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Les littératures
La littérature anonyme
Aperçu Antiquité Moyen âge et Temps modernes
On appelle anonyme (du grec a privatif, et anoma, nom) un ouvrage qui paraît sans nom d'auteur, dont l'auteur est inconnu. Ce mot se dit aussi des auteurs, des éditeurs ou des traducteurs dont on ne sait pas le nom. 

Les ouvrages anonymes sont nombreux. Quelques ouvrages anonymes ont vainement excité la curiosité des bibliophiles et des chercheurs. Des recherches ont été faites pour en dévoiler les auteurs, par exemple dans les Auteurs déguisés de Baillet, 1600; le Dictionnaire des Ouvrages anonymes et pseudonymes de Barbier, 1822 et suiv., 4 vol. in-8°; le Nouveau Recueil d'Ouvrages anonymes et pseudonymes, par De Manne, 1834; et les Supercheries littéraires dévoilées, par Quérard. Parfois les recherches ont été vaines, par exemple pour dévoiler le nom de l'auteur de l'Anonyme de Ravenne, géographe du IXe siècle, de L'Astronome, biographe de Louis le Débonnaire; de l'auteur du Gouvernement présent, ou Éloge de son Éminence, violente satire publiée contre Richelieu vers 1033; Ies Lettres de Junius, en Angleterre. Au nombre des anonymes les plus célèbres figurent aussi la Batrachomyomachie, successivement attribuée à Homère, à Pigrès d'Halicarnasse, et à d'autres auteurs plus récents ; puis l'Imitation de Jésus-Christ, attribuée tour à tour à Gessen, à Thomas a Kempis et à Gerson.
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Manuscrit de l'Imitation de Jésus-Christ.
Frontispice des Lettres de Junius.
Page de l'Imitation de Jésus-Christ.
Frontispice d'une édition de 1821
des Lettres de Junius.

La plus ancienne littérature, la littérature orale s'est transmise jusqu'à nous sous forme anonyme. Même lorsque les textes ont fini par être fixé par l'écrit comme on le voit avec l'Iliade et l'Odyssée, l'auteur présumé n'a pas de caractière historique. Malgré les apparences, on a bien affaire à des oeuvres anonymes. 

Parfois, ce n'est pas l'ignorance de l'historien qui fait l'anonymat, mais un choix délibéré de l'auteur. Les motifs qui peuvent porter un auteur à se laisser ignorer sont de plusieurs sortes, mais il en est peu qui se puisent dans la modestie ou dans tout autre sentiment louable. Souvent l'amour du bien pousse un homme à dire la vérité aux puissances dont il redoute la vengeance, mais il n'a pas le courage de les affronter ouvertement. Quelquefois un reste de pudeur cache sous le voile de l'anonyme la main haineuse qui calomnie. Quelques anonymes se font une secrète joie d'intriguer le monde et de savourer, par une sorte d'égoïsme singulier, dans le silence, cette gloire sans nom. Un seul nous a laissé ignorer son nom par humilité ou par une sorte de naïve indifférence, c'est l'auteur de I'Imitation de Jésus-Christ. Quelques bibliothécaires ont passé ou passent leur vie à la recherche de ces auteurs cachés. Certains ouvrages qui ont fait beaucoup de bruit dans le monde restent encore anonymes, d'autres n'ont été que des anonymes de façade ou de circonstance. 
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Anonymes célèbres

Parmi les ouvrages anonymes les plus importants publics en France et dont les auteurs, connus depuis, sont devenus célèbres à un titre quelconque, il faut mentionner la Satire Ménippée; les Provinciales, par Pascal; la Logique ou l'Art de penser, par Arnauld et Nicole (Paris, 1662); Réflexions ou Sentences et Maximes morales, par le duc de La Rochefoucauld (Paris, 1665); la Princesse de Clèves, par Mme La Fayette (Paris, 1678); les Caractères, de La Bruyère (Paris, 1688); le Testament politique de Richelieu, par le marquis Hay du Chastelet (1696); Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, par l'abbé Prévost (Amsterdam, 1733); I'Anti-Machiavel, par Frédéric II, roi de Prusse, publié par Voltaire (La Haye, 1710); l'Esprit des Lois, par Montesquieu (Genève, 1748); l'Ami des hommes, par Ie marquis de Mirabeau (1756); le Dictionnaire philosophique, de Voltaire (1764); le Christianisme dévoilé, par le baron d'Holbach (1767); le Bon Sens du curé Meslier, par d'Holbach (Londres, 1772); Dictionnaire de Trévoux, rédigé par l'abbé Brillant (Paris, 1771); les Liaisons dangereuses, par Choderlos de La Clos (Paris, 1782).

La littérature anonyme à travers les âges.
L'histoire de la littérature anonyme commence avec l'histoire des peuples. Elle ne peut plus, en effet, se confiner aujourd'hui dans l'étude des quelques pamphlets ou ouvrages analogues, qui ont paru sans nom d'auteur au XVIIe et au XVIIIe siècle. Son domaine s'est singulièrement élargi depuis le milieu du XIXe siècle; on a reconnu qu'elle comprend les formes les plus variées qu'a revêtues l'éternelle recherche de l'émotion esthétique, de l'Inde à l'Islande, et des plus antiques poèmes de l'humanité aux contes et aux chansons populaires de nos campagnes. Dans les premiers temps tous les produits de l'activité humaine sont anonymes : les monuments comme les idées, les oeuvres artistiques ou littéraires comme les conceptions religieuses. 

« Aux époques primitives, dans tous les pays, la poésie est anonyme; elle n'appartient en propre à personne, et le peuple entier y prend part et s'y reconnaît. » (Gaston Pâris, Poésie du Moyen âge, 1885, p. 27).
La littérature de ces époques n'est pas une littérature de livres. Elle est orale et donc essentiellement anonyme. C'est une poésie toute vivante et extérieure à laquelle chacun croit et que chacun pourrait avoir faite, oeuvre de tous, remodelée, recréée à chaque fois qu'elle est transmise, c'est-à-dire interprétée, et qu'il serait impossible de rattacher à quelque nom d'auteur. A chaque fois, de éléments s'ajoutent, d'autres disparaissent, certains aussi se fixent.
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Conteur de Damas.
Un conteur des Mille et une Nuits, à Damas.

La littérature anonyme dans les temps anciens semble se composer d'éléments similaires dans les différentes civilisations. En Inde, en Iran, en Grèce, chez les Germains, dans le monde antique comme dans le monde moderne, nous retrouvons souvent le même schéma. Nous voyons les traditions primitives se condenser en hymnes religieux, en légendes nationales, en chants populaires, qui se rejoignent et se mêlent, tantôt de façon à ce qu'en puisse encore distinguer leur origine différente, tantôt d'une manière si intime qu'ils sont complètement fondus dans une véritable unité poétique. Cette unité a longtemps trompé les critiques. Tout le XVIIIe siècle voulut attribuer chaque ouvrage à l'action individuelle et réfléchie d'un grand homme. C'est l'erreur que commet Voltaire, lorsqu'il faisait l'histoire de l'épopée dans la préface de la Henriade. Par la suite, par un excès opposé, on a accordé parfois avec Wolf une importance trop exclusive à l'action anonyme des peuples. 

Les poésies nationales restaient longtemps flottantes, transmises de bouche en bouche et d'âge en âge, remaniées au gré des générations successives. Ces compositions héroïques, célébrant la gloire des aïeux, étaient chantées aux jours de fête par les aèdes chez les Grecs, par les bardes chez les Celtes, par les scaldes. chez les Scandinaves, par les jongleurs chez les Français, par les griots en Afrique. 

Les chants historiques sans nom d'auteur semblent partout avoir été les germes de l'épopée. On voit, ici et là, les cycles héroïques se former sous l'influence de l'orgueil national. Tout ce qui semblent contribuer à susciter et à consolider chez chaque individu le sentiment d'appartenance à une même communauté de destin avec d'autres individus fournit la matière à des oeuvres de souffle ample. Les conquêtes des Indiens et du Brahmanisme ont produit le Ramayâna; les luttes des conquérants de l'Inde entre eux le Mahâbhârata
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Manuscrit de l'Iliade.
Fragment d'un manuscrit de l'Iliade.

En Grèce, le cycle des poésies nationales qui a produit l'Iliade s'est formé par les souvenirs de la lutte séculaire des Hellènes contre les peuples de l'Asie Mineure. En Perse, la partie ancienne du Shah-Nameh émane du cycle des guerres des populations agricoles de l'Iran contre les tribus nomades du Touran. On ne doit, toutefois, pas donner un caractère trop exclusif à ce schéma : la très vieille Epopée de Gilgamesh, ajoute une dimension avec son héros akkadien en quête d'immortalité; le coeur battant de l'épopée n'est plus ici seulement un thème national, mais universel. Et l'on pourrait voir s'ouvrir d'autres voies encore dans les épopées peuls et mandingues, etc.

Au Moyen âge, dans la Gaule, les luttes centrales Sarrasins ont donné naissance à la Chanson de Roland. En Espagne, on rencontre deux cycles de romances héroïques, qui n'ont pu arriver à l'état d'épopée complète : Ies uns réunis autour du nom du Cid, et rappelant les combats des Chrétiens contre les Maures; les autres autour de celui de Bernardo del Carpio, célébrant les luttes des Espagnols contre les invasions du Nord. Les ballades de Robin Hood (Robin des Bois). étaient inspirées, selon A. Thierry, par l'opposition des Saxons vaincus contre les Normands

La formation des épopées anciennes paraît donc été partout précédée par des chants lyriques. Telles sont le Ramayâna, l'Iliade, Ia Chanson de Roland, le Niebelunge-Nôt. Elle sont en cela très différentes des poèmes des temps littéraires, poèmes signés, d'auteurs connus, comme l'Enéide, la Jérusalem délivrée, le Faust, la Henriade, le Paradis Perdu, les Hommes de bonne volonté, le Seigneur des Anneaux, etc. Dans certains cas particuliers, comme celui des Niebelungen, on peut suivre la marche de la tradition épique pendant plus de mille ans; depuis l'instant où elle apparaît sous forme de chants lyriques jusqu'à l'époque où elle se dissout en contes et en légendes populaires, transmis de siècle en siècle par la mémoire des populations de la campagne.
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Mahabharata.
Un épisode du Mahabharata (la bataille deKurukshetra).

Ainsi, au début de la civilisation antique des Indiens et des Grecs, aussi bien d'ailleurs que de la civilisation chrétienne du Moyen âge, on retrouve les chants héroïques, puis les épopées nationales, oeuvre collective et anonyme, qui s'est sédimentée progressivement. Mais pour que ces chants puissent se produire, il faut que les guerriers et les chefs partagent les croyances, les passions, les valeurs, l'ignorance même de la foule, ou bien qu'ils y trouvent leur avantage. Sinon les chants primitifs ne pourront se parer des couleurs héroïques qu'ils empruntent au caractère du guerrier. Or ce que l'on constate en Inde, en Grèce, en France, c'est que, par suite des progrès de la civilisation, il s'établit, entre les lettrés et les illettrés, cette distinction radicale qui sépare le peuple en deux classes étrangères l'une à l'autre. Dès lors les oeuvres grandioses, fruit de la collaboration anonyme de tous, cessent de se produire : il faut aux raffinés une poésie qui se distingue de celle du peuple et par son caractère et par sa forme.

Une autre raison de cet effacement relatif de la littérature anonyme est l'invention et surtout la promotion de l'individu, notion qui s'oppose à celles du roi ou du héros de jadis, incarnations du collectif. Aujourd'hui il semble même que nous ayons impérativement besoin d'un auteur derrière une oeuvre. On peut d'ailleurs trouver symptomatique que nous parlions, par exemple, des Contes de Grimm, comme nous parlons l'Etranger de Camus, si tentés que nous sommes d'oublier que Grimm n'est pas un auteur de contes, que Grimm désigne deux frères et, que, malgré ce qu'ils ont pu apporter de leur talent dans l'écriture des textes qu'ils nous ont transmis, ils n'étaient que les compilateurs d'une littérature proprement anonyme.
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Et le mercantilisme fit le reste : aujourd'hui, le nom de l'auteur, ce nouveau schibboleth, est plus important que le titre, plus important que l'auteur lui-même. Ce que l'on nous vend, c'est une marque, comme si la valeur était dans l'étiquette que l'on colle sur l'emballage, et non dans l'oeuvre.
On est aux antipodes de la littérature anonyme.

Quoi qu'il en soit, à partir de ce moment l'histoire de l'anonymat en littérature se restreint de plus en plus. Il ne s'agit plus désormais de discussions sur les origines, mais simplement d'attributions contestées, ou d'oeuvres restées anonymes pour des motifs spéciaux. Les motifs, on les trouve aisément dans la plupart des cas : ce sera, par exemple, la crainte de s'exposer à des inimitiés ou des vengeances redoutables qui empêchera les auteurs des pamphlets de signer leurs écrits sous l'Empire romain ou dans la France du XVIIIe siècle. Les oeuvres anonymes offrent sans doute leur intérêt, mais c'est un intérêt beaucoup moins général que celui des chants et des oeuvres primitives. On retrouve toutefois comme un écho affaibli des sentiments qui inspiraient jadis à un peuple tout entier les louanges de ses héros, dans les chansons que produit aujourd'hui encore l'imagination populaire. (Ph. B.).

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