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![]() | D'après Legendre, qui a écrit le traité de géométrie resté longtemps le plus répandu en France, « la géométrie est une science qui a pour objet la mesure de l' étendue »; d'après d'Alembert, la géométrie « c'est la science des propriétés de l'étendue, en tant qu'on la considère comme simplement étendue et figurée ». Nous définirons la géométrie en disant qu'elle a pour but l'étude de la grandeur et de la forme des objets, abstraction faite de leur essence. La géométrie consiste en un ensemble de démonstrations absolument rigoureuses, si l'on admet, en dehors de définitions purement verbales, un certain nombre de propositions primordiales que l'on qualifie d'axiomes ou de postulats. Les énoncés de ces propositions ont d'ailleurs un caractère complètement abstrait, en sorte qu'elles paraissent, à première vue, appartenir à un autre domaine que celui de l'expérience; il est clair cependant qu'à ce point de vue la géométrie n'a pas eu jusqu'à une époque relativement récente le même degré d'indépendance que l'arithmétique (entendue au sens universel); les objets de cette dernière, expliquait-on, peuvent être conçus avec l'aide du sens intérieur seul, ceux de la première sont nécessairement succeptibles d'être perçus sous le mode concret, par le sens extérieur. Mais si celui-ci, comme le dit Kant, a l'espace pour forme a priori, l'intellect n'est-il pas par là même obligé à reconnaître, comme également a priori, les conditions propres de cette forme? La constitution de la géométrie imaginaire a prouvé aux mathématiciens et aux philosophes que cette obligation n'existe pas pour tous les axiomes. Ce qui fait dire à Paul Tannery (c. 1900) : [Ces axiomes] « reposent donc sur l'expérience; seulement il ne s'agit pas ici de l'expérience telle qu'on l'entend en physique, entreprise sur des phénomènes particuliers pour en déterminer les lois inconnues, mais de l'expérience générale qui donne successivement à tous les hommes un même enseignement et, probablement après une longue série de générations, est ainsi parvenu à leur inculquer la ferme croyance à des relations abstraites qu'ils qualifient de vérités d'intuition. D'un autre côté, si le point de départ de la géométrie est expérimental (par conséquent contingent et pouvant dès lors n'être pas soit rigoureusement, soit absolument vrai), la science n'en est pas moins indépendante de l'expérience, du moment où elle ne prend les postulats que comme hypothèses, et n'a pas dès lors à s'occuper de la vérification de ses conclusions. Il va sans dire que, pour les applications de la science aux objets concrets, la situation n'est pas la même; mais il est suffisamment connu par la pratique que les imperfections des instruments et des moyens de mesure sont telles que les discordances entre les calculs et les observations doivent toujours être mises à leur compte.Une autre question très débattue à la fin du XIXe siècle, a été celle du nombre réel des axiomes géométriques et de la formule qu'il est préférable de donner à chacun d'eux. Au début du premier livre d'Euclide se trouve une liste célèbre divisée en deux parties, dont l'une est intitulée postulats (aitèmata),l'autre notions communes (koinai ennoiai). Ce dernier terme, d'origine stoïcienne, permet de douter que la rédaction de ces listes appartienne effectivement à Euclide. Elle présente d'ailleurs, suivant les manuscrits, des différences qui prouvent qu'elles ont été remaniées et interpolées. Sous la forme primitive, il semble que les anciens aient classé comme notions communes les propositions qui n'ont pas un caractère purement géométrique, celles qui se rapportent à la notion d'égalité en général; comme postulats, au contraire, les véritables axiomes de géométrie. Les trois premiers postulats d'Euclide ont un caractère tout spécial; ce qu'ils posent, c'est la possibilité de constructions auxquelles toutes les autresseront ramenées : mener une droite entre deux points donnés, prolonger une droite donnée, décrire un cercle de centre et de rayon donnés; à ces postulats s'adjoignent d'autres propositions effectivement invoquées dans les démonstrations : l'égalité de tous les angles droits (qu'il est facile de prouver), le postulatum des parallèles, enfin (interpolée dans les notions communes) l'impossibilité pour deux droites, qui ont deux points communs, de ne pas coïncider dans l'intervalle. Cette liste est évidemment loin d'épuiser toutes les notions fondamentales dont Euclide a réellement fait usage, car d'un côté ses définitions supposent un certain nombre de ces notions; d'autre part, il fait souvent appel à l'intuition. Or l'intuition suppose avant tout la reconnaissance des trois dimensions, la divisibilité de l'étendue à l'infini, enfin la non-déformation des figures supposées en mouvement dans l'espace. Après ces trois hypothèses primordiales, il faut encore, pour constituer la géométrie, au moins trois axiomes qui semblent bien distincts; l'un établissant l'existence de la ligne droite comme unique si on en donne deux points, quelle que soit d'ailleurs la définition que l'on adopte; le second, la possibilité d'augmenter indéfiniment une droite dans chacun de ses deux sens, à partir d'un point donné; enfin le troisième est le postulatum des parallèles. Nous allons discuter, en parlant de la géométrie imaginaire, l'importance relative de ces divers axiomes. | |
![]() P. Tannery | Géométrie imaginaire. Nous avons dit plus haut que l'on peut comprendre sous ce nom générique l'ensemble des théories que l'on constitue en écartant l'un ou l'autre des postulats de la géométrie ordinaire. Si nous procédons en suivant l'ordre inverse de l'énumération que nous venons de donner de ces postulats, nous reconnaissons tout d'abord que la négation de celui des parallèles amène à la construction de la géométrie de Lobatchevski et de Bolyai ou de la géométrie non-euclidienne proprement dite; si l'on admet au contraire qu'une droite ne peut être augmentée indéfiniment, on aboutit à un système dû à Riemann et dans lequel la géométrie de l'espace présente des analogies avec la géométrie de la sphère; toutes les droites du plan se rencontrent, et une droite, suffisamment prolongée, revient au point de départ. L'espace, dans ces théories, n'a plus rien de commun avec l'espace physique; c'est un pur objet de la pensée, une multiplicité à plusieurs entrées; les premiers travaux sur ce sujet ont été exclusivement conçus dans l'hypothèse de la continuité (divisibilité indéfinie); mais on a très vite envisagé d'examiner celle de la discontinuité. La géométrie à plusieurs dimensions a le plus souvent été développée comme généralisation analytique et on y a été naturellement conduit par l'analogie des formules de la géométrie plane et de celle de l'espace; mais on doit remarquer que les espaces à trois dimensions de la géométrie euclidienne, de celle de Riemann et de celle de Lobatchevski jouent, par rapport à l'espace euclidien à quatre dimensions, le rôle de surfaces différentes de notre géométrie ordinaire. La géométrie à plusieurs dimensions forme donc en réalité le cadre général de la géométrie imaginaire. On a essayé de l'étendre en concevant des nombres fractionnaires de dimension. Géométries euclidienne et non-euclidienne. Gauss ne publia rien de ses travaux à ce sujet; les premiers mémoires de géométrie non-euclidienne sont dus à Johann Bolyai qui employa d'ailleurs le terme de Science de l'espace absolument vraie (1832) et à Nicolas Ivanovitch Lobatchevski qui adopta d'abord celui, assez malheureux, de géométrie imaginaire (1835 à 1838), puis un autre, Pangéométrie (1855). Dans ces mémoires, l'hypothèse fondamentale est la suivante : Dans le plan défini par une droite AB et un point extérieur C, on peut mener par C une infinité de droites ne rencontrant pas AB; ces droites seront toutes comprises dans les angles aigus et opposés par le sommet que forment deux droites symétriques par rapport à la parallèle d'Euclide et qui sont appelées parallèles à la droite AB. Ces droites sont regardées, l'une pour le côté A, l'autre pour le côté B, comme les limites des droites menées de C à la droite AB et dont le point d'intersection s'éloigne à l'infini. L'angle de parallélisme u, c.-à-d. l'angle aigu formé par une parallèle à AB avec la perpendiculaire abaissée de C sur AB, varie avec la longueur a de cette perpendiculaire ; on démontre la relation : ea/k - e-a/k = 2.ctg u dans laquelle k est un paramètre à déterminer arbitrairement ou par l'expérience. Pour la géométrie euclidienne, ce paramètre est plus grand que toute quantité donnée. Pour énoncer les principaux résultats de l'hypothèse de Gauss, je désignerai, avec Bolyai, par système S celui de la géométrie non-euclidienne, par système Le développement des théories de la géométrie non-euclidienne, continué sans achoppement à aucune contradictien logique, a prouvé d'une façon irréfutable l'impossibilité de démontrer le postulatum d'Euclide et permis de constater que son véritable fondement est l'expérience, celle-ci ne nous permettant aucunement d'attribuer une valeur finie quelconque au paramètre k du système S. Mais il est possible de procéder de même par rapport aux autres postulats de la géométrie euclidienne, en particulier celui qui entre implicitement dans la notion de la ligne droite, en tant qu'elle est conçue comme toujours déterminée par deux de ses points. On suppose en effet que la distance de ces deux points peut croître au delà de toutes limites; si nous admettons au contraire qu'il y a dans l'espace une distance limite maxima, il s'ensuivrait qu'entre deux points séparés par cette distance limite on pourrait mener une infinité de droites, comme sur la sphère on peut mener par deux pôles une infinité de grands cercles. On conçoit dès lors la possibilité de construire une nouvelle théorie différente de celle que nous venons d'exposer et qui lui sera opposée en ce sens que la géométrie euclidienne sera entre les deux la limite commune intermédiaire, correspondant à la valeur infinie du paramètre. Cette seconde géométrie non-euclidienne a été qualifiée de sphérique par Beltrami, d'elliptique par Klein; on la connaît également sous le nom de riemannienne, parce qu'on peut la déduire des principes développés dans un mémoire de Riemann, Sur les Hypothèses qui servent de fondement à la géométrie, mémoire lu en 1854 à la faculté philosophique de Goettingen, mais publié seulement en 1867, comme oeuvre posthume. Dans ce mémoire, Riemann a envisagé la question au point de vue le plus général possible, en essayant de construire logiquement la notion d'espace. Il conçoit le point mathématique comme un mode de détermination d'une multiplicité continue à trois dimensions mesurables avec une même unité effective, et il remarque que la mesure supposant la superposition des grandeurs à mesurer, nous postulons que la grandeur étalon ne s'altère pas en se déplaçant dans la multiplicité. Dans une variété à une dimension mesurable (où l'on ne passe d'un point à un autre que d'une seule façon déterminée), chaque point P1 se trouve défini par la valeur numérique de la grandeur qu'il détermine en même temps qu'un autre point O choisi pour origine; cette valeur est sa distance à l'origine ou sa coordonnée x1. Si cette variété en parcourt une autre à une dimension également mesurable, de sorte que lorsque O sera en un point P2 de cette seconde variété, le point P1 soit transporté en un point M, le point M appartient à une multiplicité à deux dimensions, où il sera déterminé par ses coordonnées OP1, OP2, soit x1, x2. En continuant de la sorte, on engendrera successivement des multiplicités ayant toujours une dimension de plus que la précédente, et dans une multiplicité à n dimensions ainsi construite, un point M est déterminé par les valeurs x1, x2..., xn de ses coordonnées OP1, OP2... OPn, valeurs qui seront les distances à l'origine des points P1, P2..., Pn. Mais si les dimensions sont homogènes, on peut, à partir de l'origine, passer au point M en parcourant une variété à une dimension homogène à celles des coordonnées. Le point M a donc, par rapporte l'origine, une distance qui sera d'ailleurs une fonction déterminée des coordonnées. Or, cette fonction est logiquement arbitraire, sous la seule condition d'être toujours positive (sinon nulle) et de devenir égale à une quelconque des coordonnées quand les autres s'annulent. Les espèces du genre de multiplicité défini en dernier lieu sont classées par Riemann d'après la forme des fonctions qui lient aux coordonnées d'un point la distance s de ce point à l'origine. Choisissant l'espèce dans laquelle on a ou on peut avoir, pour un choix convenable des coordonnées, ds2 = ![]() En 1868, Beltrami a publié un Essai d'interprétation de la géométrie non-euclidienne, ou ont été démontrées les propositions analytiques énoncées par Riemann. Pour résumer brièvement les résultats de cet essai, je ferai appel à la fiction d'un être intelligent à deux dimensions seulement; sons certaines conditions dans le détail desquelles il est inutile d'entrer ici, on admettra que cet être, s'il vivait sur une surface développable (dont la courbure est nulle) constituerait une géométrie plane identique à la nôtre; la géométrie dans l'espace ne serait d'ailleurs pour lui qu'une conception purement algébrique, comme l'est pour nous celle d'une géométrie à plus de trois dimensions. Si cet être vivait sur une surface à courbure positive constante (sphère ou autre), sa géométrie serait identique à la nôtre pour les figures sphériques; s'il vivait au contraire sur une surface à courbure négative constante (pseudosphérique), sa géométrie serait identique à la planimétrie de Bolyai, s'il dénommait comme droites les lignes géodésiques de la surface. La géométrie non-euclidienne dans le plan reçoit donc une interprétation qu'il faut cependant soumettre à cette restriction, qu'il n'y a pas sur une surface pseudosphérique égalité de courbure dans toutes les directions comme sur la sphère ou le plan, puisque la définition de la courbure négative des surfaces s'oppose nécessairement à cette é alité. Il faut donc, dans l'interprétation de Beltrami, faire abstraction des conséquences de cette variation de la courbure dans différentes directions. On ne peut obtenir, pour la géométrie non-euclidienne dans l'espace, d'interprétation analogue à celle dont est susceptible la planimétrie; mais, de même qu'il a été possible de constituer une théorie en supposant que pat un point on puisse mener plus d'une parallèle à une droite (géométrie de Bolyai), on constituera une théorie dans l'hypothèse que par un point on ne peut mener aucune parallèle à une droite (géométrie de Riemann). Les travaux postérieurs à ceux de Beltrami, notamment ceux de Klein, ont introduit dans la théorie de nouveaux développements et mis en lumière de nouvelles correspondances analogiques, mais aucun principe important n'est venu s'ajouter à ceux que Riemann a énoncés; les conclusions philosophiques sont dégagées, et s'il peut y avoir intérêt, au point de vue dogmatique, à faire ressortir dans l'enseignement la possibilité logique d'admettre d'autres postulats que ceux de la géométrie euclidienne, nul ne paraît plus songer sérieusement à mettre réellement ces postulats en question au point de vue objectif. A cet égard, la puissance d'abstraction. de la pensée de Riemann a exercé une influence notable; il faut observer, en effet, que Gauss parait avoir réellement douté si l'application des formules euclidiennes au calcul des distances stellaires pourrait donner des résultats rigoureusement exacts; Legendre, tout en essayant de démontrer a priori le postulatum, ne reculait pas devant la discussion a posteriori du problème; Schweikart a inventé le terme de géométrie astrale pour l'appliquer aux théories de Bolyai et de Lobatchevski. Après Riemann, la question a changé d'aspect; on se trouve moins en présence d'une question de fait que de celle de la possibilité de se représenter un espace ayant une courbure de grandeur finie, ce qui, malgré tout artifice d'exposition, parait devoir entraîner la considération d'une quatrième dimension géométrique, de mène que la notion de la courbure de surface.suppose une troisième dimension. Or, il est certain que la constitution de nos sens ne nous permet que la représentation objective de trois dimensions, et quo nous ne pouvons dès lors prétendre développer une science applicable à l'espace physique et dépassant notre faculté représentative. Pour nous, la géométrie à n dimensions ne peut être que l'algèbre écrite dans une nouvelle langue conventionnelle. Si nous disons : « trois plans se coupent en général en un point » ou « un système de trois équations du premier degré à trois inconnues admet en général une solution et une seule », nous énonçons, sous deux formes diverses, une mètre proposition logique; comme la première forme est beaucoup plus comte que la deuxième, on a pu espérer simplifier le langage algébrique en le traduisant en un langage géométrique; le nombre des variables en algèbre étant indéterminé, il a fallu aussitôt parler de fi dimensions. Mais, pour cela, on n'a nullement fait de la géométrie, on a continué à faire de l'algèbre. Que dire si on parle d'un espace à m/ n dimensions (Géométrie panimaginiaire, L. Hugo, 1870). (Paul Tannery, c. 1900). |
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