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La Révolution française
L'Emigration
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Le 17 juillet 1789, trois jours après la prise de la Bastille, Louis XVI s'était rendu à l'Hôtel de Ville, avait pris et porté à son chapeau la cocarde tricolore, accepté, en un mot, la Révolution : le lendemain, on apprenait le départ pour Turin du second frère du roi, le comte d'Artois (le futur Charles X); ses deux fils, le duc d'Angoulême et le duc de Berry, prenaient avec leur gouverneur, de Sérent, le chemin des Pays-Bas autrichiens, d'où ils devaient bientôt rejoindre leur père. Les jours suivants, cet exemple est suivi par le prince de Condé, qui emmena son fils le duc de Bourbon, son petit-fils le duc d'Enghien. Ces princes du sang entraînèrent avec eux, à défaut du roi qu'ils n'avaient pu déterminer à venir à Metz, une notable partie de la noblesse de cour. Les attaques des paysans contre les châteaux, avant et même après la nuit du 4 août, mais surtout les journées d'octobre, qui permirent de considérer le roi comme ramené et retenu de force à Paris, les pressantes invitations que le marquis de La-Queuille, au nom de Condé, que le comte d'Artois, conseillé par Calonne, adressaient aux nobles d'épée, précipitèrent le mouvement de l'émigration. La mode s'en mêla; on se fit un point d'honneur de sortir du royaume : les femmes envoyaient des poupées et des quenouilles aux indécis; comme pour les taxer de lâcheté. 

Sous la Constituante.
Dès la fin de juillet, bien avant le décret qui mettait les biens du clergé à la disposition de la nation, l'abbé Maury, le principal orateur ecclésiastique de la Constituante, et dont le courage, le sang froid, ne peuvent être mis en doute, avait essayé de gagner les Pays-Bas autrichiens : la municipalité de Péronne l'avait renvoyé à son poste, qu'il devait occuper si brillamment. Mais la plupart des prélats de cour, des abbés commendataires, etc., firent comme la caste noble à laquelle ils se rattachaient, même avant que la constitution civile du clergé leur eût fourni un prétexte honnête. Le 18 février 1791, les tantes du roi, filles de Louis XV, partirent pour Rome : le peuple essaya vainement de s'y opposer. Sur le bruit que Monsieur, l'aîné des frères du roi, déjà compromis un an auparavant dans l'affaire Favras, se disposait également à la fuite, la multitude se porta à son palais, et exigea sa parole qu'il demeurerait en France le prince le promit et fut couvert d'applaudissements. Quatre mois après, travesti en domestique par le comte d'Avaray, il réussissait à franchir la frontière, presque au moment ou la berline du roi et du reste de sa famille était arrêtée à Varennes et ramenée à Paris (juin 1791). L'ensemble des faits, la suite des dates, indiquent que le roi, sans encourager ni autoriser formellement l'émigration en masse, ne s'y opposa pas non plus. Plusieurs gentilshommes, le baron (plus tard duc) des Cars, le duo de Duras, le duc de Villequier, le baron de Breteuil, avaient même reçu de lui des permissions individuelles d'émigrer qui pouvaient être regardées comme des ordres; de même, ses aumôniers. Enfin, sans son arrestation à Varennes, il eût été le roi des émigrés, et leur aurait donné tout au moins un centre de ralliement qui leur fit toujours défaut.

Ils étaient d'ailleurs livrés aux plus étranges illusions. Persuadés que la Révolution aurait son temps, que ce n'était qu'un court orage à traverser, ils se figuraient n'avoir à s'exiler que pour peu de temps, revenir triomphalement et rétablir à leur profit exclusif l'ancien état de choses, en tenant à bonne distance les tièdes, les modérés, les partisans des deux Chambres, les Impartiaux, les monarchiens, enfin tous ceux qui en France s'obstinaient à chercher un terrain de conciliation entre le privilège et l'égalité. L'émigration nobiliaire s'était recrutée, bien malgré elle, des débris des minorités politiques mécontentes, pour une raison ou pour une autre, des votes de l'Assemblée. Soit bouderie, soit prudence, soit espoir d'une prompte revanche, beaucoup de députés du côté droit s'étaient munis de passeports pour un exil volontaire, dont Mounier et Lally-Tollendal avaient donné l'exemple. La Constituante, effrayée de cette désertion, avait même décrété qu'on n'accorderait plus de passeports que pour affaires urgentes; mais elle n'avait osé aller plus loin. Le comité de constitution avant été chargé de préparer un projet sur les émigrations (février 1791), le rapporteur, Chapelier, avait demandé qu'avant de lire le projet, l'assemblée décidêt si elle voulait une loi sur ce sujet : Mirabeau, qui était plus étroitement que jamais dans la confidence de la cour, domina l'opinion de ses collègues par un audacieux discours tout de principes. II invoqua la liberté individuelle : 

« L'homme ne tient pas parties racines à la terre; ainsi il n'appartient pas au sol. » Il imposa « silence aux trente voix », et osa conclure : « Si vous faites une loi contre les émigrants, je jure de n'y obéir jamais. »
L'ajournement dn projet l'emporta, mais à une très faible majorité. Ce fut un des derniers triomphes de Mirabeau qui,de longue date, avait d'ailleurs conseillé au roi de quitter Paris non pour l'étranger, mais pour une ville forte de son royaume. 
Après la mort de Mirabeau (2 avril 1791), et « à l'approche du moment où le roi devait fuir, les émigrations redoublèrent; on fit disparaître le plus d'argent qu'il fut possible; on tâcha, dans chaque régiment, de débaucher beaucoup de soldats; les prêtres redoublèrent de soins pour diviser les familles; plusieurs officiers quittèrent leurs régiments » (Rabaut Saint-Étienne). 
Les nobles accourent alors à Paris, qu'ils affectaient de regarder pourtant comme une ville d'exécration; bref, le projet d'émigration du roi n'est un secret pour personne. Turin, Bruxelles, Madrid, Worms, Coblence, Londres en sont informés. Lorsque les émigrés apprirent que le roi était en marche, « les témoignages de leur joie allèrent jusqu'à l'extravagante : ils étaient persuadés que le temps des proscriptions et des vengeances était arrivé », que le roi allait rentrer dans son royaume à leur tête et avec des corps étrangers, qu'enfin la France envahie de toutes parts retomberait sous le joug. On sait comment l'arrestation du roi déjoua ces espérances, mais aussi comment la Constituante l'ayant admis à prêter serment à la constitution de 1791 pour lui éviter la déchéance, tout fut remis en question. Dès lors, les frères du roi accentuèrent encore leur politique de déclarer que Louis XVI n'était pas libre, et de ne pas reconnaîtra au qu'il ferait. A cette date, le comte d'Artois, le « premier émigré », avait laissé sa femme à son beau-père, le roi de Sardaigne, et s'était rendu à Coblence avec Calonne, il avait dans son entourage, entre autres, Mirabeau le jeune, l'évêque d'Arras de Conzié, le marquis de Vaudreuil. Il fut rejoint le 7 juillet 1791 par le comte de Provence, lequel fut d'abord mal reçu par les purs, et traité de démocrate. Les deux frères habitèrent ensemble le château de Schoenburhust près de Coblence; Mme de Polastron y vint retrouver le comte d'Artois, avec qui elle vivait; le comte de Provence vécut entre sa femme et sa favorite, Mme de Balbi.

Le château de l'électeur de Trèves, Louis-Wenceslas de Saxe, frère de la mère de Louis XVI, avait donné asile au seul homme de guerre de l'émigration, au prince de Condé, âgé alors de cinquante-cinq ans, à sa fille, Louise de Bourbon, à son fils et à son petit-fils, à sa maîtresse, la princesse de Monaco. C'est principalement à Worms que s'enrôlaient les gentilshommes de quelque valeur; mais les cent premiers inscrits affectaient du mépris pour les autres, et ainsi de suite. La réorganisation de la maison militaire de Monsieur, de celle du comte d'Artois (mousquetaires, chevau-légers, grenadiers à cheval, gendarmes); les chevaliers de la couronne, sous le comte de Bussy; la compagnie de Saint-Louis des gardes de la porte, sous le marquis de Vergennes; les huit compagnies bretonnes (dont une du tiers état, en modeste uniforme gris de fer) donnèrent aux émigrés l'illusion de leur importance et de leur force. Les rangs se maintenaient difficilement dans ce milieu factice. On tenait compte surtout du zèle, de la haine ancienne et violente contre les rebelles du royaume. Aussi le souverain, qui avait du plier et pactiser, n'était pas ménagé dans les conversations et les correspondances. Le sage marquis de Vaudreuil est obligé d'écrire au comte d'Antraigues : 

« Si la Reine a l'air d'écouter les enragés, c'est à coup sûr pour les endormir. Elle est mère et elle est femme. Serons-nous assez barbares pour ne pas lui pardonner des terreurs que ses ennemis n'ont que trop justifiées? D'ailleurs, c'est Louis XVI et Marie-Antoinette que nous voulons replacer sur le trône : il faut donc dissimuler leurs torts et non les exagérer. » (Lettre du 22 août 1791).
Tels ne furent que bien rarement les sentiments des émigrés, chez qui prévalurent trop les préventions, les haines, les rivalités de cour sur les conseils d'une sage ou du moins d'une décente politique. Lorsque arriva Cazalès, le plus brillant défenseur de la noblesse à la Constituante, on lui fit retenir deux chambres à l'auberge par allusion à la solution constitutionnelle qu'il avait soutenue. L'arrestation de Louis XVI à Varennes ne fut pas considérée comme un malheur par tous les émigrés : 
« S'il avait échappé, il aurait institué les deux Chambres. » 
De son côté la reine, qui détestait Condé jusque dans sa glorieuse blessure, répétait : 
« Ce serait dur d'être sauvés par ce maudit borgne. » 
De part et d'autre, on ne songeait et on ne pouvait songer sérieusement qu'à une chose-: l'intervention étrangère.

Mais l'Europe, prise dans son ensemble, avait plaisir à croire que tant que durerait la Révolution, la France ne compterait plus. L'électeur de Cologne, Maximilien, frère de Marie-Antoinette, pense que c'est à chacun à se garder, et reproche à Louis XVI d'avoir armé l'Amérique, soulevé la Hollande, la Belgique. L'autre frère, l'empereur Léopold, veut bien que Gustave III de Suède, le chevalier de la royauté, envoie une flotte au Havre, mais il ne veut pas qu'elle relâche à Ostende... de peur que les Russes ne lui en demandent autant. Il ne doute pas que l'Autriche ne gagne à l'affaiblissement de la constitution monarchique en France

« J'ai une soeur en France, dit-il, mais la France n'est pas ma soeur. » 
Le Bourbon Ferdinand de Naples ne compte pas devant sa femme Caroline, soeur de Marie-Antoinette; mais, malgré leurs bonnes intentions, ils ne sauraient venir qu'en seconde ligne. Le Bourbon Charles IV d'Espagne, dominé par Godoy, ne reculerait pas devant l'idée de devenir roi constitutionnel de France voilà pour les parents. 

En Prusse, Frédéric-Guillaume répond au baron de Roll, agent du comte d'Artois, qu'il ne peut rien avant que la question de la Pologne et de la Turquie ne soit résolue. Catherine II accueillit Richelieu, Damas, Langeron, etc., offrit à Bouillé un traitement de 22.000 roubles et le grade qu'il avait en France, mais elle comptait battre en Pologne les rebelles de Paris. Dès 1791, Genet, frère de Mme Campan, introducteur officiel des émigrés à Pétersbourg, est éconduit et remplacé par les agents des princes, Esterhazy, Bombelles. Catherine s'efforce de faire croire à sa sympathie pour les émigrés, afin de pousser l'Autriche et la Prusse contre la France, et d'avoir les mains libres en Pologne. En Angleterre, George III prend « un vif intérêt » à la position de Louis XVI, mais le duc de Leeds et son successeur lord Grenville refusent d'abord toute relation avec les princes français et leur agent le duc d'Harcourt. Aussi, de l'avis de Breteuil, « Pitt est un pauvre homme pour les affaires extérieures ».

Le comte d'Artois qui, de Turin, avait pensé, dès décembre 1790, à tenter un coup de main sur Lyon, ne fut informé que par hasard de l'entrevue de Pilnitz, et n'eut aucune influence sur les décisions du ministre autrichien Kamitz, lequel affectait de n'avoir en vue que les indemnités à obtenir pour les princes allemands dépossédés en France. Quand Louis XVI eut accepté la constitution, Noailles, ambassadeur de France à Vienne, reçut de Montmorin, ministre des affaires étrangères, l'avis formel que« les frères du roi étaient sans mission à Vienne » : Mercy-Argenteau, le baron de Breteuil, Mallet du Pan, principaux agents de Louis XVI à cette époque, désavouent les émigrés, princes ou autres, pour ne faire appel qu'aux étrangers, surtout à l'Autriche : car du côté de la Suède, malgré le baron des Cars, la mort de Gustave III, assassiné le 29 mars 1792, ne laissait plus rien à espérer. La mort de Léopold, la jeunesse et le peu de capacité politique de son successeur François II (2 mars 1792) tournaient encore au profit de la Révolution.

Sous la Législative.
Cependant la Législative ne pouvait plus rester dans l'attitude expectante de l'Assemblée constituante. Les princes avaient solennellement protesté contre l'acceptation de l'acte constitutionnel par Louis XVI, lui contestant le pouvoir d'aliéner les droits de l'ancienne monarchie. Les officiers refusaient le serment, et désertaient, parfois avec des compagnies entières. Barentin, ex-garde des sceaux, donnait à la «-France extérieure » son parlement, le parlement de Mannheim, formé de cinquante magistrats émigrés, et vite dissous, il est vrai, par la police palatine. Enfin la question religieuse envenimait tout : Rome bénissait en même temps le clergé réfractaire et l'émigration.

Brissot, alors chef du parti girondin, distingua les émigrés en trois classes : 1° les princes et les chefs; 2° les fonctionnaires publics qui abandonnaient leurs postes et leur pays et cherchaient à embaucher leurs collègues; 3° les simples particuliers qui, par crainte des mouvements populaires ou par simple mécontentement politique, avaient passé la frontière. C'étaient les seuls auxquels on pouvait témoigner quelque indulgence. Le 30 octobre, le frère aîné du roi, Louis-Stanislas-Xavier, fut requis aux termes de la loi de rentrer en France dans les deux mois, sous peine de perdre ses droits à la régence : tous les partis furent d'accord sur le décret. Quant aux émigrés, il n'y eut pas la même entente. Le 9 novembre, toutefois, la majorité de l'Assemblée décréta que les Français assemblés au delà des frontières étaient suspects d'hostilité contre la patrie; que s'ils ne se dispersaient pas avant le 1er janvier 1792, ils seraient traités en conspirateurs, encourraient la peine capitale, et qu'après leur condamnation par contumace, les revenus de leurs biens seraient perçus par l'Etat, réserve étant faite des droits de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs créanciers reconnus. Le roi sanctionna le premier décret, relatif à son frère : il mit son veto sur l'autre, d'accord avec les constitutionnels. Il avait cependant désavoué publiquement l'émigration. Il avait écrit à ses frères : 

« Je vous saurai gré toute ma vie de m'avoir épargné la nécessité d'agir en opposition avec vous, par la résolution invariable où je suis de maintenir ce que j'ai annoncé. »
L'opinion publique ne put que trouver fort étrange la conduite contradictoire du souverain qui, tout en réprouvant l'émigration, se refusait à adhérer aux mesures prises contre les émigrés. 
Au fond, dit Mignet, « la cour attendait toujours des temps meilleurs, ce qui l'empêchait d'agir d'une manière invariable et lui faisait porter ses espérances de tous les côtés ». 
La reine, si odieusement traitée par les grands, bien avant la Révolution, sentait peut-être mieux que les émigrés ne pouvaient servir en rien la royauté, qu'ils ne pensaient qu'à eux, qu'ils la mettaient en danger elle et le roi :
« Les biches, après nous avoir abandonnés, veulent exiger que seuls nous nous exposions, et seuls nous servions tous leurs intérêts. »
Leur conduite nettement agressive ne tarda pas  justifier les mesures légales proposées par la Législative. Le parti catholique de Strasbourg s'était montre disposé à ouvrir au comte d'Artois les portes de la France; mais ce prince ayant manqué à l'appel, les corps de Condé, Bussy, Mirabeau le jeune et Rohan s'approchèrent inutilement de la ville (2 janvier 1792). Six mois après, Condé écrivait à son fils : 
« Nous sommes sans tentes, sans canons, sans argent. » (11 août 1792.).
Il y avait alors vingt-deux mille hommes dispersés entre trois cents cantonnements. Pour les solder, Calonne est réduit à émettre de faux assignats qu'il fait écouler en Angleterre : la preuve de cette émission est l'arrêté même des princes, qui, sur la plainte du gouvernement anglais, interdit d'en fabriquer de nouveaux à partir de novembre 1792. Ils étaient soi-disant hypothéqués sur les propriétés confisquées aux nobles; seulement, aucun signe ne les distinguait des vrais assignats émis par le gouvernement français.

Quand la guerre eut été déclarée (20 avril 1792) à l'empereur et à la Prusse, les ennemis de la France se gardèrent de constituer une armée d'émigrants : ils en formèrent trois corps, l'un qui devait marcher sur Thionville (de Broglie, de Castries et le comte d'Artois), l'autre qui devait suivre Brunswick (Condé) et le troisième qui devait opérer en Belgique (Bourbon). Le manifeste de Brunswick, préparé par le comte de Fersen, corrigé par Marie-Antoinette, remis au généralissime prussien par le comte de Limon, est tout entier inspiré par l'esprit de l'émigration et non par une haine nationale qui n'existait pas alors. Après Valmy et la retraite des Prussiens (Les guerres de la Révolution), les émigrés déclarent que Brunswick étant franc-maçon, les loges lui avaient interdit de marcher sur Paris. Beurnonville, chargé de la poursuite des fuyards, fit surtout main-basse sur les Français qui avaient trahi leur patrie et qui ne furent d'ailleurs pas plus épargnés, dans la déroute, par les paysans d'Allemagne. Le comte de Provence dut se retirer près de Dusseldorf, à Hamm-sur-la-Lippe : il avait remplacé Calonne par d'Avaray, « son sauveur ». Le comte d'Artois, très endetté, fit un jour de prison à Maëstricht sur la plainte de ses créanciers. En Belgique, après Jemmapes, les émigrés suivent l'archiduchesse Christine dans sa faite ou se retirent en Hollande, la plupart à pied.

Sous la Convention.
La condamnation et l'exécution de Louis XVI laissèrent la plupart des émigrés fort indifférents. A Maëstricht, d'après Fersen, on en vit même assister au spectacle et au concert le jour de la funèbre nouvelle. A Rome, la populace rendit tous les Français responsables de cet événement et les émigrés d'Osmont, de Roquefeuille coururent le risque de la vie. La coalition de la plupart des puissances de l'Europe, y compris l'Angleterre longtemps hésitante, contre la Convention, rendit naturellement les émigrés encore plus odieux dans leur pays natal et redoubla la sévérité de la loi à leur égard.

Dès le 2 septembre 1792 (et sans doute en prévision des excès populaires que cette mesure n'empêcha point), la Législative avait confisqué et mis en vente les biens des émigrés. Le 23 octobre 1792, la Convention prononça contre eux un bannissement perpétuel : elle déclara passibles de mort ceux qui, inscrits sur les listes de l'émigration, rentreraient en France; la présomption légale était qu'ils n'y pouvaient rentrer qu'en ennemis. Le 1er mars 1793, ils sont frappés de mort civile : non seulement leurs biens sont acquis à l'Etat, mais aussi leurs successions à échoir pendant cinquante ans. Tout individu convaincu d'émigration sera exécuté dans les vingt-quatre heures (décret du 18 mars). Les individus sortis de France avant la prise de la Bastille et qui depuis n'y sont pas rentrés sont passibles de la confiscation (1er novembre.). Les parents des émigrés sont exclus des fonctions publiques jusqu'à la paix générale (24 octobre 1795). L'évasion était d'ailleurs de plus en plus dangereuse : celui qui demandait un passeport devenait vite suspect. Des étrangers venaient à Paris épouser à la municipalité les femmes qui voulaient émigrer, les faisaient inscrire sur leurs passeports et les emmenaient hors des frontières, puis revenaient contracter de nouveau. On arrêta un Suisse qui en était à son dix-huitième mariage simulé. 

Les parents des émigrés qui étaient restés en France ne correspondaient avec eux qu'en risquant leur vie : de Barbotan fut guillotiné pour avoir fait parvenir de l'argent à son petit-fils émigré. Les agents de la République en pays étranger avaient d'ailleurs au nombre de leurs devoirs essentiels l'observation des émigrés, et la police française ne manquait pas de renseignements sur leurs agissements et sur leurs projets.

Après Nerwinde, les émigrés de Belgique mirent leur espoir dans le traître Dumouriez; ils lui offrirent l'amnistie pour lui et pour ses amis, de l'argent, et, peut-être, une place honorable au service de la royauté, si elle était rétablie : Dumouriez ne put qu'émigrer lui-même avec un millier d'hommes et se mettre piteusement au service de l'Autriche. Le prince de Lambesc, le héros des Tuileries le 12 juillet 1789, fut un des assiégeants vainqueurs de Valenciennes : il put contempler les atrocités des Hongrois et des Croates auxquels cinq heures de pillage avaient été officiellement accordées. Cependant les armées républicaines repoussent sur toutes les frontières la première coalition; bientôt la Hollande est occupée; la plupart des volontaires des régiments d'émigrés à la solde de la Hollande périssent sous des balles françaises; les femmes, réfugiées au Helder, sont embarquées pour Hambourg.

Après les folles espérances du début, après les fêtes et les chansons de victoire prématurées, commence une longue période de misère et d'humiliation dont témoignent et les rapports des agents français et de nombreux mémoires publiés depuis. A Londres, un magasin de modes et de fleurs, créé par la marquise de Buckingham, donne du travail à la marquise des Réaux, à la comtesse de Saisseval, à la comtesse de Lastic, etc., devenues ouvrières et dames de comptoir. En Allemagne, la comtesse de Neuilly tient aussi un magasin de modes. Le marquis de Romans et la comtesse d'Asfeld sont associés pour un commerce de vin. Mme de Tessé tient une grande ferme à Ploen (Oldenbourg) avec sa nièce, Mme de Montaigu. Parmi les hommes, beaucoup se tuent, ne pouvant obtenir du service ni survivre à leurs espérances. Beaumarchais et l'abbé Louis fondent à Hambourg un bureau d'affaires. Charles de Vielcastel rédige le Spectateur du Nord. D'autres se font acteurs, souffleurs, hôteliers, cafetiers, cantonniers. On ne s'est rendu sans doute qu'à la dernière extrémité, après avoir vendu, à des prix souvent dérisoires, bijoux, dentelles, livres rares, et vainement attendu de l'argent de France. Parmi les émigrés heureux et utiles, on peut toutefois citer quelques noms : celui du duc de Richelieu, par exemple, le fondateur d'Odessa.

Quant à essayer de rentrer, il n'en pouvait guère être question : il fallait tout attendre des victoires de l'étranger sur le pays natal et l'étranger prétendait bien se faire payer. Or, l'agent Macartney l'affirme, plus d'un royaliste « aimerait mieux voir en France une république puissante qu'une monarchie mutilée » (lettre du 27 septembre 1795). Le prince de Condé, à la solde de l'Autriche, s'écrie :

« Les Autrichiens sont nos ennemis depuis cinq cents ans. » 
Louis XVIII se refuse à prendre aucun engagement avec l'Autriche. Bref, conclut un historien éminent, 
« la restauration de la monarchie est le seul objet de l'alliance entre les émigrés et les étrangers : et cette alliance a pour effet de rendre la restauration impossible. » (A. Sorel.) 
L'émigration reste flottante, sans point d'attache à l'intérieur, sans point d'appui au dehors. Lorsque Toulon se révolta contre la Convention, le comte de Provence, devenu régent de France par la mort de Marie-Antoinette, eut la velléité de se jeter dans la place; les Anglais, qui ne visaient qu'à la destruction de la flotte française, furent presque indignés de ce qu'il ne se fût pas concerté d'avance avec le cabinet de Londres : mais la prompte réduction de la ville par Dugommier et Bonaparte mit d'accord Anglais et émigrés. 

Quant à la Vendée, les princes la laissèrent agir; ils n'intervinrent que tard, timidement, lorsque, après la déroute des Vendéens (Les guerres de Vendée), le comte de Puisaye et Tinténiac rallumèrent l'insurrection en Bretagne; le marquis de Dresnay prépara des renforts à Saint-Hélier. Mais le projet traîna, par suite des défiances réciproques des chefs populaires et des royalistes du dehors.

Le régent s'était installé à Vérone, en qualité de noble inscrit sur le livre d'or de la république de Venise; moins bien vu des émigrés que son frère, il est toutefois mieux conseillé et beaucoup plus apprécié par les hommes de sens qui l'approchent, comme les agents anglais Macartney et Wickham. Devenu roi par la mort de Louis XVII, il publia en 1795 une proclamation qui était de rigueur, mais qui, dans les circonstances, fut trouvée naïve. De Venise, la comte d'Antraigues, homme peu estimé, mais nécessaire par sa connaissance des langues européennes et des intrigues diplomatiques, tient les chiffres de la correspondance avec les agents secrets de Paris, les abbés Brotier et Lemaître, le chevalier de Pomelles. De Thauvenay, à Hambourg, Fauche-Borel, La Maisonfort, les frères Montgaillard, toute une nuée d'intrigants qui souvent reçoivent des deux mains, imaginent complots sur complots.

Le comte d'Artois, que Catherine II avait très bien reçu à Saint-Pétersbourg en mai 1793, se donnait, lui, comme l'homme d'action du royalisme. Il avait demandé à lord Grenville, qui accepta, l'autorisation de s'embarquer pour la Vendée dont les chefs l'appelaient à leur tête. L'empereur consentit également à l'entreprise. D'Artois passa par Hamm, en partit au mois d'août 1794, vint à Rotterdam, à Osnabrück et prit ses quartiers d'hiver à Bremenvorde, pendant que la Vendée attendait son prince. Le 28 janvier 1795, il se décida enfin à donner de pleins pouvoirs au comte de Puisaye et aux chouans et promit formellement d'intervenir : le tout aveu l'aveu et l'appui du ministre Pitt qui avait résolu une grande expédition contre la Bretagne. Au printemps, cent cinquante navires vinrent prendre à Brême les émigrés d'Allemagne et rallièrent, à Spitlhead, les émigrés d'Angleterre. Mais le comte d'Artois envoya objections sur objections, prétendit ensuite mettre le colonel comte d'Hervilly, commandant des émigrés, au-dessus de Puisaye et, en définitive, par son abstention, donna un prétexte de s'abstenir aussi à tous ceux qui étaient égaux ou supérieurs en grade à d'Heryilly. 

Le 25 juin, les Anglais vinrent mouiller à Quiberon, et les émigrés, à Carnac, furent accueillis par des milliers de paysans mal armés qui réclamaient toujours leur prince. Hoche avait eu tout le temps de concentrer les bataillons républicains et de refouler Bretons et émigrés dans l'étroite presqu'île. L'affaire était déjà désespérée pour eux lorsqu'un second débarquement, dirigé par Sombreuil, vint encore ajouter au désarroi et à la confusion. Le sang anglais ne coula pas, mais quinze cents Français, presque tous officiers de marine,  furent livrés a une défaite et à une mort certaines. Capitulèrent-ils? c'est possible; en tout cas, la capitulation ne fut pas écrite et la loi était formelle. Cinq mois de suite, elle fut appliquée aux prisonniers français au nombre de sept cents. Pendant ces fusillades, le comte d'Artois,resté en rade, sur le Jason, multipliait ses messages à Puisaye, à Charette qui reprit les armes en septembre, mais il ne voulut pas aller « chouanner » de sa personne, suivant son expression. 

Sous le Directoire.
Le comte d'Artois  revint à Londres le 25 novembre; le séjour de Holyrood le mit à l'abri de ses créanciers, au moment où Charette et Stofflet succombaient en Vendée (février - mars 1796). Officiellement, on fit retomber sur Puisaye le poids des fautes et de l'inertie dont l'opinion européenne accusa justement le seul comte d'Artois.

Après le 9 thermidor, les partisans de la monarchie, en partie confondus avec les ennemis de la Terreur, avaient commencé à relever la tête. Mais ceux qui étaient restés en France étaient parfaitement convaincus qu'il était impossible de rétablir l'Ancien régime; au contraire, parmi les émigrés, les royalistes du droit divin formaient la ma jorité, sauf en Suisse, dans le canton de Vaud, et en Angleterre, dans le comté de Surrey (à Juniper Hall, asile des constitutionnels), Le 13 vendémiaire fit voir à tous que la République serait maintenue par la force, la paix de Bâle, signée avec la Prusse et l'Espagne, que la coalition européenne n'était pas indissoluble et que la croisade des rois et des émigrés contre la France n'était qu'un mot.

L'apparente accalmie du Directoire, en ramenant en France un certain nombre d'émigrés, fit de nouvelles victimes parmi eux. 

« Dans le jugement d'un émigré, déclare le ministre de la justice Merlin de Douai, il ne s'agit quede constater un fait; autoriser un avocat serait un crime. »
Les fusillades de la plaine de Grenelle, la longue et mortelle prison des naufragés de Calais, témoignent que les décrets de la Convention sont toujours appliqués. C'est à cette époque que Louis XVIII (ainsi s'appelait-il pour ses partisans) autorisa les relations de Condé avec le général Pichegru : mais elles furent entravées par l'Autriche elle-même, où le ministre Thugut songeait, par le mariage projeté de Madame Royale, fille de Louis XVI, avec un archiduc, à fonder pour la France repentie une dynastie nouvelle. Les émigrés faisaient alors défection, même dans les régiments de Condé. Ils s'efforçaient de se faire rayer des listes de l'émigration et de se faire inscrire sur les listes de surveillance, afin de pouvoir rentrer. Les prêtres, qui avaient été les plus malheureux, apprenant la restauration du culte, revenaient en masse. Les meilleurs évêques prêchaient la soumission aux puissances : 
« N'est-il pas à craindre, écrit Condé à La Fare, évêque de Nancy, que le peuple ne s'accoutume au gouvernement qui tolérera la religion, et qu'il n'en puisse conclure que la royauté n'est pas nécessaire à son salut ici-bas ? »
Dès l'entrée en campagne de Bonaparte en Italie, le podestat de Vérone, au nom du sénat vénitien, somma Louis XVIII de quitter le territoire de la République. Le roi se rendit à Riegel, auprès de Condé, puis à Blankenburg dans le Brunswick; il se rapprocha de plus en plus des royalistes constitutionnels, congédia La Vauguyon et de Couzié pour Saint-Priest; le 10 février 1797, presque chassé, il est obligé de gagner Mittau, Bonaparte, entré à Venise, s'empara de la personne du comte d'Antraigues, auquel il fit livrer ses papiers, notamment la corresponlance de Pichegru. 

Les progrès du parti monarchique ou du moins modéré aux élections partielles des Conseils (Directoire) encouragent les émigrés à rentrer. Il en est qui s'imaginent pouvoir corrompre Bonaparte par sa femme. Talleyrand revient à Paris en septembre 1796. Mme de Staël se plaint et s'étonne qu'on oublie son père. Mais le coup d'Etat républicain du 18 fructidor « fut un coup de foudre pour les émigrés qui se préparaient à rentrer » (Journal de Thibault, p. 464) ; dès le lendemain 19 est portée contre eux une nouvelle loi, qu'aggravait encore celle du 6 messidor an VI (6 juillet 1798) autorisant les visites domiciliaires. Le Directoire arrête tant de personnes en rupture d'émigration qu'ill recule devant de nouvelles fusillades : il déporte en Guyane surtout les prêtres mêlés aux intrigues royalistes.

A Mittau, dans l'empire du fantasque Paul Ier, le roi ne fut rejoint par la reine qu'au bout de quatorze mois de négociations : Madame Royale, qui avait su résister aux intrigues autrichiennes, y épousa son cousin le duc d'Angoulême, le 10 juin 1799; Dumouriez y reçut une inutile mission pour Saint-Pétersbourg. A Paris, après l'audacieuse visite du duc d'Enghien à Bernadotte qui lui donna trois jours pour repartir, on conspirait surtout avec Barras, par l'intermédiaire de Fauche-Borel. A Naples, quelques émigrés avaient essayé d'organiser la défense du royaume contre Bonaparte: ils se firent tuer... par les Napolitains eux-mêmes. L'occupation de Rome après le meurtre de Duphot ne fit cependant pas chasser de cette villa le marquis de Mirepoix, de Montchevreuil, le comte et la comtesse de Sade, qui y étaient réfugiés : Berthier consentit à tolérer leur présence.

Après la Révolution.
Lorsque Bonaparte revint d'Égypte pour mettre fin au gouvernement du Directoire, le ministre Saint-Priest informait gravement l'agence royaliste de Souabe qu'il était question d'un infant d'Espagne pour la couronne de France. Après le 18 brumaire, l'Angleterre et la Russie seules offrent encore quelque dédaigneux secours aux émigrés : l'Angleterre prit à sa solde les débris de l'armée de Condé (1007 officiers et 5840 volontaires). La mode fut alors de rentrer, comme jadis de sortir. Le ministre de la justice Abrial est favorable aux radiations; Fouché les fait souvent ajourner, par crainte et des conspirations et des revendications de biens. Bonaparte exigea absolument la radiation des anciens constituants. En rayant les morts, ce qui lui devint facile, il pouvait, dit Mme de Staël, rendre leurs propriétés aux héritiers et se les attacher, Cependant, c'est seulement le 26 avril 1802 (6 floréal an X) qu'un décret des consuls autorisa la rentrée de tous les émigrés non exclus nominativement. Mais ce n'est là qu'une amnistie toute conditionnelle; ceux qui en bénéficient sont soumis pendant dix ans à la surveillance de la police, et cette surveillance peut être prolongée. L'émigré fait prisonnier sur un champ de bataille est toujours fusillé, ou, s'il obtient sa grâce, c'est pour être enfermé sa vie durant. Le 15 novembre 1807était encore publiée une nouvelle et dernière liste d'émigrés sur laquelle sont inscrits les noms de d'Avaray, du duc d'Havré, du duc de Duras, du comte de Blacas, de Chateaubriand. En 1810, l'empereur renonça aux successions des émigrés que la loi du 1er mars 1793 attribuait au domaine, et, somme toute, les mesures générales continuèrent à présenter un caractère de conciliation. Mais, quant aux mesures individuelles, rien n'en égale l'arbitraire. Tenues secrètes pour la plupart, elles ont longtemps échappé à l'histoire.

« L'autorité, dit Trésor de La Rocque, reconnaissait probablement un corps de délit puisqu'elle infligeait une peine; mais c'était sans information, sans instruction, sans interrogatoire, sans débats, et trop souvent, sans jugement. »
En novembre 1812, un émigré, le comte de Bar, est attiré en Bretagne par des agents provocateurs; on cerne la maison où il dort, on le tue, lui et deux compagnons, et le préfet du Morbihan écrit au ministre de la police : 
« Le fameux de Bar et ses deux complices n'existent plus. » (25 novembre 1812). 
Ce n'est là qu'un simple exemple entre mille.
« L'Empire a laissé, en 1814, 2500 exilés ou prisonniers d'Etat. Avant ou avec eux avaient été enfermés, déportés, exilés, fusillés des milliers de suspects. » (Trésor de La Rocque).
Les anciens émigrés qui ne s'étaient pas ralliés formèrent certainement une partie de ces victimes. La première Restauration abolit (21 août 1814) les inscriptions sur les listes des émigrés, lesquelles se sont élevées peut-être à deux ou trois cent mille noms (mais personne n'en a fait le compte exact), Louis XVIII restitua aux ayants droit les biens non vendus (5 décembre 1814). Enfin la loi du 27 mars 1825 affecta aux émigrés dépossédés une indemnité de 30 millions de rente, soit un milliard en supposant la rente capitalisée à 3%.

Des jugements sur l'émigration.
Pour juger l'émigration avec l'impartialité qui convient à l'histoire, il ne faut pas confondre le point de vue moral et le point de vue politique. Au point de vue moral, on doit essayer de se mettre à la place des émigrés, d'entrer, s'il est possible, dans leurs sentiments, effet de leur éducation et de leurs préjugés de classe : 

« On a publié, écrivait Vogüé, beaucoup de mémoires ou de correspondances d'émigrés. Il n'est plus permis d'ignorer aujourd'hui que ces hommes très loyaux, sinon très éclairés, croyaient accomplir le plus strict des devoirs en prenant les armes pour leur roi contre leur pays rebelle. Ils suivaient la loi féodale qui lie le vassal au seigneur et non à la terre. La conduite opposée eût été forfaiture. Si nous faisions de la casuistique, nous devrions plutôt réserver nos sévérités morales pour ceux qui ne commirent pas le crime dont leur conscience particulière leur faisait un devoir. » (Remarques sur l'Exposition du Centenaire, p. 239).
C'est faire retomber non sans raison la responsabilité de l'émigration sur le roi, qui cependant eut plus à s'en plaindre qu'à s'en louer; c'est exagérer aussi, je ne dis pas chez tous les émigrés, mais chez beaucoup, la part du devoir et du sacrifice, et diminuer celle de l'intérêt (mal entendu, il est vrai) et des sentiments de vengeance qui les animaient. 

Une triste et fausse apologie de l'émigration consiste à la représenter comme un effet de la crainte, comme un résultat inévitable des excès populaires, lorsque précisément ce fut l'émigration qui devint ou la cause on le prétexte de la plupart de ces excès. Beaucoup d'hommes et de femmes de tous les partis et de toutes les classes ont fui devant la loi des suspects, devant la guillotine, devant les coups d'Etat ou les journées : mais ce ne sont pas là des émigrés à proprement parler, ce sont des proscrits, et c'est un jeu puéril de confondre sous la même dénomination Condé et Dulaure, le comte d'Artois et Carnot : cependant un historien de l'émigration ne ne s'en est pas fait faute. Les seuls émigrés sont ceux-là qui ont cru « qu'on emportait sa patrie à la semelle de ses souliers ». Mme de Staël, qui avait favorisé le départ de Montmorency, de Jaucourt, de Mmes d'Hénin, de Poix, de Simiane, et qui avait bien fait, vu les circonstances, n'en a pas moins écrit des pages vertueuses contre l'émigration volontaire : 

« Au milieu des uniformes étrangers, s'écrie-t-elle, les émigrés ne voyaient-ils pas la France tout entière se défendant sur l'autre bord ? » 
Elle refait dans son style le mot de Danton
« Ah! l'on ne peut transporter ses dieux pénates dans les foyers des étrangers. » 
Ajoutons que plus d'un émigré apprit le patriotisme dans l'exil, on le voit par la plupart de leurs mémoires posthumes, et mieux encore par l'esprit militaire et loyaliste,
sinon civique, de leurs descendants.

Quant au point de vue politique, l'erreur de l'émigration est trop évidente dans les faits pour qu'il soit nécessaire d'insister. 

« L'émigration, dit A. Sorel, c'est l'Ancien régime se survivant et se condamnant lui-même. Ce sont les causes de la Révolution qui continuent de se développer à côté de la Révolution, comme pour l'expliquer à ceux qui, dégoûtés par ses excès et trompés par ses déviations, ne la comprendraient plus ou en méconnaîtraient la raison d'être et la puissance. »
La Révolution, en fondant l'unité nationale et le patriotisme, nous dissimule les précédents de l'émigration dans le passé. 
Rappelons-le avec Edme Champion, « on distinguait si mal la patrie de la couronne, que pour peu que l'on fût brouillé avec l'une, on n'hésitait pas à faire cause commune avec les ennemis de l'autre ». 
Le duc de Guise, les ligueurs et les frondeurs alliés de l'Esgagne, Turenne, Condé, Retz, le chevalier de Rohan, voilà l'école de l'émigration. 
« Ceux qui n'avaient pas craint de traiter avec les ennemis de la France quand elle était intimement unie à la royauté se trouvèrent tout disposés à le faire lorsqu'elle commença à se détacher du trône et que ses intérêts devinrent distincts de ceux de la couronne. » (E. Champion.).
On ne saurait en moins de mots à la fois expliquer et condamner l'émigration. (H. Monin).
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