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Le règne
des écrivains sur l'opinion, règne qui avait fait la grandeur
du XVIIIe siècle, ne se continue
pas au XIXe. Malgré la prétention
de quelques-uns, comme Vigny et surtout Hugo,
à conduire les esprits, les littérateurs le plus souvent
suivent le mouvement des idées, loin de le diriger. Les romantiques
sont des artistes plus que des penseurs. Inversement les penseurs ne sont
guère des artistes. Peut-être la seule exception viendra-t-elle
de Zola avec son «-J'accuse-»,
mais il faut attendre 1898. La nation est née maintenant à
la vie politique et intellectuelle : ce sont des professionnels, députés,
journalistes, professeurs, - disons les «-intellectuels
» (même si ce mot n'a pris son sens actuel que depuis l'affaire
Dreyfus, sous la plume de Clémenceau) -, qui jouent les rôles
que tenaient au XVIIIe siècle les
«-philosophes-»,
même si les idées de quelques philosophes (Cousin,
Comte)
marquent aussi le siècle. Leurs oeuvres appartiennent à l'histoire
littéraire surtout parce qu'elles ont contribué à
produire l'atmosphère où ont respiré les écrivains.
Sous la Restauration
et la Monarchie de Juillet
la réaction est presque générale contre les tendances
du XVIIIe siècle. Les questions
politiques et sociales restent au premier rang des préoccupations;
mais on leur cherche une solution différente. Il est surtout curieux
de voir combien à cette époque les penseurs, hommes politiques,
prêtres ou philosophes, sont chacun à leur manière
des idéalistes. Jamais peut-être on n'a plus raisonné
et construit dans l'abstrait, en vertu de principes élevés
sans doute, mais insuffisamment fondés sur les données de
la réalité.
La seconde moitié
du XIXe siècle revêt un caractère
différent. La crise romantique était destinée à
passer rapidement parce que l'exaltation sentimentale s'épuise vite,
parce qu'une grande partie du public était restée étrangère
à ce mouvement, parce que, enfin, la loi fatale de réaction
devait nous ramener au réalisme. L'évolution commencée
dans l'oeuvre de Musset, Théophile
Gautier, Stendhal, Balzac,
est définitive à ce moment, où les écrivains
subissent très fortement l'influence des philosophes et des savants.
Le mouvement des
idées politiques
L'éloquence
politique sous la Restauration.
La Restauration rendait à la France
(1830 nous le fait trop oublier) une certaine liberté politique,
et les débats parlementaires se poursuivirent dans des conditions
de calme et de sécurité ignorées des orateurs de la
Révolution.
Dès 1815, les débats parlementaires, étouffés
sous le Premier Empire, prirent
une ampleur et une vivacité inconnues depuis la Révolution.
Malgré la différence des
tempéraments, l'éloquence de cette époque a des caractères
généraux bien déterminés.
• La
dignité de la tribune. - Ils tiennent pour une part aux
conditions mêmes dans lesquelles on aborde la tribune. Un discours
est presque une solennité pour laquelle on revêtit pendant
un certain temps un costume spécial. Ce fut une stupéfaction
le jour où on vit P. de Serre improviser. Habituellement on rédige
à l'avance et on lit, par un manque de confiance en soi où
entrait beaucoup de respect pour l'auditoire. Ces élus du suffrage
censitaire appartiennent pour la plupart à la haute bourgeoisie.
Personnages d'âge mûr et de culture élevée, ils
ont la patience d'écouter et le goût des développements
harmonieux. La discussion peut être vive. On ne sort jamais des limites
de la courtoisie à l'égard de « l'honorable préopinant
». La pratique des réunions électorales publiques,
qui ne s'introduisit que vers la fin de la Restauration, n'a pas encore
corrompu les usages parlementaires. Pour obtenir son siège, on a
fait des visites à la manière des candidats à l'Académie,
et quand on vient l'occuper, on se figure un peu entrer dans une académie
politique.
• Les questions de principe. - C'est
pourquoi on aime les idées générales qui conviennent
si bien à la dissertation oratoire. Les Doctrinaires notamment,
dont Royer-Collard est le maître,
excellent à écarter, comme lui, les dispositions particulières
d'une loi, pour ramener tout à une question de principe. Propose-t-on
de réglementer la presse, Royer-Collard commence ainsi sa protestation
:
Dans cette
discussion préliminaire, où les considérations les
plus générales peuvent seules trouver place, je dois négliger
les dispositions particulières du projet de loi, ainsi que les amendements
qui s'y rapportent, pour remonter à leur principe commun. C'est
le principe seul qui caractérise la loi, qui exprime les desseins
dont elle est l'instrument, la face des temps, et le système dans
lequel la France est aujourd'hui gouvernée. (Février 1827).
Il se trouve, du reste, que ce sont surtout
des questions de doctrine politique qu'il faut débattre pour concilier
la France de l'Ancien régime avec
la France nouvelle issue de la Révolution. Il s'agit d'une part
d'organiser la royauté constitutionnelle (régime électoral,
liberté de la presse, responsabilité ministérielle);
de l'autre, de régler les questions sociales (le milliard des émigrés,
la loi du sacrilège, le droit d'aînesse).
• L'académisme. - Aussi les
délibérations prennent-elles une ampleur digne des sujets
traités. Mais on reste dans le domaine des idées. Rien n'est
fait, comme sous la Révolution, pour éveiller l'imagination
ou passionner le langage. Les mots piquants de Benjamin Constant sur les
émigrés (sur la cocarde tricolore, 7 février 1821),
les images de Chateaubriand qui s'écrie-:
« Je ne suis point allé bivouaquer dans le passé sous
le vieux drapeau des morts, drapeau qui n'est pas sans gloire, mais qui
pend le long du bâton qui le porte » (contre la Monarchie de
Juillet, 7 août 1830), sont des exceptions. L'éloquence est
régulière, souvent un peu empesée, éprise des
morceaux à effet conformes aux préceptes de la rhétorique,
comme cette prosopopée du pouvoir s'adressant au juge :
Organe de
la loi, soyez impassible comme elle. Toutes les passions frémiront
autour de vous; qu'elles ne troublent jamais votre âme. Si mes propres
erreurs, si les influences qui m'assiègent, et dont il m'est si
malaisé de me garantir entièrement, m'arrachent des commandements
injustes, désobéissez à ces commandements; résistez
à mes séductions; résistez à mes menaces, etc.
(Royer-Collard. Sur l'Inamovibilité de la Magistrature, 21
novembre 1815).
Parmi les très nombreux orateurs qui
se distinguèrent entre 1815 et 1830, et qui égalèrent
aussitôt la jeune tribune française à la tribune anglaise,
nous citerons :
• Les
royalistes ultras, jaloux des prérogatives
royales, avaient Villèle, Martignac, plus modéré,
La Bourdonnaye, Lainé.
• Les libéraux
de diverses nuances avaient P. de Serre; le général Foy,
très populaire à cause de son patriotisme; Benjamin Constant,
d'une cinglante ironie à l'occasion ; et surtout Royer-Collard
qui, ancien professeur de philosophie sous l'Empire à la Faculté
des lettres de Paris, gardait au Parlement ses habitudes de théoricien.;
Camille Jordan, Manuel, etc.
• Un peu à
l'écart Chateaubriand (discours sur la guerre d'Espagne,
25 février 1823; contre la Monarchie de Juillet, 7 août 1830)
faisait de la politique personnelle, et Courier, qui n'est pas un
orateur, mais qui a sa place à côté de ceux qui
avaient contribué à renverser la Restauration.
Villèle
(1773-1854).
Député de Toulouse
en 1815, le comte Joseph de Villèle devint
ministre des Finances en 1821 et président du Conseil en 1822. il
a surtout laissé la réputation d'un politicien trop absolu,
sous l'administration duquel furent votées les plus discutables
lois de la Restauration, et qui fit l'impopulaire expédition d'Espagne.
Mais il faut savoir aussi que Villèle est un orateur d'affaires
de premier ordre. Soit comme député, soit comme ministre,
il prononça des discours très serrés, très
clairs, animés parfois de beaux mouvements (sur le budget de 1816,
sur la guerre d'Espagne (1823), sur l'indemnité aux émigrés
(1825), etc.).
Martignac
(1778-1832).
Martignac fut député de
Bordeaux, successeur de Villèle au ministère en 1828. Orateur
élégant, mais vibrant, sorte de Girondin
très aristocratique, Martignac se distingua surtout dans la discussion
de la loi sur la presse, en juin 1828; le 7 août 1830, il fit entendre
une généreuse protestation en faveur de Charles
X, accusé « de férocité ».
Pierre
de Serre (1776-1824).
Pierre de Serre fut magistrat sous l'Empire,
élu député du Haut-Rhin en 1815, président
de la Chambre en 1897, ministre de la Justice en 1818 et en 1820. Royaliste
modéré, constitutionnel, comme Decazes
et Richelieu, il se distingua par son opposition judicieuse et souvent
passionnée aux projets de lois du parti ultra. Sur les questions
de finances (18 mars 1816), de presse et de morale publique (17 avril 1819),
il prononça d'excellents discours. Contrairement à la plupart
de ses collègues qui apportaient à la tribune leur discours
écrit, de Serre improvisait; il débutait péniblement,
mais s'échauffait peu à peu, et donnait l'impression
d'une éloquence naturelle.
Le
général Foy (1775-1825).
Soldat sous l'Empire, élu député
en 1819, le général Foy représente
à la Chambre cette forme de libéralisme
qui en voulait à la Restauration de méconnaître les
gloires de l'Empire, et qui, bientôt servi et exalté par les
poètes comme Victor Hugo, prépara le Second
Empire. Le général Foy parlait d'une façon énergique,
brillante et vibrante, non seulement sur les questions militaires, mais
en toute circonstance. On peut citer ses discours sur la loi électorale
(1817), sur la cocarde tricolore (7 février
1821), sur l'armée française, à propos d'une loi par
laquelle on voulait ôter leur pension aux soldats de l'Empire (25
mai 1821), sur la guerre d'Espagne (1823), sur le milliard d'indemnité
(1825). Il était un des orateurs les plus estimés de l'opinion
publique pour son caractère comme pour son talent; on lui fit en
1825 des funérailles grandioses.
Benjamin
Constant (1767-1830).
Exilé sous l'Empire, Benjamin
Constant revint en France avec la Restauration de 1814. Aux Cent
Jours, il se rallia à Napoléon, et rédigea pour
lui l'Acte additionnel. D'abord banni par Louis
XVIII en 1815, il est rappelé l'année suivante, est élu
député, et se met, dans l'opposition libérale constitutionnelle.
C'était un orateur fin, délié, à la parole
incisive et piquante, ne déclamant jamais. Il est difficile de signaler
tel ou tel de ses discours; car il n'est pas une grande question politique,
de 1817 à 1830, où il ne soit intervenu,
et toujours d'une façon vigoureuse et précise. Citons, cependant,
ses discours sur la loi électorale (1820), sur la cocarde tricolore
(7 février 1821), et sa participation active aux discussions des
lois sur la presse (1822-1827).
Royer-Collard
(1763-1845).
Royer-Collard
avait été, en 1797, membre du Conseil des Cinq-Cents; éminent
professeur de philosophie à la Sorbonne,
sous l'Empire. Elu député en 1815, il fut le plus redoutable
adversaire du ministère Villèle. Il resta député
jusqu'en 1843. - En politique, Royer-Collard est le chef des doctrinaires;
son meilleur élève est Guizot. Il est légitimiste
par principe, car il ne veut à aucun prix du gouvernement populaire;
mais il s'oppose à toute souveraineté absolue ou aristocratique.
Il représente le parti des «-parlementaires
», ou des « légistes » de Ancien régime.
- Ses discours, d'une méthode qui révèle le professeur,
sont animés par une dialectique puissante
fondée sur une généreuse conviction. Les plus remarquables
sont consacrés : à l'inamovibilité de la magistrature
(21 novembre 1815) et à la liberté de la presse (1815, 20
janvier 1822 et 1827); à la la loi électorale, 17 mai 1820;
à la guerre d'Espagne (24 février 1823); à la loi
de justice et d'amour (février 1827).
Manuel
(1775-1827).
Libéral très ardent, Manuel
est surtout célèbre pour son discours sur l'expédition
d'Espagne (1823), qui lui valut d'être expulsé de là
Chambre. Mais plus d'une fois, auparavant, il avait soulevé les
colères de ses adversaires par l'énergie et la violence de
son langage. Manuel est moins un orateur qu'un tribun.
Chateaubriand
(1760-1848).
Il y a deux parts à faire dans
la vie politique de Chateaubriand. Pair
de France, plénipotentiaire au Congrès de Vérone,
ministre des Affaires étrangères dans le cabinet Villèle,
il soutient avec une hauteur sereine et dogmatique ses opinions. En juin
1824, il quitte le ministère, et, dès lors, il fait à
Villèle et à ses successeurs une vive opposition. En 1830,
il s'efforce de sauver la monarchie des Bourbons,
en proposant d'accepter l'abdication de Charles X, en faveur du duc de
Bordeaux. Il prononce alors le plus beau de ses discours.
Paul-Louis
Courier (1772-1825).
Officier jusqu'en 1809, puis, retiré
dans ses propriétés de Véretz, en Touraine, P.-L.
Courier harcela le gouvernement de Louis XVIII de pamphlets
dont les principaux sont : Pétition aux deux Chambres (1816);
Simple
discours de Paul-Louis, vigneron de la Chavonnière, aux membres
du conseil de la commune de Véretz à l'occasion d'une souscription
proposée pour l'acquisition de Chambord (1821);
Pétition
à la Chambre des députés pour des villageois que l'on
empêche de danser (1820); Pamphlet des pamphlets (1824).
Il s'en prit aussi à l'Académie des inscriptions qui ne l'avait
pas élu, dans sa Lettre à Messieurs de l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres (1819), et laissa une correspondance
spirituelle.
Courier gardait du XVIIIe
siècle la défiance à l'égard du clergé,
et de la Révolution la haine de la cour et de sa corruption. C'est
pourquoi il ne voudrait pas que l'on achetât Chambord.
Il s'applique à dénoncer toutes les petites tracasseries
du régime, sur un ton ironique. A-t-on procédé à
quelques arrestations? Il raconte comme une victoire cette belle expédition
:
A minuit
on monte à cheval, on part; on arrive sans bruit aux portes de Luynes;
point de sentinelles à égorger, point de postes à
surprendre; on entre, et, au moyen de mesures si bien prises, on parvient
à saisir une femme, un barbier, un sabotier, quatre ou cinq laboureurs
ou vignerons, et la monarchie est sauvée. (Pétition aux deux
Chambres).
Un « firman du préfet, qu'il
appelle arrêté » a-t-il défendu de danser sur
la place de l'Église? Il montre combien la fête devient piteuse,
esquissant un petit croquis villageois (Pétition pour des Villageois).
Pourtant, à la longue, sa fausse naïveté finit par sentir
un peu le procédé.
Cormenin,
Tillier.
Deux autres pamplétaires peuvent
encore être nommés ici : Cormenin et Tillier.
Louis Marie de Lahaye de Cormenin
(1788-1849), qui succéda dans la faveur publique à Courier,
est loin de le valoir; mais sous le pseudonyme de Timon (Lettres
sur la liste civile (1831), Très humbles remontrances, le
Livre des orateurs, etc.), il a parlé avec précision
la langue des affaires et créé presque un genre : «
le pamphlet administratif. »
Claude Tillier (1801-1844), auteur
du roman Mon oncle Benjamin (1846) est moins connu comme pamphéltaire
: ses pamphlets paraissaient dans un obscur journal de Clamecy. Instituteur
révoqué par le gouvernement de juillet, il est du peuple
et le montre à son style dru et cru.
Les orateurs de la
Monarchie de juillet.
La Monarchie
de Juillet renouvela le personnel politique et modifia le classement
des partis. Légitimistes et catholiques sont maintenant de l'opposition.
Ils ont pour orateurs Berryer, avocat célèbre, Montalembert
qui réclama la liberté de l'enseignement. Autour du roi sont
groupés les partisans de la résistance : de Broglie qui fit
abolir la traite esclavagiste; Casimir Périer, ministre énergique;
Guizot, défenseur obstiné d'un ordre de choses qui assurait
le gouvernement du pays par la classe moyenne. Thiers représentait
le parti du mouvement. Il aurait voulu une politique plus fière
et plus active. Mais le roi l'en empêcha. « Au plafond »,
en dehors et au-dessus des partis, siégeait Lamartine.
L'éloquence parlementaire ne subit
pas la contagion du romantisme. Le monde bourgeois que représentaient
les Chambres était, au contraire, l'objet des railleries des romantiques.
Plus on va, plus on demande à l'orateur la solidité de préférence
à l'éclat.
• Nouvel esprit parlementaire.
- En effet, les grandes questions de principe ont été tranchées
par la Révolution de 1830.
Les sujets sont rétrécis à des points déterminés
: hérédité de la pairie, organisation de l'instruction
primaire, chemins de fer, question d'Orient,
fortifications de Paris, etc. Ils se prêtent
peu aux morceaux de rhétorique, et l'opinion du public commence
à se montrer défiante à l'égard des joutes
oratoires. Berryer en avertissait ses collègues :
J'ai lu
dans un journal qu'à la façon dont allaient les choses, au
milieu de ce qu'on appelle cette logomachie inutile de la tribune, au milieu
de toutes ces déclamations dérisoires de toutes les opinions
réunies, la France se dégoûterait... (Discours du
6 mars 1837).
De là un effort fréquent vers
la sobriété et la précision. On s'interdit volontiers,
comme de Broglie, la philosophie politique :
Je ne disserterai
pas à perte de vue sur le droit d'association; nous faisons à
cette tribune de la politique, c'est-à-dire du bon sens, et non
de la philosophie. (Discours du 17 mars 1834).
• L'éloquence pratique. - C'est
plutôt dans les discours de l'opposition qu'on trouve encore la recherche
de l'émotion. Au contraire, les hommes d'action et de gouvernement
sentent le besoin de serrer de près les faits. Guizot lui-même,
quoique disciple de Royer-Collard, a soin de faire remarquer que son projet
de loi sur l'instruction primaire est «-essentiellement
pratique-» (2 janvier 1833). Thiers
surtout conserve au Parlement sa clarté d'historien. Il explique
très bien par exemple comment, au point de vue stratégique,
fortifier Paris c'est en même temps rendre aux places fortes de l'Est
toute leur valeur :
On a dit
qu'il fallait lier la défense de Paris à la défense
générale du royaume; eh bien, voici comment nous la lions
: c'est en rendant aux places fortes toute leur valeur; elles ne l'ont
pas tant qu'on a la liberté des routes et qu'on peut se détourner
des places. Ou ne le peut pas quand il faut avoir soixante mille chevaux
pour traîner un parc d'artillerie; et je vais prendre, dans les délibérations
mêmes des commissions, la preuve de ce que je dis. (26 janvier 1841).
Berryer
(1790-1868).
Fils d'avocat, Berryer entra lui-même
au barreau, et défendit, sous la Restauration, les généraux
Ney
et Cambronne. Député en 1830,
il fut un des chefs de l'opposition dynastique sous le gouvernement de
Juillet. Légitimiste loyal et convaincu, il obtint toujours le respect
et l'admiration de ses adversaires. Il abandonna la politique après
1851, y rentra en 1863 ; et, comme député au Corps législatif,
il combattit le Second Empire. Avec son généreux talent,
sa voix superbe, son geste énergique, ses beaux et pathétiques
mouvements, Berryer reste plutôt un avocat qu'un orateur parlementaire.
Mais on lit encore avec intérêt ses discours sur l'hérédité
de la pairie (1831, contre la disjonction (6 mars 1837), contre le ministère
Molé (1839), sur la question d'Orient (26 mars 1840), sur la révision
de la Constitution (16 juillet 1851). La flamme n'en est pas encore tout
à fait refroidie.
Montalembert
(1810-1870).
Collaborateur de l'Avenir en 1831,
Montalembert
se posa dès cette époque en champion de la liberté
de l'enseignement. Il ouvrit une école le 9 mai 1831, sans l'autorisation
de l'Université (qui possédait alors le monopole). Cette
école fut fermée au nom de la loi, et Montalembert fut traduit
en police correctionnelle avec ses deux complices, Lacordaire et de Coux.
Le père de Montalembert étant mort sur ces entrefaites, son
fils lui succéda à la pairie, encore héréditaire;
et c'est comme pair de France, devant la Haute-Cour, que le jeune accusé
eut à répondre de son délit. Ce premier discours (publié
en 1844) révèle un admirable tempérament oratoire
Après s'être séparé de Lamennais, Montalembert
devint, à la Chambre des pairs, de 1833 à 1848, le chef du
parti catholique libéral. Il intervint dans toutes les grandes questions
politiques et sociales, protesta contre l'asservissement de la Pologne
(discours en faveur des Polonais réfugiés, 5 mai 1838) et
contre l'oppression de l'Irlande, et surtout il lutta pour obtenir la liberté
de l'enseignement (1844). Montalembert siégea à l'Assemblée
nationale de 1848 et au Corps législatif du second Empire, de 1852
à 1857. Il était vraiment né orateur; il avait, comme
Lamartine, une abondance élégante et un peu fluide, et, comme
Berryer, du feu et de l'enthousiasme; plus de naturel qu'aucun d'entre
eux.
Le
duc de Broglie (1783-1870).
V. de Broglie était le gendre de
Mme
de Staël. Il représenta, sous la Restauration, comme pair
de France, le libéralisme monarchique. Mais il joua surtout un rôle
sous Louis-Philippe; il fut alors ministre
de l'Instruction publique et des Affaires étrangères. Après
l'attentat de Fieschi (juillet 1835), il demanda à la Chambre de
voter les lois de septembre (discours du 13 août 1835), qu'il
expliqua et soutint dans plusieurs discours d'un grand style. Il intervint
également d'une façon efficace dans les débats sur
l'abolition de la traite esclavagiste. Député à l'Assemblée
de 1848, il se retira de la vie politique après le coup
d'État de 1851.
Casimir
Périer (1777-1832).
Successivement officier (1799) banquier,
député en 1817, libéral sous la Restauration, Casimir
Périer fut élu président de la Chambre après
juillet 1830. Il prit, le 13 mars 1831, la présidence du Conseil,
à la démission du cabinet Lafitte, dans des circonstances
particulièrement difficiles (discours sur la politique du gouvernement,
21 septembre 1831). Il s'agissait, en effet, d'inaugurer une politique
de résistance contre ceux qui prolongeaient la période de
révolution à laquelle Louis-Philippe devait le trône,
et qui disaient, avec Mauguin et Lafayette, que 1830 était l'avènement
du peuple. Pendant un peu plus d'un an (jusqu'au 16 mai 1832, date à
laquelle il fut emporté par le choléra), Casimir Périer
soutint avec une rare fermeté de caractère, avec une simple
et robuste éloquence, la mission dont il s'était chargé.
Ses successeurs, les Thiers, les Guizot, les Broglie n'eurent qu'à
poursuivre son oeuvre.
Guizot
(1787-1874).
François Guizot
a d'abord sa place parmi les historiens. Sa carrière politique ne
commence qu'en 1830; il est alors nommé député, et
signe l'adresse des 221 contre les Ordonnances. Ministre de l'Instruction
publique en 1830 et en 1832 (il fait voter la loi sur l'enseignement primaire),
ambassadeur à Londres, ministre des
Affaires étrangères de 1840 à 1848, il exerce une
influence prépondérante sur la politique intérieure.
Par son âpreté doctrinaire et sa résistance inflexible
aux partis avancés, il prépare, tout en la retardant, la
chute de la monarchie. Après 1848, il n'est pas réélu,
et toujours convaincu qu'il a gouverné pour le mieux, il écrit
en neuf volumes des Mémoires pour servir à l'histoire
de son temps (1858-1868). Persuadé que le pouvoir doit appartenir
à la classe moyenne, Guizot s'est efforcé de faire face aux
adversaires de droite et de gauche. De là cette modération
hautaine, cette attitude défensive, ces formules un peu banales
et solennelles, qui caractérisent extérieurement son éloquence.
Mais cette éloquence, en son fond, est belle et solide, surtout
parce que Guizot a des idées générales qu'il appuie
sur l'histoire, parce qu'il n'est pas un politicien d'occasion, un avocat
que l'ambition et un tempérament combatif
ont jeté dans la politique. Qu'on lise ses discours sur l'hérédité
de la pairie (1831), sur l'enseignement primaire (2 janvier 1833), contre
le ministère Molé (3 mai 1837), sur la question de la régence
(1842), sur la réforme électorale (25 mars 1847), et que
l'on compare ses arguments à ceux de Thiers ou d'Odilon Barrot,
on sentira que ce parlementaire est à la fois un philosophe
et un historien, et que, quel qu'ait été le résultat
de sa politique, il fait le plus grand honneur à notre pays.
Thiers
(1797-1877).
Adolphe Thiers
entra dans la politique en 1830. Il fut, sous Louis-Philippe, sous-secrétaire
d'État aux Finances, ministre de l'Intérieur, des Travaux
publics et des Affaires étrangères. Membre de l'Assemblée
nationale de 1848, il se retira en 1851, et ne reparut à la Chambre
qu'en 1863. Président de la République en 1871, il démissionna
en 1873. - Thiers est un « avocat d'affaires »; il ne parle
pas, il cause; il a préparé à fond la partie technique
de son sujet, il la possède, la comprend,
l'explique; il donne au plus haut degré l'impression de la clarté.
Thiers ne s'embarrasse ni de théories, ni d'idées générales;
il s'occupe de la question, il en tire des conclusions pratiques. Parmi
ses nombreux discours, citons : l'hérédité de la pairie
(1831), sur la question d'Orient (25 novembre 1840), sur les chemins de
fer (26 avril 1842), sur les fortifications de Paris (26 janvier 1841),
sur les libertés nécessaires à la France (1864), sur
l'établissement de la République (1873), etc. L'éloquence
de Thiers ne gagne pas à la lecture de ses discours isolés;
plus encore que de tout autre orateur parlementaire, on peut dire de lui
qu'il faut le lire à sa date, au Moniteur, avec les interruptions,
les répliques. Alors cette éloquence est vraiment vivante.
Lamartine
(1791-1869).
Député de 1834 à
1848, membre et chef du Gouvernement provisoire, Lamartine
renonça à la politique en 1851. Lamartine avait dit, en entrant
à la Chambre : « Je siégerai au plafond », ce
qui signifiait : « au-dessus de tous les partis ». Il prit,
dès le début, une attitude indépendante, et, toujours
sur la brèche, ne fut jamais l'homme d'une faction. Aussi l'accuse-t-on
volontiers de politique nuageuse et chimérique.
A lire ses discours, on est surpris, au contraire, de la clairvoyance de
Lamartine sur les questions techniques comme sur les questions générales;
qu'il parle des lois de septembre, 21 août 1835, de la question d'Orient
(1er juillet 1839), des fortifications
de Paris (1842), des chemins de fer (27 avril 1842), du retour des cendres
de Napoléon (1842), de la politique du
Gouvernement provisoire (1848), etc., ses vues sont justes et souvent prophétiques.
Il revêt ses idées d'un style simple et harmonieux, qui paraît
d'ordinaire un peu diffus à la lecture, mais qui parfois aussi abonde
en formules concises et ingénieuses. Son improvisation au peuple,
à l'Hôtel de Ville,
sur le drapeau tricolore et le drapeau rouge (1849) est belle comme un
fragment de Démosthène ou des
Gracques.
Tel aussi tableau plein de vie de l'état des esprits à la
veille de 1848 fait songer à la peinture des Athéniens
par Démosthène (Philippiques, I, § 10 et 11).
J'ai dit
un jour : « La France s'ennuie! » Je dis aujourd'hui : «
La France s'attriste! » Qui de nous ne porte sa part de la faiblesse
générale? Un malaise sourd couve dans le fond des esprits
les plus sereins, on s'entretient à voix basse depuis quelque temps,
chaque citoyen aborde l'autre avec inquiétude, tout le monde a un
nuage sur le front. Prenez-y garde : c'est de ces nuages que sortent les
éclairs pour les hommes d'Etat, et quelquefois aussi les tempêtes.
Oui, on se dit tout bas : « Les temps sont-ils sûrs? Cette
paix est-elle la paix? Cet ordre est-il l'ordre?... » etc. (Discours
prononcé au banquet offert à l'auteur des Girondins,
18 juillet 1847).
L'éloquence
politique dans la seconde moitié du siècle.
Dans la vie publique
les questions politiques, l'ont emporté sur les questions sociales.
En effet, le Second Empire,
même s'il rétablit la tribune en 1867, coupa court aux
tendances socialistes, et quand la république fut restaurée,
elle eut assez à faire à s'organiser en régime définitif
et il relever le pays des désastres de 1870.
L'éloquence
a perdu sous la Troisième
république le caractère académique qu'elle avait
au début du siècle. Orateurs et assistants sont issus des
mondes les plus divers; l'instruction des uns et des autres est plus ou
moins complète, et la pratique des réunions publiques suffirait
à leur ôter le goût ou le souci d'une rhétorique
savante. On veut, pour traiter les questions précises qui se posent,
une éloquence simple et nette dans le genre de celle de Thiers.
Toutefois, à la Chambre surtout, l'assemblée est assez nombreuse,
assez accessible à l'émotion, pour que les grands mouvements
oratoires soient possibles et sentis.
Plusieurs orateurs, déjà
fameux sous la Monarchie de Juillet, continuent à occuper les premières
places pendant la seconde République, le Second Empire et la Troisième
République. A ceux que nous avons précédemment nommés,
il faut ajouter : Odilon-Barrot, Ledru-Rollin,
Falloux, Victor Hugo, Jules Favre, Émile
Ollivier, Rouher, Jules Simon, Gambetta, Buffet, J. Ferry, etc.
Victor
Hugo (1802-1885).
V.
Hugo n'est pas comparable à Lamartine comme orateur politique.
Outre qu'il lisait ses discours et que les interruptions, qui sont un stimulant
pour le véritable orateur, le désarçonnaient, son
style à antithèses et à formules grandioses passait
par-dessus l'objet même de la discussion. Cependant, il a parlé
sur la liberté de l'enseignement et sur le suffrage universel (1850)
d'une façon véhémente et souvent heureuse. Il a lui-même
recueilli dans Actes et Paroles ses nombreux discours prononcés
à la Chambre des pairs, à l'Assemblée de 1848, à
l'Assemblée de 1871, et au Sénat (1876-1883).
Jules
Favre (1809-1880).
Député
en 1848 et 1849, alors qu'il avait déjà une grande réputation
d'avocat, réélu en 1838, Jules
Favre joua surtout un rôle important comme membre du gouvernement
de la Défense nationale, où il fut ministre des Affaires
étrangères. Il devint sénateur en 1876. Les discours
de J. Favre sont, comme ceux de Berryer, des plaidoyers. J. Favre n'a pas
le même enthousiasme; mais il argumente peut-être d'une façon
plus serrée; par de pressantes interrogations, il fatigue et réduit
ses adversaires. On peut citer ses discours sur l'expédilion de
Rome
(1819), sur la guerre du Mexique (1862),
sur la candidature officielle (1864).
Gambetta
(1838-1882).
Avocat, Léon
Gambetta fut célèbre du jour où il défendit
Delescluze, directeur du journal le Réveil, poursuivi pour
avoir ouvert une souscription destinée à élever un
monument à Baudin, tué le 3 décembre
1851 sur les barricades (1858). L'année suivante, Gambetta fut élu
député, et combattit vivement l'Empire. Après Sedan
(La
Guerre de 1870), il devint membre du gouvernement de la Défense
nationale, et fut un des organisateurs les plus actifs de la résistance.
Président de la Chambre en 1879, président du Conseil en
1881, il ne put se maintenir au pouvoir, et mourut prématurément.
Gambetta a été
un des plus beaux tempéraments oratoires que la France ait connus
depuis Mirabeau; il était vraiment né
pour parler, pour exprimer en phrases claires et sonores les idées
générales de la politique, et parfois ses banalités.
Geste, voix, port de tête, tout concourait à l'effet que produisait
cet orateur, plutôt tribun qu'homme d'État. Lus dans un livre,
et même à l'Officiel, ses discours paraissent un peu
redondants et vides; ce n'est pas là, certes, du Démosthène
ni du Mirabeau, pas même du Lamartine. Mais ceux qui ont entendu
« rugir le lion » en ont conservé, paraît-il,
un inoubliable souvenir. - On peut citer ses discours sur le Plébiscite
(avril 1872), Aux Alsaciens (1872), le discours de Thonon
(1872), le discours de Cherbourg (1875), le discours de Romans
(1878).
L'éloquence
de Gambetta est restée inoubliable parce que, servie, du reste,
par une action oratoire vigoureuse, elle alliait à une précision
suffisante des accents émus. Qu'on étudie par exemple, la
période suivante : elle n'est pas balancée selon tous les
préceptes de l'art, mais quel souffle éperdu l'emporte et
la soutient :
Mais il
n'y a pas que cette France, que cette France glorieuse, que cette France
révolutionnaire, cette France émancipatrice et initiatrice
du genre humain, que cette France d'une activité merveilleuse, et,
comme on l'a dit, cette France nourrie des idées générales
du monde; il y a une autre France que je n'aime pas moins, une autre France
qui m'est encore plus chère, c'est la France misérable, c'est
la France vaincue et humiliée, c'est la France qui est accablée,
c'est la France qui traîne son boulet depuis quatorze siècles,
la France qui crie, suppliante, vers la justice et vers la liberté,
la France que les despotes poussent constamment sur les champs de bataille,
sous prétexte de liberté, pour lui faire verser son sang
par toutes les artères et par toutes les veines; la France que,
dans sa défaite, on calomnie, que l'on outrage; oh! cette France-là,
je l'aime comme on aime une mère; c'est à celle-là
qu'il faut faire le sacrifice de sa Vie, de son amour-propre et de ses
puissances égoïstes; c'est de celle-là qu'il faut dire-:
Là où est la France, là est la patrie! (Discours
de Thonon, 29 septembre 1872).
Jules
Ferry (1832-1893).
J.
Ferry, comme ministre de l'instruction publique, organisa l'instruction
primaire obligatoire, gratuite et laïque, et comme président
du conseil conduit la politique coloniale de la France en Tunisie
et au Tonkin : (Sur l'instruction primaire,
28 juin 1879; Sur l'expédition du Tonkin, 10 décembre
1883). Voici le ton uni et ferme avec lequel il soutient sa politique au
Tonkin :
On vous
a dit : Où va cette action militaire? Jusqu'où vous proposez-vous
de l'engager? Quelles seront ses limites? Je réponds très
nettement qu'il n'y a rien de changé au programme que j'ai exposé
à la tribune le 31 octobre et qui a été ratifié
à une majorité de 325 voix. C'est d'une action limitée,
localisée, circonscrite géographiquement comme je l'ai dit
à la tribune, qu'il s'agit et pas d'autre chose. Nous voulons être
forts dans le Delta, nous voulons en tenir les points stratégiques.
Pourquoi? Parce que, lorsque nous serons forts, nous aurons la certitude
de pouvoir négocier. (10 décembre 1883).
L'éloquence
de la fin du siècle.
De ce que l'on demande
à cette époque (que l'on peut faire aller jusqu'à
la Première guerre mondiale) à
la parole d'être moins apprêtée, plus nourrie de précisions,
il ne faut pas conclure que les grands mouvements oratoires, les belles
images, aient perdu leur prestige. Désormais, les problèmes
sociaux succèdent aux problèmes politiques et fournissent
aux orateurs l'occasion de discuter des principes. C'est pourquoi, toute
opinion politique mise à part, à côté de la
parole rigoureuse et logique de Pierre Waldeck-Rousseau (1846-1904) et
Raymond Poincaré (1860-1934), de l'élégance forte
de Paul Deschanel (1856-1922), fils d'helléniste, de l'ironie sarcastique
de Georges Clemenceau (1841-1929), on apprécie
l'éloquence impétueuse et vibrante de Jean
Jaurès (1859-1914), le type du tribun romantique et qui est,
sans conteste, la voix la plus puissante, la plus chaude, la plus lyrique
de la tribune française, la vigueur sobre de d'Aristide Briand (1862-1932)
qui bâtit ses discours en fortes substructions, masse imposante,
sévère et grise, la puissance oratoire d'Albert
de Mun (1841-1914). Habile à naviguer entre les écueils,
n'employant jamais la force et usant des adresses les plus raffinées,
Charles de Freycinet apparaît à Faguet comme le premier orateur
politique en France depuis la disparition de Thiers et de Guizot. Denys
Cochin s'est spécialisé dans les questions extérieures;
G. de Lamarzelle, dans les questions religieuses; Charles Benoist, dans
les questions constitutionnelles; Jules Roche, dans les questions économiques.
Georges Leygues, qui fut poète, a de la grâce et du nombre;
Louis Barthou, nourri dans le commerce de Mirabeau et de Lamartine, sur
lesquels il écrira de beaux livres, une sûreté de verbe
qui s'affirme dans les discussions les plus variées; Sembat, autre
bonne plume (Faites la paix, sinon faites un roi), une logique malicieuse;
Jacques Piou, du drapé; Millerand, du poids; Viviani, des éclairs;
Léon Bourgeois, un élégant nonchaloir.
La presse.
Les luttes de la tribune se continuaient
dans le journal. La presse, en dépit des entraves et des procès,
se constitue comme un quatrième pouvoir.
Les
journaux.
L'Empire
avait réduit à cinq le nombre des journaux en dehors du Moniteur
: le Journal de Paris; les Débats,
sous le titre de Journal de l'Empire; la Gazette de France; le Publiciste
et le Mercure.
Sous la Restauration,
les ultras eurent pour organes la Quotidienne, le Drapeau blanc;
les libéraux le Constitutionnel, le Courrier français,
le Temps, le Figaro, le Globe, le National, fondé en 1830. Mais
le journal moderne date de la fondation de la Presse (1836), par
Emile de Girardin qui, le premier, eut l'idée d'abaisser le prix
du journal grâce aux annonces payantes et de retenir les lecteurs
par l'attrait du roman feuilleton.
Sous le Second
Empire, la sévérité de la censure fit naître
deux journaux d'un genre nouveau, le Figaro, gazette mondaine et
spirituelle, et Le Petit Journal, dont les colonnes se remplissent
de faits-divers et de feuilletons, pour le plus grand plaisir du public
populaire. Un peu avant la guerre de 1870, La Lanterne et Le
Rappel firent une vive campagne d'opposition et contribuèrent
à la fin du régime.
Sous la Troisième
République le nombre des journaux, tant à Paris qu'en
province, s'est accru au point qu'on les compte par milliers à la
fin du XIXe siècle.
Les
journalistes.
Pendant un certain
temps, les journaux, lus attentivement par un public exigeant, furent rédigés
avec soin. La plupart des orateurs politiques que l'on a mentionné
plus haut ont été des journalistes : Benjamin Constant, Chateaubriand,
Thiers, etc. Il faut y ajouter :
• Ch.
de Rémusat (1797-1875). - Il écrivit, avant 1830,
au Globe et à la Revue française, des articles d'une clairvoyance
remarquable, et devint politique libéral sous Louis-Philippe. Il
fut encore ministre des Affaires étrangères en 1871.
• Armand Carrel
(1800-1836). - Carrel fonda, en 1830, avec Thiers et Mignet,
le
National. Pendant six ans, il travailla à orienter le pays du
côté de la République, qui lui paraissait la conséquence
logique de la révolution de Juillet; il aurait voulu donner à
la France les institutions des États-Unis.
Ses articles du National, dont les meilleurs ont été
réunis en volumes, révèlent chez lui un excellent
écrivain, digne de servir de modèle, pour la sincérité,
la fermeté et la tenue, à tous ses confrères et successeurs.
On sait qu'Armand Carrel fut tué, en duel, par Émile de Girardin.
• Émile
de Girardin (1802-1881) est, au contraire, le type du faiseur,
du journaliste qui a "une idée par jour ", et qui amuse le public
et s'en amuse. Beaucoup plus que Carrel, il a fait école. Parmi
ses idées, la plus féconde fut, on l'a dit,l'abaissement
du prix des journaux, grâce aux annonces publicitaires. Il fonda
(en 1836) la Presse qui devint un des journaux les mieux informés
et les plus littéraires (on y voit collaborer A.
Dumas, F. Soulié, Th. Gautier, Méry,
etc.). Sa femme, Delphine Gay,
célèbre par ses poésies et par quelques pièces
de théâtre (Lady Tartufe, L'Ecole des Journalistes, La
Joie fait peur, etc.), collabora à la Presse sous le
pseudonyme de Vicomte de Launay.
• Prévost-Paradol
(1829-1870), qui mériterait aussi une place parmi les historiens
et les moralistes (les Moralistes français),
fut, dans le Courrier du dimanche et dans les Débats,
un courtois mais redoutable adversaire du Second Empire. Il s'y montra
un prophète clairvoyant de la lutte prochaine entre la France et
l'Allemagne.
• Louis Veuillot
(1813-1883) est célèbre surtout pour la part qu'il prit à
la rédaction de l'Univers, journal catholique, où
il se montra d'une violence extrême contre tous les partis et les
libre-penseurs. Nous n'avons pas à apprécier ici son rôle
politique. Comme pamphlétaire et comme écrivain, Veuillot
est brillant. Son vocabulaire est à la fois très riche et
très français; son style a une variété drue
et vigoureuse qui dépasse la fine et sèche précision
de Courier; il est aussi simple et aussi tendre dans sa Correspondance,
qu'il est ardent et éloquent dans ses articles et dans ses livres.
• Edmond
About (1828-1885), anticlérical convaincu et conteur spirituel
(Le Roi des Montagnes,
1856; L'Homme à l'oreille cassée, 1861; etc.); Villemessant
(1812-1879), brillant chroniqueur du Figaro; Jules
Janin (1804-1874), critique dramatique des Débats; Francisque
Sarcey (1828-1899), critique dramatique du Temps, etc.
• Georges
Clemenceau, qui était le directeur politique du journal
l'Aurore au moment de l'affaire Dreyfus, et qui a accueilli le J'accuse
de Zola paru le 13 janvier 1898, dialecticien plein de fougue, heurté,
cassant, contradictoire, mélange d'impulsif et d'idéologue,
de chauvin et de révolutionnaire, mais vivant, crâne, spirituel,
brillant et trop souvent stérile.
L'affaire
Dreyfus.
L'affaire
Dreyfus aurait pu n'être que la tragédie d'un officier de
l'armée française injustement accusé de trahison en
1894, et qui ne sera réhabilité qu'en 1906. C'est un journal
antisémite, la Libre parole, qui a
lancé l'affaire et c'est l'antisémitisme ambiant qui sera
sûrement la colonne vertébrale de ce fait de société
qui va fracturer le pays pendant une douzaine d'années. Mais d'autres
éléments éléments de contexte, parfois les
seuls véritables déterminants pour certains de ceux
qui vont s'exprimer, doivent aussi être soulignés :
1° La force du nationalisme, qui, après l'humiliation
qu'a été la défaite de 1871, se fait un devoir
de revendiquer une forme d'infaillibilté de l'Armée, alors
même que l'innocence de Dreyfus a été patente très
tôt. 2° Le catholicisme royaliste, qui sait qu'il mène
son dernier combat contre la république laïque, installée
depuis les élections de février 1879. Ainsi, le monde intellectuel
et artistique va-t-il se partager entre les « dreyfusards-»
et les « antidreyfusards »,
• Les dreyfusards et les membres
de la Ligue des droits de l'homme (fondée en 1898)
: les frères Georges et Albert Clémenceau, Emile Zola, Anatole
France, Lucien Lévy-Bruhl, Scheurer-Kestner, Marcel
Proust, Mirbeau, Mallarmé,
R. Martin du Gard, Jules Renard, Courteline, Émile Durkheim,
Gabriel Monod, JeanJaurès, Léon Blum, Charles Péguy,
Monet, Pissaro.
• Les antidreyfusards : le directeur
de la Libre parole
Édouard Drumont, Jules Lemaître, Ferdinand Brunetière,
François Coppée, Paul Bourget, Albert Sorel, Armand
Silvestre, J.-M. de Hérédia, Maurice Barrès, Charles
Maurras, Jules Verne, Albert de Mun, Léon Daudet, Frédéric
Mistral, Lorrain, Léon Bloy, Pierre Louys, Paul Déroulède,
Jules Guérin, René Doumic, Paul Valéry,
Rodin, Cézanne, Degas, Renoir, Toulouse-Lautrec, Caran d'Ache,
Vincent d'Indy.
Ces derniers seront ceux que l'on entendra
le plus. Sur 55 quotidiens 48 sont antidréyfusards (près
de la moitié s'affichant ouvertement antisémites). Le quatre
seuls quotidiens dreyfusards ne représentent que 2% des tirages.
Le
Figaro, qui est l'un d'eux, voit son tirage s'effondrer pendant l'affaire.
Dreyfusards
et antidreyfusards
« Entre les
« dreyfusards » et les « antidreyfusards », la
dissidence ne tint pas à une question de fait. Se diviser, quand
on a, des deux côtés, examiné avec soin tous les documents,
sur le point de savoir si tel accusé est coupable, rien là
qui dénote une différence essentielle de mentalité;
or, les « antidreyfusards » dont nous parlons ici n'ont jamais
dit que Dreyfus, même innocent, dût être condamné
dans l'intérêt de l'Armée et de la Patrie. Mais en
recherchant, par delà les diversités des tempéraments
respectifs, à quelle conception générale ils se référaient,
on voit que leur doctrine n'en implique pas moins, dans le fond, la prédominance
de la société sur l'individu comme celle du sens commun sur
le sens propre.
S'ils ne s'écriaient
point, avec d'autres : « Innocent ou coupable, Dreyfus doit périr
», leur raisonnement, après tout, relevait du même principe.
« Rien, déclaraient-ils, ne nous autorise, nous, simples particuliers
à intervenir. Et comment subsisterait une société
dans laquelle des individus sans mandat remettraient chaque fois en question
la sentence de ceux qu'elle a établis comme arbitres? Il est inadmissible
qu'un condamné soit innocent. Ne confondons pas la chose jugée
avec la chose bien jugée. Ce qui est juste, c'est ce que le magistrat
a reconnu tel. »
Quant aux «
dreyfusards », certains n'ont vu peut-être dans l'affaire Dreyfus
qu'une occasion de vilipender les institutions publiques. Mais le plus
grand nombre n'avaient ni moins d'amour pour l'Armée que les «
antidreyfusards », ni moins de respect pour la Loi. Seulement ils
partaient d'un principe contraire. A la discipline sociale, en vertu de
laquelle ceux-ci alléguaient la chose jugée, ils opposaient
la conscience individuelle. Ils estimaient que chaque individu, dans une
démocratie, est responsable pour sa quote-part des injustices sanctionnées
par l'Etat, et que se désintéresser de ces injustices en
alléguant la sentence des juges, c'est trahir les obligations les
plus strictes non seulement de l'homme, mais du citoyen.
Et nous touchons
ici le point essentiel du conflit. Si les intellectuels se divisèrent,
dans l'affaire Dreyfus, en deux groupes, ils se partageaient déjà
en deux familles d'esprits. Aussi peut-on dire qu'il y a toujours eu, qu'il
y aura toujours, sous un autre nom, des « antidreyfusards »
et des « dreyfusards ». Antidreyfusards, ceux qui se réclament
de la foi, de l'autorité, de la tradition; dreyfusards, ceux qui
n'admettent ni que le sens commun s'asservisse le sens propre, ni que le
code prévale sur le droit. »
(G.
Pellissier, Etudes de littérature et de morale contemporaines,
1905).
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Caractères
du journalisme de 1880 à 1914.
L'affaire Dreyfus
a été une crise grave et spectaculaire qui a fracturé
la société et dont la presse a été un acteur
majeur. Mais la presse à la même époque connaissait
aussi une mutation silencieuse mais profonde.
A la fin du XIXe siècle
et au début du XXe, un talent d'écrivain
est beaucoup moins nécessaire dans le journalisme. Les lecteurs
demandent aux quotidiens des informations aussi nombreuses et aussi rapides
que possible. Le télégraphe, le téléphone,
la photographie, les machines rotatives perfectionnées permettent
de les leur donner. Documentation, reportage et réclame se sont
substitués à l'étude critique de l'actualité
politique ou littéraire. En somme, la presse s'américanise
comme on le dit déjà à l'époque, et en tout
cas, et même si la presse de combat continuera d'exister, elle s'engage
résolument sur la voie qui sera la sienne tout au long du XXe
siècle, l'âge des reporters et des photographes.
En attendant, quelques
plumes font de la résistance : Cornély, bulletinier
à la phrase courte, mais acérée; Maurice Talmeyr,
nerveux, osé et pittoresque; Georges Thiébaud, théoricien
aventureux du boulangisme; Henry Bérenger, esprit cultivé
et volontaire; Pierre l'Ermite (l'abbé Loutil), dont les articles
prennent volontiers la forme de l'anecdote ou du conte; Jean de Bonnefon,
dont la prose enrubannée et onctueusement sacrilège fait
songer aux mandements d'un « prélat de mauvaise réputation
et de manières charmantes » (André Germain); Urbain
Gohier, pamphlétaire de la grande école; Gustave Téry,
documenté, mordant, tenace; Robert de Jouvenel, qui baptise dans
sa République des camarades dix années de l'histoire
politique de la France; Oscar Havard, chatoyant et souple; Séverine,
élève de Vallès, qui gamine avec esprit autour de
la vie publique, mais qui « mêle à son fond gavroche
- le vrai fond - des accès d'indignation parfois déclamatoire
et de sensibilité toujours tapageuse » (J. Capperon). Plus
discrets, gardant la tenue de l'ancien journalisme et maniant la vraie
langue du genre, nette, franche, incisive, Jules Dietz, Maurice Spronck,
Henry des Houx, Georges Berthoulat, Frédéric Clément,
Louis Latapie, Eugène Tavernier, Jean Guiraud, etc., méritent
d'être considérés dans la presse de doctrine avec un
respect nuancé de compassion pour le genre qu'ils défendent
et qui semble déjà promis à une disparition prochaine.
La chronique a davantage
évolué : elle ne se contente plus d'être brillante
et elle veut aussi dire son mot sur les problèmes du moment. Documentaire
seulement avec un Montorgueil, précieuse avec un Octave Uzanne,
pétaradante avec un Caliban (Bergerat) et un Grosclaude, passionnée
avec un Jean Lorrain, qui jeta sur ses carnets, au galop, mais d'un trait
qui creuse, tant d'imaginations et de rêveries, elle prend volontiers
un tour philosophique, tout en gardant ses grâces, avec un Jules
Claretie, aux dossiers inépuisables et qui avait une anecdote sur
tout; un Alfred Capus, dont les Courriers de Paris sont «
la mise au point méthodique de tout le spectacle contemporain »
(A. du Fresnois); un Henry Roujon, un Alexandre Hepp, un Pierre Veber,
un Albert Flament ou un Marcel Boulenger, qui a dit dans ses jolies Lettres
de Chantilly :
«
Je voudrais que tel ou tel exquis conteur, que tel ou tel esthète
impressionnant, essayât seulement de rédiger chaque jour un
petit bout d'article, oh! bien simple et pareil, je suppose, à ceux
que nous donne quotidiennement Clément Vautel, - un billet allègre,
aisé, que le commissionnaire du coin peut comprendre sans difficulté...
Tentez l'expérience... et vous verrez, à votre grande surprise,
que c'est un métier aussi et fort délicat de faire un méchant
papier dans un journal comme de faire une pendule. »
Harduin, tant prôné
de son temps, ne fut cependant qu'un sous-Sarcey de l'entrefilet, et avec
l'humanisme en moins; mais le « bon sens » de Henry Maret s'aiguise
de malice et s'orne de culture; Louis Forest vend de la sagesse en comprimés.
Adolphe Brisson a presque créé un genre : l'interview littéraire
et, de ce qui n'était avant lui qu'une sténographie glacée,
fait une chose colorée, mouvante et pittoresque; Georges Huret,
dont l'« Enquête sur le Symbolisme
(1889) est une date dans l'histoire du grand reportage » (Émile
Berr), a élargi le genre et l'a étendu à la vie économique
et sociale.
Cependant les plus
éminents des chroniqueurs politiques s'efforcent de manifester une
doctrine sous leurs articles périodiques, et certains, comme Francis
Charmes, à la Revue des Deux Mondes, continuent la tradition du
grand journalisme. Dans la presse quotidienne, Gabriel Hanotaux, Pierre
Baudin essaient de s'élever au-dessus des querelles de groupes;
André Tardieu et Jean Herbette, dans la presse de gauche; Jacques
Bainville, dans celle de droite, se montrent de plus solides observateurs
de la politique étrangère où des spécialistes
distingués, comme le Frédéric Amouretti, Francis de
Pressensé, Denis Guibert, Alcide Ebray, Auguste Gauvain, André
Chéradame, ont aussi indiqué leur place. Les questions universitaires
n'ont pas de plus lumineux débatteur qu'Albert Petit.
Les
revues.
L'héritage
de cette forme de presse commence a être recueilli par les revues
et les magazines, dont la multiplication est déjà un symptôme.
Au revues de vulgarisation documentée comme la Revue des Deux
Mondes (1829), la Revue de Paris (1829), déjà
anciennes, s'ajoutent désoramis la Grande Revue (1897), la
Revue Politique et Parlementaire (1894), la Nouvelle Revue (1879),
etc.. D'autres revues ont un caractère plus technique et professionnel,
comme la Revue critique (1866), la Revue générale
des sciences (1889), la Revue scientifique (1863), la Revue
d'histoire littéraire (1893), les Annales de Géographie
(1891), etc.
Par ailleurs, soucieux
de leur liberté et de pouvoir s'étendre, quelques-uns des
plus notoires noms de l'époque ont commencé d'émigrer
des journaux quotidiens au revues : c'est là, par exemple,
qu'avant de les réunir en volume, le comte Othenin d'Haussonville,
le vicomte de Meaux, Étienne Lamy, Charles Benoist, Jules Delafosse,
Max Turmann, Édouard Trogan, etc., ont mené leurs fortes
enquêtes sociales et politiques sur la femme moderne à l'atelier
et au foyer, les oeuvres d'assistance, les écoles françaises
d'Orient, etc. Et c'est là encore qu'ont paru tant de monographies
brillantes à la Michelet, d'essais subtils à la Sterne, de
confessions intimes à la Jean-Jacques, comme les Trois
Stations de psychothérapie de Maurice Barrès, le journal
de Marie Bashkirtseff, Paludes et les Nourritures terrestres
d'André Gide, Idées et Visions de Suarès,
la Vie des abeilles et le Trésor des humbles de Maeterlinck,
les Épilogues de Rémy de Gourmont, les Hannetons
de Georges Lecomte, ou tel petit bréviaire mondain de la série
des Sonia d'Émile Berr, qui, pour n'appartenir à aucun
genre bien défini, n'en sont pas moins des joyaux de la langue.
Le public trouve
à ce genre de publication l'avantage de se tenir au courant du mouvement
des idées par des articles d'une lecture facile; les travailleurs,
savants, critiques, historiens sont heureux d'avoir le moyen de faire connaître
au fur et à mesure leurs travaux. Le succès des revues est
tel que les éditeurs craignent de plus en plus qu'il cause un tort
considérable au livre, c'est-à-dire à l'oeuvre mûrement
conçue et longuement travaillée, ainsi qu'à la lecture
approfondie et méditée.
Les écrivains
socialistes.
A côté des questions politiques
proprement dites, un certain nombre d'esprits commencèrent à
se préoccuper de l'organisation sociale de l'avenir.
Étienne
Cabet (1788-1857).
D'abord avocat, Cabet
plaida, mais avec peu de succès, et se jeta vite dans l'opposition
la plus avancée sous Charles X. Il fut
après la révolution de 1830 nommé procureur général
en Corse, mais se fit bientôt révoquer à cause de ses
opinions. Il fut élu en 1831 député de la Côte-d'Or,
attaqua avec violence le gouvernement de Louis-Philippe
dans un journal ultra-démocratique qu'il avait fondé,
Le Populaire, fut condamné en 1834 à deux ans de prison,
se réfugia en Angleterre, d'où il ne revint qu'en 1839, publia
en 1842, sous le titre de Voyage en Icarie,
le plan d'une utopie communiste et spiritualiste,
tenta quelques années après de réaliser ses plans
et, dans ce but, se transporta, avec quelques partisans, aux Etats-Unis;
mais rencontra dans l'exécution une foule de mécomptes, eut
avec ses disciples de vives contestations et des procès.
Saint-Simon
(1760-1825).
Le comte de Saint-Simon
groupa autour de sa personne et de la doctrine qui prit son nom, le Saint-Simonisme,
des hommes de valeur comme Enfantin, Pierre
Leroux, Augustin Thierry, Auguste Comte.
Les Saint-simoniens auraient voulu une répartition plus équitable
des richesses, selon les besoins et les capacités de chacun. L'Etat
en aurait hérité, puis, au moyen d'une banque centrale, aurait
organisé la production méthodique et une distribution proportionnée
au travail. Ces idées se trouvent exposées surtout dans un
livre de Saint-Simon, L'Industrie ou Discussions politiques, morales
et philosophiques, dans l'intérêt de tous les hommes livrés
à des travaux utiles et indépendants (1817) et dans un journal
le
Producteur (1825-1826).
Fourier
(1772-1837).
Vers la même époque un commis
de magasin, Fourier, auteur de plusieurs ouvrages
dont le plus important est le Traité de l'association domestique
et agricole (1822), recommanda la vie en commun par petits groupes
ou phalanges, où seraient réunies toutes les formes possibles
de caractères différents. Il fonda même en 1830 à
Condé-sur-Vire un phalanstère qui ne donna pas de grands
résultats. Pourtant, sa doctrine lui survécut assez longtemps.
Proudhon
(1809-1865).
Proudhon fit
plus de bruit, grâce à l'ardeur de sa polémique et
à la vigueur de ses formules. Ouvrier typographe, publiciste et
député en 1848, il a laissé une oeuvre volumineuse
qui débuta par la brochure célèbre : Qu'est-ce
que la propriété? (1840) où il déclarait
« La propriété, c'est le vol! ». Ses ouvrages
essentiels sont le Système des contradictions économiques
(1846) et De la Justice dans là Révolution et dans l'Église
(1858). Son idéal était un système social reposant
sur la fédération et l'association, et assurant entre les
hommes la plus grande égalité.
Le féminisme.
L'idée d'améliorer la situation
des femmes dans la société est ancienne, mais ce n'est qu'au
XIXe siècle, qu'elle s'est érigée,
sous le nom de féminisme, en doctrine
visant à rendre égaux à ceux des hommes les droits
et le rôle des femmes. Pour les féministes, la situation des
femmes est inférieure, au triple point de vue politique, social,
économique. Leur but est de faire cesser cette inégalité.
Force est de constater que la France, ici, a eu un énorme retard
sur beaucoup d'autres pays. Les voix fortes (à l'exception peut-être
de l'activiste Louise Michel) ont
manqué. Si des écrivaines comme George
Sand (Indiana,
1832), et, plus tard, Anna de Noailles (La Nouvelle Espérance,
1903), Renée Vivien, et Colette (La Vagabonde, 1910) se montrent
féministes, c'est davantage par leur affirmation individuelle, plus
que par des revendications doctrinales.
On peut toutefois noter,
à la charnière des XIXe et
XXe siècles, les noms de Juliette
Adam (1836-1936), écrivaine, journaliste et fondatrice
de La Nouvelle Revue en 1879, Séverine (1855-1929), elle
aussi journaliste, féministe dont les articles sont parus notamment
dans Le Cri du peuple et La Fronde, ou encore Madeleine
Pelletier (1874-1939), psychiatre et féministe, qui a été
la première femme à obtenir un doctorat en médecine
à la Faculté de médecine de Paris.
La
revendication des droits politiques.
La Révolution
française, en donnant à chaque citoyen une part de souveraineté,
refusa toute place aux femmes dans le champ politique. Les féministes
ont vu là une suprême injustice; les femmes, étant
soumises aux lois comme les hommes, elles ont le même droit qu'eux
de coopérer à leur confection; payant directement ou indirectement
les impôts, elles ont un droit égal à celui des hommes
à en surveiller l'emploi. Si elles ne contribuent pas à la
défense du pays par l'impôt du sang et le service militaire,
elles y contribuent grandement en donnant le jour aux défenseurs
de la patrie et en exposant leur vie ou au moins leur santé dans
l'accomplissement de cette fonction naturelle. En un mot, comme l'écrivait
Olympe
de Gouges, une des ancêtres du mouvement féministe, en
1791, dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne,
«-la femme a le droit de monter sur
l'échafaud, elle doit également avoir celui de monter à
la tribune ».
Malgré l'ardeur et le talent qui
furent mis au service de cette cause, bien que, postérieurement,
les Saint-simoniens (Pierre Leroux, notamment) et Fourier, aient compris
dans leur programme l'agitation en faveur des droits politiques des femmes,
et qu'en 1848, les socialistes aient porté, mais sans succès,
la question devant le pouvoir législatif, la revendication politique
des féministe ne fut pas prise au sérieux et fournit matière
à des plaisanteries intarissables. Sous la Troisième République,
la question fut reprise, mais vainement encore. En 1880 et 1885, l'inscription
sur les listes électorales fut requise par un certain nombre de
femmes; repoussées par l'administration, elles en appelèrent
aux tribunaux qui rejetèrent leur demande.
Il
est peu de pays où l'on reconnaisse alors aux femmes les mêmes
droits politiques qu'aux hommes. Jusque là, elles ne les ont pleinement
et directement que dans l'Etat de Wyoming (Etats-Unis). Dans plusieurs
pays européens, où le droit électoral repose sur la
propriété, la femme propriétaire le possède
: directement dans l'île de Man (Royaume-Uni), indirectement et en
l'exerçant par mandataire, en Suède et dans plusieurs pays
de l'empire d'Autriche. Relativement au gouvernement local ou à
l'administration communale, soit en totalité, soit en partie, les
femmes ont l'électorat en Grande-Bretagne et dans ses colonies,
dans les Etats américains du de Wyoming et Kansas, en Suède,
Islande, Finlande et Russie, et dans les communes rurales de la Prusse.
Elles peuvent être électrices en ce qui concerne l'administration
scolaire et l'assistance publique dans un bon nombre d'Etats de l'Amérique
du Nord et de la Norvège. Elles sont éligibles aux postes
de l'administration scolaire aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Norvège,
à Stockholm; aux postes d'assistance publique : en Angleterre, en
Suède, en Finlande; à toutes les fonctions municipales au
Wyoming et au Kansas.
La
revendication des droits sociaux.
Au point de vue social, les féministe
du XIXe siècle se plaignent de la
situation subordonnée que fait aux femmes le Code civil français
dans la famille : elles sont complètement en la puissance du mari,
aussi bien sous le rapport de la personne que sous celui des biens.
Cette
subordination absolue des femmes n'est pas, comme on veut leur faire valoir,
de l'essence du mariage, soutiennent les féministes; la preuve,
c'est qu'elle n'existe pais dans plusieurs législations étrangères
ou qu'elle en a été effacée celles de l'Angleterre,
de la Russie, du Canada, de l'Australie, de plusieurs Etats des Etats-Unis,
qui ont donné des droits égaux aux époux et qui, tout
en laissant subsister le droit de fidélité, ont supprimé
le devoir d'obéissance de la femme.
Relativement aux biens,
la communauté qui est admise parle code français comme régime
légal, et qui sont à l'entière disposition du mari
la presque totalité des biens du ménage, et en tout cas tous
les revenus, même les salaires de la femme et les économies
qu'elle a pu réaliser sur le produit de son travail, a été
l'objet des vives critiques des féministes. Il ne peut exister,
selon eux, qu'un seul remède : la disparition de la communauté
légale et son remplacement par la séparation de biens légale
et complète. C'est là une des principales revendications
du féminisme français à cette époque, que n'ont
pas hésité à adopter un grand nombre de pays.
La
Russie l'a admise de temps immémorial; l'Autriche en 1811; l'Italie
et le Canada en 1875; la Turquie en 1876; l'Angleterre en 1882; l'Australie
en 1884; trente-sept Etats des Etats-Unis à des époques diverses.
Toutes ces réformes sont soutenues
non seulement par les intéressées, c'est-à-dire les
femmes, mais encore par des hommes de véritable talent. La question
est posée sérieusement; les plaisanteries d'antan tendent
à cesser, en même temps qu'apparaissaient, dans la littérature
et au théâtre, les objections tirées de l'éducation
traditionnelle des femmes, de son organisation plus sentimentale que «
réaliste » et de l'unité nécessaire à
la famille, sous une seule autorité.
La
revendication des droits économiques.
Au point de vue économique, les
revendications des féministes ont obtenu plus de succès en
France. Comme presque toujours, les moeurs y ont devancé la législation;
c'est ainsi qu'un certain nombre de professions, parmi les libérales
surtout, sont devenues accessibles aux femmes dès le XIXe
siècle. Beaucoup d'administrations, même publiques, telles
que les banques, les chemins de fer, le timbre, les postes et les télégraphes
ont admis les femmes dans leurs bureaux. Les universités, les écoles
nationales des beaux-arts leur ont ouvert leurs portes.
A
la même époque, un certain nombre de nations avaient déjà
accordé aux femmes l'accès au barreau, avec de grandes restrictions
cependant en Europe, mais presque sans limites en Amérique et en
Australie.
Le mouvement des idées
religieuses
Les écrivains
religieux.
Grâce à l'élan donné
par Chateaubriand et aux traditions monarchiques, les idées religieuses
et catholiques retrouvèrent sous la Restauration leur prestige combattu
au XVIIIe siècle.
De
Bonald (1754-1840).
De Bonald fut
considéré comme le chef du parti théocratique et comme
un grand penseur. D'abord mousquetaire de
Louis
XV, puis émigré,
il rentra en France sous le Directoire,
fut membre du Conseil de l'Université sous le Premier Empire, puis
député et pair de France sous la Restauration. Il a laissé
entre autres ouvrages la Théorie du pouvoir politique et religieux
dans la société civile (1796) et la Législation
primitive considérée dans les derniers temps par les seules
lumières de la raison (1802). D'après lui, le pouvoir
politique et le pouvoir religieux doivent être étroitement
unis. La société a, en effet, été organisée
par Dieu. C'est sa volonté qui s'exprime par celle du chef de l'Etat
qui a droit, par conséquent, à une obéissance absolue.
Cette théorie, renouvelée plus ou moins directement de Bossuet,
montrait assez que cet émigré n'avait rien oublié
ni rien appris.
Joseph
de Maistre (1754-1821).
Un autre penseur, Joseph
de Maistre, combattit lui aussi avec vigueur l'esprit du XVIIIe
siècle. Né à Chambéry,
il quitta la Savoie quand elle eut été
conquise par la France, et de 1802 à 1817, il vécut en Russie
comme ministre plénipotentiaire de Victor-Emmanuel, roi de Sardaigne.
Il a laissé : les Considérations sur la France (1796),
l'Essai sur le principe générateur des constitutions politiques
(1810-1814), Du Pape (1819), l'Église gallicane (1821),
les
Soirées de Saint-Pétersbourg
(1821). Tous ces ouvrages pourraient porter le même sous-titre que
le dernier : Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence.
J. de Maistre, en effet, cherche à démontrer que rien n'arrive
dans le monde que par la volonté de Dieu.
Joseph de Maistre n'en était pas
à un paradoxe près. D'un caractère plutôt doux
et gai, paraît-il, il a soutenu dans ses ouvrages avec une grande
violence la légitimité de tous les maux qui désolent
l'humanité. Ils sont voulus par la Providence
comme étant le châtiment nécessaire de nos fautes :
ainsi le sang versé sous la Terreur,
qui est une expiation du crime commis contre Louis
XVI (Considérations sur la France); la peine de mort
et le bourreau; la guerre et ses sanglantes hécatombes (Soirées
de Saint-Pétersbourg)
La terre
entière, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel
immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin,
sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consommation des choses,
jusqu'à l'extinction du mal, jusqu'à la mort de la mort.
(7e Entretien).
Joseph de Maistre rappelle, lui aussi, Bossuet,
dont il a la conviction. Mais sa force est plus brutale parce qu'il n'a
pas sa sérénité.
Ballanche
(1776-1847).
Ami de Joubert
et de Chateaubriand, fidèle habitué du salon de l'Abbaye-aux-Bois,
chez Mme Récamier, Ballanche se distingue
par une conception à la fois très vague et très noble
de la philosophie sociale. Dans sa Palingénésie (1827),
il prédit la rénovation prochaine de l'humanité. Il
use souvent de grandioses symboles, et son style a de singulières
qualités d'harmonie et de poésie.
Lamennais
(1782-1854).
De Bonald et Joseph de Maistre s'appliquaient,
en somme, à restaurer le passé. Lamennais
fit un effort pour adapter le catholicisme à la société
nouvelle. Né à Saint-Malo,
élevé à la Chesnaie près de Dinan,
il se révéla dès son enfance comme un esprit inquiet
et indépendant. Ordonné prêtre à trente-quatre
ans seulement, il publia en 1817-1821 son Essai sur l'indifférence
en matière de religion, qui produisit dans le public une impression
profonde. Une élite de jeunes catholiques, parmi lesquels Montalembert,
Lacordaire, Maurice de Guérin, se groupa
autour de lui, et avec leur concours il fonda en 1830 le journal l'Avenir
pour soutenir ses idées. Condamné à Rome, il se soumit
d'abord, puis rompit avec l'Eglise catholique après la publication
des Paroles d'un Croyant (1834). Il fut député à
l'Assemblée nationale (1848), et mourut sans s'être réconcilié
avec l'Eglise.
• Dieu
et liberté. - L'épigraphe du journal l'Avenir,
« Dieu et Liberté », résume assez bien les théories
de Lamennais.
Dans l'Essai sur l'Indifférence
il montre que le vrai danger pour l'Eglise vient moins de ses adversaires
déclarés que des indifférents. Dans une seconde partie,
il prouve Dieu par le consentement universel, et établit, dans la
troisième, que seul le christianisme possède en lui les caractères
qui satisfont les exigences de l'esprit.
Plus ou moins orthodoxe, il n'en est pas
moins profondément chrétien. Mais il est libéral.
Il eût souhaité pour l'Eglise la liberté
d'enseigner et surtout l'indépendance vis-à-vis du pouvoir
temporel par la séparation des Eglises et de l'État. Il l'eût
voulue aussi plus près du peuple.
Les Paroles d'un croyant annoncent
une sorte de socialisme chrétien. Les
hommes naissent égaux et frères. La société
devrait donc reposer sur Ia justice et sur l'amour. Ou n'y trouve, au contraire,
que l'oppression du faible par le fort, du salariat par le capital. C'est
qu'en réalité la vraie doctrine du Christ, faite pour les
humbles, a été corrompue. Il faut espérer pour l'avenir
la constitution d'une vraie cité de Dieu.
• La poésie
évangélique. - L'oeuvre de Lamennais contribua
pour beaucoup au mouvement humanitaire dont 48 fut l'aboutissement. La
séduction de la forme aida puissamment à son succès.
S'adressant au peuple, Lamennais pensa qu'il ne pouvait mieux faire que
d'imiter le langage de son divin Maître. Les Paroles d'un Croyant
sont divisées en versets comme l'Évangile.
Elles en ont la simplicité caressante :
Il en est
qui disent : A quoi bon prier? Dieu ne sait-il pas mieux que nous ce dont
nous avons besoin?....
Le père connaît
les besoins de son fils : faut-il, à cause de cela, que le fils
n'ait jamais une parole de demande et d'actions de grâces pour son
père? (XVIII).
On y trouve aussi, nées sans effort
d'une imagination de visionnaire, des paraboles où la pensée
philosophique s'anime en un drame émouvant. Des oiseaux qui donnent
la becquée à des petits dont le vautour a emporté
la mère, voilà l'image de la charité (XVII), des voyageurs
qui se groupent pour écarter un bloc de rocher qui leur barre la
route, voilà l'image de l'assistance mutuelle, etc. Seul un grand
poète était capable d'oser un pareil pastiche.
Les prédicateurs.
Sous l'Empire et
sous la Restauration, les orateurs de la chaire sont nombreux. La prédication
est, en effet, nous l'avons déjà fait observer, une des principales
fonctions du sacerdoce chrétien, et ne s'interrompt jamais. Les
meilleurs sermonnaires sont souvent ceux qui n'ont laissé aucun
discours écrit. Quelques-uns, sans qu'il faille toujours leur supposer
de la vanité, prennent place dans l'histoire
de la littérature française; leur talent supérieur
a été mis en lumière par les circonstances, par le
lieu et par l'auditoire.
Frayssinous
(1765-1841).
Tel fut, par exemple,
l'abbé de Frayssinous, qui inaugura le genre des conférences,
où devaient s'illustrer plus tard Lacordaire, Ravignan, et leurs
successeurs. Ces conférences; il les prononça à l'église
Saint-Sulpice, d'abord de 1803 à 1809, puis en 1814, et de 1816
à 1822. Elles eurent, auprès des contemporains, un très
vif succès, par leur actualité (elles posaient les questions
religieuses à peu près sur le terrain choisi par Chateaubriand),
puis par leur élégance et leur clarté. Frayssinous
en publia une partie en 1825, sous ce titre : Défense du christianisme.
Elles nous paraissent aujourd'hui plutôt froides et affectées.
De 1823 à 1828, Frayssinous fut grand-maître de l'Université.
Lacordaire
(1802-1861).
La prédication retrouva un moment,
grâce à Lacordaire, un éclat
comparable à celui qu'elle avait connu au XVIIe
siècle. Avocat avant d'être prêtre
(1827), Lacordaire subit un instant l'ascendant de Lamennais, mais se sépara
de lui quand il eut été condamné par le Saint-Siège.
Il avait débuté comme prédicateur à Saint-Roch
(1833), et obtint l'autorisation de rétablir l'ordre des Dominicains
ou frères prêcheurs. C'est dans sa robe blanche qu'il prêcha
l'Avent à Notre-Dame (1841) et y fit des Conférences de
Carême (1848-1851). Un instant député, il consacra
la fin de sa vie à la direction du collège de Sorèze
(Tarn), où il écrivit ses Lettres à un jeune homme
sur la vie chrétienne (1857).
-
Le jeu
« Par delà
toute substance créée, dans la région idéale
de l'abstrait, gît une puissance froide, impassible, inexorable,
qui est pour les choses de l'ordre matériel ce qu'était pour
les choses de l'ordre moral le Destin de l'antiquité : c'est la
loi mathématique, loi du nombre, de l'étendue, de la force,
qui préside à l'arrangement du monde inanimé, et soutient,
de son immuable sanction, ce qui n'a ni sentiment, ni vouloir, ni liberté,
ni vie. Qui eût dit que là même, au foyer glacé
du calcul, l'homme trouverait, pour apaiser sa soif d'être heureux,
un autre élément de joie et d'extase? Il l'a fait pourtant.
Il a découvert, au milieu de ces règles assurées du
nombre et du mouvement, des combinaisons qui engendrent des chances sans
engendrer des certitudes, et le hasard lui est apparu comme le Dieu souverain
d'une félicité; car le hasard répondait à l'un
de ses besoins les plus forts, au besoin dramatique de sa nature. Ce même
homme, qui aime le repos, et qui le demande à l'ivresse, veut aussi,
parce qu'il est vivant et libre, se créer une action, une action
qui le remue par un grand intérêt, le tienne en suspens par
un noeud indépendant de sa volonté, et enfin l'élève
ou l'écrase dans une soudaine péripétie. Tout autre
drame lui est étranger. S'il assiste aux scènes de Sophocle
ou de Corneille, ce n'est pas lui qui est la victime ou le héros;
il pleure sur des infortunes lointaines que l'art lui ressuscite pour l'émouvoir
: mais ici c'est lui-même, quand il veut, comme il veut, dans la
mesure qu'il lui plaît. Le hasard et la cupidité mêlés
ensemble lui font du jeu un drame personnel, effrayant et joyeux, où
l'espérance, la crainte, la joie et la tristesse se succèdent,
ou plutôt se confondent presque au même moment, et le tiennent
haletant sous une fièvre qui s'accroît jusqu'à la fureur
: car si nous disons la passion du vin, nous disons la fureur du jeu. »
(Lacordaire,
extrait des Conférences de Toulouse).
|
L'éloquence
chrétienne prend dans sa bouche un caractère un peu différent.
Sans renoncer au sermon et à l'oraison funèbre (Oraison
funèbre du général Drouot, 1847), il pratiqua
surtout la Conférence, genre inauguré en 1803 à Saint
Sulpice par Frayssinous. La conférence est plus souple que le sermon.
Elle admet, à côté de l'éloquence la plus élevée,
le ton familier et même spirituel, l'allusion politique, la citation
profane. C'était une concession au goût du jour que le succès
récompensa et justifia. Les 73 conférences de Lacordaire
se font suite. L'orateur commence par y poser la nécessité
de l'Église, puis il l'étudie dans ses doctrines et dans
son fondateur, Jésus. C'est par lui qu'il arrive à Dieu,
suivant un ordre progressif a peu près analogue au chemin qu'avait
parcourut son âme propre.
Autres
Prédicateurs.
• P. de Ravignan. - Parallèlement
à l'éloquence romantique de Lacordaire, se développait
celle du P. de Ravignan, jésuite, qui
semblait s'être formé par l'étude de Bourdaloue
et de Frayssinous. Ravignan, comme Lacordaire, eut une vocation tardive.
Né en 1795, il fut d'abord magistrat. Il était substitut
à Paris quand, en 1822, il entra à Saint-Sulpice, et de là
chez les jésuites. Il prêcha le Carême à Notre-Dame
de 1837 à 1846, et de 1849 à 1857. Sa manière était
plus simple que celle de Lacordaire, plus unie, plus distinguée.
Mais à la lecture, il reste encore moins de son éloquence.
• Mgr Dupanloup (1802-1878), évêque
d'Orléans, se distingua comme prédicateur et comme orateur
politique. Il unissait la véhémence de l'apôtre à
la délicatesse d'expression d'un parfait humaniste. Il restera surtout
célèbre par ses ouvrages de pédagogie, dont on peut
discuter les idées, mais qui prouvent autant de compétence
que de généreuses intentions : De l'éducation
(3 volumes, 1851), la Femme studieuse (1863), Lettres sur l'éducation
des filles (1879).
Les Protestants
comptent également d'un grand nombre d'excellents prédicateurs,
parmi lesquels on peut citer :
• Athanase Coquerel (1795-1868),
qui prêcha d'abord à Amsterdam,
puis, de 1832 jusqu'à sa mort, à Paris. Ses sermons, remarquables
par leur élévation morale et leur onction, ont été
publiés en 8 volumes (1819-1852).
• Adolphe Monod (1802-1856), qui
est plus véhément; il unit à la logique du raisonnement
une imagination toute biblique, Ses sermons forment 4 volumes (1856).
Le mouvement des idées
philosophiques
L'enseignement philosophique à la Sorbonne
et au Collège de France
fut très brillant. Aucune doctrine originale ne s'impose, mais un
nombreux auditoire suit avec intérêt dans les cours publics
l'exposé de théories spiritualistes, dont la diffusion contribua
à entretenir dans les esprits une certaine élévation
généreuse.
Sous le Premier Empire, la philosophie
est encore l'héritière du XVIIIe
siècle. Les plus illustres successeurs de Condillac
et de Condorcet sont : Destutt
de Tracy (1754-1836, Éléments d'idéologie);
- Laromiguière (1756-1837), professeur
à la Sorbonne en 1811 et 1812; dont les Leçons de philosophie
furent, jusqu'à Victor Cousin, la base de l'enseignement dans les
lycées et collèges; Cabanis (1757-1848),
médecin, qui poussa jusqu'au matérialisme
le sensualisme de Condillac, dans son Traité
du physique et du moral de l'homme (1802); - Lamarck
(1744-1829), qui s'est posé dans sa Philosophie zoologique
(1809) comme l'inventeur d'une première théorie évolutionniste.
La réaction commence avec Maine
de Biran (1766-1824), qui réunit autour de lui des disciples
et des amis comme Ampère, Cuvier, Royer-Collard, Cousin, Guizot,
et qui fut le fondateur des nouvelles méthodes en métaphysique
et en psychologie.«
Il
est notre maître à tous »,
disait de lui Roger-Collard. - Royer-Collard (1763-1845), comme professeur
à la Sorbonne, de 1811 à 1814, adopta et enseigna la philosophie
écossaise de Th. Reid, et continua Maine
de Biran; il fut de bonne heure absorbé par la politique, mais il
laissait des élèves comme Cousin, Jouffroy et Damiron.
Victor Cousin
(1792-1867).
Plus encore que Maine de Biran (1766-1824)
ou Royer-Collard (1763-1845), c'est Victor Cousin
qui fut le maître de toute une génération.
Vie
et oeuvres.
Ancien élève de l'École
Normale Supérieure, il fut professeur à la Sorbonne de 1815
à 1830, à part quelques années où son cours
fut suspendu et qu'il mit à profit pour voyager en Allemagne
et traduire Platon. De 1830 à 1851 Cousin,
directeur de l'École Normale, pair de France et ministre, organisa
et disciplina l'enseignement. Puis il acheva sa carrière en s'occupant
plus spécialement de travaux littéraires. Ses ouvrages philosophiques
comprennent ses Cours (1836-1840-1841), Du Vrai, du Beau, du
Bien (1846, refondu en 1853), Histoire de la Philosophie (1863).
- Ses oeuvres de critique sont : Rapport à l'Académie
française sur la nécessité d'une nouvelle édition
des Pensées de Pascal (1842), Jacqueline Pascal (1844),
Mme
de Longueville (1853), Mme de Sablé (1854), Mme de
Chevreuse (1855), Mlle de Hautefort (1856), La société
française au XVIIe siècle
d'après le Grand Cyrus
(1858).
Le
spiritualisme de Cousin.
Cousin empruntait aux différents
philosophes ce qui dans le système de chacun lui paraissait juste.
C'est pourquoi sa philosophie prend souvent le nom d'éclectisme.
Pourtant Cousin est résolument l'adversaire de la philosophie du
XVIIIe siècle qui donnait aux sens
une place prépondérante. La sienne est une synthèse
spiritualiste :
On lui donne à bon droit le nom
de spiritualisme, parce que son caractère est
de subordonner les sens à l'esprit
et de tendre, par tous les moyens que la raison avoue, à élever
et à agrandir l'humain. Elle enseigne la spiritualité de
l'une, la liberté et la responsabilité des actions humaines,
l'obligation morale, la vertu désintéressée, la dignité
de la justice, la beauté de la charité; et par delà
les limites de ce monde, elle montre un Dieu auteur et type de l'humanité,
qui, après l'avoir faite évidemment pour une fin excellente,
ne l'abandonnera pas dans le développement mystérieux de
sa destinée. (Du vrai, du beau et du bien, préface
de 1853).
C'est de ces généralités
nobles, mais un peu vagues, que Cousin nourrit la jeunesse. Il fut plus
utile à quelques-uns, comme Michelet
et Quinet, en leur révélant la philosophie
allemande.
Théodore
Jouffroy (1796-1842).
Parmi les plus remarquables disciples
de Cousin, il faut compter Jouffroy, professeur
au Collège de France. En même temps que ses cours, d'une forme
élégante et vigoureuse, il publiait de nombreux articles,
surtout au Globe, articles réunis dans ses Mélanges
philosophiques (1833), où l'on peut signaler particulièrement
ceux intitulés : Comment les dogmes finissent, et la Grèce.
Jouffroy avait subi, pendant qu'il était élève à
l'École normale, une crise contraire à celle de Lacordaire;
de la foi, il était arrivé au scepticisme,
et il avait conservé de cette évolution un douloureux souvenir,
la philosophie n'ayant jamais pu remplacer pour lui la certitude perdue.
Aussi apparaît-il comme un mélancolique, tourmenté
par le problème de la destinée, presque comme le Musset
de la philosophie.
Auguste Comte
(1798-1857).
Le public, qui recherchait
autrefois dans la lecture le plaisir des émotions fictives ou des
satisfactions d'art, devient peu à peu capable de trouver son contentement
à feuilleter des documents, à parcourir des collections de
faits. Le lecteur de la seconde moitié du siècle aime à
savoir et d'une façon exacte et sûre. Cette diffusion de l'esprit
scientifique est due, pour une part, à l'influence de la philosophie
positiviste. Elle a pour fondateur Auguste Comte.
Vie
et Oeuvres.
Brillant élève
du lycée de Montpellier, puis
de l'École polytechnique, Auguste Comte fut, de 1818 à 1824,
collaborateur de Saint-Simon. Après avoir occupé diverses
fonctions à l'École polytechnique, il en fut dépossédé
et ne put bientôt plus compter pour vivre que sur la charité
pieuse de ses amis et de ses disciples. Ses deux principaux ouvrages sont
le Cours de Philosophie positive (1830-1842) et le Système
de Politique positive instituant la religion de l'humanité (1851-1854).
Le
Positivisme.
Cette philosophie
nouvelle, qu'Auguste Comte appelait positive, consistait essentiellement
à appliquer aux phénomènes sociaux les méthodes
scientifiques. L'esprit humain, dans son désir d'expliquer l'univers,
passe successivement par trois états : l'état théologique,
l'état métaphysique, l'état positif. On commence par
voir partout des dieux, puis des forces abstraites, et enfin des lois.
C'est l'état positif :
Dans l'état
positif, l'esprit humain. reconnaissant l'impossibilité d'obtenir
des notions absolues, renonce à chercher l'origine et la destination
de l'univers et à connaître les causes intimes des phénomènes,
pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien
combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois effectives,
c'est-à-dire leurs relations invariables (le succession et de similitude.
(Cours de philosophie positive, 1re
leçon).
La tâche de la
philosophie positive sera de montrer que l'humain aussi est soumis à
des lois et de les déterminer :
Il reste
à terminer le système des sciences d'observation en fondant
la physique sociale. (Ibid.).
L'influence
positiviste.
Les leçons
d'Auguste Comte eurent un retentissement profond que prolongèrent
les dévots du maître. Ses deux principaux disciples sont :
Littré
(1801-1881), auteur de la Science au point de vue philosophique
(1873) et d'un Dictionnaire de la langue française (1863-1872)
qui fait autorité, - et
Taine qui combattit
dans les Philosophes au XIXe siècle
(1856) l'école de Cousin, et déclara dans la préface
de l'Intelligence
:
De tout
petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés
et minutieusement notés, voilà aujourd'hui la matière
de toute science.
Le positivisme a donné
le goût et presque la religion du fait.
La philosophie
à la fin du XIXe siècle.
L'esprit scientifique,
en effet, domine la philosophie de ce temps.
Les
disciples tardifs de Cousin.
• Jules
Simon (1814-1896) fut suppléant de Cousin à la Sorbonne,
se montre, dans ses livres essentiels (le Devoir; la Liberté
de conscience; la Liberté civile; Dieu, Patrie, Liberté;
Thiers,
Guizot, Rémusat, etc.), comme un moraliste et un spiritualiste.
Il fut saisi de bonne heure par la politique, où il apporta toutes
les ressources et toutes les subtilités d'un esprit à la
fois très souple et très droit.
On peut également
rattacher à l'école de Cousin :
• Adolfe
Garnier (1801-1864), successeur de Jouffroy à la Sorbonne;
• Emile
Saisset (1814-1863), professeur à l'École normale et
à la Sorbonne;
• Jean
Ravaisson (1813-1900), célèbre à la fois par ses
travaux sur Aristote et sur l'archéologie grecque : L'Habitude
(1839).
• Paul
Janet (1823-1899), professeur à la Sorbonne, qui rajeunit l'éclectisme
de Cousin;
• Elme-M. Caro (1826-1887),
qui enseigna avec éclat à la Sorbonne, où sa parole
élégante et large attirait le grand public. Caro est, peut-être
meilleur critique (la Fin du dix-huitième siècle; George
Sand) que philosophe (l'Idée de Dieu; le Matérialisme
et la Science (1868); Problèmes de morale sociale (1876)).
Les
autres philosophes.
• Charles
Renouvier
(1815-1903) : Essais de critique générale
(4 voumes 1854-1864), Les dilemmes de la métaphysique 1900);
• Jules Lachelier
(1835-1932) : Du fondement de l'induction (1871);
• Emile Boutroux
(1845-1921) : De la contingence des lois de la nature (2e
édition, 1896);
• Louis
Liard (1846-1917) : La Science positive et la métaphysique
(1879);
• Jean-Marie
Guyau (1854-1888) : Problèmes d'esthétique contemporaine
(1884), Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction (1884),
l'Irréligion
de l'avenir (1886);
• Henri
Bergson (1859 -1941) : Essai sur les données immédiates
de la conscience (1889), Matière et mémoire (1897),
le
Rire (1900).
• Ernest
Renan, plus historien que philosophe, mais qui contribua à faire
connaître en France la philosophie allemande.
Les
nouvelles voies.
Mais il semble que
dans le mouvement des idées philosophiques trois faits soient plus
particulièrement caractéristiques :
• c'est
l'effort pour introduire les méthodes scientifiques et la physiologie
en psychologie de Théodule Ribot (1839-1916)
: Les Maladies de la Mémoire (1881), Les Maladies de la
Volonté (1883), et de Pierre Janet, déjà cité
: L'automatisme psychologique (1889, État mental des hystériques
(1893) ;
• ce sont les essais
pour constituer la science sociale de Gabriel Tarde (1843-1904): Criminalité
comparée (1898, Les lois de l'imitation (1900) et de
Durkheim
(1858-1917) : De la division du travail social (1893), Les règles
de la méthode sociologique (1890);
• c'est enfin le
développement progressif de l'histoire de la philosophie (Boutroux,
Vacherot, Lévy-Bruhl, Georges Lyon, Séailles).
Le mouvement des idées
scientifiques
Il faut faire dans une
histoire de la littérature française au XIXe
siècle, une place importante aux écrivains scientifiques,
car en ce siècle l''influence des savants a été beaucoup
plus grande encore sur les esprits que celle des philosophes. Comme le
constatait Berthelot :
[la science]
réclame aujourd'hui, à la fois, la direction matérielle,
la direction intellectuelle et la direction morale des sociétés...
Par là même le rôle des savants, comme individus et
comme classe sociale, agrandi sans cesse dans les Etats modernes. (Discours
prononcé à la Sorbonne à l'occasion du Cinquantenaire
de l'entrée de Berthelot au Collège de France).
Écrivains
scientifiques.
Nous ne signalerons
ici que ceux dont le style est vraiment original, et qui mériteront
toujours d'être lus pour avoir exposé en un langage parfait
moins des découvertes particulières, depuis longtemps dépassées,
que les idées générales des sciences, ou la façon
dont la science même les avait prédisposés à
sentir et à penser : bref, nous nous occupons de ceux qui, en plus
d'avoir été des savants éminents, furent ou des philosophes,
ou des poètes.
Cuvier
(1769-1832).
Georges
Cuvier a fondé la paléontologie
et l'anatomie comparée.
Sa méthode, il l'a surtout exposée dans le Discours sur
les révolutions de la surface du globe, qui sert de préface
aux sept volumes de ses Recherches sur les ossements fossiles (1812-1822).
Il écrit d'un style posé, ample, animé et soutenu
par une imagination scientifique vraiment grandiose.
Ampère
(1775-1836).
Coeur exquis, intelligence
prodigieuse, André-Marie Ampère
a laissé d'admirables ouvrages scientifiques dont le principal est,
au point de vue qui nous occupe, son Essai sur la philosophie des sciences
(1834-1844). On a publié après sa mort Journal et Correspondance
de A.-M. Ampère, oeuvre qui révèle toute sa délicatesse,
et qui repose, par sa fraîcheur et sa sincérité, des
lettres de tant de littérateurs.
Arago
(1786-1853).
François
Arago est encore un de ces savants chez qui le caractère (très
différent d'ailleurs de celui d'Ampère) est à la hauteur
de l'intelligence. Il fut aussi solide professeur qu'écrivain distingué;
ses cours de l'Observatoire furent
célèbres, et les biographies qu'il écrivit en qualité
de secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences
peuvent encore servir de modèles. Ajoutons qu'il joua dans la politique,
aux côtés de Lamartine, pendant la Révolution
de 1848, un rôle noble et désintéressé.
Claude
Bernard (1831-1878).
Professeur de médecine
au Collège de France et
de physiologie à la Faculté des Sciences, Claude Bernard
a voulu faire de la médecine, au
lieu d'une science empirique, une science expérimentale. Dans son
Introduction
à l'étude de la médecine expérimentale
(1865), il établit avec la plus grande clarté les règles
de la méthode nouvelle. Elle substitue
au respect des théories et des personnes le respect du fait, scientifiquement
établi d'après des règles précises
La méthode
expérimentale est la méthode scientifique qui proclame la
liberté de l'esprit et de la pensée. Elle secoue non seulement
le joug philosophique et théologique, mais elle n'admet pas non
plus d'autorité scientifique personnelle. (Introduction,
ch. II, §4).
Cette objectivité
absolue, assurée par des précautions rigoureuses, est devenue
le caractère même de la science et c'est en s'efforçant
de l'atteindre que la littérature a pu prétendre à
se rapprocher d'elle. C'est pourquoi, dans l'histoire des idées,
l'oeuvre de Claude Bernard est une date.
Louis
Pasteur (1822-1895).
Louis
Pasteur, en dehors de ses traités techniques, a laissé
quelques pages de premier ordre. Dans ses rapports, dans ses discours,
il a une façon claire, méthodique, simple et émue,
de présenter ses découvertes ou les idées générales
de la science (Le budget de la Science (1868),
Discours
de Dôle (1883), Discours d'inauguration de l'Institut Pasteur
(1888),
Discours
du Jubilé (1892) ). Ses
lettres
sont particulièrement séduisantes; elles sont d'un homme
à qui rien n'est étranger, qui sait être avec candeur
fils, ami, époux, père, et qui , n'a au bout de la plume
aucune de ces phrases toutes faites qui se substituent si aisément,
même chez les plus sincères, à la transcription directe
de l'émotion. Que dire de son Oraison funèbre de Sainte-Claire
Deville, auprès de laquelle tous les éloges
de ce genre semblent conventionnels et froids. Aucun
effet cherché par l'art ne vaudrait la mâle beauté
de cette inspiration partie du coeur de Pasteur, s'adressant à Sainte-Claire-Deville
sur sa tombe :
Ah! je t'en
prie, de cette femme éperdue, de ces fils désolés,
détourne tes regards en ce moment. Devant leur douleur profonde,
tu regretterais trop la vie. Attends-les plutôt dans ces divines
régions du savoir et. de la pleine lumière, où tu
dois tout connaître maintenant, où tu dois comprendre même
l'infini, cette notion affolante et terrible, à jamais fermée
à l'homme sur la terre, et pourtant la source éternelle de
toute grandeur, de toute justice et de toute liberté.
Joseph
Bertrand (1822-1900).
Bertrand,
professeur de mathématiques
au Collège de France, puis secrétaire perpétuel de
l'Académie des Sciences, par son souci de plaire et par son ironie,
est une sorte de nouveau Fontenelle (Les
fondateurs de l'astronomie moderne, 1865, l'Académie des
Sciences de 1666 à 1793, 1869, Éloges académiques,
Pascal, 1890).
Marcelin
Berthelot (1827-1907).
Professeur de chimie
organique au Collège de France, sénateur, ministre de l'instruction
publique et des affaires étrangères, Berthelot
a laissé un nombre considérable d'ouvrages : Leçons
sur les méthodes générales de synthèse en chimie
organique (1864), les Origines de l'alchimie (1885), Science
et philosophie (1886).
La
vulgarisation scientifique.
La fin du XIXe
siècle, pénétré des idées de Comte et
agité par l'évolution rapide des techniques est aussi une
époque faste pour ce qu'on appelait la « science populaire
» (une « histoire populaire » se développait aussi
parallèlement). Des écrivains souvent talentueux entreprennent
alors de mettre les résultats les plus récents des sciences
à la portée du grand public. On citera seulement ici : Camille
Flammarion (1842-1925), qui inscrit ses pas dans ceux à la fois
d'Arago et de Fontenelle; Louis Figuier (1819-1894);
Eugène Rolland (1846-1909), etc.
Le style scientifique.
C'est en lisant
tant de pages, à la fois calmes, naïves, profondes, sublimes,
échappées à des sayants qui n'avaient pas appris à
écrire, mais qui transmettaient directement, sans autre souci que
celui de la précision, leurs découvertes, leurs sentiments,
leurs rêves,, qu'on sent la caducité et le ridicule des «
procédés littéraires ». - Savoir, connaître,
sentir, être irrésistiblement poussé à communiquer
aux autres sa conviction et son émotion, voilà la source
pure d'où jaillit le style d'un Pascal
et d'un Pasteur. (E. Abry / Ch.-M. Des Granges). |
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