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Don Quichotte
est un célèbre roman de Cervantes
: il n'est personne qui ne connaisse le chevalier de la Manche, à
qui les romans de chevalerie avaient tourné la tête, et son
écuyer Sancho Pança; personne qui ne se rappelle la veille
des armes dans l'hôtellerie, l'aventure des moulins à vent,
la conquête de l'armée de Mambrin, la pénitence de
Don Quichotte à l'imitation du Beau ténébreux,
l'enchantement de Dulcinée, l'administration de Sanche dans l'île
de Barataria, et tant d'autres mémorables aventures que termine
cette défaite qui ramène Don Quichotte dans sa patrie, où
il ne tarde pas à expirer, après avoir recouvré la
raison.
Il serait impertinent de faire l'analyse
du Don Quichotte. Tous les critiques, sauf deux ou trois qui désiraient
avant tout se singulariser, l'ont proclamé un chef-l'oeuvre. Mais
si l'on est d'accord sur le mérite de l'ouvrage, on a beaucoup discuté
sur le sens caché que renferme la fiction, sur le but où
tendait l'auteur, et des centaines de volumes ont été écrits
à ce sujet. Suivant quelques critiques, le Don Quichotte
serait une satire ingénieuse des entreprises gigantesques et avortées
de Charles-Quint; pour d'autres, ce serait
la critique de l'administration du duc de Lerme, favori de Philippe
III. Quelques-uns aussi, au XVIIIe
siècle, reprochaient à Cervantes d'avoir manqué de
patriotisme et d'avoir voulu ridiculiser la nation espagnole, principalement
la noblesse. Ces opinions, plus on moins ingénieuses, ont été
fort bien réfutées par Vicente de los Rios. Bouterweck,
en 1803, cherchait à prouver que le Don Quichotte a pour
fondement le combat perpétuel entre l'idéal et la réalité,
entre l'héroïsme et la générosité d'une
part, l'égoïsme et l'intérêt de l'autre; Sismondi
développait, en 1813, la même thèse. Vicente Salva,
en 1842, soutenait que Cervantes n'attaquait que les mauvais romans de
chevalerie et qu'il eu avait voulu faire un meilleur que les autres. Enfin,
on a aussi voulu voir dans le Don Quichotte le contraste entre l'esprit
poétique et l'esprit de la prose.
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Origine du
fameux Don Quichotte
«
Dans une contrée d'Espagne qu'on appelle la Manche, vivait, il n'y
a pas longtemps, un gentilhomme, de ceux qui ont une lance au râtelier,
une vieille rondache, un roussin maigre et quelques chiens de chasse. Un
morceau de viande dans la marmite, plus souvent boeuf que mouton; une galimafrée
le soir, du reste du dîner; le vendredi des lentilles, et quelques
pigeons de plus le dimanche, consumaient les trois quarts de son revenu.
Le reste était pour la dépense des habits, qui consistaient
en un jupon de beau drap, avec des chausses de velours et les mules de
même, pour les jours de fête; et les autres jours, c'était
un bon habit de drap du pays. Il y avait chez lui une espèce de
gouvernante qui avait, quoi qu'elle en dît, un peu plus de quarante
ans, et une nièce qui n'en avait pas encore vingt, avec un valet
qui servait à la maison et aux champs, qui pansait le roussin et
allait au bois.
L'âge
de notre gentilhomme approchait de cinquante ans. Il était d'une
complexion robuste et vigoureuse, maigre de visage et le corps sec et décharné;
fort matineux et grand chasseur. Les jours que notre gentilhomme ne savait
que faire, ce qui arrivait pour le moins les trois quarts de l'année,
il s'amusait à lire des livres de chevalerie, mais avec tant d'attachement
et de plaisir, qu'il en oublia entièrement la chasse et le soin
des affaires. Il en vint même à tel point d'entêtement,
qu'on dit qu'il vendit plusieurs pièces de terre pour acheter des
romans, et fit si bien qu'il en remplit sa maison. De cette grande quantité
de livres, il n'y en eut point qui fût si à son goût
que les ouvrages du célèbre Félicien de Sylva. Il
était enchanté de la pureté de son style, et tous
ces galimatias embrouillés lui paraissaient des merveilles. Surtout
il ne pouvait se lasser de lire et d'admirer ses lettres, dont voici un
des plus beaux endroits :
«
Les hauts cieux, qui de votre divinité divinement avec les étoiles
vous fortifient et vous font mériter le mérite que mérite
votre grandeur. »
Parmi
ces beaux raisonnements, notre pauvre gentilhomme perdait insensiblement
la raison; et il se donnait la torture pour en trouver le sens, les admirant
d'autant plus qu'il n'y pouvait rien comprendre. Il ne s'accommodait pas
des blessures que don Bélianis faisait et recevait, s'imaginant
que quelque excellents que pussent être les chirurgiens qui les pansaient,
il ne se pouvait qu'il en restât d'étranges cicatrices. Cependant
il estimait fort l'auteur de ce roman; il fut plusieurs fois tenté
d'achever son livre, qui s'interrompait tout court au récit d'une
admirable aventure. Il l'aurait fait sans doute, et même avec succès,
s'il n'avait point eu d'autres fantaisies dans la tête...
Il
crut ne pouvoir mieux faire pour le bien de l'État et pour sa propre
gloire que de se faire chevalier errant, et d'aller par le monde chercher
des aventures, réparant toutes sortes d'injustices, et s'exposant
à tant de dangers, qu'il en acquît une gloire immortelle.
Il s'imaginait, le pauvre gentilhomme, se voir déjà couronné
par la force de son bras, et que c'était le moins qu'il pût
prétendre que l'empire de Trébizonde. » (Cervantes,
Don
Quichotte, ch. I). |
Cervantes se serait peint luttant contre
la société, montrant le plus vertueux et le seul sage qui
passe pour fou au milieu de la multitude vicieuse et insensée. Toutes
ces explications ont vivement irrité les critiques espagnols et
la plupart veulent que Cervantes n'ait eu d'autre but que de ridiculiser
les romans de chevalerie, purement et simplement. Il y a du vrai dans l'une
et l'autre de ces diverses opinions; une oeuvre importante, complexe comme
est le Don Quichotte, ne s'explique pas par une seule idée.
D'autant qu'il faut aussi noter, pour prendre une vision plus complète
de Don Quichotte, un grand nombre d'épisodes qui ne tiennent
guère au dessein général de l'ouvrage qu'en supposant
que, tout en ayant pour but d'écrire un livre utile à son
siècle, Cervantes se proposait aussi de le rendre utile à
son auteur. Tels sont : l'Histoire du Captif, le Curieux impertinent, les
Aventures de Cardenio et de Lucinde, de Don Fernand et de Dorothée.
On y trouve aussi de véritables pastorales, dans le même esprit
que la Galatée ,
et selon la mode d'alors et comme l'Histoire de Chrysostome et de la bergère
Marcelle, et les fameuses Noces de Gamache, si agréables à
Sanche. Tous ces ornements un peu disparates n'avaient pour but que d'attirer
des lecteurs à l'ouvrage, en y semant des pièces de genres
et de goûts divers.
A notre humble avis, et comme le dit Cervantes
lui-même, l'auteur a eu surtout pour dessein de tourner en ridicule
les romans de chevalerie, alors très en vogue, et de ruiner leur
crédit : il a voulu peindre un chevalier au burlesque, comme l'avait
fait l'Arioste, un de ses auteurs favoris, un
de ceux dont on retrouve chez lui très souvent des imitations. Il
imagine un pauvre hidalgo de la Manche, desséché
par les veilles, rendu fou par la lecture des livres de chevalerie; il
l'arme d'un casque de carton, d'une lance et d'un écu qui ont servi
à ses ancêtres : il le dresse sur Rossinante et l'envoie courir
les aventures. Pour mettre en relief ce chevalier grand, sec, féru
d'idéal, il lui donne pour écuyer un paysan court, gros,
gourmand, tout terre-à-terre. Don Quichotte peu à peu devient
pour l'auteur la personnification des idées nobles, mais exaltées;
Sancho Panza l'incarnation des idées communes et pratiques. Le premier
représente l'hidalgo aventureux et aveugle, le second le labrador
sans élévation d'esprit, mais plein de bon sens et ayant
toujours à la bouche des proverbes.
Sur
les traces de Don Quichotte. © Elsa Soucasse.
Cervantes dut ainsi marquer et accentuer
les traits de sa conception première, au fur et à mesure
qu'il avança dans la composition de l'oeuvre. Souvent aussi, il
devait faire un retour sur les déceptions de sa vie, sur ses rêves
grandioses qui n'avaient point abouti, et sa profonde sympathie
est pour le pauvre Don Quichotte. Il le peint monomaniaque, mais, hors
de sa folie, le chevalier de la Triste-Figure est un homme bon, sensible,
généreux, plein de prud'homie. Cervantes se représente
parfois sous ses traits comme le pauvre Molière
sous ceux d'Alceste. Je crois qu'il ne serait pas difficile de trouver
en Cervantes lui-même et en plusieurs des hidalgos de son jeune temps
quelqu'un digne de poser pour modèle de Don Quichotte. Quant à
Sancho Panza, c'est bien le paysan espagnol, surtout le paysan de Castille ,
et là encore l'immortel écrivain s'est bien plus inspiré
de la réalité qu'on ne croit communément. Les deux
personnages courent le monde pour chercher les aventures. Quel champ ouvert
à l'imagination féconde et brillante de l'auteur! Des aventures,
parodies de celles qu'on voit dans les vieux romans, des descriptions merveilleuses,
des dialogues plein de vie et d'esprit et, répandus sur tout cela,
une douce ironie, une mélancolie souriante, un grand fonds d'expérience
de la nature humaine, tout cela se trouve dans cette oeuvre merveilleuse,
méditée peut-être pendant vingt ans et à qui
on ne peut comparer que la puissante création fantaisiste de Rabelais.
La première partie du Don Quichotte
parut à Madrid en 1605. Cervantes venait
d'entreprendre la seconde, et l'annonçait en juillet 1613, lorsque
fut imprimée à Tarragone, en 1614, une suite à l'histoire
de Don Quichotte, sous le nom d'un certain Avellaneda,
pseudonyme qui cache, dit-on, le P. Aliaga, confesseur de Philippe
III. Cet ouvrage, écrit par un ennemi de Cervantes reproduit,
non le portrait, mais la caricature de Don Quichotte et de Sanche; il a
été traduit en français par Lesage,
et depuis, par Germond de Lavigne, Paris, 1853. Devant cette impudente
contrefaçon de son oeuvre, Cervantes fit paraître, en 1615,
la deuxième partie de l'histoire de Don Quichotte, où
il se vengeait, avec autant d'esprit que de dignité, de son plat
imitateur.
On a discuté bien souvent sur la
valeur relative des deux parties qui composent le Don Quichotte. La première
est certainement plus riche d'invention, la seconde conduite avec plus
d'art, d'un style meilleur, mais dans toutes
deux, Cervantes se montre un peintre admirable, le premier, sans contredit,
des prosateurs espagnols. Des négligences, des oublis, des contradictions
légères qu'on a pu relever, ne nuisent pas au fond même
des choses. On voit qu'il a vécu son oeuvre, que son esprit en était
possédé, qu'il avait même la conscience d'en avoir
fait une oeuvre à toujours. Montesquieu
l'appelait le seul bon livre qu'ait produit l'Espagne. Saint-Evremond disait
que c'était celui qu'il aimait le plus de tous ceux qu'il connaissait
et qu'il ne pouvait cesser d'admirer comment Cervantes avait pu rendre
si intéressante l'histoire d'un pauvre fou. Sainte-Beuve
enfin et tous ses contemporains le placeront à côté
de Dante, de Molière
et de Shakespeare pour sa manière
d'observer et de concevoir l'humanité dans ce merveilleux roman.
L'oeuvre est le produit d'une nature exceptionnelle qui réunissait
à une imagination fraîche et puissante le bon sens et l'expérience.
(E. Cat : E. B).
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En
bibliothèque - Les meilleures
éditions anciennes de Don Quichotte sont, en espagnol celles
de Pellicer, Madrid, 1797-98, 5 vol. in-8°, et de Clemencin Madrid,
1833-39, 6 vol. in-4°. Ces deux éditions doivent beaucoup à
l'édition donnée en Angleterre par J. Bowle, Salisbury, 1781,
in-4°. Les traductions françaises les plus estimées sont
celles de Filleau de Saint-Martin, de Viardot, de Damas-Hinard, et de Brotonne.
Furne a essayé aussi une traduction dans le genre de celle de Florian,
qui n'est qu'une imitation.
En
librairie - Cervantès, Don
Quichotte, La Galatée, Gallimard, 2001. |
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