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Durante Alighieri, dit Dante, est un poète italien du Moyen âge, né à Florence en 1265, mort à Ravenne le 14 septembre 1321. Dante s'est immortalisé par la composition du célèbre poème connu son le titre de la Divine Comédie : l'auteur imagine que Virgile, son poète favori, l'accompagne dans l'Enfer et le Purgatoire, pour lui nommer les réprouvés et lui décrire leurs supplices, et que Béatrix (ou Béatrice) est son guide dans le Paradis. - Dante Alighieri. La Divine Comédie est le premier poème qui ait été écrit en langue italienne; jusque-là, on n'écrivait qu'en latin. Il est divisé en tercets ou rimes triplées. Ce poème excita une admiration universelle. Dans plusieurs villes on créa des chaires où il devait être expliqué; Boccace fut le premier qui remplit la chaire créée dans ce but à Florence. Outre la Divine Comédie, Dante a aussi composé des Poésies lyriques qui ne sont pas indignes de lui; la Vita nuova, qui renferme des détails sur ses premières années; des traités De vulgari Eloquentia, De Monarchia universalis (ouvrage où il se montre favorable à l'empereur et qui fut condamné à Rome), ou encore une encyclopédie restée inachevée, le Banquet ou Convivio. La légende a de très bonne heure envahi la biographie de Dante : cinquante ans à peine après la mort du poète, elle pénétrait dans sa Vie écrite par Boccace, et, pendant tout le cours du XVe siècle, elle se donnait libre carrière. Il y a un certain nombre d'anecdotes qui en relèvent trop évidemment pour qu'il soit besoin de les discuter : par exemple, celles de la mère de Dante rêvant qu'elle le met au monde au pied d'un laurier des baies duquel il se nourrit, des treize derniers chants de la Comédie miraculeusement retrouvés à la suite d'un songe, d'un amant oubliant un rendez-vous à la lecture des vers du poète, du bourgeois de Ravenne transportant sur son tombeau les cierges qui brûlent devant l'autel, des femmes de Vérone reculant à l'aspect de celui qu'elles croient capable d'aller en enfer et d'en revenir quand il lui plaît, etc. ll y a une foule d'autres traits qui, pour être moins merveilleux et pour avoir été longtemps acceptés par tous les biographes, n'en sont pas plus authentiques : les travaux de la critique ont eu un résultat plus négatif que positif, de sorte que la biographie légendaire de Dante n'existe plus et que sa biographie historique reste fragmentaire. Voici du moins les points qui paraissent acquis. Biographie de DanteLa famille de Dante, sans appartenir à la plus ancienne noblesse de Florence, avait marqué sa place dans l'histoire de la cité : son aïeul à la quatrième génération, Cacciaguida, avait suivi Conrad III en Palestine (1447) et il y était mort après avoir été armé chevalier de la main de l'empereur (Paradis, XV). Il avait épousé une Alighieri, originaire probablement de Ferrare, et ce nom d'Alighieri ou Alaghieri était resté à la famille. Celle-ci, comme toutes celles qui avaient quelque importance, prit parti dans les discordes civiles; elle s'attacha au parti guelfe et en suivit la fortune : elle fut deux fois exilée, en 1249, quand Frédéric d'Antioche, fils de l'empereur Frédéric II, vint en aide aux gibelins, et en 1260 à la suite de la grande défaite des guelfes à Montaperti ceux-ci ne rentrèrent à Florence qu'en 1267, lorsque Charles d'Anjou, devenu roi de Naples, après avoir vaincu Manfred, releva partout la fortune du parti.Soit que le père de Dante n'ait pas été compris dans ce bannissement, soit que sa mère ait pu rentrer avant le rappel des exilés, c'est certainement à Florence que naquit notre poète, en 1265. Nous ne savons absolument rien de ses premières années; tous les biographes depuis Boccace ont répété qu'il avait été l'élève de Brunetto Latini : les vers pleins de respect et de tendresse qu'il lui consacre (Enfer, XV) semblent en effet autoriser cette supposition; cependant il n'est pas vraisemblable que Brunetto, qui à partir de 1273 exerça les charges les plus considérables de la République, ait pu en même temps tenir une école; ce ne fut donc pas du haut d'une chaire professorale qu'il enseigna à Dante « comment l'homme s'éternise ». En 1288, Dante, dit-on, portait les armes pour sa cité; le 12 juin 1289, il combattait à cheval aux premiers rangs à Campaldino et contribuait à la victoire remportée par les Florentins sur les gibelins d'Arezzo; il était présent au siège de Caprona, enlevée aux Pisans la même année (Enfer, XXI, 95). Le plus grand événement de sa jeunesse fut sans doute l'amour dont il a immortalisé le souvenir dans la Vita nuova, mais nous en reparlerons plus loin et ne voulons noter ici que les incidents de sa vie extérieure. Vers 1295, il épouse Gemma Donati, qui appartenait à une branche de cette famille dont le chef, Corso, devait être plus tard l'un de ses ennemis les plus irréconciliables; il en eut, non pas sept enfants en sept ans, comme on l'a dit, mais deux fils : Pietro (qui commenta la Divine Comédie) et Jacopo, et une ou peut-être deux filles. Il n'a pas, il est vrai, parlé une seule fois de sa femme dans ses écrits, mais cette réserve était dans les moeurs du temps; elle n'autorise pas à croire qu'elle l'ait rendu malheureux et à chercher dans la Comédie des allusions à des querelles de ménage. Ce qui est certain, c'est que Gemma, lors de l'exil de son mari, mena à Florence une vie assez misérable et qu'elle vivait encore en 1333. C'est vers l'époque de son mariage qu'il entra dans la politique active. Comme ses ancêtres, il appartenait au parti guelfe (Florence : la rivalité des Guelfes et des Gibelins), mais le sens des anciennes dénominations avait alors bien changé. A ce moment les gibelins, qui avaient été d'abord les partisans de la noblesse établie dans les châteaux de la campagne florentine, avaient perdu toute influence politique : le résultat de la réforme démocratique de 1282 (del secondo popolo, par opposition à la constitution déjà très populaire de 1250, ou del vecchio popolo) avait été « d'assurer au plus grand nombre possible de citoyens la plus grande somme possible de droits et de pouvoirs politiques » (Fauriel); elle remettait la défense des intérêts de la foule à une sorte de tribun nommé capitano del popolo, et le pouvoir exécutif aux mains de six prieurs qui changeaient de deux en deux mois; enfin elle soumettait toutes les décisions à la sanction successive de plusieurs assemblées populaires; en 1292, à la suite d'une suprême tentative des gibelins, « les ordonnances de justice » avaient exclu un grand nombre d'anciennes familles des fonctions publiques et transformé en suspects tous les nobles, qu'elles mettaient à la merci d'une justice sommaire. Mais les guelfes, unis tant qu'ils avaient dû lutter contre l'ennemi commun, se divisèrent bientôt : les uns estimaient qu'il était dangereux d'accorder davantage au parti populaire et refusaient d'anéantir complètement la noblesse; les autres pensaient qu'on pouvait aller plus loin encore dans le sens démocratique; ces deux factions étaient dirigées, la première par les Cerchi, la deuxième par les Donati ; elles reçurent (mais à partir de 1301 seulement) le nom de Noirs et de Blancs (Florence dans les tumultes du XIVe siècle). C'est dans ces circonstances que commença la carrière politique de Dante, qui n'eut pas tout l'éclat que lui attribue sa biographie courante : car c'est encore une légende que l'histoire de ces ambassades toutes heureuses dont le nombre alla s'élevant sans cesse jusqu'à quatorze (celle dont il aurait été chargé près de Boniface VIII, au moment même où il fut exilé, n'est pas plus certaine que les autres). Au contraire, les fonctions qu'il eut à remplir furent assez modestes; en juin 1296, il faisait partie du conseil des Cent; le 7 mai 1299 il allait, au nom du parti guelfe, surveiller le renouvellement de la charge d'un capitaine dans la commune de San Gemignano; du 15 juin au 15 août 1300, il était l'un des six prieurs de la république; nous connaissons de plus quatre votes émis par lui dans le courant de l'année 1301. La seule charge vraiment importante qu'il ait exercée est celle de prieur; elle était particulièrement difficile à remplir au moment où Dante y parvint, et c'est aux décisions qu'il fut amené à y prendre qu'il attribuait lui-même tous ses malheurs. Au commencement de l'année 1300, trois Florentins furent dénoncés comme ayant conspiré contre le gouvernement et condamnés à de fortes amendes; appartenant à la faction des Donati, ils étaient protégés par le pape; celui-ci demanda en vain au gouvernement florentin l'annulation de leur condamnation et écrivit à ce sujet deux lettres hautaines à l'évêque de Florence (24 avril et 15 mai). Peu après, les partisans des Donati, réunis dans l'église de la Sainte-Trinité, envoyaient à Boniface VIII un message où ils lui demandaient de les défendre. Celui-ci envoya en effet à Florence, comme médiateur, le cardinal Acquasparta; les propositions du cardinal, conçues dans l'intérêt des Noirs, furent naturellement repoussées et Boniface excommunia Florence. Cependant des rixes éclataient tous les jours dans les rues; la guerre civile était imminente. Pour la prévenir, les prieurs exilèrent les chefs des deux partis; les Noirs (Donati) furent relégués à La Pieva sur la frontière des Etats de l'Église, tandis qu'on se contentait d'envoyer les Blancs à Sarzana. Ceux-ci, prétextant l'insalubrité du climat de Sarzana (où un des leurs, le poète G. Cavalcanti, mourut en effet de la mal'aria), rentrèrent à Florence, bientôt suivis par les Noirs; Corso Donati était allé rejoindre le pape et ne cessait de l'exciter contre Florence; c'est sur ses conseils que Boniface VIII nomma pacificateur (paciaro) de Florence Charles de Valois, frère de Philippe le Bel dont il espérait obtenir l'appui pour rétablir son autorité sur les villes de Toscane qui lui résistaient. Charles de Valois, ayant solennellement affirmé aux Florentins qu'il venait « pour leur bien et bon état et pour les mettre en paix » et ayant juré de respecter leurs lois et leurs coutumes, reçut d'eux un accueil enthousiaste (1er novembre 1301); mais, cinq jours après, il ouvrait les portes de la ville aux Donati qui mirent à feu et à sang le quartier de leurs adversaires et s'emparèrent des hautes magistratures. Le désordre était si grand que le pape envoya de nouveau à Florence le cardinal Acquasparta, qui n'eut pas plus de succès que la première fois. Une proscription générale des Blancs suivit le changement de gouvernement et Dante y fut compris; le 27 janvier 1303, un acte du podestat Cante de' Gabbrielli de Gubbio l'accusait « d'après le bruit public » (deux témoignages non débattus suffisaient pour constituer le bruit public) de s'être rendu coupable, ainsi que ses collègues du priorat, de fraudes (barattarias), de gains illicites et d'extorsions; il était prévenu spécialement d'avoir reçu de l'argent pour l'élection des nouveaux prieurs, d'avoir comploté contre le souverain pontife et le prince Charles, en s'opposant à l'entrée de celui-ci, et « contre l'état pacifique de la cité de Florence et du parti guelfe ». Comme sanction de ces accusations alors intentées contre tous les Blancs et qui ne méritent même pas la discussion, Dante était condamné, par contumace, à payer 5000 petits florins; s'il ne les versait pas dans le délai de trois jours, tous ses biens étaient confisqués; s'il les versait, il n'en devait pas moins s'éloigner de la Toscane pendant deux ans et il était déclaré incapable à perpétuité de toute fonction publique. Le 10 mars, un arrêt déclara que Dante, qui n'avait point payé l'amende, serait livré au feu s'il était pris. Dans le courant de l'année 1302, plus de six cents citoyens de son parti étaient comme lui condamnés les uns à mort, les autres à l'exil. « les Blancs et les Noirs ne pouvaient se combattre qu'en changeant respectivement d'opinion et de rôle, qu'en cédant chacun de son côté à des influences opposées à celles qu'ils avaient suivies jusque-là. Obligés désormais de s'appuyer sur les gibelins, les guelfes populaires ou les Blancs allaient. par là même, guerroyer dans l'antique intérêt de la noblesse et de la féodalité. Devant employer pour leur défense les forces du peuple florentin, les guelfes aristocratiques ou les Noirs allaient, de toute nécessité et qu'ils le voulussent ou non, seconder les tendances démocratiques de ce même peuple. Les deux partis avaient, de la sorte, changé de rôle et d'opinion, les uns pour l'amour d'un pouvoir qu'ils tenaient et voulaient conserver, les autres dans l'espoir de recouvrer le pouvoir qu'ils avaient perdu. »Pendant quelque temps, Dante partagea la destinée de son parti, à la direction duquel il prit, avec Petracco di Parenzo, père de Pétrarque, une part assez active : ainsi nous le voyons le 8 juin 1303 (ou 1302), prendre part à une assemblée tenue dans le choeur de l'église de San Godenzo par les principaux chefs des Blancs et où ceux-ci s'engagèrent à indemniser la famille gibeline des Ubaldini, maîtresse du château de Montaccenico, des dommages qu'elle pourrait éprouver en combattant pour eux. C'est peu de temps après que, découragé par l'incapacité de ses collaborateurs ou dégoûté par les basses intrigues dont il devait être le témoin, il résolut de se séparer de cette « compagnie méchante et stupide, toute ingrate, toute folle et impie », et « de former un parti à lui seul » (Paradis, XVII, 61 et suiv.); peut-être avait-il pris cette résolution dès avant le coup de main que les Blancs tentèrent en vain sur Florence le 27 juillet 1304. Il était certainement étranger à la direction de son parti au moment où les Blancs éprouvèrent deux nouveaux échecs en perdant le château de Mottaccenico qui fut traîtreusement rendu aux gibelins par les Ubaldini, et la ville de Pistoie qui fut emportée par les Florentins (mai 1305). De 1304 à 1306, il est difficile de suivre ses traces. Pendant quelques années, il erra de ville en ville : le premier refuge qu'il trouva, nous dit-il lui-même (Par., XVII), fut chez « le grand Lombard qui sur son échelle porte le saint oiseau », c.-à-d. un membre de la famille des Scaligeri de Vérone (Bartolomeo della Scala ou son frère Alboino) : ce qui est certain, c'est qu'il fut réduit vers cette époque à la plus extrême misère; dans une lettre datée de 1304 (et dont l'authenticité a été suspectée à tort), il dit que la misère inopinée que lui a créée l'exil, l'a empêché d'assister aux funérailles d'Alexandre de Romena. Le 27 août 1306, il figure comme témoin dans un acte daté de Padoue; d'un autre acte daté du 6 octobre de la même année, il résulte qu'il était procurateur des marquis Franceschino, Moroello et Corradino Malaspina et chargé en cette qualité de conclure la paix en leur nom avec l'évêque Antonio de Luni; un peu plus tard il était dans le Casentin et écrivait à Moroello Malaspina une lettre où il lui parlait d'un nouvel amour qu'il avait conçu auprès des sources de l'Arno et lui envoyait une chanson que cet amour lui avait inspirée. La lettre célèbre de Fra Ilario donne sur ses pérégrinations de cette époque des renseignements qui seraient fort intéressants si elle n'était presque certainement apocryphe, de 1307 à 1310, il passa probablement un certain temps à Lucques où il aima d'un amour sans doute platonique une certaine Gentucca, que nous ne connaissons que par les quelques vers qu'il lui a consacrés (Purgatoire, XXIV, 43). C'est à cette époque seulement que pourrait se placer son voyage à Paris, qui est assez problématique. Ceux qui l'ont admis ne s'appuient que sur un passage de la lettre de Fra Ilario, sur les quelques vers du Paradis (X) relatifs à Siger de Brabant et surtout sur l'étendue des connaissances théologiques du poète. Ce qui est du reste plus intéressant que les divers séjours de Dante, c'est la situation d'esprit où il se trouvait et que nous connaissons assez bien par le Convivio et les quelques chansons composées à cette époque. Dante n'était pas alors l'intransigeant qu'il devint plus tard; il s'était de bonne heure retiré de la lutte des partis. Les tendances du Convivio sont déjà, il est vrai, nettement gibelines, mais c'était là de la politique théorique; en fait il entretenait d'amicales relations avec des guelfes (comme les Malaspina); il s'abstenait d'attaquer trop violemment sa cité; les sentiments qu'il éprouvait pour elle étaient la pitié, une sympathie émue et presque tendre; il écrivait à ses concitoyens, nous dit Leonardo d'Arezzo, une lettre apologétique commençant par ces mots : Popule meus, quid feci tibi? Il ne faut pas trop prendre au sérieux, comme l'a fait Edouard Rod, la résignation qu'il affecte : « Nous, dit-il, dont le monde est la patrie, comme la mer est celle des poissons, quoique nous aimions tant Florence que pour l'avoir aimée, nous souffrons un injuste exil, il nous faut cependant appuyer notre jugement sur la raison plutôt que sur le sentiment. Et quoique, pour notre plaisir, il n'y ait pas au monde de lieu plus agréable que Florence, en parcourant les volumes des poètes et des autres écrivains [... ] nous trouverions, j'en suis sûr, que beaucoup de régions et de villes sont plus nobles et plus délicieuses que la Toscane et que sa capitale. »Ailleurs il dit en s'adressant à une de ses chansons (Amor dacchè) : « Ô ma petite chanson montagnarde, tu vas partir; peut-être verras-tu Florence, mon pays, Florence, qui veuve d'amour et dénuée de pitié me repousse hors d'elle. Si tu y entres, dis-lui : « Désormais on ne peut plus faire la guerre à mon seigneur (auteur); une chaîne (amoureuse) le tient là d'où je viens, et quand bien même ta cruauté envers lui se relâcherait, il n'a plus la liberté de retourner vers toi. » (Cf. envoi de la chanson Io sento si).Ces protestations ne doivent pas nous faire illusion : évidemment Dante eût été heureux de rentrer à Florence et il ne le cachait pas; mais il n'en reste pas moins vrai qu'après une première période de profonde douleur, il se laissa consoler de l'exil par l'étude (c'est l'époque de ses grands travaux), et que, soutenu par d'illustres et cordiales amitiés, il jeta à ce moment sur le monde un regard calme et nullement désespéré. Peut-être eût-il réussi à fléchir ses ennemis; mais il survint alors un événement qui, après avoir exalté ses espérances, rendit plus amères ses déceptions. Au mois de septembre 1310, Henri, comte de Luxembourg, élu empereur d'Allemagne (17 novembre 1308) sous le nom de Henri VII, se met en marche vers l'Italie avec une armée, annonçant son intention d'y faire valoir les droits oubliés de l'empire et de rétablir l'ordre dans la péninsule; cette nouvelle excita partout une prodigieuse émotion; les villes guelfes songèrent à la défense, tandis que les gibelins se livraient à la joie la plus immodérée. Celui qui manifesta la sienne de la façon la plus éclatante fut notre poète : il adressa aux rois, aux princes, aux villes et aux peuples d'Italie une lettre où il saluait l'ère nouvelle qui allait se lever sur son pays, en termes dont l'éclat et la magnificence font songer à la Divine Comédie : « Voici, dit-il, le temps favorable où surgissent les signes de consolation et de paix; le nouveau jour se lève, dissipant les ténèbres de la longue calamité, le ciel rougeoie à l'horizon et fortifie avec une douce sérénité les désirs des peuples. »Il y exhortait les villes à s'ouvrir au pacificateur « que Pierre, le vicaire de Dieu, nous ordonne d'honorer, que Clément, le successeur de Pierre, illumine des rayons de la bénédiction apostolique ». En fait, Henri VII apportait en Italie des intentions, semble-t-il, honnêtes, mais elles furent suspectées de la plupart et ce pacificateur alluma la guerre là où elle ne sévissait pas déjà. Les villes guelfes de la Toscane et de la Romagne coalisées se donnèrent pour défenseur le roi Robert de Naples; Florence se distinguait entre toutes par son hostilité, et son or eut bientôt détaché de l'empereur les villes de la haute Italie qui tenaient pour lui. Dante, aigri et désespéré, n'ayant plus rien de l'exul humilis qu'il affectait d'être quelque temps auparavant, lance contre sa cité (31 mars 1311) une épître où éclataient la haine et le mépris portés à leur paroxysme; il y peignait des couleurs les plus vives les vengeances que l'aigle impériale allait exercer contre Florence : « Vous verrez, disait-il, vos édifices détruits, consumés; vous verrez la plèbe furibonde se débattre, tiraillée entre les partis contraires; vous verrez la ville tomber entre des mains étrangères, tandis que le peu d'entre vous qui n'auront pas été frappés par la mort ou la prison, partiront pour l'exil. »Quelques semaines après (16 avril), il s'adressait directement à l'empereur, alors occupé au siège de Crémone, et le suppliait d'en finir avec « cette vipère qui s'est retournée contre les entrailles de sa mère, cette bête immonde qui répand la contagion dans le troupeau du Seigneur, cette Myrrha impudique et impie qui brûle de partager la couche incestueuse de son père ». Henri VII, n'écoutant pas les conseils de Dante, perdait de longs mois à réduire les villes de la Lombardie; pendant ce temps, Florence s'organisait et, pour enlever à Henri VII des auxiliaires précieux, rappelait le plus grand nombre possible d'exilés. Le 2 septembre 1311, le prieur Baldo d'Aguglione autorisait le retour de ceux qui n'étaient point trop compromis. Naturellement Dante, après les lettres qu'il venait d'écrire, ne pouvait être du nombre. Enfin, au bout d'un an, Henri VII vint mettre le siège devant Florence (septembre 1312); mais après quelques semaines, il était obligé de le lever honteusement; enfin le 24 août 1313, succombant à la fatigue et aux chagrins que lui avait causés son expédition, il mourait à Buonconvento. Cette mort fut pour Dante un coup de foudre. Bien qu'il se fût retiré définitivement de la scène politique, le 6 novembre 1315, les Florentins répondaient à ses farouches diatribes en lançant contre lui et ses fils un arrêt de mort. Il nous semble que tout espoir ait dû être dès lors perdu pour lui de rentrer jamais dans sa ville; il ne paraît pas cependant y avoir renoncé; dans un des derniers chants du Paradis (XXV, 1) composés vers la fin de sa vie, il manifeste l'espoir que son génie reconnu de toute l'Italie lui rouvrira les portes de Florence et qu'il pourra « rentrer dans ce bercail où il a reposé encore agneau, et prendre la couronne (de laurier) sur les mêmes fonts où il reçut le baptême ». Une occasion se présenta en effet d'y rentrer, mais c'eût été au prix du déshonneur : en 1316, le comte Guido de Battifolle, devenu podestat, fit proclamer une amnistie générale, mais à la condition que les citoyens qui voudraient en bénéficier payeraient une amende et seraient présentés à saint Jean-Baptiste : c'était là une cérémonie à laquelle étaient soumis les criminels graciés. Dante repoussa cette offre infamante et écrivit à cette occasion une lettre très éloquente dans sa mâle et noble simplicité et qui est peut-être de tous ses écrits celui qui fait le plus d'honneur à son caractère : « Si vous trouvez, écrit-il à un ami, un autre moyen qui soit d'accord avec la réputation et l'honneur de Dante, je l'accepterai avec empressement; mais si je ne puis rentrer honorablement à Florence, je n'y rentrerai jamais. »Dans ses dernières années, Dante fut accueilli par un guelfe, Guido Novello da Polenta, seigneur de Ravenne, neveu de cette Francesca de Rimini que le poète a immortalisée. C'est dans l'antique et paisible cité de Ravenne que s'écoula la fin de sa vie et qu'il mit la dernière main à la Comédie. Il reçut aussi l'hospitalité de Can Grande della Scala, membre de cette famille qui douze ans auparavant lui avait donné asile. Ce prince, frère de Bartolomeo et d'Alberto, jeune, libéral, entreprenant, était alors le chef officiel du parti gibelin. Dante semble avoir reporté toutes ses espérances sur Can Grande dont il fait un magnifique éloge (Par., XVII). Il dut le visiter assez souvent vers cette époque. Ce qui est certain, c'est que, le 13 janvier 1320, il faisait à Vérone une sorte de conférence publique sur un point de physique; ce fut l'occasion de son petit traité De Aqua et terra (retouché plus tard). Ses dernières années furent du moins consolées par le sentiment que justice était rendue à son talent : vers 1318, un grammairien de Bologne, Giovanni del Virgilio, lui adressait une églogue latine où il le félicitait de son poème, tout en lui reprochant de ne pas l'avoir écrit en latin, et l'invitait à venir à Bologne recevoir la couronne poétique : c'est de la main de ses compatriotes que Dante eût voulu la tenir. Cet espoir ne devait pas se réaliser. Il mourut à Ravenne le 14 septembre 1321, à l'âge de cinquante-six ans. Dans cette vie si agitée Dante n'a guère cessé d'écrire. Bien qu'il ait souvent cultivé à la fois les genres les plus divers, on peut dire cependant qu'à chaque période de sa vie correspond une phase particulière de son activité littéraire. Il s'adonna d'abord à la poésie lyrique et amoureuse; puis, s'en tenant à cette forme, il essaya d'y exprimer des idées d'une portée et d'un intérêt général et de faire de la chanson une forme de l'enseignement philosophique. A partir de son exil, il se passionne de plus en plus pour la science en elle-même et il tente de donner une expression plus rigoureuse à ses idées philosophiques, politiques, littéraires, dans ses traités dogmatiques. Quant à la Comédie, elle a été l'asile où se réfugiait son instinct poétique que n'avaient point émoussé ses études abstraites. Elle a dû l'occuper pendant toute la dernière partie de sa vie; il y a résumé tous ses souvenirs du passé, toutes ses haines présentes et toutes ses espérances; elle est vraiment le testament de son génie. Poésie lyriques et Vita novaA la fin du XIIIe siècle, la poésie lyrique était non seulement fort en vogue dans la société aristocratique, mais aussi considérée comme le plus noble de tous les genres : c'est par elle que Dante débuta. Ses canzoni ne sont absolument originales ni dans le fond ni dans la forme : le sentiment qu'elles expriment le plus souvent est cet amour conventionnel qui, élevant son objet au-dessus de l'humanité, n'aspire à aucune récompense sensible et trouve sa satisfaction dans les tourments qu'il se crée parce qu'il y voit un titre de noblesse; quant à l'expression, elle a rarement chez lui la chaleur, la vivacité qu'on attendrait d'un amour aussi ardent; il semble que le poète aspire au moins autant à se rendre compte à lui-même de sa passion qu'à la faire partager; il fait beaucoup plus de place à la métaphysique qu'au sentiment. A vrai dire, rien de tout cela n'était nouveau et Dante ne faisait que marcher plus hardiment dans une voie ouverte depuis une vingtaine d'années. A ses débuts, la poésie lyrique italienne avait été l'humble imitatrice des Provençaux; c'est dire que l'amour qui est peint chez les premiers lyriques italiens (école sicilienne), s'il est enthousiaste dans son expression, est purement naturel dans son essence. Les poètes toscans, Guittone d'Arezzo par exemple (dont les oeuvres sont antérieures à 1260), avec un peu plus d'artifice dans la forme et de subtilité dans la pensée, ne fit guère que continuer la tradition de l'école sicilienne. C'est sous l'influence de la science et de la philosophie que la poésie lyrique italienne devait enfin s'affranchir de l'imitation (La littérature italienne au Moyen Âge) : le jurisconsulte Guido Guinicelli de Bologne (entre 1265 et 1275), que Dante n'a pas tort d'appelér son père (Purgatoire, XXVI, 97), fut le chef de la nouvelle école du dolce stil nuovo dont Dante lui-même est le plus illustre représentant; sa chanson Al cor gentil ripara sempre Amore inaugurait une manière toute nouvelle. Cependant son originalité est peut-être moindre qu'on ne l'a dit quelquefois : depuis longtemps les Provençaux déclaraient que l'amour est incompatible avec la bassesse, qu'il s'accorde et se confond presque avec la noblesse des sentiments; il n'est pas un troubadour qui n'eût été d'accord avec Guinicelli pour dire que « l'amour élit domicile dans les coeurs nobles comme l'oiseau dans le vert feuillage »; le mérite de Guinicelli est d'élever cette pensée à une hauteur philosophique que ne soupçonnaient pas les Provençaux : par la noblesse du coeur, ceux-ci entendaient simplement la courtoisie, la libéralité, toutes les qualités qui font l'homme de bonne compagnie; l'amour était donc simplement considéré comme la source des qualités sociales. Avec Guinicelli, il devient la source du bien moral et se confond avec la vertu.Cette idée nouvelle devait modifier radicalement la conception de l'amour, qui cesse par là d'aspirer à une récompense sensible, et devient purement idéal et spirituel : la dame n'est plus seulement le résumé de toutes les perfections chevaleresques, elle devient le symbole du bien en soi. Ces pensées philosophiques s'expriment dans un style qui a la rigueur de la science sans cesser d avoir l'éclat de la poésie : Guinicelli, dans la chanson citée plus haut, après avoir exposé le principe général qui en fait le sujet, l'appuie d'une série d'images et de comparaisons en général fort poétiques. Son art consiste donc à exprimer des idées abstraites dans une langue concrète et colorée, ou, comme Dante l'a parfaitement dit, à envelopper une vérité philosophique « dans le voile des belles images ». Cette nouvelle manière inaugurée à Bologne fut surtout cultivée par des poètes toscans; ceux-ci, sans apporter grand chose de nouveau, façonnent la langue à l'expression de ces pensées abstraites : on retrouve chez eux les deux traits essentiels de leurs modèles, la tendance didactique et la tendance mystique : ainsi Lapo Gianni intercale dans chaque couplet d'une chanson les mots « Je le prouve » (Provo cio); Dino Frescobaldi affecte des pensées grandioses, profondes, mais obscures; la femme qu'il adore est non plus la dame des Provençaux engagée dans les liens du mariage, mais une vierge idéale (giovinetta), plus voisine du ciel que de la terre; Guido Orlandi disserte doctement sur les trois genres d'amour et de jalousie; il pose dans un sonnet une série de questions sur la nature de l'amour, se demandant d'où il naît, où il demeure, s'il est substance, accident, etc.; Cino de Pistoie, avec moins de subtilité scolastique peut-être, va plus loin dans la voie de l'idéalisme mystique; sa dame, comme la Béatrice de Dante, a rompu tout lien avec l'humanité : ce n'est plus une femme, mais une « figure angélique venue du ciel pour répandre le salut et dans laquelle le Dieu d'amour a placé toute sa vertu ». Guido Cavalcanti, qui fut le chef de l'école jusqu'à Dante, consacre une chanson à résoudre les doutes proposés par Guido Orlandi. Je veux, dit-il, « raisonner de cet accident, qui souvent est cruel et altier, et qu'on nomme l'amour; pour me comprendre, mes lecteurs devront être doctes : car je veux m'entourer de tous les secours de la science pour traiter les questions suivantes : où amour demeure, d'où il prend naissance, sa vertu et sa puissance, son essence, chacune de ses manifestations, le plaisir qui le fait appeler amour, et s'il peut être perçu par les yeux du corps ».Chacune de ces propositions est traitée avec tout l'appareil scolastique : divisions, définitions, syllogismes, etc.; l'auteur s'interdit même les images par Lesquelles Guido Guinicelli avait essayé d'égayer un sujet analogue. Nous retrouvons dans les chansons de Dante ce même effort vers une poésie savante et raffinée. Dans sa pièce Amor che muovi, par exemple, il disserte non moins doctement que ses prédécesseurs sur la nature de l'amour. Mais revenant à la manière de Guinicelli, il essaye d'illustrer l'idée abstraite par des figures qui sans doute exigent pour être comprises un certain effort de pensée, mais qui du moins présentent aux yeux des objets sensibles. Dès ce moment, il se distingue par cet art qu'il portera dans la Comédie à un éminent degré, de résumer une foule de pensées dans une image vive et frappante, de donner aux créations de son imagination le même relief qu'à la réalité vivante ; il comparera des soupirs entrecoupés de larmes à de la pluie mêlée de neige (Vita nuova, 4 8) ; il peindra son angoisse en disant : « Les murs eux-mêmes me criaient Meurs. » (Ibid., 15.) Voici comment il peint un personnage tout idéal, la Droiture, accablée par le triomphe du Vice : « Elle verse de nombreuses plaintes, et, comme une rose dont la tige est brisée, elle se repose sur sa main ; son bras nu, colonne de sa douleur, reçoit les pleurs qui coulent de ses yeux, tandis que, de son autre main, elle cache son visage mouillé de larmes » (Tre donne intorno).Au point de vue de la conception de l'amour, ce ne fut pas du premier coup que Dante atteignit, puis finit par dépasser l'idéalisme de ses prédécesseurs : son amour, d'abord purement humain, ne s'éleva que peu à peu au mysticisme. Cette progression qui ne serait pas très sensible dans le texte des chansons, est au contraire évidente dans le commentaire en prose que Dante en a donné et qui, si mince de volume et si gros de difficultés, a peut-être fait plus pour la gloire du poète que les chansons même qu'il accompagne; comme l'a remarqué d'Ancona, la passion de Dante pour Béatrice telle que nous la décrit la Vita nuova, a passé par trois phases : dans la première (ch. 1-17) Béatrice, personnage réel, n'est que la plus séduisante des enfants; le poète enivré de joie par le salut qu'elle lui a accordé, aspire à obtenir de nouveau la même faveur (3); il retrouve celle qu'il aime dans des endroits très déterminés, dans la rue (3), dans les fêtes (14), dans la maison de son père (22), à l'église (12); pour masquer son amour, il feint d'aimer une autre femme et Béatrice s'en irrite au point de lui refuser son salut (12); elle se montre à lui tantôt bienveillante (3), tantôt courroucée ou railleuse (10, 14). Puis cet amour traverse une seconde phase (17-29) où il s'épure de plus en plus. Béatrice devient la personnification vivante de la beauté et de la vertu. Dante n'aspire même plus à son salut, et se contente du bonheur de la louer; il la loue en effet comme on ferait pour une sainte. Béatrice, dont la terre n'était pas digne, lui est ravie enfin : la louange se transforme alors en adoration mystique et Dante se prépare à dire d'elle « ce qui n'a jamais été dit d'aucune créature vivante (29-43) ». Le ton du poète s'élève naturellement avec le sentiment : tandis que les premières pièces ressemblent assez aux éternelles requêtes d'amour des poètes provençaux et siciliens, les dernières ont la pureté, la solennité « d'hymnes eucharistiques » (Bartoli.) On ne peut séparer de l'étude des poésies lyriques de Dante ce petit livre (écrit peu avant 1300) où il a prétendu nous en expliquer le sens intime : nous devons donc en dire quelques mots, ainsi que des ardentes polémiques qu'il a soulevées autrefois en Italie. Les uns, d'accord avec tous les anciens commentateurs, le prennent au pied de la lettre et l'acceptent, de la première ligne à la dernière, comme « la candide et mélancolique histoire d'une passion profonde, comme une ingénue et simple confession de ce qu'il y avait de plus intime et de plus secret dans le coeur de l'amant » (d'Ancona); les autres (R. Renier, Bartoli) veulent restreindre autant que possible la part de la réalité, et, pour trancher le débat d'un coup, nient jusqu'à « l'historicité » de Béatrice; ils ne voient dans cette création qu'un symbole de la femme aimée en général, une sorte de représentation idéale de l'éternel féminin. Tout en reconnaissant que la réaction contre l'opinion traditionnelle repose sur de fort bonnes raisons, nous ne pouvons nous rallier au système radicalement allégorique, qui soulève des difficultés insurmontables, non moins que le système radicalement historique. Il y a dans la Vita nuova trop d'allusions à des faits précis, à des personnages déterminés pour qu'on puisse y voir autant de fantaisies ou d'abstractions. On ne conçoit pas, comme l'a dit spirituellement Marc Monnier, « un idéal ou une simple idée qui n'a que huit ans quand on la rencontre pour la première fois, qui joue avec les enfants de son âge, se promène dans la rue, fait la révérence à un jeune homme, puis se fâche par jalousie [...], une idée qui a pour père un simple mortel et qui meurt elle-même à une date précise, le 9 juin 1289, âgée de vingt-quatre ans ». On a remarqué aussi que si Béatrice eût été « une simple idée », et toute son histoire un roman, Dante eût arrangé les incidents de cette histoire de manière à justifier certaines théories qui lui étaient chères : ainsi, puisqu'il met une si ingénieuse obstination à retrouver partout dans sa vie le nombre neuf, il n'eût pas manqué de lui donner neuf ans lors de leur première rencontre, de la faire naître en 1269 « où entre quatorze fois le nombre neuf » et mourir à vingt-sept ans, multiple de neuf par trois, qui est aussi un chiffre fatidique. « Allégoriser » Béatrice conduit à « allégoriser » pareillement les personnages réels qui paraissent dans la Vita nuova; on en arrive, après avoir fait de Béatrice un idéal, à proposer de voir, comme d'ailleurs le fait Bartoli, dans le père de Béatrice, le « penser amoureux » qui a produit cet idéal; et que faire alors des compagnes de Béatrice? La Vita nuova ainsi interprétée deviendrait un logogriphe pénible et quelquefois puéril : il nous paraît certain que l'amour qui y est décrit a d'abord été purement humain, que Dante a vraiment aimé une jeune fille (nommée par lui Béatrice) qu'il avait entrevue dans quelque fête, avec laquelle il n'a eu que de rares et lointains rapports; qu'il l'a aimée d'un amour respectueux et pur qui devint d'autant plus ardent qu'il ne se nourrissait que de songes. Certaines pièces où entre le nom de Béatrice ne peuvent avoir été composées que pour un être réel, le sonnet par exemple (Guido vorrei) où il souhaite de se voir lui et ses deux amis Guido (Cavalcanti) et Lapo (Gianni?), chacun avec sa dame, Monna Bice, Monna Vanna et une troisième, dans un bateau ballotté en pleine mer au gré des vagues, où ils pourraient sans fin disserter d'amour. Les premières pièces de la Vita nuova du reste, et surtout quelques autres qui n'y ont pas été insérées, sont évidemment des prières amoureuses inspirées par une personne réellement aimée. L'existence d'une amante réelle, voilà du reste à peu près à quoi nous réduirions volontiers la part de l'histoire. Que cette amante ait été cette Béatrice, fille de Folco Portinari qui épousa Simone de' Bardi et mourut en 1289, il est permis d'en douter. Boccace, il est vrai, l'affirme, probablement sur la foi de quelques contemporains de Dante, et aussi Pietro Alighieri, le propre fils du poète (dans un commentaire écrit vers 1360; Giornale storico, VII, 383) mais leur témoignage n'a pas une grande portée, pas même celui du second qui devait, sur ce point, non pas avoir reçu les confidences de son père, mais s'en tenir au bruit public. On avait dû, en effet, de bonne heure éprouver le désir de pénétrer le secret de Dante et faire des conjectures; on avait donc cherché, parmi les jeunes Florentines de l'époque, une Béatrice à laquelle pût convenir son récit : la fille de Messer Folco se trouvait porter le nom et avoir l'âge requis (et encore ne connaissons-nous pas l'année exacte de sa naissance; c'est en admettant son identité avec l'amante de Dante qu'on la fait naître un an après celui-ci) : de sorte que c'est à une simple hypothèse en somme dont le seul mérite est d'être fort ancienne, que la fille de Portinari doit, avec l'immortalité, l'immense curiosité qu'elle excite, et le puissant effort de recherches et de critique qui s'est fait autour de son nom. En réalité, le nom de celle qu'il a aimée est le seul renseignement que Dante nous donne sur elle, le seul qui ait pu guider les conjectures. Or, il est plus que probable que ce nom n'était qu'un pseudonyme. C'était une règle absolue chez les troubadours de ne point nommer leurs dames de leur vrai nom et de remplacer celui-ci par un senhal. Cet usage, motivé en Provence par une raison toute vulgaire, la crainte du mari, se perpétua en Italie, fortifié par les allusions et les jeux de mots qui étaient la conséquence de l'emploi d'un pseudonyme significatif ingénieusement choisi. Ainsi la dame de Cino de Pistoie (comme celle des troubadours Aimeri de Belenoi, Uc de Saint-Cyr, Lanfranc Cigala) s'appelait Salvaggia. Le nom de Béatrice a un rapport trop étroit avec les idées du poète sur l'amour pour que l'on n'y voie pas un nom de fantaisie; Dante du reste semble nous y autoriser lui-même au début de la Vita nuova. Si Dante a réellement chanté la femme qu'il avait aimée, il est certain qu'il en a usé très librement dans l'histoire de cet amour et le classement des pièces auxquelles il avait donné lieu : dans le sonnet qu'il dit avoir été composé le premier pour Béatrice (A ciascun' alma, dans V. N., 3) il y a une claire allusion à la mort de celle-ci; donc, ou il est tout entier postérieur à cette mort, ou les vers où il en est question sont le produit d'un remaniement. C'est probablement aussi après la mort de Béatrice qu'a été composée la pièce où Dante peint de couleurs si vives le trouble qu'il ressentit en songeant un jour que sa dame mourrait (Donna pietosa, V. N., 23). Il en prend également à son aise avec la narration des faits; il écrit non l'histoire, mais le roman de son amour, et demande beaucoup plus à son imagination qu'à sa mémoire. Il suffit d'admettre cette hypothèse pour ruiner les plus solides arguments des allégoristes, qui se fondent sur les invraisemblances dont fourmille la Vita nuova. Il n'est pas croyable, nous font-ils remarquer, que Dante soit resté de sa neuvième à sa dix-huitième année sans entendre le son de la voix de sa petite voisine; que Béatrice ait été insensible à un amour si ardent et si pur au point de lui refuser l'insignifiante récompense qu'il ambitionnait, de s'en moquer même, car il faudrait pour cela lui supposer une dureté vraiment en dehors de l'humanité. Si Béatrice eût réellement existé, ajoutent-ils, pourquoi Dante ne l'eût-il pas épousée? Le poète ne fût-il pas tombé dans une flagrante contradiction en divulguant l'amour qu'il avait prétendu cacher, et cette révélation n'eût-elle pas été particulièrement choquante, faite dans un temps où vivait encore le mari de celle qu'il aurait, dit-on, aimée? Ces deux dernières objections ne pouvaient être faites que par des critiques connaissant bien peu les lois du genre cultivé par Dante; celui-ci ne pouvait nous montrer Béatrice correspondant à son amour parce que la peinture d'un amour partagé était absolument étrangère à la tradition lyrique; l'idée de demander en mariage celle qu'il chantait ne pouvait non plus entrer un instant dans son esprit, le mariage étant, dans la doctrine du temps, la négation même de l'amour, sous ce prétexte que le mariage, à cette époque, confère à l'homme des droits sur la femme, et que celle-ci doit rester, non seulement libre, mais souverainement maîtresse de celui qui se donne à elle (G. Paris, Romania, XII, 518 et suiv.). Quant à l'expression de cet amour éthéré et platonique, elle ne pouvait être que flatteuse pour celle qui en était l'objet, et un mari savait trop faire la part des conventions poétiques pour s'en formaliser (nous avons vu du reste qu'il n'est nullement sûr que l'amante du poète ait été mariée). Toutes les autres objections du même genre perdent évidemment toute portée si on admet que, dans la Vita nuova, la « poésie » a plus de part que la « vérité ». Or, c'est ce dont il parait impossible de ne pas tomber d'accord. Qu'on remarque d'abord le nombre des « visions » qui y sont rapportées et qui forment comme la trame du récit. Il faut admettre ou que Dante est un halluciné, ou que ces visions ont été des états d'esprit non spontanés et fatals, mais voulus et apprêtés, c.-à-d. une simple forme d'exposition. Dans ce cadre éminemment peu historique ont été placés un certain nombre de faits évidemment arrangés en vue d'un effet poétique; il n'est nullement prouvé que Dante qui était, selon son propre aveu, de complexion amoureuse, n'ait pas eu une passagère, mais sincère inclination pour les deux dames qu'il aura prétendu, après coup, n'avoir été que des « paravents » à son réel amour; c'est la seule façon satisfaisante d'expliquer ces singuliers épisodes qui, pris à la lettre, nous montreraient dans notre poète une sorte de Don Juan compromettant de gaieté de coeur deux jeunes filles qui pouvaient, à ce jeu, perdre leur réputation aussi bien que le repos de leur cour; la donna pietosa, cette touchante consolatrice dont il est longuement question à la fin de l'opuscule, semble bien aussi avoir été aimée d'un amour dont les circonstances rendent très vraisemblable la réalité; il est vrai que Dante a formellement déclaré dans le Convivio (II,16) que cette dame n'était autre que « la très belle et très honnête fille de l'empereur de l'univers à laquelle Pythagore a donné le nom de philosophie »; mais outre qu'on ne se représente guère la philosophie regardant le poète « du haut d'une fenêtre », on ne comprend pas pourquoi il lutterait avec tant de remords contre une inclination si légitime; à ses yeux même, le passage du culte de Béatrice à celui de la philosophie était un progrès dont il n'avait pas à s'excuser. La vérité doit être que Dante aura voulu embellir, épurer l'histoire de sa jeunesse amoureuse et cherché à écarter de lui tout soupçon d'infidélité. Il est même permis d'aller plus loin et de douter de la réalité objective de quelques événements rapportés dans la Vita nuova. Ce qui porte presque invinciblement le lecteur à les considérer comme des traits de la biographie de Dante, c'est le commentaire en prose qui en fixe les alentours et en précise les circonstances de temps et de lieu. Mais il faut songer que le commentaire est postérieur aux pièces et composé d'après elles, et que la seule façon rigoureusement légitime d'étudier celles-ci est de les prendre à part, comme elles ont été composées. Or, si on les considère ainsi, on remarquera que les événements très peu nombreux et très simples qui en font l'objet ne sont que des lieux communs poétiques fournis à Dante par ses prédécesseurs. Ces événements sont au nombre de deux : le premier est le salut accordé ou refusé par la dame; or ce lieu commun se retrouve dans plusieurs poètes antérieurs à Dante; les merveilleux effets du salut de la femme aimée avaient déjà été décrits dans des termes analogues à ceux dont il se sert par un obscur poète pisan, Lotto di Ser Dato, par Guido Guinicelli, par D. Frescobaldi, par G. Alfani, par Cino de Pistoie, et cette suprême faveur n'avait pas été sollicitée moins humblement par eux tous que par Dante (d'Ancona, V. N., 1re éd., p. 79; Bartoli, Storia, IV, 18, 36). Le deuxième événement important de la Vita nuova est la mort de la femme aimée; certes il est fort possible que l'amante du poète soit morte jeune et que ce malheur l'ait plongé dans cet accablement qu'il a décrit avec tant de force; pourtant il est bon de remarquer que la mort de l'amante, réelle ou supposée, était un sujet fréquemment traité par les troubadours provençaux, et que Cino s'était représenté « baisant le sépulcre où sa dame reposait ». Ce qui tend à inspirer quelque défiance sur la réalité de cet événement, c'est l'immense parti que Dante en a tiré, comme s'il exprimait d'un lieu commun toute la matière poétique qu'il contient. Mais les événements sont bien peu de chose dans cette Vie toute intérieure : ce qui la remplit, c'est la peinture de cet amour si étrange au premier coup d'oeil et qui a semblé à plusieurs une sorte de phénomène moral et presque de cas pathologique. Or, cet amour perd ce caractère si on replace Dante à son rang dans l'histoire de la poésie lyrique. Sans doute, par les circonstances précises dont le poète entoure cette passion (spécialement dans son commentaire en prose), il est arrivé à lui donner un relief, une vie extraordinaire; mais ce qui est original, c'est le génie plastique et dialectique de l'auteur, et non la matière sur laquelle il travaille. Cet amour, dans sa nature intime, est, nous l'avons montré, celui que peignaient tous les poètes du dolce stil nuovo; la peinture de ces manifestations, de cet état de langueur maladive ou d'extase religieuse où il plonge celui qui le ressent était aussi un lieu commun très ancien; il n'est guère de troubadour qui n'ait décrit les effets physiques de l'amour, et ce sont ceux-là même que Dante ressentit : la pâleur du teint, la tristesse, l'accablement, les frissons, la perte du sommeil et de l'appétit; ils avaient parlé de cette espèce de fascination qu'exerce sur eux la présence de leur dame, le silence où sa vue les réduit, malgré les résolutions qu'ils ont prises de lui ouvrir leur coeur. Il n'est pas jusqu'à l'expression même de cet état qui n'offre d'intéressants rapprochements. Folquet de Marseille (En cantan m'aven a membrar) nous dit que son coeur est tellement envahi par l'amour que, dans sa détresse, il rappelle à lui toutes les facultés, de sorte que le corps, abandonné à lui-même, reste dans un véritable hébétement. Nous avons là le germe de la fameuse scène (11) où Dante nous décrit la lutte engagée dans son coeur entre l'esprit d'amour et les esprits « sensitifs ». Cette phraséologie elle-même n'est pas de lui : il n'est pas un de ses prédécesseurs chez qui on ne trouve ces spiriti ou spiritelli qui personnifiaient les diverses facultés de l'âme et fermaient une phalange d'abstractions dont les évolutions remplacent, chez les lyriques italiens, toute psychologie sérieuse. ( par exemple Dino Frescobaldi, Poscia ch'io: Guido Cavalcanti, Per gli occhi; Cf. d'Ancona, V. N., p. 84; Bartoli, Storia, IV, 5, 13, 150). Un trait que l'on considère souvent comme particulier à Dante est cette sorte de mysticisme douloureux dans lequel il se complaît et s'abîme tout entier. Bartoli a montré qu'il se retrouvait dans Cino et il a voulu en faire la caractéristique de ce poète (Storia, IV, 119-135). C'est probablement là que Dante l'a pris; mais il remontait plus haut. On retrouve chez les lyriques français du Sud et surtout du Nord (Gace Brulé, G. d'Espinau notamment) cette folie de la souffrance amoureuse comparable à la folie de la croix des stigmatisés. (V. Raynouard, Choix, Ill, 7, 76, 273, 344; et pièces indiquées dans Raynaud, Bibliogr. des chansonniers français, n° 376, 437, 857, 590, 643, 1073, 1429, 1465.) On voit que la Vita nuova contient en somme une assez large part de roman; il est vrai que pour écrire ce roman il fallait être Dante. Si Dante n'en a pas vécu tous les épisodes par le coeur, il les a vécus par l'esprit, et l'intensité d'énergie objective et créatrice qu'il a déployée dans leur peinture suffirait à elle seule pour que la place qu'on lui fait comme poète du sentiment ne fût pas trop élevée. Les plus originales, les plus passionnées de ses chansons n'ont pas été comprises dans la Vita nuova, dont elles eussent altéré le caractère : il y en a en particulier quatre où il a chanté un amour certainement humain et sensuel; deux, il est vrai, sont gâtées par de puérils artifices de versification (Amor tu vedi ben; Al poco giorno, sextine); mais les deux autres, par la vivacité du coloris, l'éclat et le naturel des images, comptent parmi les plus beaux morceaux qu'il ait écrits; dans l'une (Io son venuto), reprenant, mais d'une façon magistrale, un lieu commun de la poésie provençale, il se représente seul en proie aux ardeurs de l'amour tandis que la nature est ensevelie dans la torpeur de l'hiver; dans l'autre (Cosi nel mio parlar) il peint en traits enflammés et passablement réalistes la vengeance qu'il tirerait de sa dame si l'amour la lui livrait : « Hélas! pourquoi ne m'appelle-t-elle pas par ses cris comme je l'appelle par les miens dans l'abîme où je brûle? Aussitôt je lui répondrais : « Je viens à votre « secours »; et mettant avec joie la main sur ces cheveux blonds qu'Amour frise et dore pour m'enflammer, alors je satisferais ma vengeance... Je regarderais de tout près et fixement ses yeux, d'où sortent des étincelles qui embrasent mon coeur blessé, peine que je lui infligerais pour m'avoir abandonné; puis enfin je lui rendrais la paix avec mon amour. »Ces quatre pièces, où il joue fréquemment sur le mot pierre, sont évidemment inspirées par la même passion, et ce mot devait faire allusion au nom de la personne qui en était l'objet et dont on n'a pu jusqu'ici reconnaître l'identité. Il semble avoir ressenti cette passion, dont il a soigneusement banni le souvenir de la Vita nuova, avant son exil, c.-à-d. peu de temps après la mort présumée de Béatrice. Dante ne fut donc pas toujours l'amant platonique qu'il lui a plu de nous faire connaître; il résulte de quelques passages de la Divine Comédie (Purg., XXVII, 49), notamment de quelques paroles, assez peu claires du reste, qu'il se fait adresser par Forese Donati (Ibid., XXIII, 115), et surtout de sa correspondance poétique avec celui-ci, qu'il était (comme presque tous les poètes du dolce stil nuovo) fort enclin aux plaisirs des sens; il a du reste expliqué lui-même dans un fort beau sonnet (Due donne in cima) qu'il ne considérait point l'amour mystique comme exclusif de l'amour naturel. Les Canzoni della pietra sont du reste une exception dans l'oeuvre de Dante. De bonne heure il s'était tourné vers l'étude de la philosophie. « Quand j'eus perdu, nous dit-il lui-même, (Conv., Il, 13) le premier plaisir de mon âme (il peut s'agir ici aussi bien de l'amour en général que de l'amour pour Béatrice, à la mort de qui on voit ordinairement ici une allusion), je devins si triste qu'aucune consolation ne pouvait me remettre. »Puis, après avoir raconté comment il lut, pour y chercher un soulagement, la Consolation de Boèce et le De Amicitia de Cicéron, il ajoute : « Et comme il arrive parfois à l'homme qui cherche de l'argent, de trouver de l'or, moi qui ne cherchais qu'à me consoler, je rencontrai, outre un remède à mes larmes, des livres et des auteurs qui ne tardèrent pas à me faire juger que la philosophie, qui était la dame souveraine de ces auteurs, de ces livres et des sciences qu'ils renferment, était la chose souveraine. Et j'imaginais cette grande chose faite comme une dame noble, ne pouvant me la figurer autrement que miséricordieuse dans toutes ses actions. Et je l'admirais si véritablement et si fort que je ne pouvais détourner mon attention d'elle. Ce fut alors que je me mis à fréquenter les lieux où elle se montrait réellement, c.-à-d. les écoles des religieux et de ceux qui enseignaient la philosophie. Si bien qu'en assez peu de temps, trente mois peut-être, je commençai à m'apercevoir tellement de sa douceur que l'amour que je lui portais chassait de mon esprit toute autre pensée. »Dans ce curieux passage, Dante nous explique non seulement le changement qui s'opéra dans son esprit, mais les raisons qui lui firent employer, pour exprimer ses idées nouvelles, la forme qui lui avait servi jusque-là : c'est d'abord, dit-il, que la langue vulgaire lui paraissait indigne (ou plutôt incapable) d'exprimer de si hautes vérités sans image; c'est, d'autre part, qu'il ne voulait pas dérouter le public accoutumé au langage conventionnel de la poésie amoureuse. Il fit donc servir à l'expression d'idées philosophiques la forme de la chanson et le vocabulaire érotique qui y était en usage, parlant de la philosophie comme il eût fait d'une amante. La plus ancienne des pièces de ce genre est la chanson Voi ch' intendendo (vers 1295) où il décrit la lutte engagée entre les souvenirs de son premier amour et la philosophie; dans une autre (Amor tu vedi ben, peu avant 1300), la philosophie a décidément pris le dessus, et il en fait un panégyrique enthousiaste. A la même veine appartiennent encore les pièces Tre donne intorno, une des plus remarquables (peu après 1301), Io sento si, Voi che sapete... Ces pièces ressemblent tellement à ses chansons amoureuses que le public prit le change et crut qu'il s'y agissait d'un réel amour; l'un des objets du Convivio fut de le détromper. Dante crut même pouvoir se passer du « voile des belles images » et essaya d'exprimer des idées philosophiques dans leur nudité abstraite; mais il faut avouer que, dans les trois pièces sur la noblesse, la libéralité et la Leggiadria (celle-ci un peu avant 1300), les théories morales ont tout à fait étouffé la poésie et que ce retour à la manière sèche et scolastique de Guittone d'Arezzo ne marquait nullement un progrès. Traités dogmatiquesDante avait décidément reporté sur la philosophie l'ardeur qu'il mettait à toutes choses; il devint pour elle un véritable apôtre, considérant comme un devoir strict de répandre les vérités qu'elle lui avait révélées. Beaucoup de gens, nous dit-il, ayant admiré dans ses chansons plutôt « leur beauté que leur bonté » (c.-à-d. leur sens moral), il résolut de les rendre accessibles à tous : ce fut l'objet principal de son Convivio qu'il écrivit, non en latin, mais en italien, afin de faire asseoir même les simples à ce « banquet » de la science. Il l'écrivit entre 1306 et 1309 dans la période d'accalmie qui s'écoula entre sa scission avec son parti et la descente de Henri VII en Italie. Le Convivio n'est pas un traité suivi de philosophie, mais le commentaire de trois chansons. L'ouvrage est inachevé, car il devait commenter quatorze chansons et comprendre quinze livres. Ce commentaire se compose essentiellement d'une série de dissertations dont l'ordre n'est réglé que par celui des mots expliqués : ainsi à propos du vers Voi ch' intendendo il terzo ciel movete, Dante expose non seulement le système astronomique de Ptolémée, mais explique le sens allégorique de cette conception (la science étant, selon lui, comparable au ciel et à chacun des sept cieux correspondant un des sept arts libéraux); enfin il ajoute à propos du mot intendendo un long chapitre sur les anges ou Intelligences. On voit qu'en appliquant ce système, Dante eût composé une encyclopédie. En fait, il y a un peu de tout dans le Convivio. On y trouve des théories scientifiques et politiques, et jusqu'à un résumé de l'histoire romaine; mais c'est, en somme, l'exposition des idées philosophiques qui y tient de beaucoup la plus large place.Comme philosophe, Dante n'a absolument rien d'original : bien qu'il professe la plus grande admiration pour Platon et saint Bonaventure, ses maîtres préférés sont Aristote et saint Thomas dont il reproduit à chaque instant les théories même dans la Comédie. Sa philosophie est un rationalisme qui se subordonne humblement à la théologie; nous verrons la théologie l'emporter de plus en plus dans ses préoccupations, et tenir dans la Comédie plus de place que la philosophie elle-même. Dante admet que la raison humaine a ses limites et qu'elle ne peut atteindre à la certitude sur les grands principes, Dieu, l'âme, la nature première, qu'en s'en remettant à la révélation (II, 9). Il ne conçoit pas de conflit possible entre la raison et la foi, celle-là devant toujours se subordonner à celle-ci, mais il ne méprise pas pour cela la raison : c'est en elle que consiste la noblesse de l'humain, c'est elle qui le rapproche de Dieu. La raison, en tant qu'intelligence, aspire à la vérité dont la possession est son bien suprême; en tant que volonté, elle aspire au bien et est la règle des moeurs. Il y a dans le Convivio les éléments d'une psychologie et d'une métaphysique. Dante y aborde les questions de la perception (III, 9), (qu'il résout [II, 9] par la théorie scolastique des esprits animaux), de la liberté humaine qu'il croit entière (bien qu'il admette avec tout le Moyen âge une influence des astres sur nos dispositions naturelles), de la certitude (II, 9; IV, 15), de l'immortalité de l'âme, de sa nature (IV, 21), à propos de laquelle il reproduit la doctrine aristotélique de l'Intellectus possibilis et de l'Intellectus agens. Mais c'est sur les questions morales qu'il insiste le plus volontiers. Il emprunte à Aristote sa division des vertus intellectuelles et morales (IV, 17); il admet comme son maître que la vertu est une « habituelle élection du bien », qui est le milieu entre deux extrêmes. L'un des passages les plus intéressants du livre est celui où il traite avec beaucoup de charme de style des vertus propres à chaque âge (IV, 24-28). Il reconnaît comme propre à l'adolescence (de dix à vingt-cinq ans) l'obéissance, la douceur (soavità), la pudeur, la beauté (adornezza) qui consiste dans la proportion et la santé de toutes les parties du corps; à l'homme jeune (mais pour lui comme pour les Latins la jeunesse est la maturité et va de vingt-cinq à quarante-cinq ans), il recommande l'amour (qu'il interprète par la vénération de la vieillesse et la protection accordée au jeune âge), la courtoisie, la loyauté, enfin la tempérance et la force qui sont comme le frein et l'éperon dont la raison se sert pour gouverner l'appétit; l'apanage de la vieillesse (de quarante-cinq à soixante ans) est la prudence, la justice, la largesse, la gaieté, l'affabilité. Enfin l'homme détaché de la vie active (Dante fait succéder à la senettude le senio) se repose dans un retour reconnaissant sur le passé, dans une attente sereine de la mort et de son union avec Dieu : « Il est pareil au bon marinier qui, approchant de la terre, cargue ses voiles et doucement entre dans le port. »On voit que cette philosophie, chrétienne par la part qu'elle fait à la révélation dans l'oeuvre de la certitude, est surtout rationnelle et humaine; elle ne dédaigne même pas les élégances de la vie courtoise et n'a rien de commun avec l'ascétisme des disciples de saint François. Dante, il est vrai, met la vie contemplative au-dessus de la vie active, mais il fait en cela acte de philosophe qui veut user le plus largement possible de sa raison, et non de mystique qui aspire à se perdre dans une extase qui touche à l'inconscience. On est forcé de chercher la philosophie de Dante dans le Convivio à travers une multitude de digressions. Au contraire, il a exposé dans le De Monarchie ses idées politiques sous la forme la plus précise et la plus rigoureuse. Déjà dans le Convivio il avait traité avec beaucoup de force (et non sans y mêler de singulières subtilités scolastiques) de la dignité de l'autorité impériale (IV, 4); vers la fin de sa vie, il voulut coordonner toutes ses idées politiques dans un traité auquel il donna une allure rigoureusement logique et qu'il écrivit, à l'usage des lettrés, en latin. Dans le premier livre, il prouve par des arguments a priori souvent subtils que la monarchie universelle est nécessaire, car elle peut seule donner à l'humanité la paix dont celle-ci a besoin pour atteindre son but. Il faut, pour trancher tous les différends, un souverain juge qui soit mis à l'abri de la cupidité et de la partialité par sa toute-puissance. Dans le deuxième livre, il démontre, par la marche de l'histoire, par les paroles et les actions du Christ, que le peuple romain a été élu par Dieu pour représenter cette monarchie. Le troisième livre, le plus important de tous, traite des rapports du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel; Dante essaye d'y démontrer que l'empire ne dépend pas de la papauté, mais relève directement de Dieu; il reprend un à un les arguments, soit historiques soit scolastiques, souvent bizarres et puérils, par lesquels on soutenait la thèse opposée à la sienne; il montre que, à la vérité, la lune (symbole de l'empire) reçoit sa lumière du soleil (symbole de la papauté), mais qu'elle a été créée directement par Dieu; l'Eglise ne peut conférer un pouvoir qu'elle n'a pas; son règne n'est pas de ce monde; elle ne doit donc pas s'attacher à la poursuite des biens temporels, mais des biens spirituels (nous verrons avec quelle force Dante s'élève dans la Comédie « contre l'union du pectoral et du sceptre »). L'autorité de l'empereur et celle du pape, issues au même titre de Dieu, sont destinées à se compléter la première assure la félicité terrestre par l'exercice des vertus humaines; l'autre la béatitude éternelle à laquelle conduit la révélation, par l'exercice des vertus théologales. Cependant bien que la puissance impériale dérive directement de Dieu, l'empereur est soumis, dans une certaine mesure, au pontife, car la béatitude temporelle forme un degré inférieur de la béatitude éternelle. L'empereur doit donc professer pour le pape la vénération que le fils montre à son père et se laisser éclairer par lui des rayons de la lumière céleste. En somme, on voit que Dante, malgré son orthodoxie dogmatique, ne va pas beaucoup moins loin qu'Arnaud de Brescia qui, interdisant à l'Eglise le droit de posséder, voulait la ramener à la pauvreté évangélique et conférer à l'Etat, c.-à-d. à la commune (la seule forme de l'Etat que l'on connût à cette époque), les biens du clergé. Dans le De Vulgari Eloquio (composé avant 1305) s'exprime une des formes du patriotisme de Dante, son amour pour sa langue maternelle : cet amour n'avait fait que croître et s'affirmer depuis sa jeunesse; dans la Vita nuova, il admettait que la langue vulgaire ne devait être employée que pour les sujets amoureux; en composant ses chansons philosophiques en italien, il y recourait à l'allégorie, sous prétexte que la langue vulgaire ne pouvait dignement louer la philosophie sans voiles. Enfin, dans le Convivio, il soutenait presque sans restriction les droits de l'italien; la subtilité de sa logique et la chaleur d'éloquence qu'il y met nous font comprendre combien étaient tenaces les préjugés qu'il combattait et combien de mérite il avait à s'élever au-dessus d'eux; là il compare bien encore le latin au pain de froment et l'italien au pain d'orge, mais il admet que l'italien est capable de traiter de toutes les questions; il lui assignera en effet comme sujet, dans le De Vulgari Eloquio, l'amour, les armes et la vertu. Dans ce dernier livre se trouvent, à côté d'étranges erreurs où l'entraîne en général l'application de la logique abstraite à des faits d'expérience, des vues singulièrement justes et profondes. Prenant la question ab ovo, il traite d'abord de l'origine du langage, et se demande pourquoi il a été donné à homme seul et non aux anges et aux bêtes. Passant à la confusion des langues, il en donne une classification et en distingue en Europe trois familles. L'une est celle des idiomes romans qu'il distingue, selon leurs particules affirmatives, en langue d'oïl (français du Nord), langue d'oc (comprenant l'espagnol) et langue de si (italien). Chacun de ces langages se subdivise à son tour, au point que les gens habitant à quelques lieues les uns des autres ne parlent pas exactement de même; aussi en face de ces idiomes variables a-t-on été obligé d'inventer, pour s'entendre entre savants de divers pays, une langue commune, le latin, dont il fait ainsi une création artificielle. Des trois langues romanes, il se demande laquelle doit avoir la prééminence et il la décerne à l'italien, parce qu'il se rapproche plus du latin et qu'il a été embelli par les poètes lyriques les plus parfaits. Mais l'Italie possède une infinité de dialectes; il en distingue quatorze, divisés en deux grandes sections séparées par les Apennins; il les passe en revue et les rejette tous également : la langue qu'il met au-dessus de toutes les autres est ce fameux vulgaire illustre dont il trouve des traces dans la bouche des courtisans, qui, bien qu'issus de contrées diverses, s'éloignent de l'usage particulier de leur province pour adopter la même manière de s'exprimer; seulement il ne comprend pas l'étroite relation de cette langue littéraire avec le toscan qu'il parlait lui-même, et il voit dans les dialectes une corruption de cette langue type. Mais ce vulgaire illustre, à qui il accorde les louanges les plus enthousiastes, ne peut être employé pour tous les genres; il en distingue trois principaux, la tragédie, l'élégie, la comédie, qui n'ont rien de commun avec les genres antiques désignés sous ces noms et qui représentent simplement différents degrés de noblesse. A la tragédie seule (qui comprend la chanson) convient le vulgaire illustre. C'est à la chanson qu'il consacre le reste du deuxième livre. Il présente, sur les particularités de style et de métrique propres à ce genre, des observations extrêmement minutieuses, qui sont d'un très grand prix pour l'histoire formelle de la chanson italienne et provençale. L'ouvrage s'arrête au quatorzième chapitre du deuxième livre, mais il est inachevé et Dante nous apprend lui-même (II, 4) qu'il avait l'intention de traiter dans une autre partie des genres inférieurs. Cet ouvrage était donc d'abord une apologie de la langue italienne, mais aussi un « Art poétique ». Divine comédieL'objet principal que Dante se proposait en écrivant le grand poème qui a occupé toute la fin de sa carrière, n'était pas, comme on l'a cru souvent, de flageller ses ennemis politiques, ni, comme l'a dit Fauriel (I, 448), de glorifier Béatrice : c'était de faire oeuvre d'édification. Ce n'est donc ni une pensée de haine, ni une pensée d'amour qui a inspiré la Comédie, mais une préoccupation religieuse. Il n'y a aucune raison non plus d'accepter le système de Witte et de Scartazzini d'après lesquels Dante, après avoir traversé une période de foi, puis de recherche indépendante et même d'apostasie, serait revenu à une parfaite soumission aux dogmes (à ces trois phases correspondraient la Vita nuova, le Convivio et la Comédie). Il y a dans la vie morale de Dante une parfaite unité tout ce qu'on peut dire, c'est que, sans abandonner la philosophie, il inclina de plus en plus vers la théologie; le Convivio, qui est surtout un traité philosophique sans doute, mais qui contient de très claires professions de foi catholique, ne peut être mis en opposition avec la Comédie dont il formerait plutôt la préface. Nous possédons un document qui ne permet aucun doute sur les intentions de Dante : c'est une longue lettre latine (Opere latine, éd. de Giuliani, Il, 34-36) qu'il adresse à Can Grande en lui dédiant le Paradis; il y déclare que son poème est une oeuvre doctrinale, dont il faut considérer entre autres choses le sujet, le but et le genre de philosophie.« Le sujet, si on le considère littéralement, est l'état des âmes après la mort [...]; si on le considère allégoriquement, c'est l'homme soumis, en tant qu'être libre, à la justice qui le récompense ou le punit suivant ses bonnes ou ses mauvaises actions. »(Cf. sur l'intention morale du poème, Enfer, XXVIII, 48 ; Purgatoire, V, 61; XXX, 136 ; XXXII, 103; XXXIII, 52 ; Paradis, XXVII, 64). Ce souci d'enseignement moral ou scientifique était général à l'époque de Dante : Brunetto Latini, dans son Tesoretto (sorte de remaniement de son Trésor français) avait essayé de répandre, par l'usage de la langue vulgaire et de la forme versifiée, les immenses connaissances qu'il avait acquises sur toutes choses; Francesco da Barberino allait écrire ses Documenti d'amore qui sont un cours complet de morale chrétienne et sociale. Mais Dante comprit que l'exposition didactique convenait mal à son but, et il s'inspira, dans le choix de la forme, de toute une école de poètes religieux et populaires qui fleurissait depuis cinquante ans dans la haute Italie. Ceux-ci, à l'enseignement dogmatique de la morale avaient substitué la peinture, souvent la plus crue et la plus réaliste, des peines qui attendent l'humain après sa mort. Uguccione de Lodi avait essayé de terrifier les pécheurs par d'affreux tableaux de l'enfer; Pietro da Barsegape et Fra Bonvesin da Riva avaient retracé les scènes du jugement dernier; Fra Giacomino de Vérone, un des précurseurs les plus directs de Dante, avait opposé au tableau des tourments de l'enfer celui des joies du paradis. Mais ce n'était pas assez pour le génie éminemment dramatique de Dante; il suppose qu'il a assisté lui-même aux spectacles qu'il voulait peindre; il remplace, comme il l'avait déjà fait dans le Vita nuova, la description par la vision. Ici encore il avait des prédécesseurs directs : grâce à la soif du merveilleux, à la crédulité générale, les voyages dans le monde surnaturel s'étaient multipliés dès les premiers siècles de l'Eglise; on croyait que Lazare avait composé sur les peines infernales qu'il avait vues de près un livre qui s'était perdu par la suite; saint Paul ayant déclaré qu'il avait été ravi au troisième ciel, de pieux faussaires avaient rédigé le récit de ce qu'il y avait vu (Cf. Enfer, II, 28; version française [XIIIe siècle] de ce texte dans Ozanam, Dante, etc., pp. 425-437); plusieurs saints des premiers siècles, saint Carpe, saint Sature, sainte Perpétue, sainte Christine étaient censés avoir été ravis au paradis ou promenés en enfer. Ces légendes qui avaient eu d'abord un caractère optimiste, devinrent de plus en plus sombres; à partir du VIIIe ou du IXe siècle, à mesure qu'elles se multiplient et obtiennent plus de crédit, elles font une place de plus en plus grande à d'affreuses descriptions des peines infernales; au XIIe siècle, cette littérature déjà extrêmement riche s'était accrue de trois visions, sorties toutes trois de l'inépuisable imagination celtique; le voyage de saint Brandan et de ses moines à la recherche de l'île des Bienheureux (Les Îles fantastiques), le purgatoire de saint Patrice et la vision de Tyndal. Enfin, à la même époque, un moine du Mont-Cassin, Albéric, avait raconté comment, une colombe l'avant enlevé par les cheveux, saint Pierre escorté de deux anges lui avait fait visiter l'enfer et le paradis. C'est toujours à peu près sous les mêmes traits que tous ces ouvrages représentent le monde surnaturel; en enfer par exemple, les pécheurs sont plongés dans des lacs de glace, de sang ou de fange; ils sont mordus par des serpents ou torturés par les diables; on y retrouve, ainsi que dans un grand nombre de mythologies, « le pont des âmes », étroit comme une lame de couteau et glissant comme la glace. L'Enfer. Si Virgile est choisi par Dante pour représenter la raison éclairée par la philosophie, c'est qu'il était considéré au Moyen âge comme le type du sage et du savant (le peuple faisait de lui un magicien); il faut ajouter aussi que sa quatrième églogue le faisait regarder comme un précurseur du christianisme et que le sixième livre de l'Enéide le Mais la raison humaine, comme Dante l'a déjà exposé dans le De Monarchia (III, 15; V. plus haut), peut tout au plus nous faire comprendre la laideur du péché, et nous en affranchir par le remords (symbolisé par le purgatoire); la félicité éternelle, à laquelle l'homme aspire, consiste dans l'union intime avec Dieu, et cette union est la récompense de la foi, dont la théologie nous révèle les mystères. C'est bien la théologie en effet que symbolise l'idéale et angélique figure de Béatrice; il est impossible de le nier, comme l'a essayé Fauriel, trop préoccupé de sauvegarder la réalité historique du personnage; en effet, s'il est évident que Béatrice n'a pas été dès le début, dans la Vita nuova par exemple, la personnification de la théologie, il n'est pas moins certain qu'elle l'est devenue par la suite et cette identification tardive n'ôte rien aux arguments qu'on peut faire valoir en faveur de l'existence réelle de la femme aimée par Dante, qu'elle se soit appelée ou non Béatrice. « Amicalement accompagnée par le souvenir de cette première amante, Dante se plut, comme le dit excellemment E. Rod, à lui rapporter les hautes satisfactions que lui donnait son travail. »Suivant que la philosophie ou la théologie l'emporte dans ses préoccupations, Béatrice devient l'une ou l'autre. « Et il n'y a plus, entre le sens littéral et le sens symbolique de cette Béatrice transformée, les séparations qu'y introduit notre analyse : l'une et l'autre se sont fondues en un seul être. »Mais si c'est une pensée religieuse qui dictait à Dante son poème, la politique ne pouvait en être absente; en effet, l'oeuvre du salut est subordonnée aux conditions sociales ou l'humain est plongé : il faut à celui-ci, pour l'accomplir, deux directions, celle du souverain pontife et celle de l'empereur, interprètes respectifs de la foi et des vérités philosophiques (V. plus haut). Or ces deux directions lui manquent souvent : le pape se fourvoie et l'empereur se dérobe; Dante est donc amené à flétrir leurs fautes et à signaler leurs erreurs; et comme il était en proie, au moment où il écrivait, aux préoccupations politiques les plus intenses, il est amené à considérer presque toutes les vertus et tous les vices sous un angle politique, à choisir tous ses types de difformité morale parmi les personnages qu'il a vus mêlés aux affaires de son temps. Comme il est le plus passionné des humainss, son énergique personnalité déborde malgré lui : il se trahit dans tous les jugements qu'il porte, et se livre tout entier dans ses apothéoses et ses invectives. Ajoutons enfin qu'il ne laisse pas seulement éclater ses haines politiques, mais qu'il nous fait aussi le confident des pensées plus douces qui l'animaient, et que l'idée de son amour toujours vivant pour Béatrice plane sur tout le poème; c'est pour la revoir qu'il entreprend ce voyage et avant de la suivre au paradis, il se confesse à elle de toutes ses erreurs. La personne de Dante remplit donc la Comédie, et c'est en somme une idée juste que Gozzi exprimait sous une forme paradoxale en proposant de l'appeler Dantéide. C'est ainsi que ce poème, qui devait être une sorte d'introduction à la vie du sage et du chrétien, est devenu le plus animé des tableaux de l'Italie à la fin du XIIIe siècle, et la plus vibrante des confidences personnelles. Il nous reste à montrer par une analyse aussi précise que possible comment, de la réunion de tous ces éléments, est né un chef-d'oeuvre, et quelles indications il nous donne sur le caractère et le talent de son auteur. Dante se représente l'enfer comme un immense entonnoir aboutissant au centre de la terre, et qui se divise en neuf cercles (dont quelques-uns ont même des subdivisions) où sont punis les divers genres de fautes, celles-ci devenant plus graves à mesure qu'on approche du fond; cet espace est peuplé non seulement par les damnés et par les diables, mais par un certain nombre de personnages empruntés à la mythologie antique, que Dante se représentait peut-être, à l'exemple de son époque, comme des démons, et dont il a transformé les traits dans un sens grotesque : ainsi Minos est un monstre pourvu d'une queue qui peut faire sept fois le tour de son corps; Géryon est un animal à face humaine, au corps de serpent, qui a deux serres velues, le dos et la poitrine marquetés de noeuds et de taches, etc. L'enfer est précédé d'un espace libre (Preinferno) ou sont enfermés ceux qui, coupables seulement de viltà, comme le dit dédaigneusement le poète (chant III), furent sans vertus et sans vices. Après avoir traversé l'Achéron sur la barque de Charon, qui ne cède qu'à grand-peine à une injonction de Virgile, les deux voyageurs arrivent aux Limbes (premier cercle), où sont les âmes vertueuses qui n'ont pas reçu le baptême; Dante nous donne ici un touchant témoignage de son amour pour l'Antiquité et de curieuses indications sur ce qu'on en connaissait à son époque, en y mettant pèle-mêle des poètes, des héros épiques et historiques, des philosophes et des savants; il fait preuve d'une réelle indépendance d'esprit en plaçant parmi eux Averroès, Avicenne et même Saladin, et d'un sentiment très vif de son propre mérite, en se faisant traiter d'égal par les quatre grands poètes qu'il cite (outre Virgile), et qui sont Homère, Horace, Ovide, Lucain (ch. IV). Le deuxième cercle est celui des Luxurieux; c'est ici que se place l'admirable épisode de Francesca de Rimini, un des passages où se montre le mieux l'habileté du poète à dessiner, en quelques traits, des figures impérissables, à faire entrer en quelques vers tout un monde de sentiments; dans le troisième cercle (ch. VI) sont les Gourmands (épisode de Ciacco qui prophétise les troubles de Florence), dans le quatrième (ch. VII) les Prodigues et les Avares, et parmi eux beaucoup de clercs (là se trouve la personnification de la Fortune); après avoir traversé le Styx sur la barque de Phlégyas, Dante et Virgile arrivent au cinquième cercle, celui des Colères (rencontre de Filippo Argenti). Pour lui ouvrir la cité de Dité, défendue par les trois Furies et qui comprend tous les cercles inférieurs, apparaît le Messager du Ciel qui est, dans son imposante indétermination, une des créations les plus sublimes de Dante. Le poète suit jusqu'ici la classification ordinaire des péchés capitaux, qu'il reprend dans le Purgatoire; mais brusquement, et avant d'avoir puni l'orgueil, la paresse (la viltà ne peut guère en être une forme) et l'envie, il adopte une autre division qu'il emprunte à Aristote : tous les vices, dit-il (Enfer, XI, 82) proviennent de l'incontinence, de la bestialité ou de la fraude; il fait rentrer dans la première catégorie tous les péchés qu'il a punis jusque-là, et après avoir placé dans le sixième cercle (ch. X-XI) les hérétiques (grandiose épisode de Farinata et touchante rencontre de Cavalcanti, père de Guido), il consacre aux Violents et aux Fraudeurs les trois derniers cercles. Mais nous ne sommes ici qu'au douzième chant, au tiers à peu près de la première cantica; les derniers cercles se subdivisent en effet : le septième comprend trois enceintes (ch. XII-XVII); dans la première sont châtiés les Violents contre les autres (parmi lesquels sont le Minotaure et les Centaures); dans la deuxième, les Violents contre eux-mêmes, ou les Suicidés auxquels Dante associe, on ne sait pourquoi, les Dissipateurs (Pierre des Vignes, Jacques de Padoue); dans le troisième, les Violents contre Dieu (Impies), contre la Nature (Sodomites, et parmi eux Brunetto Latini et plusieurs Florentins), contre la Société (Usuriers). Portés sur le dos de Géryon, Dante et Virgile arrivent dans le huitième cercle; jusqu'ici Dante pouvait encore éprouver de la pitié pour les pécheurs; mais, à partir de ce moment, il ne montre plus, pour les coupables à la punition desquels il nous fait assister, que le plus écrasant mépris: il ira jusqu'à les frapper et à leur manquer de parole, comme il fait pour le traître Bocca (XXXII, 97). Dans le huitième cercle seul (ch. XVIII-XXX), il ménage dix fosses (Malebolge) à la Fraude, dont il s'ingénie à distinguer les variétés, et qu'il punit des peines les plus horribles : parmi ces scènes atroces, l'oeil est attiré par le supplice de Nicolas III, enfoncé dans une fosse jusqu'à mi-corps, les jambes dépassant le sol, dévorées de flamme et qui prédit le même supplice à Boniface VIII (ch. XIX), par le tableau effrayant et fantastique de la métamorphose de deux damnés en serpents (ch. XXV), par l'apparition d'Ulysse et celle de Bertrand de Born : ceux-ci, par exception, obtiennent de la part du poète une indulgence relative; mais en général Dante punit les coupables dans les derniers cercles par le mépris autant que par les supplices; les peines deviennent répugnantes ou ridicules : ainsi les Faussaires, rongés de gale, se grattent sans trêve; comme si Dante affectait de voir les choses par leur côté comique, il nous montre les démons luttant au-dessus d'un étang de poix bouillante et s'y précipitant les uns les autres, ou les damnés engageant avec eux des tournois de grossières injures. C'est là que se placent (ch. XXI-XXII) ces tableaux grotesques qui ont été souvent rapprochés de l'Enfer de Callot. Enfin les quatre enceintes du dixième cercle, autour duquel les géants mythologiques forment comme une effrayante bordure, renferment les Traîtres : Traîtres à leurs parents (Caïn), à leur patrie (Anténor, Bocca, Ugolin et Roger), à leurs hôtes (frère Albéric), à leurs bienfaiteurs (Judas, Brutus et Cassius); ces trois derniers sont broyés dans les trois bouches de Lucifer, géant monstrueux à trois têtes, qui, plongé dans un glacier, forme le fond de l'enfer. Dans l'invention des divers supplices, Dante déploie une grande imagination; cependant le principe qui la règle ne lui appartient pas : c'est celui du contrappasso (qui n'est autre que le talion), déjà exposé théoriquement par saint Thomas et employé par les auteurs de visions antérieures à Dante (ainsi frère Albéric place les Meurtriers dans une mare de sang); mais il est chez Dante appliqué avec une rigueur et diversifié avec une ingéniosité inconnues jusqu'à lui; il y a toujours un rapport (qui est parfois médiocrement clair), soit de similitude, soit de contraste, soit l'un et l'autre, entre la faute et le châtiment; ainsi les Lâches courent, éternellement piqués par des insectes; les Luxurieux sont emportés par de furieux tourbillons (figurant l'impétuosité de la passion); les Prodigues roulent des pierres qui retombent sans cesse, et se fatiguent vainement, comme ils l'ont fait sur la terre; les Violents sont plongés dans un fleuve de sang; les Suicidés, qui ont violemment chassé la vie de leur corps, ont l'âme violemment et pour toujours enfermée dans des troncs d'arbres; les Flatteurs sont plongés dans un bourbier; les Devins regardent derrière eux; les Hypocrites sont écrasés sous des chapes de plomb dorées extérieurement, les Larrons sont privés de la forme humaine elle-même; les Semeurs de schismes et d'inimitiés sont tailladés par les démons (parce qu'ils ont divisé ce qui devait être uni); Roger est dévoré par Ugolin qu'il avait fait mourir de faim, etc. Ces supplices matériels ne sont pas les seuls, car les damnés souffrent aussi de la privation de Dieu et de la haine furieuse qu'ils éprouvent les uns contre les autres, mais on comprend que les tortures corporelles, par la variété d'aspects qu'elles présentent, devaient tenir plus de place que les autres. Le Purgatoire. C'est en rampant le long du corps monstrueux de Lucifer que Dante et Virgile, après un voyage de vingt-quatre heures, sortent de l'enfer par une caverne obscure qui les amène au pied du mont du purgatoire. Ce mont s'élève isolé au centre de l'Océan qui couvre l'hémisphère austral, juste à l'opposite de Jérusalem. Tout d'abord les deux voyageurs rencontrent un vieillard vénérable : c'est Caton d'Utique dont la fonction est d'écarter les âmes qui auraient réussi à s'échapper de l'enfer. Puis ils gravissent la montagne par un sentier étroit où la marche est d'abord pénible (symbole de l'âme appesantie par le péché et s'élevant difficilement à la purification). Comme l'enfer, le purgatoire est précédé d'une sorte de vestibule où sont relégués les excommuniés, et ceux qui, par négligence, ont différé leur conversion jusqu'à leur mort, ou qui, bien que morts violemment, ont eu le temps de se repentir (rencontre de Sordello qui profère contre Florence une terrible invective) (ch. l-VI). La nuit surprend Dante et Virgile dans une vallée dont deux anges, armés d'épées flamboyantes, viennent protéger l'entrée contre un serpent monstrueux; Conrad Malaspina y prédit à Dante son prochain exil. Après quelques heures de repos, il reprend sa route et parvient avec son guide à la porte du purgatoire; un ange la leur ouvre et de la pointe de son épée trace sept fois sur le front du poète la lettre P, symbole des sept péchés capitaux. Chacun de ces péchés est purifié dans les sept cercles du purgatoire; Dante en reproduit simplement la liste traditionnelle (V. au chapitre XVII la base philosophique donnée à cette classification) dans l'ordre suivant : orgueil, envie, colère, paresse, avarice, gourmandise, luxure (ch. X-XXXVI). Comme en enfer, les épreuves sont dans un rapport logique (qui là aussi est quelquefois obscur) avec les fautes: les Orgueilleux sont courbés sous de lourds fardeaux, les Envieux ont les yeux cousus, les Colères sont plongés dans la fumée, les Avares pleurent étendus sur le sol (supplice expliqué au ch. XIX, fin), les Gourmands sont doublement torturés par la faim et la vue d'un arbre chargé de fruits, les Luxurieux sont plongés dans la flamme. Tous entendent citer par des voix mystérieuses ou voient sculptés sur les murs des exemples du vice auquel ils se sont abandonnés, ou de la vertu qu'ils ont le moins pratiquée. Chaque fois que Dante passe d'un cercle à l'autre, un ange efface un P de son front. De temps à autre, la montagne tremble, des chants retentissent, on entend des battements d'ailes : c'est une âme délivrée qui s'envole au ciel. Arrivés au sommet, Dante et Virgile, accompagnés maintenant par Stace, s'avancent vers la forêt du paradis terrestre; le fleuve Léthé les arrête; guidés par Mathilde (la duchesse de Toscane ou plutôt un personnage purement symbolique), ils assistent à une procession mystérieuse inspirée directement par l'Apocalypse (ch. XXIX) ; précédé des vingt-quatre vieillards de l'ancienne loi, entouré des quatre animaux prophétiques, le Christ s'avance sous les traits d'un griffon dont le corps terrestre et les ailes aériennes symbolisent l'union de la divinité et de l'humanité, et traîne un char représentant l'Eglise. Sur ce char, entourée de sept Nymphes (les sept vertus), se tient Béatrice : elle est voilée, mais Dante la reconnaît au tremblement qui le saisit; il se tourne vers son guide, mais celui-ci a disparu : il se trouve face à face avec Béatrice qui, « pareille à une mère réprimandant son fils », lui reproche de s'être laissé distraire de son souvenir par les méprisables vanités de la terre. Dante, vaincu par le remords, s'évanouit. Quand il revient à lui, il est plongé dans les ondes du Léthé qui ont effacé ses fautes et d'où le tire Mathilde : il suit alors le cortège symbolique, il assiste aux attaques dirigées contre le char mystique par l'aigle, le renard et le dragon (les empereurs, les hérétiques, Mahomet); il le voit traîné par un monstre à sept têtes (les sept péchés capitaux) et conduit par une prostituée (le pape) ayant à ses côtés un géant (Philippe le Bel). Après que Béatrice lui a expliqué cette vision, elle lui fait boire de l'eau de l'Eunoé, et alors enfin purifie, il se sent prêt à « monter aux étoiles » (ch. XXX-XXXIII). Le voyage au purgatoire avait duré trois jours. Le Paradis. La Divine Comédie en perspective. Quant à sa foi, elle apparaît, ici comme ailleurs, entière, absolue. Nous ne sommes plus au temps où, chaque opinion littéraire, politique ou religieuse tirant à soi le grand poète, on faisait de lui un romantique, un républicain, un carbonaro, voire un socialiste (Aroux), un hérétique, un révolutionnaire. Révolutionnaire, nous allons voir dans quel sens il l'est; hérétique, il ne l'est à aucun degré; il punit l'hérésie des plus affreux supplices et il accepte docilement tous les dogmes, même les plus choquants pour la raison à laquelle il adresse les hautaines apostrophes du croyant sûr de sa foi (Purgatoire, III, 34 ; Paradis, XXIX, 85). Il oppose au doute le plus modestement exprimé l'autorité de la Bible (Par., III, 31 ; XXIX, 82-86). Rien n'est plus significatif que la complaisance avec laquelle il multiplie, dans le Paradis, les explications théologiques; on sent qu'il y adhère tout entier et que cette adhésion lui semble un bienfait qu'il aspire à faire partager à tous. Mais il conserve néanmoins une grande liberté d'esprit sur certains points qu'il ne juge pas tranchés par la foi; ainsi il ose mettre en paradis Mucius Scaevola et Riphée; il fait de Caton, païen et suicidé, le gardien du purgatoire, et s'il place en enfer certains héros païens, on sent que c'est à regret et qu'il leur conserve sa sympathie. Il ne craint pas de promettre le ciel (dont le purgatoire n'est que l'antichambre) aux excommuniés. Il respecte l'Eglise cependant, mais surtout quand il la considère abstraitement, car presque aucun de ses pasteurs n'a trouvé grâce devant lui; il ne met au ciel que les successeurs immédiats des apôtres et un moderne, Jean XXI, savant austère, qui fut pape aussi peu que possible et ne porta, du reste, la tiare que huit mois. L'enfer, au contraire, en est peuplé; ils s'entassent, en nombre indéterminé, dans le gouffre qui engloutit, la tête la première, les simoniaques, et ce sont quelques-uns d'entre eux, Boniface VIII par exemple, qui lui ont inspiré les satires les plus cruelles peut-être qui aient jamais été écrites; il assigne enfin à Henri VII, un des adversaires les plus acharnés de la papauté, une place éminente dans le ciel. Ne croyons pas cependant qu'il rêve la destruction de l'Eglise; non, il la respecte et ressent très vivement l'outrage qu'elle subit, même dans la personne de son plus mortel ennemi, mais il voudrait, comme Luther, qu'elle se retrempât dans la foi, la simplicité, la pauvreté évangéliques pour reprendre plus dignement la direction morale de l'humanité, et il est sympathique à tous ceux qui tentent une réforme dans ce sens, saint François d'Assise, saint Dominique et même le très suspect Joachim de Flore; mais, ce qui le distingue profondément de Luther, c'est que jamais il n'est entré dans sa pensée de porter la main sur le dogme. Ce qui règle l'opinion de Dante sur les papes, sans qu'il s'en doute, c'est beaucoup moins un principe général que la part qu'il leur a vu prendre dans les troubles de sa cité. C'est que la passion politique a été, en effet, une des plus intenses qu'ait éprouvées cette âme où tous les sentiments étaient de flamme; la Comédie, mieux que toute autre oeuvre, fait comprendre combien l'exil dut peser à ce tempérament fait pour l'action; l'image de sa cité absente est sans cesse devant fui, à toutes les étapes de son voyage mystique; en enfer, c'est de Florence que lui parlent Farinata et Brunetto Latini; en purgatoire (ch. VI), en voyant Sordello, il se laisse emporter à la flageller d'ironiques éloges, et Guido del Duca (ch. XIV) descend en imagination le cours de l'Arno, pour faire un affreux tableau des vices qu'il trouve sur son passage ; en paradis même, c'est encore de Florence que parent Folquet de Marseille et Cacciaguida, qui fait de ses moeurs une satire où ne se retrouve guère la sérénité des bienheureux. Comme tous les désenchantés, Dante ne voit que honte et misère dans le présent et recule son idéal dans le lointain du passé (Purgatoire, XI, fin). Il ne faut pas se plaindre de cette place énorme que tiennent, dans la Comédie, les préoccupations locales et actuelles du poète. Ce sont elles précisément qui font la beauté et la vie de l'oeuvre; soyons sûrs que Dante n'eût pas tracé des tableaux si énergiques et si vivants s'il se fût astreint à une méthodique et impartiale revue de l'histoire universelle. Portrait gravé de Dante. D'un tempérament aussi fougueux , il ne faut pas attendre une justice absolue. Bartoli, examinant la légitimité de ses admirations et de ses haines, a montré qu'il fallait bien souvent les attribuer à l'influence de motifs tout personnels dont plusieurs nous échappent, et qu'il avait rarement parlé le langage de l'histoire; c'est ainsi qu'il faut expliquer sa sévérité pour ce Filippo Argenti, dont le grand tort était d'être le frère de celui qui jouissait de ses biens durant son exil, pour Catalano et Loderingo, les « frères Gaudenti », qui avaient mécontenté à Florence les deux partis par une administration trop impartiale, et en revanche son indulgence pour Nino Visconti, aussi coupable que son oncle Ugolin, pour Conrad Malaspina, pour Cunizza d'Este qui avait mené une vie fort déréglée (indulgence dont on connaît mal les raisons précises), pour le jeune Charles-Martel, mort à vingt-trois ans, dont le mérite le plus clair fut, semble-t-il, d'avoir bien accueilli le poète et apprécié ses vers. Mais si Dante s'abandonne tout entier à sa passion, cette passion est bien la sienne et non celle d'un parti; son poème, on l'a remarqué, n'est ni guelfe ni gibelin; s'il y a en enfer neuf guelfes de marque, il s'y trouve sept gibelins. Au purgatoire, il y a quatre représentants de chaque parti, et en paradis (le trait est certainement voulu) il n'y en a aucun. C'est qu'en effet, comme le dit fort bien Bartoli, « Dante est gibelin par force; il est gibelin par dédain, par colère, par désir de vengeance, gibelin à cause de Boniface VIII et de Charles de Valois ; mais par ses traditions et ses affections de famille, par les sacrés et doux souvenirs de sa jeunesse, il était guelfe ». En d'autres termes, la Comédie est bien de cette période de sa vie où, aigri, désenchanté, il avait résolu de faire un parti « à lui seul », haïssant également les guelfes dont la vengeance l'exilait de Florence, les gibelins dont les fautes l'empêchaient d'y rentrer, et ne comptant plus, pour s'y faire faire une place, que sur lui-même et son livre. Là précisément était la plus grande originalité de la Comédie; tandis que toutes les oeuvres du Moyen âge sont anonymes ou impersonnelles, le poème de Dante laisse éclater à toutes ses pages la forte et grande personnalité de son auteur; nous l'avons suffisamment montré dans tout ce qui précède pour n'avoir pas à y revenir. Au point de vue purement littéraire, elle ouvre également une ère nouvelle et l'on comprend l'enthousiasme qu'elle excita dès son apparition. La qualité qui nous frappe le plus aujourd'hui est cette extraordinaire imagination, une des plus puissantes que manifeste aucune littérature; c'est surtout dans les saisissants tableaux de l'Enfer qu'elle se donne carrière, et c'est elle qui a conquis tant d'admirateurs à cette partie de la Comédie; elle n'est pas moins puissante dans les deux autres; mais elle y était contrariée par la nature même du sujet, et la préférence générale en faveur de l'Enfer, contre laquelle s'élève Fauriel, est parfaitement fondée; dans le Purgatoire et le Paradis, en effet, Dante essaye de faire saisir l'insaisissable; dans le purgatoire, il est vrai, les âmes ont encore une apparence extérieure (Dante dit bien que ce sont de purs esprits, mais, obéissant à son instinct de peintre, il parle d'elles comme si elles étaient revêtues de leur corps); mais les anges, au moins à partir du premier cercle, ne sont plus que flammes et rayons. Au paradis, l'immatérialité est absolue : les âmes, comme les anges, sont de purs esprits, des lumières qui ne se distinguent plus entre elles que par leur plus ou moins d'éclat. Dante a vaincu ces difficultés autant qu'elles pouvaient l'être. Son imagination se retrouve d'abord dans les morceaux d'exposition philosophique où il revêt les pensées abstraites de la poésie la plus brillante, la plus concrète et qui offriraient d'excellents modèles aux esprits curieux qui essaient, de nos jours, de créer une poésie scientifique; elle se retrouve ensuite dans les couleurs par lesquelles il a essayé de figurer aux yeux l'immatériel. Pour peindre les paysages mélancoliques et ternes du purgatoire, il multiplie les teintes douces, les tonalités amorties, les vers à la molle et pure harmonie. Dans le Paradis, il essaye, non sans bizarrerie, de parler aux sens en groupant les bienheureux suivant des dessins allégoriques; ainsi les âmes des guerriers forment une croix; celles des justiciers, un aigle; celles des contemplatifs, une échelle. S'il n'a plus à sa disposition que les images empruntées à la lumière, il en tire un admirable parti; c'est une image grandiose que celle par laquelle il représente la divinité environnée des saints, sous la figure d'une immense rose dont le centre, formé par une éblouissante clarté, est Dieu lui-même, et dont les pétales servent de siège aux bienheureux. Cette image, merveilleusement soutenue et prolongée (XXX, 61 et suiv.), fait bien sentir les qualités et les lacunes de cette poésie; il y a là plus de précision peut-être que le sujet n'en comportait et cette précision est moins sublime que ne le serait l'indétermination; le passage est d'un éclat incomparable, mais qui finit par être monotone et fatiguer la vue. Cette qualité s'associe à une autre dont elle est la conséquence. Dante n'est un grand créateur que parce qu'il a été un grand observateur. Il a « une vue perçante qui a tout noté, tout retenu; nul n'a montré tant de choses et ne les a montrées si nettement, d'un trait si sûr et si ferme ». (Marc Monnier). C'est grâce à cette extraordinaire puissance plastique que notre vue n'est pas troublée, dans l'enfer notamment, par cette rapide succession de tant de personnages variés; nous ne pouvons ni les oublier ni les confondre, parce que, pour les peindre, Dante a choisi le détail le plus caractéristique et le plus vivant; s'ils se gravent dans notre mémoire, c'est moins grâce à leur physionomie morale qu'à leur attitude extérieure, car leurs sentiments, ordinairement extrêmes, sont en général très simples et sommairement analysés; mais comment oublier, par exemple, Sordello « qui regarde comme le lion au repos »; Farinata, « qui sort de son sépulcre de la ceinture à la tête, redressant la poitrine et le front, comme s'il avait l'enfer en grand mépris »; Bertrand de Born, « tenant sa tête comme une lanterne » ou la levant au bout de son bras pour « approcher sa parole » de ses interlocuteurs. Cette puissance ne peut venir que d'une observation minutieuse et obstinée de la nature, car ce poète qu'on se représente comme un mystique dédaigneux de la matière, comme un contemplatif sans cesse replié sur lui-même et lisant en son coeur, a ouvert sur le monde extérieur l'oeil avide et curieux d'un peintre; non seulement il a noté toutes les nuances du ciel et décrit la tremblotante clarté de l'étoile matinale (Purgatoire, XII, 90), le firmament rosé à l'orient, revêtu à l'occident de sérénité (Purg., XXX, 23), le lever des astres (Paradis, XX, 1), l'arc en ciel (Purg., XXV, 91), le halo (Par., X, 67), les étoiles filantes (Par., XV, 13). Non seulement il a peint tous les paysages italiens, du plus gracieux au plus grandiose, mais il a saisi au passage les aspects des choses, les attitudes des êtres dans leur infinie variété; il nous a montré « les flocons de neige, tombant lentement sur l'Alpe sans vent » (Enfer, XIV, 30), « les petites fleurs, inclinées et fermées par le froid de la nuit, qui se dressent toutes ouvertes dès que le soleil les blanchit » (Enf., II, 127), « les grenouilles qui, dans un fossé, tiennent leur tête à fleur d'eau, cachant leurs pattes et le reste de leur corps » (Enf., XXII, 25), « les étourneaux qui arrivent en troupes larges et serrées et les grues formant une longue file dans l'air » (Enf., V, 46 et suiv.), « l'alouette qui s'élève en chantant et puis se tait, contente de la douceur dernière qui la rassasie » (Par., XX, 73). Depuis Homère, on n'avait pas vu pareille profusion et pareille exactitude d'images. On retrouve chez Dante jusqu'à ces comparaisons prolongées auxquelles le poète grec s'attarde comme malgré lui et dont il fait, en les poursuivant, des tableaux achevés, vivant de leur vie propre (Enf., XVII, 127; XXI, 7; XXIV, 1). On n'a pas remarqué, quand on les lui a reprochées, que c'était la manière même d'Homère retrouvée. Dante en effet, le premier à cette époque de science aride et pédantesque, a éprouvé la fascination exercée par la nature sur l'âme enfantine et poétique des Anciens; si la poésie italienne a eu dès le XIVe siècle ce sentiment de la beauté extérieure, que la poésie française ne retrouvera que deux cents ans plus tard, au contact de l'Antiquité, c'est certainement à Dante qu'elle le doit, et Dante compris, étudié en France, eût pu y provoquer à lui seul une renaissance. La conclusion qui ressort de tout ce qui précède est que Dante n'a été à aucun degré, comme on l'a dit souvent, l'initiateur de la pensée moderne; en religion, en philosophie, en politique, il partage toutes les idées de ses contemporains. Ce n'est pas comme penseur, c'est comme artiste qu'il ouvre un âge nouveau; son originalité est tout entière, non pas même dans le choix de ses sujets, mais dans cet extraordinaire tempérament poétique, qui lui a fait trouver, pour les idées les plus rebelles, les formes les plus variées et les plus parfaites, créer, phénomène unique dans l'histoire, une langue littéraire qui a à peine changé depuis, et retrouver, comme par intuition, l'art des anciens. Ce qui constitue pour la critique le grand mérite de son oeuvre capitale, c'est précisément que nous y saisissons tout l'homme du XIVe siècle, avec ses passions, ses idées, ses préjugés, mais que toutes ces choses sont ressenties par un des esprits les plus droits et les plus élevés, traduites par un des plus grands artistes que l'humanité ait jamais produits. (Alfred Jeanroy).
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