le temps et si on songe que nous sommes en Espagne? Comment avec une, telle conception du théâtre, avec la féconde imagination dont il était doué, Cervantes n'a-t-il écrit que des comédies médiocres ou même franchement mauvaises? Blas de Nasare qui, en 1749, réimprima les huit comédies et les huit entremeses du recueil de 1615, donnait de leur peu de valeur une explication assez étrange; dans son prologue il cherche sérieusement à montrer qu'en les écrivant Cervantes n'avait d'autre but que se moquer des comédies de Lope, en faire des parodies. L'abbé Lampillas, en 1789, imaginait que Cervantes avant envoyé à l'impression huit comédies et huit entremeses, l'imprimeur leur substitua d'autres ouvrages qu'il fit paraître sous le nom de l'auteur de Don Quichotte. Ce sont là de pures imaginations, et ce qui le prouve, c'est que les deux autres comédies de Cervantes, les Tratos de Argel et la Numancia, retrouvées en 1782, quoique moins mauvaises, sont très loin d'être bonnes. Il faut bien l'avouer, le grand prosateur n'avait pas le génie dramatique; point d'intrigue, point d'entente de la scène, point de liaison entre les diverses parties qui sont comme jetées au hasard. 

Ajoutons que comme toujours les vers sont plats ou ampoulés. Il faut dire encore que Cervantes a été malgré lui gagné au mauvais goût de son temps et que ses dernières comédies ne valent pas ses premières, écrites alors que le théâtre espagnol cherchait encore sa voie et se prêtait à tons les essais. Dans la pensée de Cervantes le théâtre devait être un moyen d'action sur l'opinion publique, un moyen d'enseignement, une école de grandeur et de patriotisme. 

« Si les comédies étaient bonnes, dit-il, dans le passage de Don Quichotte que nous avons déjà cité, le spectateur sortirait du théâtre, égayé par les plaisanteries, instruit par les histoires vraies, émerveillé des événements, devenu plus sage, prévenu contre les tromperies, averti par les exemples, détourné des vices et enthousiasmé pour la vertu; la bonne comédie doit produire de tels effets dans celui qui y assiste, pour rude et indifférent qu'il soit. » 
Cette tendance, surtout manifeste dans les tragédies qui nous restent de la première période de la vie littéraire de Cervantes, les Tratos de Argel et la Numancia, poussait l'auteur à se préoccuper fort peu de la composition. Il lui suffisait que l'idée générale fût grande, héroïque, patriotique; l'intrigue, les aventures, les personnages ne sont qu'un prétexte à l'expression de, ses sentiments et de ses désirs. Dans les Tratos de Argel le canevas c'est d'abord l'amour de Silvia et d'Aurelio qui, tombés aux mains des Algériens, sont séparés, puis se retrouvent prisonniers du Turc Youssouf. Celui-ci vient à aimer Silvia et demande à Aurelio de l'aider à obtenir les grâces de la jeune Espagnole, tandis que sa femme Zara s'amourache d'Aurelio et en fait confidence à Silvia. Fatima, servante de Zara, cherche en vain à tenter le jeune Espagnol par des promesses de plaisirs matériels; furieuse d'échouer, elle prépare contre lui des sortilèges et l'envoûte. Les furies qui l'aident dans son oeuvre magique lui montrent que les incantations ne peuvent rien contre un chrétien et qu'il vaut mieux qu'elle appelle à son aide l'Occasion et la Nécessité. Celles-ci accourent et assaillent Aurelio; il veut rester et mourir chrétien. Entre temps passe un jeune renégat qui décrit les avantages de sa situation, et un captif, témoin de cet abaissement, prie éloquemment les spectateurs de tout faire pour le rachat des pauvres prisonniers, qu'on entend gémir au milieu des tortures. Un homme plein d'épouvante vient raconter le supplice du prêtre Michel de Aranda, massacré par la foule furieuse. Le captif, que nous avons vu plus haut prier les spectateurs, s'enfuit; il va vers Oran; il tombe dans un désert, harassé de fatigue, mourant de soif; il va périr, mais il prie la Vierge et un lion paraît, qui lui montre le chemin; il arrive à Oran; il est sauvé. Dans la dernière jornada, le roi Hassan, qui apprend que deux autres captifs lui ont été enlevés, exhale sa rage tandis qu'on martyrise des prisonniers et que le sang coule de toutes parts sous le bâton. On voit quelle confusion de personnages, d'événements, de scènes! Mais le drame n'est vraiment pas dans les aventures d'Aurelio, d'Alvarez, d'Antonio de Toledo et autres; il est, pour Cervantes, dans le tableau de l'insolence des mahométans, de la misère des captifs, de la bravoure des martyrs, dans la lutte du christianisme et de l'islam

C'est la pensée toujours présente à l'esprit de l'auteur; ici il montrera pourquoi la marine espagnole ne peut lutter contre les corsaires; ailleurs il parlera de son rêve de la conquête de l'Afrique par Don Juan d'Autriche et il manifestera l'espoir que Philippe II viendra un jour reprendre ce grand dessein. Son drame, ce n'est pas autre chose que la mise en scène de ce qu'il avait écrit à Mateo Vasquez en 1577 et même il insère dans les Tratos à Argel quelques-uns des tercets de sa lettre. Cette lutte contre les mahométans est une idée chère à Cervantes; non seulement il y revient souvent dans le Don Quichotte et dans les Nouvelles, mais il semble encore que c'est elle qui lui a inspiré d'autres comédiez perdues, la Gran Turquesca, la Jerusalem et la Batalla naval, où il décrivait sans doute la bataille de Lépante; c'est elle aussi qui lui a inspiré la comédie qu'il publia en 1615, los Baños de Argel, pièce où l'horrible et les supplices ont moins de place que dans los Tratos de Argel et qui finit même par un événement heureux, un mariage. Il est probable que les Espagnols n'avaient pas beaucoup aimé à voir sur la scène une image de leur faiblesse et de leurs souffrances en pays barbaresque. Il y a une assez bonne analyse de los Tratos de Argel dans le livre de Erasme Chasles.

Les deux essais dramatiques de los Tratos de Argel ou de la Numancia sont, à notre avis, bien préférables aux huit comédies que Cervantes fit imprimer en 1615. Le succès des pièces de Lope de Vega, le goût du temps, l'espoir de tirer quelque ressource Ce compositions accommodées à ce goût, le portèrent à ne plus tenir aucun compte de la théorie qu'il avait développée dans le Don Quichotte. Il n'a plus le moindre souci de l'unité de lieu et de temps; la composition, qu'il n'avait jamais sa régler très bien, devient plus désordonnée encore; il y a des intrigues quasi-indéchiffrables, des situations extraordinaires, partout un gracioso. Sauf quelques passages vraiment poétiques, quelques esquisses de caractères très peu poussées, il n'y a vraiment rien à louer dans ces comédies et, si Cervantes n'avait pas composé autre chose que des drames, on regretterait qu'il n'ait pas persévéré dans la voie où il s'était d'abord engagé, et qu'il soit entré bon gré mal gré dans celle tracée par Lope de Vega. Les huit entremeses, pièces courtes, presque toutes en prose, avec une intrigue très simple, ont un peu plus de valeur; il y a des situations vraiment comiques, des mots heureux, un air de vérité; mais on sait que, dans le genre comique proprement dit, le théâtre antique espagnol n'a rien produit de vraiment remarquable, et les entremeses de Cervantes ne sont même pas les meilleurs. Nous ne ferons pas l'analyse et la critique de ces oeuvres, non plus que des quelques compositions retrouvées en ce siècle, parce qu'elles ne marquent point dans l'histoire littéraire.  (E. Cat).



Daniel-Henri Pageaux , Cervantes, Sem figures et plumes éditions, 2010
2357640227
Cervantes est bien sûr l'auteur d'un des chefs d'oeuvre de la littérature universelle. Mais son oeuvre romanesque ne se borne pas aux aventures de Don Quichotte de la Manche. Cervantès est aussi poète, dramaturge, nouvelliste, autant de visages à découvrir puisque celui de l'homme reste encore enveloppé de mystères. (couv.).

Andrés Trapiello, Les vies de Cervantes, une biographie, Buchet-Chastel, 2005.

Cervantes, Oeuvres (coffret 2 vol.), Gallimard, 2001. - Ou bien : Don Quichotte, La Galatée, Gallimard, 2001, et Nouvelles exemplaires, Persilès, Gallimard, 2001.

M. Moner, Cervantès conteur, écrits et paroles, Casa de Velazquez, 2002. - Jean Canavaggio, Cervantès dramaturge, PUF, 2000. - Du même, Cervantès, Fayard, 1997. - Jean-Paul Sermain, Don Quichotte, Cervantès, Ellipses-Marketing, 1998. - Philippe Daros et Jean Bessière, La nouvelle, Boccace, Marguerite de Navarre, Cervantès, Honoré Champion, 1996.

Editions anciennes - La meilleure édition ancienne de Don Quichotte est celle de Madrid, 1780, 4 vol. in-4. La traduction franç. la plus généralement lue est celle de Filleau de St-Martin et Chapes, en 6 vol. in-12. Du Bournial en a donné une plus complète en 8 vol. in-12. La trad. anonyme (par de l'Aulnaye), Paris, 1821, 4 vol in-18, joint l'exactitude à l'élégance. L'imitation de Florian, en 6 vol., est peu estimée. Petilot a donné une trad. mutilée des Nouvelles de Cervantes, 1809, 4 vol. in-18. L'édit. de ses oeuvres complètes; trad. par du Bournial, Paris, 1820, annoncée en 12 vol. in-8, n'a pas été terminée. M. Viardot, dont la trad. illustrée de Don Quichotte a obtenu un succès que justifie sa supériorité sur toutes celles de ses prédécesseurs, annonce en 1838 la trad. complète des oeuvres de Cervantes.

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