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La littérature anonyme
du Moyen âge et des les Temps modernes
Aperçu Antiquité Moyen âge et Temps modernes
Au milieu du repos et de la prospérité matérielle que l'administration romaine sut donner à l'Empire, la vie morale des peuples allait diminuant chaque jour. La science n'existait pas; la littérature était devenue un simple passe-temps de beaux esprits. C'est alors que le Christianisme vint offrir à l'imagination populaire des sujets nouveaux, des consolations et des légendes, des illusions nouvelles autour desquelles se rassembler. Une poésie épique contenue dans l'Ancien Testament et le Nouveau Testament; une poésie lyrique fondée sur les louanges de Dieu, du Christ et des saints, et surtout sur les effusions intimes de I'âme : Sources variées d'inspirations religieuses ou morales que nous retrouverons dans les écrits anonymes du Moyen âge, dans les chansons de geste, les épopées et les mystères

Les idées chrétiennes, en pénétrant dans l'imagination, accrurent et enrichirent ce fonds populaire d'où sont déjà sorties les grandes épopées anonymes de l'Antiquité, d'où vont naître aussi les poèmes anonymes du Moyen âge : en France, les chansons de geste; dans les pays scandinaves et germaniques, le Eddas, les Niebelungen.

Littérature anonyme du Moyen âge dans les pays germaniques 

Si nous examinons les origines de la littérature germanique et ses grandes épopées primitives, qui sont restées anonymes, nous vérifions une fois de plus que l'épopée nationale est une oeuvre essentiellement anonyme, collective et démocratique. C'est le mouvement de tout un pays qui parle même au coeur des plus humbles. Tout en ayant reçu d'un seul auteur sa forme dernière, elle a été conçue et élaborée par une longue succession de générations de conteurs; tel est, par exemple, le Niebelunge-Nôt, telle était l'Iliade. Le poème littéraire, au contraire, tel que l'Enéïde, est principalement une oeuvre individuelle et aristocratique : il ne révèle que le talent d'un poète et ne s'adresse qu'aux esprits cultivés.

La grande épopée anonyme du Nord, le Niebelunge-Nôt, s'est formée comme toutes les épopées primitives. Dès qu'il se fut produisait dans la vie nationale quelque événement, les chanteurs le célébrèrent. Il se forma ainsi une première collection de chants épiques improvisés et anonymes; parmi ces chants simples et naïfs, quelques-uns se distinguant par des qualités spéciales se transmirent en se perfectionnant. Ils subirent un second travail et l'on vit ainsi se produire un cycle de petits poèmes reliés entre eux, tous animés d'une même inspiration, sans que l'on puisse placer un nom d'auteur en tête d'un seul d'entre eux. C'est ce qui arrive pour les grandes épopées germaniques et scandinaves. 

Les sources, les traditions primitives sont contenues dans l'Edda, d'où est sorti, avec de nombreuses altérations et un caractère différent, le Niebelunge-Nôt.

On connaît, sous le nom d'Edda, deux recueils écrits dans la langue qu'on parlait en Islande au Moyen âge. Le premier n'est qu'un recueil de vers détachés comprenant trente-sept pièces. On l'a attribué à Soemund le Savant. Le second renferme des récits en prose; il est divisé en deux parties, suivies d'un recueil de règles poétiques et s'appelle l'Edda de Snorri-Sturluson. Mais tous les critiques s'accordent à affirmer que les Eddas sont, en réalité, anonymes, et que Soemund et Snorri n'ont fait que recueillir des chants et des traditions datant d'une époque reculée et conservés par la mémoire des peuples. 

Comme presque toutes les poésies analogues, les chants de l'Edda sont anonymes parce qu'ils sent sortis de l'inspiration du peuple. Les scaldes norvégiens leur ont sans doute donné la forme que Soemund a fixée en la confiant à l'écriture. Les sagas héroïques qui les composent viennent d'Allemagne; et les sagas mythologiques constituent le fonds même des croyances religieuses des anciens Germains. Or, comme le faisait déjà remarquer W. Grimm, les chants de l'Edda ne visent jamais un récit complet de la Saga; ils la supposent connue. L'art fait défaut, il n'y a nulle recherche de style, nulle préoccupation de l'effet, nulle idée esthétique.

Nous constatons donc dans les Eddas deux origines que nous retrouverons dans les Niebelungen : la tradition épique sous forme de poésies populaires et sous forme de récits en prose, voilà la double source d'où est sortie l'épopée germanique. L'étude comparée des littératures primitives de l'Inde et de la Grèce conduit aux mêmess conclusions : les grandes épopées nationales de l'Inde et de la Grèce ont été précédées par une série de chants primitifs; c'est exactement de même que les Eddas ont précédé les Niebelungen. Le Niebelunge-Nôt date des premières années du XIIIe siècle. Cette oeuvre fut rédigée à l'époque des Hohenstaufen, quand les lettres, les arts et le commerce se développèrent sous l'influence des croisades et des relations avec l'Italie et l'Orient. A cette époque, les poésies des troubadours, que Frédéric Il aimait tant, avaient donné le goût des compositions chevaleresques. On a longtemps discuté pour savoir quel était l'auteur du Niebelunge-Nôt. Quelques critiques ont mis en avant un nom propre, celui de Heinrich von Ofterdingen. Mais le savant Lachmann a repoussé cette hypothèse et dit que ce personnage est presque un mythe et que l'oeuvre sur laquelle on discute n'a pu être composée par un seul poète. 

Appliquant rigoureusement le système de Wolf, Lachmann prétendait que le Niebelunge-Nôt est formé de l'assemblage de vingt chants anciens, conservés par la tradition populaire, réunis avec une certaine habileté et coupés en trente-neuf aventures, comme il nous a été transmis. Ce travail de compilation exigeant peu de comptétence, les noms du ou des compilateurs ne sont pas parvenus jusqu'à nous et l'oeuvre reste anonyme. Cette opinion s'appuyait sur les oublis de l'auteur concernant des personnages importants, sur la différence de ton des différentes parties de l'oeuvre, et sur l'opposition de strophes plates et vulgaires à d'autres strophes énergiques et belles.

L'antique épopée germanique est-elle l'oeuvre d'un poète ou n'est-elle que la réunion d'anciens chants reliés les uns aux autres? Y a-t-il un Niebelungem-Lied ou des Niebelungen-Lieder? Une étude attentive conduit à admettre que l'ensemble du poème révèle la pensée personnelle d'un auteur qui a disposé d'après un plan suivi les épisodes que lui livrait la tradition. Mais ce poète a puisé les éléments de son poème en partie dans les chants populaires, en partie dans des chants cycliques plus récents. C'est ce que Schnorr a symbolisé dans ses peintures monumentales de Munich. Il représente le poète ayant à sa droite une blonde jeune fille couronnée de feuilles de chêne : c'est la tradition épique, la chanson populaire dans toute sa fraîcheur, c'est la Saga. A la gauche du poète est une vieille courbée par l'âge : c'est la tradition héroïque que la grand-mère raconte le soir à la veillée c'est la Moere. Telles sont, en effet, les deux sources du Niebelunge-Nôt. A un autre point de vue on y trouve trois cycles différents de tradition : les unes franques, rattachées au nom de Siegfrid; les autres burgondes, concernant Gunther, ses frères et leurs luttes avec Attila; les troisièmes gothiques, qui ont pour objet Dietrich et les héros Amelungen.

En résumé, en Germanie, naquirent d'abord des chants héroïques qui étaient l'écho des faits historiques amplifiés par l'imagination populaire; puis ces chants se groupèrent autour d'un nom connu, Siegfrid, Dietrich ou Gunther, et formèrent des cycles. Plus tard, ces cycles, d'origine et d'époques différentes, se rapprochèrent et se confondirent sous l'empire d'un mythe religieux ou d'une pensée morale. Aux débuts de la littérature germanique comme aux débuts des autres littératures, nous trouvons donc des oeuvres anonymes qui sont le produit du travail de tout un peuple, qui y a reconnu ses valeurs morales et esthétiques, pendant un temps plus ou moins long. Avant d'arriver a sa forme définitive, la tradition épique resta longtemps à l'état de poésie populaire, flottante, transmise d'âge en âge, et remaniée par chaque génération. Cette période de composition successive spontanée, anonyme, se prolonge pendant 2000 ans peut-être en Inde et en Perse, cinq à six siècles en Grèce et en Germanie, deux siècles au plus, comme nous allons voir, dans la France du Moyen âge.

Littérature anonyme du Moyen âge en France

« Aux temps primitifs, dans tous les pays,  dit  Gaston Pâris, la poésie est anonyme. » La France n'a pas fait exception à ce constati : il importe, toutefois, de noter deux tendances dans les oeuvres de cette époque, distinction due à l'influence de l'Eglise. Le Christianisme avait été la transition entre la civilisation antique et le monde nouveau. L'Eglise conserva officiellement la langue de l'Empire romain, le latin, auquel elle s'était associée sous Constantin : langue qui, depuis lors jusqu'aux Temps modernes, fut celle de la science et de la littérature élevée. Ainsi naquit, entre les clercs et les laïques, une division profonde. La poésie populaire se développe avec une liberté complète; tandis que les clercs, attachés aux vieilles formules, dépensent stérilement leur activité en travaux fastidieux. Il y a donc pour la littérature anonyme du Moyen âge en France deux parts à faire, l'une pour la littérature des clercs, l'autre pour celle du peuple.

La littérature populaire.
Dans la littérature populaire, la poésie est l'image de cette vie; elle en a l'allure franche et libre. C'est une poésie toute vivante, que chacun pourrait avoir faite, qui se chante partout, aux festins des nobles comme aux repas des auberges, qui se modifie au gré des générations successives : oeuvre impersonnelle et anonyme où sont exprimés les sentiments de tous et non les caprices individuels d'un auteur. Quelle était la nature de ces chants? Certains érudits y voient des épopées chantées par des gens du métier, aèdes chez les Grecs, jongleurs chez les Français. D'autres n'y voient que des cantilènes, chansons courtes et faciles, chantées par un peuple entier. 

Plusieurs fois, il est fait mention de ces cantilènes dans les textes historiques que nous possédons. Helgaire, biographe de Saint-Faron, nous a transmis une chanson sur son héros et nous dit « qu'elle était sur toutes les lèvres et que les femmes la chantaient en choeur ». (Vita sancti Faronis, Historiens de France, III, p. 505). De même un biographe de Guillaume, ce duc d'Aquitaine qui, en 193, combattit contre les Sarrasins, nous dit que son héros était l'objet de poésies populaires qu'on chantait en cadence: « Modulatis vocibus ». (Revillout, sur la Vita sancti Willelmi). C'est à ces chansons sans auteur connu que les premiers poètes épiques ont emprunté les éléments traditionnels ou légendaires dont ils ont fait usage dans leurs grands poèmes. C'est au moyen de ces cantilènes qu'a du être composée notamment la célèbre Chanson de Roland, la plus réussie des chansons de geste du Moyen âge. 

On admet aujourd'hui que la rédaction de cette oeuvre date de la fin du XIe, siècle. Quant à l'auteur même du Roland, il est inconnu. Léon Gautier en a fait un Normand qui aurait pris part à la conquête de l'Angleterre en 1068 et s'y serait établi. Gaston Pâris, Foerster, au contraire, y voyaient un habitant de l'lle-de-France, ou même un Parisien. Génin pensait que l'auteur n'est autre que ce Turoldus dont il est question dans le dernier vers :

Cî fait la geste que Turoldus declinet. 
Il attribuait le poème à un Theroulde, bénédictin de Fécamp, qui reçut du roi Guillaume, en 1069, l'abbaye de Peterborough et y mourut en 1098. Il allèguait que l'on avait retrouvé deux exemplaires du Roland dans l'armoire aux livres de la cathédrale de Peterborough. Toutefois ce n'est là qu'une présomption et nullement une preuve convaincante. Il paraît douteux, après bien des recherches, que l'on arrive à lever le voile de l'anonyme qui nous cache encore l'auteur de la Chanson de Roland.

La Chanson de Roland avait été l'expression la plus remarquable des sentiments nationaux de tout un peuple; c'est là qu'apparaît l'expression de douce France; quand Roland se sentit mourir :

a remember se prist
De dolce France 
Il faut remonter jusqu'à Homère (Odyssée, IX, 27) pour, retrouver un sentiment pareil.

Mais immédiatement après la Chanson de Roland des tendances plus individualistes se manifestent; à l'inspiration nationale, aux oeuvres anonymes de la première période vont succéder des idées particulières, et des poèmes ingénieusement travaillés par un seul auteur. 

Jusqu'au XIIe siècle, la même poésie plaisait à tous; le jongleur pouvait vieller la mort de Roland avec autant de succès à la table du roi que sur la place publique. Mais, à partir du moment où la hiérarchie féodale est définitivement fondée, se forme une société restreinte qui se distingue par l'élégance et la politesse de ses manières : les hommes se divisent en deux classes, les courtois et les vilains. A ce monde nouveau il fallait une poésie qui se distinguât de celle du peuple; c'est celle des Romans de la Table Ronde. Les poètes qui s'y adonnent sont en partie des princes ou des seigneurs : ils veulent être admirés. Ils méprisent la source la plus féconde de la poésie épique : la communion perpétuelle avec le peuple. Dès lors la période de la spontanéité poétique cesse. La littérature populaire, fruit de l'imagination de tous, et par cela même anonyme, s'efface complètement. 

Il y eut pourtant, malgré cette séparation du peuple en deux, un autre ordre de poésie qui s'adressa encore à la nation tout entière : ce fut le théâtre. Au XIVe et au XVe siècle, les mystères furent ce qu'avaient été jadis les chansons de geste. L'unité chrétienne y remplaçait seulement l'unité nationale. Les mystères, comme les chansons de geste, comme toute la poésie de longue haleine au Moyen âge, sont anonymes. Sur 130 mystères qui nous sont parvenus, il n'y en a pas plus de 20 dont nous connaissions les auteurs.

La littérature des clercs.
Tandis que les mystères reflétaient les derniers vestiges des inspirations populaires, tandis que la société mondaine et féodale faisait de la poésie un passe-temps frivole, la littérature cléricale, grave et sévère, se développait dans les cloîtres. Les productions monastiques sont en majeure partie anonymes. Ce n'est pas qu'elles aient le caractère national et impersonnel des chansons de geste ou des mystères qui reproduisent les sentiments d'un peuple entier, non; mais de ces oeuvres, les unes sont de fades compilations de noms et de dates, sans originalité et sans cachet personnel; les autres, telles que l'Imitation de Jésus-Christ, sont anonymes parce que l'humilité chrétienne aurait empêché l'auteur de se dévoiler.
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Puissance de l'amour

« L'amour est une grande chose; c'est un bien tout à fait grand. Lui seul rend léger tout ce qu'il y a de pesant, et supporte avec égalité les inégalités de la vie : car il porte un poids sans être chargé, et il rend doux et agréable ce qui est amer.

Il n'y a rien au ciel et sur la terre de plus doux que l'amour, rien de plus fort, de plus élevé, de plus étendu, de plus agréable, de plus rempli ni de meilleur.

Celui qui aime, court, vole et est dans la joie; il est libre et rien ne le retient.

Il donne le tout pour le tout, et possède tout dans le tout, parce qu'il se repose au-dessus de toutes choses dans le seul et souverain bien, d'où déroulent et procèdent tous les autres biens.

Souvent l'amour ne garde point de mesure; mais son ardeur l'emporte au delà de toute mesure.

L'amour ne sent point sa charge, il ne compte point le travail; il veut faire plus qu'il ne peut et ne s'excuse point sur l'impossibilité, parce qu'il croit que tout lui est permis et possible. Ainsi, il est capable de tout; et, pendant que celui qui n'aime point s'abat et se décourage, celui-là exécute bien des choses et les achève.

L'amour veille et ne doit pas, même pendant le sommeil. Il n'est pas las, quoiqu'il se fatigue; pressé par l'affliction, il ne laisse pas que d'être au large; il est troublé et n'est point dans le trouble; mais comme une vive flamme et un flambeau ardent, il se fait un passage en haut et y monte sans obstacle.
Celui qui aime connaît seul la force de ce mot d'amour.»

(extrait de l'Imitation de Jésus-Christ).

Ce qui tient lieu ici des chansons de geste, ce sont les Chroniques, latines d'abord, puis françaises, listes arides et sèches, assez semblables aux Annales des Pontifes de l'ancienne Rome, et anonymes comme celles-ci. Les événements les plus obscurs d'un cloître prennent, sous la plume de ces annalistes inconnus, autant d'importance que les plus grandes révolutions. Les annales, une fois rédigées, passaient d'un monastère à l'autre; les copistes jouent ici le rôle des rapsodes. 

Les cloîtres nous laissent toutefois une grande oeuvre dont l'auteur est ignoré : l'Imitation de Jésus-Christ. Ce chef-d'oeuvre est un ouvrage anonyme. Le lieu où il a été écrit n'est pas plus connu que son auteur. L'époque même de sa composition est incertaine. Français, Allemands, Italiens le réclament; tour à tour on l'assigne au XIIIe et au XVe siècle. On l'attribue au chancelier Gerson, à Thomas a Kempis, à saint Bernard même. « Da mihi nesciri, Faites que je sois ignoré, ô Dieu, » s'était écrié le pieux auteur. Ce voeu n'a été que trop accompli. Toutefois, le livre même de l'Internelle consolation marque la fin d'une grande époque.

« On y sent, dit Michelet, un immense veuvage et la mort d'un monde intérieur. Le vide que Dieu vient remplir, c'est la place du monde qui a sombré corps et biens, Eglise et Patrie. » 
L'Europe a marché. Les écrivains apparaissent déjà sous des traits bien tranchés. Aux inspirations anonymes de la muse populaire se substitue l'oeuvre personnelle de poètes plus réfléchis; les cloîtres mêmes cessent de produire. Si nous retrouvons encore en Europe, dans les siècles suivants, quelques oeuvres anonymes, ce ne sera plus qu'exceptionnellement, et pour des causes particulières.

Littérature anonyme des Temps modernes 

Ces causes sont faciles à retrouver dans la plupart des cas Tantôt il s'agit d'un pamphlet dont l'auteur aurait craint de s'exposer aux vengeances du pouvoir. On peut citer dans cette catégorie : la Satire Ménippée, les pamphlets du XVIIIe siècle, en France, les Lettres de Junius, en Angleterre

D'autres fois, et ceci s'applique surtout au XVIIe siècle, les auteurs des livres anonymes sont de grands seigneurs qui regardent le métier d'auteur comme au-dessous d'eux et veulent s'épargner les ennuis de la profession d'auteur (Mme de La Fayette, La Rochefoucauld). Parfois encore, c'est par pure vanité littéraire que l'auteur d'un livre tait son nom. Souvent alors, si l'ouvrage a du succès, il se fait connaître. Enfin, dans un petit nombre de cas, c'est par modestie sincère qu'il refuse de dévoiler son nom. Tel est, par exemple, le cas, pour certains mémoires du XVIe siècle, comme ceux du Chevalier sans paour et sans reproche, écrits par son loyal serviteur

Les anonymes du XVIe siècle.
Les principaux ouvrages anonymes que l'on trouve au XVIe siècle, à cette époque troublée où la France était déchirée par les guerres de religion, sont les pamphlets. Mélange étonnant du discours et du livre, le pamphlet né à cette époque est déjà presque le journal. Plus rare, il est mieux écouté. De pareilles compositions sont le plus souvent anonymes : elles exposent en effet l'auteur aux inimitiés et aux vengeances de tous ceux qu'il attaque. Nous trouvons parmi les pamphlets calvinistes de cette époque-: l'Epître au tigre de France, sorte de catilinaire contre le cardinal de Lorraine; le Discours merveilleux de la vie, actions et déportements de la reine Catherine de Médicis; le Discours des Jugements de Dieu contre les tyrans, etc., et parmi les pamphlets catholiques, la Vie et les faits notables de Henri de Valois, où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrilèges, cruautés et hontes de cet hypocrite et apostat; l'Avertissement d'un catholique anglais aux catholiques français, etc. 

La Satire Ménippée.
Mais de tous ces pamphlets anonymes de cette époque, le plus remarquable à tous les égards est la Satire Ménippée. Les calvinistes, austères et énergiques, avaient atteint parfois à l'éloquence; les ligueurs, violents et passionnés, s'étaient livrés à des déclamations enragées; le parti modéré, spirituel et sensé, inaugura la raillerie fine et mordante. La Satire Ménippée, qui a pour objet la tenue des Etats convoqués à Paris, le 10 février 1593, par le duc de Mayenne, parut en 1594, et fit sensation. 

« Ce fut, dit Philarète Chasles, à la fois un pamphlet, une comédie et un coup d'Etat », « une bonne action en même temps qu'un bon livre », dit Charles Labitte. 
L'oeuvre fut publiée sans nom d'auteurs : ils gardèrent strictement l'anonyme, et ce ne fut que dans le courant du XVIIe siècle qu'on les connut avec certitude. C'étaient sept bons bourgeois amis de la paix, dévoués à la royauté et à leur repos, gardant rancune à Mayenne pour les longs jeûnes du siège de Paris, et « pour les gardes et sentinelles, où ils avaient perdu la moitié de leur temps et acquis catarrhes et maladies ». Des sept auteurs, Jacques Gillot, Louis Leroy, Pierre Pithou, Nicolas Rapin, Florent Chrestien, Passerat et Gilles Durand, chacun a sa part dans l'ouvrage. Leroy eut l'idée de la Menippée et en traça le cadre, ses amis en rédigèrent les différents morceaux, et Pierre Pithon revit l'ensemble. Toutefois, il y a bien des portions de l'ouvrage dont on ignore encore les auteurs. Ainsi la description des tapisseries et des tableaux, et les deux harangues du lieutenant-général et de Rieux. On n'a, d'ailleurs, aucun détail sur la mystérieuse composition du livre. 
« Comme il s'agissait là de la doctrine même de la France, de l'Etat et du gouvernement, le plus profond secret fut gardé. » (Ch. Labitte). 
La Satire Ménippée était une sorte de bataille d'Ivry dans l'ordre des intelligences. A peine connue, elle fit le plus grand bruit et ramena les plus obstinés à Henri IV. ( d'Aubigné, Hist. univ., 1626, in-fol., t. III, et Mém. de Chéverny, coll. Petitot, sér. Ire, t. XXXVI).
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Page de la Satire Ménippée.
Page de la Satire Ménippée.

Les Provinciales.
Une autre oeuvre, un peu postérieure, et qui fut d'abord publiée anonyme pour des raisons analogues, c'est la série des Lettres provinciales de Pascal (1656), au moment où le jansénisme, représenté par Arnauld, allait être condamné en Sorbonne; Pascal en appela de l'autorité au sens commun, prétendant qu'il était « plus aisé de trouver des moines que des raisons ». Chacun, à Port-Royal, apportait les matériaux, les citations à Pascal : lui seul rédigeait le tout. Puis, c'était l'impression, les espions de la police qu'il fallait dépister, la distribution qu'il fallait assurer, sans oublier ce féroce chancelier qui, recevant les épreuves toutes fraîches, faillit suffoquer de rage et qu'on saigna jusqu'à sept fois. Il n'en faut pas plus pour concevoir les raisons qui empêchèrent Pascal de publier ses Lettres sous son nom. 

Les anonymes du XVIIe siècle.
Enfin nous arrivons à le période classique du XVIIe siècle. La littérature, régularisée et pacifiée comme la société, se soumet à l'autorité de Louis XIV. Désormais, plus de diatribes, plus de pamphlets. Est-ce à dire pourtant qu'il n'y a plus d'ouvrages anonymes au XVIIe siècle? Ce serait aller trop loin. Le motif qui empêchait les auteurs de mettre leur nom en tête de leur ouvrage au XVIe siècle, a disparu, il est vrai, puisqu'il n'y a plus guère de pamphlets. Mais une nouvelle cause d'anonymie, bien particulière au temps que nous allons étudier maintenant, bien caractéristique du XVIIe siècle, apparaît. Cette cause, c'est le peu d'estime où les gens de qualité tiennent les hommes de lettres : le métier d'auteur est réputé indigne d'un gentilhomme. Aussi les grands seigneurs ne signent-ils pas leurs livres; La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Mlle de Scudéry nous en offriront des exemples.

Mlle de Scudéry ne publia pas ses ouvrages sous son nom : elle en édita quelques-uns sous le nom de son frère, Ibrahim ou l'illustre Bassa, Artamène ou le grand Cyrus, Clélie. Mais nul n'ignorait que ces romans étaient d'elle, et l'admiration de l'hôtel Rambouillet lui décerna les noms de Nouvelle Sapho et de Dixième Muse.

De même, Mme de Lafayette garda l'anonymat et ne publia pas ses romans sous son nom. Ses premiers ouvrages, Mademoiselle de Montpensier et Zaïde, parurent avec une préface de Huet et sous le nom de Segrais. Mais l'oeuvre principale de Mme de Lafayette est la Princesse de Clèves, 1678, qui parut sans nom d'auteur. Segrais se la laissait volontiers attribuer plus tard; mais il y est absolument étranger. On a soutenu parfois que La Rochefoucauld y est pour quelque chose; c'est en effet à cette époque que se rapporte sa liaison avec Mme de Lafayette. La collaboration, en tous cas, ne peut être bien déterminée; les contemporains attribuèrent l'oeuvre à tous deux; de là cette venimeuse épigramme de Mlle de Scudéry, qui se voyait dépassée : 

« M. de la Rochefoucauld et Mme de Lafayette ont fait un roman des galanteries de la cour de Henri second, que l'on dit être admirablement bien écrit. Ils ne sont pas en âge de faire autre chose ensemble. »
Quelle est la part de la Rochefoucauld? Il est bien difficile de le savoir. On lui attribue souvent deux épisodes, rattachés à l'action principale, mais d'une couleur assez différente. 

Si Mme de Lafayette garda l'anonymat, ce fut donc pour s'éviter certains ennuis inséparables de la profession d'auteur, ennuis que Segrais se chargeait d'épargner aux gens de qualité, en signant pour eux.

En 1688 paraissait un livre sans nom d'auteur, intitulé : les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les caractères ou les moeurs de ce siècle. L'ouvrage obtint un grand succès, mais ce fut surtout un succès de scandale. On voulut découvrir les originaux de tous ces portraits, on colporta des clefs de salon en salon. C'était sans doute pour cette cause que La Bruyère n'avait pas voulu signer son oeuvre. Peut être lui eût-on fait un mauvais parti s'il n'eut eu l'honneur d'appartenir aux Condé

Ce n'est pas, pourtant, le seul motif qui avait empêché La Bruyère de se faire connaître tout d'abord. Il était modeste, « et, dit l'abbé d'Olivet, craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit». D'ailleurs, le singulier mépris dans lequel on tenait les hommes de lettres n'était pas fait pour les encourager. On sait quels étaient les rapports de l'Académie avec le roi ou même avec les grands. Quoi qu'il fît, La Bruyère se sentait aux gages d'un prince et, comme tel, traité avec cette condescendance hautaine que les seigneurs avaient pour leurs inférieurs.

Si La Rochefoucauld publia ses Maximes sans nom d'auteur, c'est aussi partie par mépris pour les gens de lettres, partie par par une sorte de coquetterie littéraire. Tout le monde savait que cet ouvrage était de lui. Il avait déjà couru les salons sous le manteau. Mais un grand seigneur ne pouvait s'abaisser à être auteur. La première édition qui parut en 1665 était précédée d'un avis au lecteur, dans lequel Segrais prévenait le publie que l'auteur était « une personne de qualité, qui n'a écrit que pour soi-même ». On sait ce que valent ces déclarations, et personne ne s'y trompa.

Les anonymes du XVIIIe siècle.
Le caractère des oeuvres anonymes au XVIIIe siècle change complètement. Au milieu de la décadence des anciens pouvoirs une seule puissance continuait à grandir, celle de l'opinion publique, dont la littérature se fit l'interprète et le guide. Les écrivains du XVIIIe siècle appliquèrent leurs études aux intérêts publics de la nation. Cette importance toute nouvelle de la littérature augmenta le nombre des auteurs. Ils cessèrent d'être dédaignés comme au XVIIe siècle; tous les salons leur furent ouverts; ils y régnèrent par la droit de l'esprit. 

En France.
Les raisons qui avaient poussé certains écrivains du siècle précédent à laisser leurs livres anonymes avaient complètement disparu. Mais de nouvelles causes vinrent les remplacer; les écrivains agitèrent les intérêts sociaux; ils dissertèrent sur le gouvernement, ils sondèrent les fondements du pouvoir. Or la royauté de Louis XV ne pouvait s'accommoder de ces tendances; elle voyait de mauvais oeil se développer les idées nouvelles. C'est l'époque où Diderot, pour sa Lettre sur les aveugles, 1749, était enfermé à Vincennes. Fréret, le grand critique, ayant touché l'histoire de France, avait tâté de la Bastille. Il se le tint pour dit, et se réfugia dans la chronologie chinoise. Montesquieu même, pour entrer à l'Académie, est obligé de rétracter ses Lettres persanes et de les offrir à Fleury corrigées, 1728. La police s'arme d'une atroce ordonnance contre la librairie pour une page non autorisée, confiscation, carcans, galères. (Michelet, Louis XV).

Dans ces conditions, le plus prudent était de rester anonyme; c'est ce que firent, en effet, les pamphlétaires de cette époque. Au premier rang, parmi eux, se place Voltaire. Après son retour d'Angleterre, 1718, il se prépara à lancer ses Lettres anglaises

« Il les lâcha d'abord à Londres et en anglais, 1733. Il retenait encore l'édition française à Rouen, sous clef. Mais ce terrible livre s'envola de lui-même. » (Michelet).
Aussitôt une lettre de cachet fut lancée contre lui de Versailles (1734). Il se réfugia à Cirey. Pendant son long séjour hors de Paris, il ne cessa de lancer de ces écrits satiriques qu'il s'empressait de désavouer, mais qui n'en produisaient pas moins leur effet. 

A la suite de Voltaire se placent toute une série de pamphlétaires et de chansonniers. Nous possédons de cette époque une véritable nuée d'écrits satiriques, dont les auteurs ne seront jamais connus. D'ailleurs ces écrits n'avaient qu'un intérêt de circonstance, et bien peu méritent d'être distingués aujourd'hui.

En Angleterre. Junius.
Les causes générales qui avaient donné naissance aux pamphlets français du XVIIIe siècle, produisirent, en Angleterre, une littérature analogue. Ici, comme là, les auteurs en sont restés inconnus, et pour les mêmes motifs. De tous ces écrits, il en est un qui est considéré par les Anglais comme le modèle du pamphlet, ce sont les Lettres de Junius

Le 24 janvier 1769 paraissait, dans un journal de Londres, une lettre adressée à l'éditeur Samson Woodfall, et signée du nom inconnu de Junius. Cette lettre, dont le ton était vif et grave, contenait une peinture sévère de la situation de la Grande-Bretagne, et de la conduite du gouvernement. Pendant trois ans, Junius publia dans le même journal 69 lettres animées du même esprit, écrites dans un langage étudié et véhément-: compositions sans rivales en Angleterre et qui sont restées un chef-d'oeuvre du genre. La manière de l'auteur est frappante. Il commence par attaquer brusquement, vivement, en affirmant sans prouver. On répond, il réplique. Mais alors il motive ses attaques. Jamais il ne recule, jamais il ne désarme, jamais il n'atténue ce qu'il a dit une fois. Il tient à sa vengeance; il reste fidèle au plan, conçu dans les profondeurs d'un esprit froidement passionné, et sans doute il a dû la liberté, l'impunité, le succès de ses attaques au mystère dans lequel il demeura plongé. Il publia en un volume le recueil de ses lettres; et l'ouvrage, qui parut le 3 mars 1792, est dédié à la nation anglaise. La préface de ce livre est une défense de la liberté de la presse; c'est de ce temps qu'elle date en Angleterre, et c'est à peu près le seul résultat qu'il ait obtenu, car sa correspondance n'a rien produit comme tentative politique. 

« Il a passé dans la politique comme un météore menaçant et n'a laissé après lui qu'un souvenir. » 
Quelque grand et soutenu qu'eût été le succès de ces lettres, l'auteur persista à rester inconnu : chose plus étonnante, il l'est encore. 
« Je suis seul dépositaire de mon secret, dit-il, dans la préface de son livre, et il périra avec moi. » 
Et il mit pour épigraphe, en tête de l'ouvrage, les mots Stat nominis umbra.
 « Soyez assuré, écrivait-il à son imprimeur, que ni vous, ni personne ne pourrez jamais me reconnaître ».
Ces paroles étaient une prophétie. Aujourd'hui encore le nom de Junius est celui d'une ombre, et le mystère entre pour beaucoup dans sa gloire. 
« Rien, dit Horace Walpole, ne peut surpasser la singularité de cette satire que l'impossibilité où l'on est d'en trouver l'auteur. » 
Et de fait nul n'a encore réussi à découvrir le vrai visage de ce nouveau masque de fer : « This epistolary Iron Mask, » comme l'appelle Byron. On peut compter jusqu'à 41 personnages pour lesquels on a réclamé l'honneur d'être Junius; il n y a que des conjectures, dont quelques-unes plus fondées, et mieux accréditées que les autres : Sir Philip Francis , lord George Sackville, lord Temple. Mais, comme la montré Charles de Rémusat (Angleterre au XVIIIe siècle, t. II), pour le talent aucun des trois n'égale Junius.

On a examiné chacun au triple point de vue du talent, du rôle politique et du caractère; les analogies sont tantôt en faveur de l'un, et tantôt en faveur de l'autre. Sackville aurait agi par vengeance, Temple par ambition, et Francis serait un libelliste; n'est-ce pas pour échapper à de tels jugements que l'auteur de ces lettres célèbres a gardé l'anonymat? 

« On peut imaginer, dit Forster, que l'écrivain a voulu vivre jusque dans les temps futurs sous le nom impérial de Junius, de préférence au sien propre, et qu'il a calculé, en s'y décidant, qu'aucune tache, aucune marque d'abaissement dont puissent triompher les hommes qu'il méprisait ne saurait être transportée de son nom réel à ce nom adopté par son orgueil. »
Les anonymes du XIXe siècle.
A partir du XIXe siècle, enfin, le nombre des oeuvres anonymes diminue de plus en plus. Et cela se conçoit aisément. Les causes qui forçaient les auteurs à cacher leur nom au XVIIIe siècle s'affaiblirent de jour en jour, à mesure que progressaient les principes de liberté et de tolérance. L'auteur d'un pamphlet n'a plus à craindre les persécutions arbitraires du gouvernement; la liberté de tout dire et de tout écrire est poussée jusqu'à ses dernières limites. Seul, le délit d'outrage aux moeurs permet encore de poursuivre un ouvrage en France. Aussi quelques romanciers de ce genre ne signent-ils pas de leur vrai nom; mais pour bien d'autres une poursuite judiciaire n'est qu'un élément de succès de plus. 

Parfois encore paraissent quelques ouvrages anonymes, à cause de leur caractère même : recueils de renseignements, tableaux de statistique, etc., dans lesquels la personnalité de l'auteur n'a évidemment à intervenir en aucune façon. Ou bien il s'agit encore d'ouvrages publiés par des religieux auxquels les règles de leur ordre interdisent de signer. Mais les écrits anonymes les plus nombreux au XIXe siècle siècle sont évidemment les articles non signés de revues ou de journaux. (Ph. B.).

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