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L'Esprit des lois
de Montesquieu
De l'Esprit des lois, est un ouvrage de Montesquieu, publié en 1748, et divisé en trente et un livres, subdivisés eux-mêmes chacun en un grand nombre de chapitres très courts. Il traite tour à tour des lois en général, des lois qui dérivent de la nature du gouvernement, des diverses formes de gouvernement, de l'éducation et des lois politiques, des conditions sociales dans chaque forme de gouvernement, de la corruption dans l'État, de ses moyens défensifs et offensifs, de la liberté politique ainsi que des lois et des moeurs avec lesquelles elle est compatible, du revenu, de l'esclavage, des rapports du climat avec les habitudes et les conditions sociales. Depuis la livre XXII jusqu'au livre XXIX inclusivement, l'auteur reprend en détail les théories générales émises par lui dans les livres précédents. Les livres XXX et XXXI sont consacrés à l'étude du régime féodal, et forment pour ainsi dire un ouvrage à part.
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L'Esprit des Lois, de Montesquieu.
De l'Esprit des Lois (1re édition).

La méthode de Montesquieu, d'abord rationnelle, se fait vite historique. Les lois ont un même principe: la justice; mais, en fait, elles dépendent de rapports qui peuvent les faire varier à l'infini. Les lois ne sont pas le résultat de la fantaisie du législateur, elles tiennent à des conditions multiples et complexes. Cette idée fondamentale fait de Montesquieu, comme a dit Auguste Comte, le vrai créateur de la science sociale. 

La différence des lois vient de la différence des gouvernements, qui peuvent eux-mêmes avoir des principes différents : la vertu, l'honneur, la crainte. 

• La vertu - c'est-à-dire la vertu politique ou l'amour de la patrie et de l'égalité - est le ressort de la république. Celle-ci est démocratique lorsque la toute-puissance est exercée par le peuple en corps; aristocratique lorsqu'elle ne l'est que par une partie. 

• Ce qui constitue la monarchie, c'est l'empire d'un sur tous, conformément à des lois stables et fixes. Pour assurer cette stabilité, il faut des pouvoirs subordonnés ayant des prérogatives, des privilèges. Le ressort qui empêchera la monarchie de périr, ce sera l'honneur, c'est-à-dire « le préjugé de chaque personne et de chaque condition ». 

• Le despotisme reposant sur la volonté d'un seul n'a rien d'assuré ni de déterminé. Son principe est la crainte.

L'auteur en arrive à exposer un système de gouvernement libre et, pour cela, donne en modèle la constitution d'Angleterre. Une constitution libre est celle où nul ne peut abuser du pouvoir : condition réalisée si le pouvoir arrête le pouvoir. De là le principe de l'équilibre, de la pondération, de la séparation des trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. Cette séparation, indispensable à la liberté, sera le mieux garantie par un gouvernement composé de ces trois formes élémentaires : hérédité monarchique, privilège aristocratique, droit populaire.

Il convient encore de signaler les grands services que Montesquieu a rendus à l'humanité en demandant une réforme de la législation criminelle, la suppression de l'esclavage, la fin des persécutions religieuses. Montesquieu apparaît comme le précurseur de la sociologie, comme le fondateur et le théoricien du régime libéral.

La publication de l'Esprit des lois et son accueil.
De l'Esprit des lois parut à Genève en 1748, chez Barillot, deux volumes, sans date ni nom d'auteur. Montesquieu nous apprend, dans sa correspondance familière, que impression de l'ouvrage, commencée en 1747, fut terminée dans les premiers mois de 1748, et que Jacob Vernet, pasteur protestant de Genève, fut chargé d'en revoir les épreuves. Plusieurs fautes s'y glissèrent néanmoins. Elles ont disparu dans une nouvelle édition de même format, et également anonyme, publiée par Barillot l'année suivante. Dès 1750, on comptait vint-deux éditions de l'Esprit des lois. Il fut d'ailleurs traduit et imprimé dans la plupart des langues européennes. L'édition définitive est de 1758. Montesquieu était mort depuis trois ans, mais il avait laissé des corrections et additions manuscrites que les éditeurs ont mises à profit.

Toutes les médiocrités du temps s'acharnèrent contre l'Esprit des lois dès sa publication. Montesquieu, dans un opuscule intitulé Défense de l'Esprit des lois (Genève, 1750, in-12), répondit à beaucoup d'objections, et, en particulier, aux diatribes anonymes d'un écrivain janséniste qui l'accusait d'athéisme et de spinozisme.

"Les doigts qui avaient écrit l'Esprit des lois, dit Voltaire, s'abaissèrent jusqu'à écraser, par la force de la raison et à coups d'épigrammes, la guêpe convulsionnaire qui bourdonnait à ses oreilles quatre fois par mois."
Un des principaux critiques de l'Esprit des lois fut le fermier général Dupin, aidé par le jésuite Berthier et par J.-J. Rousseau. Il supprima, du reste, son livre après l'avoir fait imprimer. Voltaire, sous le nom de Commentaire sur l'Esprit des lois, publia aussi des remarques, dans lesquelles il juge quelquefois Montesquieu avec une légèreté et une partialité qui ne l'empêchent pas de rendre hommage au génie de l'auteur. Plus tard, l'Esprit des lois a été, de la part de Destutt de Tracy, l'objet d'une étude plus approfondie, qui en a fait ressortir toute l'importance. Destutt de Tracy s'attache surtout à refaire les classifications adoptées par l'auteur de l'Esprit des lois, "pour tâcher d'éclaircir davantage les idées de Montesquieu, et parce qu'il serait trop long et trop pénible de discuter ses trois espèces de gouvernements, en partant des bases qu'il a posées, et qui n'offrent rien d'assez solide ni d'assez précis."

Le critique philosophe pensait qu'il serait plus facile "d'en apprécier la valeur en adoptant une nouvelle division des gouvernements en nationaux et spéciaux." Il avoue qu'il ne s'éloigne des idées de Montesquieu que pour mieux les réfuter. L'aveu est naïf, mais Destutt de Tracy n'y a pas pensé, car il veut dire seulement que le plan sur lequel il travaille ne ressemble pas du tout à celui de Montesquieu. Dans un grand nombre d'éditions modernes, on a joint la commentaire de Destutt de Tracy à l'Esprit des lois, quoiqu'il n'ait avec lui que des relations très générales.

Encore quelques jugements sur cet ouvrage :

"Il y a deux hommes dans Montesquieu, dit Henri Martin, deux esprits différents, qu'il n'est point parvenu à mettre en harmonie; là est le secret de ses contradictions. L'esprit français et l'esprit anglais, l'esprit philosophique qui juge les faits d'après les données de la raison et de la conscience, et l'esprit traditionnel qui subit et explique les faits au lieu de les juger, qui cherche son idéal dans le passé, se combattent sans cesse en lui. Il flotte entre la réalité de l'Angleterre, libre dans l'inégalité, et l'idéal de la république démocratique : il va jusqu'aux dernières extrémités dans les contraires; l'homme de la tradition constitue des substitutions dans la famille; l'homme de l'idée va jusqu'à nier qu'il y ait aucun droit naturel dans l'héritage. Excepté les partisans du pur despotisme politique et religieux, tous les partis, depuis un siècle, démocrates et aristocrates, républicains et monarchistes constitutionnels, conservateurs de l'école dite historique et socialistes, ont procédé de Montesquieu; mais les républicains ont trop souvent oublié ce qu'ils lui devaient et l'ont trop facilement cédé à leurs adversaires; il valait la peine d'être disputé, et une grande moitié de son âme leur appartient.

On peut résumer Montesquieu en disant qu'il a été l'homme de la liberté politique, comme Voltaire a été l'homme de la tolérance, de la liberté de penser. On a observé avec raison que l'ordre des matières paraît souvent arbitraire dans l'Esprit des lois; que la méthode laisse fort à désirer; que les connaissances positives de l'auteur ne sont pas au niveau du sujet, qu'il ne sait pas tout ce qu'on pouvait savoir de son temps, et qu'il n'a pas toujours la sévérité nécessaire dans le choix de ses documents. Parmi les contemporains de Montesquieu, beaucoup se sont arrêtés à l'écorce, aux saillies, au vif mouvement de la pensée, et ont cru qu'il n'y avait que de l'esprit dans ce livre ou il y a tant d'esprit; mais l'homme qui étudie sérieusement Montesquieu est comme effrayé de la variété infinie des aperçus, de l'immense force de réflexion et de concentration qu'a exigée une telle entreprise. On comprend qu'épuisé en arrivant au terme, il ait déclaré qu'il ne travaillerait plus. "

"L'Esprit des lois, dit à son tour Lanfrey (Essai sur la Révolution française), a soulevé des objections sans nombre à son apparition, et plus encore de nos jours, s'il est possible. Elles étaient inévitables, si l'on considère l'immensité du sujet qu'il embrasse. Mais fussent-elles toutes fondées, ce que je suis bien loin d'admettre, nous devrions encore une reconnaissance sans bornes à ce noble et mâle génie, pour le bon sens si pénétrant et la raison si haute en sa sereine ironie, qu'il conserva jusque dans ses erreurs. Si l'Esprit des lois n'était qu'une oeuvre d'érudition, un classement savant et consciencieux du passé, cette érudition une fois dépassée par les découvertes nouvelles, il tomberait, comme tant d'autres livres, dans un profond oubli, et personne ne s'en plaindrait : il trouverait en quelque sorte sa récompense dans cet abandon, provoqué par des travaux émanés de lui. Mais il va au delà des institutions et atteint l'homme même. Par ce côté, c'est une oeuvre éternelle. Toute la partie relative aux moeurs est d'une vérité et d'une pénétration qui n'ont pas été égalées. Jamais la fourmilière humaine n'a été observée de si haut; et l'indulgence impartiale et souriante avec laquelle il en juge les travers ne vient pas, comme il arrive, de ce qu'il a pu les partager, mais de ce qu'il les domine. Ce livre est, en outre, le testament d'une âme à qui l'on peut reprocher d'avoir eu trop de ménagements, de circonspection, de cette sagesse étroite et prudente qui est une vertu aux yeux du vulgaire et une faiblesse aux yeux des coeurs généreux, mais qui n'en est pas moins une grande âme, d'une fierté antique, calme comme la force, austère sans aspérités et alliant, sans effort, à la gravité et à la réserve d'un esprit méditatif et toujours maitre de lui-même, toutes les grâces d'un enjouement aristophanesque. N'eut-il que le mérite de nous faire pénétrer plus avant dans l'intimité d'un tel homme, l'Esprit des lois sera toujours relu."

Helvétius, ami de Montesquieu, a exprimé, non sans esprit, quelques-uns des reproches mérités que l'on peut adresser à l'extrême prudence d'une pensée politique qui a pressenti, toutefois, le gouvernement des Etats-Unis
"Vous prêtez au monde une raison et une sagesse qui n'est au fond que la vôtre, et dont il sera bien surpris que vous lui fassiez les honneurs. Vous composez avec le préjugé, comme un jeune homme entrant dans le monde en use avec les vieilles femmes qui ont encore des prétentions et auprès desquelles il ne veut qu'être poli et paraître bien élevé [...]. Quant aux aristocrates et à nos despotes de tout genre, s'ils vous entendent, ils ne doivent pas trop vous en vouloir; c'est le reproche que j'ai toujours fait à vos principes. "
C'est grâce à cette recherche de neutralité d'opinion, ou à cette impersonnalité du publiciste, que le livre de Montesquieu est devenu en son temps, non l'oracle d'un système politique, mais le guide des législateurs et des hommes d'Etat de tout pays.

Le plus bel éloge de cet ouvrage a été fait par Voltaire :

"Le genre humain avait perdu ses titres, M. de Montesquieu les a retrouvés et les lui a rendus."

Analyse de l'Esprit des lois

Dans la préface de son livre, Montesquieu se sépare nettement du parti philosophique, qui affichait ouvertement l'intention de renverser l'Ancien régime, afin de reconstruire la société sur de nouveaux fondements. Il n'aspire, lui, qu'à la transformer successivement et trouve, du reste, beaucoup d'excellentes choses dans les lois et les moeurs sous l'empire desquelles la providence lui a permis de vivre. 
"Si dans le nombre infini des choses qui sont dans ce livre, dit-il, il y en avait quelqu'une qui, contre mon attente, pût offenser, il n'y en a pas, du moins, qui y ait été mise avec mauvaise intention; je n'ai point naturellement l'esprit désapprobateur. Platon remerciait le ciel de ce qu'il était né du temps de Socrate; et moi, je lui rends grâce de ce qu'il m'a fait naître dans le gouvernement où je vis et de ce qu'il a voulu que j'obéisse à ceux qu'il m'a fait aimer.

Je demande une grâce que je crains qu'on ne m'accorde pas : c'est de ne pas juger par la lecture d'un moment d'un travail de vingt années; d'approuver ou de condamner le livre entier et non pas quelques phrases. Si l'on veut chercher le dessein de auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le dessein de l'ouvrage.

J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de moeurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies.

J'ai posé les principes et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes, les histoires du toutes les nations n'en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi ou dépendre d'une autre plus générale.

Quand j'ai été rappelé à l'Antiquité, j'ai cherché à en prendre l'esprit pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différents, et ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables.

Je n'ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses.
Ici bien des vérités ne se feront sentir qu'après qu'on aura vu la chaîne qui les lie à d'autres; plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails mêmes, je ne les ai pas tous donnés, car qui pourrait dire tout sans un mortel ennui?

On ne trouvera point ici ces traits saillants qui semblent caractériser les ouvrages d'aujourd'hui. Pour peu qu'on voie les choses avec une certaine étendue, les saillies s'évanouissent; elles ne naissent d'ordinaire que parce que l'esprit se jette tout d'un côté et abandonne tous les autres.

Je n'écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes; et on en tirera naturellement cette conséquence, qu'il n'appartient de proposer des changements qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la constitution d'un Etat. "

On peut assurément douter que la sérénité et l'absence complète de passions et de préjugés caractérisent l'oeuvre de Montesquieu. On peut au moins accorder à l'auteur la sincérité de son entreprise. Il essaie de ne pas dogmatiser d'après ses idées personnelles et de se contenter d'exposer les faits laborieusement recueillis par lui dans les annales et les institutions des peuples, pour en tirer les conséquences qui lui semblent naturelles, celles qui ressortent sans effort aux yeux de tout le monde.

Il est utile, avant d'examiner l'oeuvre de Montesquieu, de lire les quelques lignes qui définissent la loi.-

 
Des lois dans le rapport qu'elles ont avec les divers êtres

« Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses : et dans ce sens tous les êtres ont leurs lois; la Divinité a ses lois; le monde matériel a ses lois; les intelligences supérieures à l'homme ont leurs lois; les bêtes ont leurs lois; l'homme a ses lois.

Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde ont dit une grande absurdité : car quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle, qui aurait produit des êtres intelligents?

Il y a donc une raison primitive; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux.

[...]

Ces règles sont un rapport constamment établi. Entre un corps mû et un autre corps mû, c'est suivant les rapports de la masse et de la vitesse que tous les mouvements sont reçus, augmentés, diminués, perdus; chaque diversité est uniformité, chaque changement est constance.

Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu'ils ont faites; mais ils en ont aussi qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles; ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux.

Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit; comme, par exemple, que, supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois; que, s'il y avait des êtres intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre être, ils devraient en avoir de la reconnaissance.-

[...]

La loi, dit-il encore, est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine. 

Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est un très grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre. 

Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu'on veut établir, soit qu'elles le forment comme font les lois politiques, soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois civiles. 

Elles doivent être relatives au physique du pays; au climat glacé, brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs manières; enfin elles ont des rapports entre elles; elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer. 

C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble ce que l'on appelle l'Esprit des lois. » 
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(Montesquieu, extrait de l'Esprit des lois, I, I).
Sous prétexte de traiter des lois en général, Montesquieu essaye de tracer une théorie
de la justice absolue, tentative en contradiction directe avec les doctrines en faveur au XVIIIe siècle, et que le parti philosophique avait empruntées Bayle

Il reconnaît, dit Villemain, des rapports d'équité antérieurs à toute loi positive, et même à toute existence humaine, et il ajoute ces paroles :

" Dire qu'il n'y a rien de juste ou d'injuste que ce qui ordonnent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé des cercles tous les rayons n'étaient pas égaux. "
Voltaire ne voit là que l'ancienne querelle des réalistes et des nominalistes, une subtilité métaphysique. Mais cette subtilité métaphysique, qu'est-ce autre chose que l'idée même du devoir et de la vérité morale?
" Oui, il y a une justice antérieure, continue Villemain; et c'est pour cela que des lois justes sont possibles; car l'homme ne crée rien et il ne saurait créer la justice; il ne peut que la déduire d'un type éternel.

Ce principe agira sur l'ouvrage entier; il en est toute la morale, au milieu de cette infinie variété de lais artificielles, arbitraires, que Montesquieu parcourt comme autant de faits historiques dont il cherche la cause et les conséquences, mais qu'il n'approuve pas. De ce point de vue, beaucoup d'objections faites à l'Esprit des lois disparaissent."

Après avoir défini les lois naturelles, Montesquieu s'occupe des lois positives qui concernent l'humanité en général. 
 
Des lois positives

Une société ne saurait subsister sans un gouvernement. La reunion de toutes les forces particulières, dit très bien Gravina, forme ce qu'on appelle l'État politique.

La force générale peut être placée entre les mains d'un seul,
ou entre les mains de plusieurs. Quelques-uns ont pensé que, la nature ayant établi le pouvoir paternel, le gouvernement d'un seul était le plus conforme à la nature. Mais l'exemple du pouvoir paternel ne prouve rien : car si le pouvoir du père a du rapport au gouvernement d'un seul, après la mort du père, le pouvoir des frères, ou après la mort des frères, le pouvoir des cousins germains, ont du rapport au gouvernement de plusieurs. La puissance politique comprend nécessairement l'union de plusieurs familles

[...]

Les forces particulières ne peuvent se réunir sans que toutes les volontés se réunissent. La réunion de ces volontés, dit encore très bien Gravina, est ce qu'on appelle l'État civil. »
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(Montesquieu, extrait de l'Esprit des lois, I, III).

L'ensemble de ces lois s'appelle droit des gens. Mais outre le droit des gens, qui regarde toutes les nations chacune a un droit particulier qu'elle appelle droit politique. Ce droit politique revêt trois formes; en d'autres termes, il y a trois sortes de gouvernements : le gouvernement républicain, le gouvernement monarchique et le gouvernement despotique. Il a puisé cette notion dans Hobbes, qui avait dit que "le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies, au lieu que dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices."

Par gouvernement républicain, Montesquieu entend essentiellement le gouvernement démocratique. Il distingue, dans la théorie de Hobbes, l'Etat dans lequel tout le peuple dispose de la souveraine puissance, de l'Etat dans lequel une partie du peuple gouverne. Dans ce dernier cas, le gouvernement est aristocratique; dans l'autre seulement, il est démocratique. Puis il trace à grands traits les conditions du gouvernement démocratique et il prend pour exemple Athènes, ce qui est certainement mal choisir, car à Athènes il y avait vingt mille citoyens et quatre cent mille esclaves, de sorte qu'à le bien prendre l'Etat y était une aristocratie déguisée. Il se trompe également quand il énonce que, dans un gouvernement démocratique, "on divise le peuple en certaines classes".  Quand on divise le peuple en certaines classes, on obtient un gouvernement mixte et non un gouvernement démocratique, car l'essence de ce dernier est de ne comporter que l'existence d'une seule classe dans l'Etat. Il l'avoue lui-même à propos du gouvernement romain sous la royauté et sous la république.

" Servius Tullius, dit-il, suivit, dans la composition de ses classes, l'esprit de l'aristocratie. Nous voyons, dans Tite-Live et dans Denys d'Halicarnasse, comment il mit le droit de suffrage entre les mains des principaux citoyens. Il avait divisé le peuple de Rome en cent quatre-vingt-treize centuries, qui formaient six classes. En mettant les riches, mais en plus petit nombre, dans les premières centuries, les moins riches, mais en plus grand nombre, dans les suivantes, il jeta toute la foule des indigents dans la dernière; et chaque centurie n'ayant qu'une voix, c'étaient les moyens et les richesses qui dominaient le suffrage, plutôt que les personnes."
Revenant aux Athéniens, Montesquieu prétend que Solon, qui fit quatre classes de citoyens, obéit à l'esprit démocratique en désignant par classes, non ceux qui pouvaient élire, mais ceux qui pouvaient être élus. Cela revient au même en définitive, puisque les puissants et les riches, pouvant seuls arriver aux magistratures, devaient nécessairement gouverner suivant l'esprit de la caste à laquelle ils appartenaient. Et puis le réflexion faite plus haut, qu'il n'y avait que vingt mille citoyens dans Athènes contre quatre cent mille esclaves, subsiste, et sert à démontrer qu'à la rigueur, les quatre classes de Solon formaient une véritable aristocratie, dans la république.
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Du gouvernement démocratique

« Lorsque, dans la république, le peuple en corps a la souveraine puissance, c'est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d'une partie du peuple, cela s'appelle une aristocratie.

Le peuple, dans la démocratie, est, à certains égards, le monarque; à certains autres, il est le sujet.

Il ne peut être monarque que par ses suffrages, qui sont ses volontés. La volonté du souverain est le souverain lui-même. Les lois qui établissent le droit de suffrage sont donc fondamentales dans ce gouvernement. En effet, il est aussi important d'y régler comment, par qui, à qui, sur quoi les suffrages doivent être donnés, qu'il l'est dans une monarchie de savoir quel est le monarque, et de quelle manière il doit gouverner.

Le peuple qui a la souveraine puissance doit faire par lui- -même tout ce qu'il peut bien faire; et ce qu'il ne peut pas bien faire, il faut qu'il le fasse par ses ministres.

Ses ministres ne sont point à lui, s'il ne les nomme : c'est donc une maxime fondamentale de ce gouvernement, que le peuple nomme ses ministres, c'est-à-dire ses magistrats.

Il a besoin, comme les monarques, et même plus qu'eux, d'être conduit par un conseil ou sénat. Mais, pour qu'il y ait confiance, il faut qu'il en élise les membres.

Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Il n'a à se déterminer que par des choses qu'il ne peut ignorer et des faits qui tombent sous les sens. Il sait très bien qu'un homme a été souvent à la guerre, qu'il y a eu tels ou tels succès; il est donc très capable d'élire un général. Il sait qu'un juge est assidu, que beaucoup de gens se retirent de son tribunal contents de lui, qu'on ne l'a pas convaincu de corruption; en voilà assez pour qu'il élise un préteur. Il a été frappé de la magnificence ou des richesses d'un citoyen; cela suffit pour qu'il puisse choisir un édile. Toutes ces choses sont des faits dont il s'instruit mieux dans la place publique qu'un monarque dans son palais. Mais saura-t-il conduire une affaire, connaître les lieux, les occasions, les moments, en profiter? Non, il ne le saura pas.

Si l'on pouvait douter de la capacité naturelle qu'a le peuple pour discerner le mérite, il n'y aurait qu'à jeter les yeux sur cette suite continuelle de choix étonnants que firent les Athéniens et les Romains; ce qu'on n'attribuera pas sans doute au hasard.

On sait qu'à Rome, quoique le peuple se fût donné le droit d'élever aux charges les plébéiens, il ne pouvait se résoudre à les élire; et quoiqu'à Athènes on pût, par la loi d'Aristide, tirer les magistrats de toutes les classes, il n'arriva jamais, dit Xénophon, que le bas peuple demandât celles qui pouvaient intéresser son salut ou sa gloire.

Comme la plupart des citoyens, qui ont assez de suffisance pour élire, n'en ont pas assez pour être élus; de même le peuple, qui a assez de capacité pour se faire rendre compte de la gestion des autres, n'est pas propre à gérer par lui-même.

Il faut que les affaires aillent, et qu'elles aient un certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni trop vite. Mais le peuple a toujours trop d'action ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout; quelquefois avec cent mille pieds il ne va que comme les insectes 

[ ... Ces pages font voir que la nation doit exercer directement la puissance législative, mais indirectement la puissance exécutive par l'élection des chefs].

C'est encore une loi fondamentale de la démocratie, que le peuple seul fasse des lois. Il y a pourtant mille occasions où il est nécessaire que le sénat puise statuer; il est même souvent à propos d'essayer une loi avant de l'établir. La constitution de Rome et celle d'Athènes étaient très sages. Les arrêts du sénat avaient force de loi pendant un an; ils ne devenaient perpétuels que par la volonté du peuple. »
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(Montesquieu, extrait de l'Esprit des lois, liv. II, II).
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Principes vitaux des divers gouvernements. 
Nécessité de la vertu dans la démocratie

« Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu'un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintienne ou se soutienne. La force des lois dans l'un, le bras du prince toujours levé dans l'autre, règlent ou contiennent tout. Mais, dans un Etat populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu.

Les politiques grecs qui vivaient dans le gouvernement populaire ne reconnaissaient d'autre force qui pût le soutenir que celle de la vertu. Ceux d'aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même.

Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre dans les coeurs qui peuvent la recevoir, et l'avarice entre dans tous. Les désirs changent d'objets; ce qu'on aimait, on ne l'aime plus; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître; ce qui était maxime, on l'appelle rigueur; ce qui était règle, on l'appelle gêne; ce qui était attention, ou l'appelle crainte. C'est la frugalité qui est l'avarice, et non pas le désir d'avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille, et sa force n'est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.

Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant qu'elle domina avec tant de gloire, et pendant qu'elle servit avec tant de honte. Elle avait vingt mille citoyens lorsqu'elle défendit les Grecs contre les Perses, qu'elle disputa l'empire à Lacédémone, et qu'elle attaqua la Sicile; elle en avait vingt mille lorsque Démétrius de Phalère les dénombra, comme dans un marché l'on compte les esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand il parut aux portes d'Athènes, elle n'avait encore perdu que le temps. Ou peut voir dans Démosthène quelle peine il fallut pour la réveiller; on y craignait Philippe, non pas comme l'ennemi de la liberté, mais des plaisirs. Cette ville qui avait résisté à tant de défaites, qu'on avait vue renaître après ses destructions, fut vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours. Qu'importe que Philippe renvoie tous les prisonniers; il ne renvoie pas des hommes. Il était toujours aussi aisé de triompher des forces d'Athènes, qu'il était difficile de triompher de sa vertu.

Comment Carthage aurait-elle pu se soutenir? Lorsque Hannibal, devenu préteur, voulut empêcher les magistrats de piller la république, n'allèrent-ils pas l'accuser devant les Romains? Malheureux, qui voulaient être citoyens sans qu'il y eût de cité et tenir leurs richesses de la main de leurs destructeurs! Bientôt Rome leur demanda pour otages trois cents de leurs principaux citoyens; elle se fit livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara la guerre. Par les choses que fit le désespoir dans Carthage désarmée, on peut juger de ce qu'elle aurait pu faire avec sa vertu, lorsqu'elle avait ses forces. »
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(Montesquieu, extrait de l'Esprit des lois, III, III).
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La vertu dans les gouvernements démocratiques

« La vertu, dans une démocratie, est une chose très simple c'est l'amour de la république; c'est un sentiment et non une suite de connaissances; le dernier homme de l'État peut avoir ce sentiment comme le premier; quand le peuple a une fois de bonnes maxime, il s'y tient plus longtemps que ce qu'on appelle les honnêtes gens. Il est rare que la corruption commence par lui; souvent il a tiré de la médiocrité de ses lumières un attachement plus fort pour ce qui est établi.

L'amour de la patrie conduit à la bonté des moeurs, et la bonté des moeurs mène à l'amour de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales. Pourquoi les moines aiment-ils tant leur ordre? C'est justement par l'endroit qui fait qu'il leur est insupportable. Leur règle les prive de toutes les choses sur lesquelles les passions ordinaires s'appuient; reste donc cette passion pour la règle même qui les afflige. Plus elle est austère, c'est-à-dire plus elle retranche de leurs penchants, plus elle donne de force à ceux qu'elle leur laisse. »
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(Montesquieu, extrait de l'Esprit des lois, V, II).

Ce qui caractérise le gouvernement aristocratique, suivant Montesquieu, c'est qu'un petit nombre de personnes dans l'Etat font exclusivement les lois et en surveillent l'exécution.

Sous ce régime, la masse des citoyens rassemble à ce que, dans les monarchies, on nomme des sujets. Quand les nobles sont en grand nombre et ne peuvent gouverner tous, il faut un sénat pris au choix , et le restant des nobles forme le, partie démocratique du corps entier de la noblesse. Quant au peuple, il n'est rien du tout.

"Ce sera une chose très heureuse, dans une aristocratie, quand, par une voie indirecte, on fera sortir le peuple de son anéantissement : ainsi, à Gênes, la banque de Saint-Georges, qui est administrée en grande partie par les principaux du peuple, donne à celui-ci une certaine influence dans le gouvernement, qui en fait toute la prospérité. "
Montesquieu croit à l'efficacité de la dictature pour ramener la liberté politique dans un Etat où elle a disparu...
"L'exception à cette règle, dit-il, à la règle qu'un pouvoir exorbitant décerné à un citoyen crée la monarchie absolue, est lorsque la constitution de l'Etat est telle qu'il a besoin d'une magistrature qui ait un pouvoir exorbitant. Telle était Rome avec ses dictateurs; telle est Venise avec ses inquisiteurs d'Etat. Ce sont des magistratures terribles qui ramènent violemment l'Etat à la liberté."
Il arrive plus souvent qu'elles ruinent ce qui reste de liberté politique; car, à Rome, que cite l'auteur, le césarisme parvint à s'établir par la dictature, et l'on sait que les premiers Césars affectaient de n'être maîtres qu'en leur qualité de magistrats. Ils exerçaient le pouvoir civil comme revêtus de la puissance tribunitienne, et le pouvoir militaire comme investis à perpétuité des fonctions de proconsuls. Cependant Montesquieu ne fait pas du gouvernement aristocratique un gouvernement autre qu'un gouvernement républicain.

Pour lui, un gouvernement mixte, ce qu'on appelle maintenant le gouvernement représentatif, est le gouvernement monarchique tel qu'il existait en France sous l'Ancien régime, mais surtout en Grande-Bretagne

"Les pouvoirs intermédiaires, dit-il, subordonnés et dépendants, constituent la nature du gouvernement monarchique, c'est-à-dire de celui où un seul gouverne par des lois fondamentales. J'ai dit : les pouvoirs intermédiaires subordonnés et dépendants; en effet, dans la monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique et civil. Ces lois fondamentales supposent nécessairement des canaux moyens par où coule la puissance; car, sil n'y a dans l'Etat que la volonté momentanée et capricieuse d'un seul, rien ne peut être fixe, et par conséquent aucune loi fondamentale."
Montesquieu estime que le principal frein à l'omnipotence du prince est l'existence d'une noblesse dans l'Etat. La noblesse est essentielle dans la monarchie, autrement dit le gouvernement mixte. Sans qu'il le dise, on voit bien que Montesquieu préfère ce genre de gouvernement. Aussi ajoute-t-il : 
"Point de monarque, point de noblesse; point de noblesse, point de monarque : on a un despote. "
 Voltaire commente ainsi cet axiome de l'auteur de l'Esprit des lois
"Cette maxime fait souvenir de l'infortuné Charles Ier, qui disait : " Point d'évêque, point de monarque." Notre grand Henri IV aurait pu dire à la faction des Seize : Point de noblesse, point de monarque. Mais qu'on me dise ce que je dois entendre par despote et par monarque. Les Grecs, et ensuite les Romains, entendaient par le mot grec despote, un père de famille, un maître de maison [...]. Il me semble qu'aucun Romain ne se servit du mot despote ou d'un dérivé de despote pour signifier un roi. Despoticus ne fut jamais un mot latin. Les Grecs du moyen âge s'avisèrent, vers le commencement du XVe siècle, d'appeler despotes les seigneurs très faibles, dépendants de la puissance des Turcs, despotes de Servie, de Valachie, qu'on ne regardait que comme des maîtres de maison. Aujourd'hui, les empereurs de Turquie, de Maroc, de Perse, de l'Indoustan, de la Chine, sont appelés par nous despotes; et nous attachons à ce titre l'idée d'un fou féroce, qui n'écoute que son caprice, d'un barbare qui fait ranger devant lui ses courtisans prosternés, et qui, pour se divertir, ordonne à ses satellites d'étrangler à droite, d'empaler à gauche. Le terme de monarque entraînait d'abord l'idée d'une puissance bien supérieure à celle du mot despote : il signifiait seul prince, seul dominant, seul puissant; il semblait exclure toute puissance intermédiaire. A cet égard, l'usage est souverain. "
Passant au gouvernement despotique, Montesquieu professe qu'il est de son essence que le pouvoir soit exercé par un seul, que ce soit le prince ou un délégué du prince. Il condamne naturellement cette forme de gouvernement. 
"Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse qu'il est tout, et que les autres ne sont rien, est naturellement paresseux, ignorant, voluptueux. Il abandonne donc les affaires; mais s'il les confiait à plusieurs, il y aurait des disputes entre eux; on ferait des brigues pour être le premier esclave; le prince serait obligé de rentrer dans l'administration."
Or, comme ce n'est pas son goût, il choisit un vizir, c'est-à-dire un autre lui-même, assez puissant pour que personne n'aspire à le supplanter. Dans cet ordre de choses, l'existence d'un vizir est une loi fondamentale.
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Du despotisme

« Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique.

Le gouvernement despotique a pour principe la crainte; mais à des peuples timides, ignorants, abattus, il ne faut pas beaucoup de lois.

Tout y doit rouler sur deux ou trois idées; il n'en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître, de leçon et d'allure; vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvements et pas davantage.

Lorsque le prince est enfermé, il ne peut sortir du séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l'y retiennent. Il ne peut souffrir que sa personne et son pouvoir passent en d'autres mains. Il fait donc rarement la guerre en personne, et il n'ose guère la faire par ses lieutenants.

Un prince pareil, accoutumé dans son palais à ne trouver aucune résistance, s'indigne de celle qu'on lui fait les armes à la main; il est donc ordinairement conduit par la colère ou par la vengeance. D'ailleurs il ne peut avoir d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc s'y faire dans toute leur fureur naturelle, et le droit des gens y avoir moins d'étendue qu'ailleurs.

Un tel prince a tant de défauts qu'il faudrait craindre d'exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Par bonheur les hommes sont tels dans ce pays, qu'ils n'ont besoin que d'un nom qui les gouverne.

Charles XII, étant à Bender, trouvant quelque résistance dans le sénat de Suède, écrivit qu'il leur enverrait une de ses bottes pour commander. Cette botte aurait commandé comme un roi despotique.

Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité, mais ce n'est point une paix, c'est le silence de ces villes que l'ennemi est près d'occuper.

La force n'étant point dans l'État, mais dans l'armée qui l'a fondé, il faudrait, pour défendre l'État, conserver cette armée; mais elle est formidable au prince. Comment donc concilier la sûreté de l'État avec la sûreté de la personne?

Dans ces États, la religion a plus d'influence que dans aucun autre; elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans les empires mahométans, c'est de la religion que les peuples tirent en partie le respect étonnant qu'ils ont pour leur prince.

Après tout ce que nous venons de dire, il semblerait que la nature humaine se soulèverait sans cesse contre le gouvernement despotique; mais, malgré l'amour des hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la violence, la plupart des peuples y sont soumis. Cela est aisé à comprendre. Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir; donner, pour ainsi dire, un lest à l'une pour la mettre en état de résister à une autre; c'est un chef-d'oeuvre de législation que le hasard fait rarement, et que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouvernement despotique, au contraire, saute, pour ainsi dire, aux yeux; il est uniforme partout : comme il ne faut que des passions pour l'établir, tout le monde est bon pour cela. »
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(Montesquieu, extrait de l'Esprit des lois, V, XIII et XIV).

Vue d'ensemble, cette théorie de Montesquieu est très spécieuse. Les difficultés surgissent quand il s'agit d'entrer dans le détail des trois formes de gouvernement qu'il croit être les seules possibles. Aussi est-ce un point sur lequel il a eu à subir des objections capitales.

"On a trouvé, dit Villemain, cette division tour à tour vulgaire ou fausse. Voltaire nie que le despotisme soit une forme de gouvernement distinct et durable. L'habile dialecticien de nos jours qui a commenté pied à pied l'Esprit des lois, M. de Tracy, renverse d'abord cette division et propose d'y substituer celle des gouvernements spéciaux et des gouvernements nationaux; les premiers, quelle que soit leur forme, qui sont fondés sur un autre droit que la volonté générale; les seconds, où cette volonté agit, soit par elle-même, soit en confiant ses pouvoirs à un seul homme, même à vie, même héréditairement, même d'une manière illimitée. Mais en bonne foi, cette division nouvelle n'a guère le droit de blâmer l'ancienne. N'est-ce pas, en effet, une dérision que de réunir sous le même titre, au nom d'une volonté nationale antérieure, et la république la plus libre et le despotisme le plus illimité? "
Montesquieu touche à tant de sujets différents, qu'il est difficile de les aborder tous. Il est pourtant indispensable de dire quelques mots de sa théorie du luxe et de celle des climats, dont il est le créateur. 
"Plus il y a d'hommes ensemble, dit l'auteur de l'Esprit des lois, plus ils sont vains et sentent naître en eux l'envie de se signaler par de petites choses."
On s'habille au-dessus de sa qualité pour être estimé plus qu'on n'est par la multitude. C'est un plaisir pour un esprit faible, presque aussi grand que celui de l'accomplissement de ses désirs. La chose en est venue au point qu'on pourra bientôt définir l'homme comme un être qui s'habille.
" Mais, à force de vouloir se distinguer, remarque encore Montesquieu, tout devient égal, et on ne se distingue plus : comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne. "
En ce qui concerne le climat, les vues de Montesquieu n'ont certainement pas de précédents. Platon, Aristote, Varron et quelques autres auteurs de l'Antiquité avaient supposé vaguement que le climat était pour quelque chose dans moeurs et les institutions des humains; mais aucun n'avait dogmatisé en termes précis sur cet objet. Exceptons cependant Hippocrate, qui a consacré a la climatologie une partie de ses travaux. Montesquieu exagère sur certains points; il démêle mal, en plusieurs endroits, les effets du climat. Cependant, cette partie de l'Esprit des lois a eu un grand retentissement. Peut-être parce qu'à une époque, on a cru qu'on pouvait ainsi justifier
par de prétendues nécessités de la nature certaines inégalités imposées par les humains, justifier le racisme, la colonisation. Ce n'est pas ce qu'avait en tête Montesquieu.
"On a, dit Montesquieu (livre XIV, chap. II), plus de vigueur dans les climats froids; l'action du coeur et la réaction des extrémités des libres s'y font mieux; les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le coeur, et réciproquement le coeur a plus de puissance. Cette force plus grande doit produire bien des effets : par exemple, plus de confiance en soi-même, c'est-à-dire plus de courage; plus de connaissance de sa supériorité, c'est-à-dire moins de désir de vengeance; plus d'opinion de sa sûreté, c'est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruses [...]. Dans les pays du Midi, une machine délicate, faible, mais sensible, se livre à un amour qui, dans un sérail, naît et se calme sans cesse, ou bien à un amour qui, laissant les femmes dans une plus grande indépendance, est exposé à mille troubles. Dans les pays du Nord, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve du plaisir dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement : la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du Nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés, vous verrez des peuples inconstants dans leurs manières, dans leurs vices même et dans leurs vertus : le climat n'y a pas une qualité assez déterminée pour les fixer eux-mêmes."
L'auteur fait à ce sujet un cours d'histoire naturelle qui paraît bien aventureux. Il voit dans la nature du climat de l'Orient la cause directe de l'immutabilité de la religion, des moeurs, des manières et des lois dans les pays orientaux, et il en conclut que l'action du législateur a moins d'importance qu'on ne croit communément. Un mauvais législateur est, pour Montesquieu, celui qui favorise les vices du climat. Par contre, un bon législateur est celui qui s'y oppose et y sait faire cultiver les bons instincts de la nature humaine. Dans une digression sur le monachisme, il fait voir que les institutions monastiques sont en Orient des produits naturels du sol. Qu'est-ce qu'un moine? C'est un homme chez qui l'imagination a vaincu les autres facultés de l'âme, et qui vit de spéculation pure. Montesquieu trouve cette tournure d'esprit odieuse, à cause de son exagération. Montesquieu veut, comme les physiocrates de son temps, que l'humain s'attache exclusivement à la glèbe, en d'autres termes, devienne un boeuf.
"Pour vaincre la paresse du climat, il faudrait que les lois cherchassent à ôter tous les moyens de vivre sans travail; mais, dans le midi de l'Europe, elles font tout le contraire elles donnent à ceux qui veulent vivre oisifs des places propres à la vie spéculative, et y rattachent des richesses immenses."
A un autre point de vue, on peut considérer Montesquieu comme ayant fait connaître en France la nature de la constitution britannique, et ayant préparé les voies à l'établissement du gouvernement représentatif en France, qui sera le titre éminent du XIXe siècle devant l'histoire. Voltaire, dans ses Lettres philosophiques, n'avait osé risquer qu'un éloge très froid de la constitution anglaise, qu'il comprenait peu et à laquelle, d'ailleurs, il n'attachait pas d'importance, la liberté politique n'ayant jamais été une chose qui lui fût sympathique.
"Quinze ans plus tard, dit Villemain, le sage Montesquieu fait de la constitution anglaise, admirablement expliquée, un modèle et un objet d'envie pour l'Europe. On dirait qu'il la comprend mieux que les Anglais eux-mêmes, et qu'il en révèle le bienfait à ceux qui le possèdent. La différence des points de vue a dû l'aider, il est vrai. Pour les Anglais, la constitution était une affaire et un combat de tous les jours. Le jeu même de cette constitution, en divisant le peuple anglais en hommes de parti, y avait laissé peu d'esprits assez désintéressés et assez calmes pour en bien étudier l'esprit et les ressorts. Les philosophes avaient subi cette loi comme les autres. Locke, par exemple, disciple flegmatique des vengeurs armés de la liberté aux prises avec le roi, interprétait la constitution anglaise comme les puritains et Sidney l'avaient défendue [...]. Rien de technique ni de conjectural dans l'analyse de Montesquieu : il pénètre aux sources de la vie de la constitution anglaise; il le fait voir et sentir en action. Il n'a prononcé nulle part les mots de jury, de responsabilité des ministres, d'habeas corpus, de gouvernement représentatif,et tant d'autres qu'on répète; mais il décompose admirablement les idées de ces mots. "-
Théorie de la séparation des trois pouvoirs
(législatif, exécutif et judiciaire)

« La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les États modérés; elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir : mais c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser, il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait? la vertu même a besoin de limites!

Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle, que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet.

Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil [...]. On appellera cette dernière la puisrance de juger, et l'autre simplement la puissance exécutrice de l'État.

La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.

Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté, parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.

Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs, celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.

Si la puissance législative laisse à l'exécutrice le droit d'emprisonner des citoyens qui peuvent donner caution de leur conduite, il n'y a plus de liberté, à moins qu'ils ne soient arrêtés pour répondre, sans délai, à une accusation que la loi a rendue capitale; auquel cas ils sont réellement libres, puisqu'ils ne sont soumis qu'à la puissance de la loi.

[...]

Comme, dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative; mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d'inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu'il ne peut faire par lui-même.-»
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(Montesquieu, Esprit des lois, XI, IV, VI).

Les deux derniers livres de l'Esprit des lois sont consacrés à l'étude du droit féodal. Le sujet est écourté. Il semble que Montesquieu sache qu'il n'est pas en faveur auprès de l'opinion. C'est, du reste, la partie de l'ouvrage qu'on a lu le moins .

"Parmi les gens de goût, dit Garat (Mercure de France, 6 mars 1784), il en est peu qui aient eu le courage de la lire, et ceux qui l'ont lue se plaignent de n'avoir pu l'entendre. Il fallait conduire peu à peu le lecteur dans les routes ténébreuses de ces siècles reculés, lier tous les faits, expliquer tous les mots de ces lois dont on n'entend plus la langue, suppléer aux monuments qui nous manquent par des développements étendus de ceux qui nous restent; il ne fallait rien supprimer, rien franchir; mais cette méthode était opposée à la nature du génie de Montesquieu. Occupé à découvrir, il ne l'est jamais à démontrer; on dirait qu'il ne songe jamais qu'on doit le lire, ou qu'il suppose que ses lecteurs sont doués de son génie. Un mélange continuel de fragments de lois barbares et de pensées courtes et détachées, de textes obscurs et de commentaires profonds, fatigue l'attention la plus forte et fait fermer le livre à chaque instant. Des traits lumineux, des expressions d'un grand éclat, vous avertissent que vous marchez dans ces ténèbres à la suite d'un homme de génie; mais rien n'est éclairé il crée la lumière et ne la répand pas sur les objets."
L'antipathie naturelle de Montesquieu se révèle au début, et cependant il a une intelligence étendue du sujet.
"Je croirais, dit-il, qu'il y aurait une imperfection dans mon ouvrage si je passais sous silence un événement arrivé une fois dans la monde, et qui n'arrivera peut-être jamais; si je ne parlais de ces lois qu'on vit apparaître en un moment dans toute l'Europe sans qu'elles tinssent à celles que l'on avait jusqu'alors connues; de ces lois qui ont fait des biens et des maux infinis; qui ont laissé des droits quand on a cédé le domaine, et qui, en donnant à plusieurs personnes divers genres de seigneurie sur la même chose ou sur la même personne, ont diminué le poids de la seigneurie entière; qui ont posé diverses limites dans des empires trop étendus; qui ont produit la règle avec une inclinaison à l'anarchie, et l'anarchie avec une tendance à l'ordre et à l'harmonie."
Là-dessus, l'auteur entre dans ce dédale immense du régime féodal, et il porte avec lui sa sagacité ordinaire, c'est-à-dire son intelligence de chaque objet et des rapports immédiats qui unissent cet objet aux objets environnants. Mais la nature de son esprit ne le portait pas à concevoir d'ensemble le régime féodal dans son origine et dans ses effets généraux. 
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La vision de Montesquieu sur le duel

« La loi salique ne permettait point la preuve par le combat singulier; la loi des Ripuaires et presque toutes celles des peuples, barbares la recevaient, Il me paraît que la loi, du combat était une suite naturelle et le remède de la loi qui établissait les preuves négatives. Quand on faisait une demande, et qu'on voyait qu'elle allait être injustement éludée par un serment, que restait-il à un guerrier qui se voyait sur le point d'être confondu, qu'à demander raison du tort qu'on lui faisait et de l'offre même du parjure? La loi salique; qui n'admettait point l'usage des preuves négatives, n'avait pas besoin de la preuve par le combat et ne la recevait pas; mais la loi des Ripuaires et celle des autres peuples barbares qui admettaient l'usage des preuves négatives furent forcés d'établir la preuve par le combat.

[...]

La preuve par le combat singulier avait quelque raison fondée sur l'expérience. Dans une nation uniquement guerrière, la poltronnerie suppose d'autres vices : elle prouve qu'on a résisté à l'éducation qu'on a reçue, et que l'on n'a pas été sensible à l'honneur, ni conduit par les principes qui ont gouverné les autres hommes; elle fait voir qu'on ne craint point leur mépris, et qu'on ne fait point cas de leur estime; pour peu qu'on soit bien né, on n'y manquera pas ordinairement de l'adresse qui doit s'allier avec la force, ni de la force qui doit concourir avec le courage; parce que, faisant cas de l'honneur, on se sera toute sa vie exercé à des choses sans lesquelles on ne peut l'obtenir. Da plus, dans une nation guerrière où la force, le courage et la prouesse sont en honneur, les crimes véritablement odieux sont ceux qui naissent de la fourberie, de la finesse et de la ruse, c'est-à-dire de la poltronnerie.

Je dis donc que dans les circonstances des temps où la preuve par le combat et la preuve par le fer chaud et l'eau bouillante furent en usage, il y eut un tel accord de ces lois avec les moeurs, que ces lois produisirent moins d'injustices qu'elles ne furent injustes; que les effets furent plus innocents que leurs causes; qu'elles choquèrent plus l'équité qu'elles n'en violèrent les droits; qu'elles furent plus déraisonnables que tyranniques.

[...]

Déjà, je vois naître et se former les articles particuliers de notre point d'honneur. L'accusateur commençait par déclarer devant le juge qu'un tel avait commis une telle action; et celui-ci répon
 

dait qu'il en avait menti; sur cela le juge ordonnait le duel. La maxime s'établit donc que, lorsqu'on avait reçu un démenti, il fallait se battre.

Quand un homme avait déclaré qu'il combattrait, il ne pouvait plus s'en départir; et s'il le faisait, il était condamné à une peine. De là suivit cette règle que, quand un homme s'était engagé par la parole, l'honneur ne lui permettait plus de la rétracter.

Les gentilshommes se battaient entre eux à cheval et avec leurs armes, et les vilains se battaient à pied et avec le bâton. De là, il suivit que le bâton était l'instrument des outrages, parce qu'un homme qui en avait été battu avait été traité comme un vilain.

Il n'y avait que les vilains qui combattissent à visage découvert; ainsi, il n'y avait qu'eux qui pussent recevoir des coups sur la face. Un soufflet devint une injure qui devait être lavée par le sang, parce qu'un homme qui l'avait reçu avait été traité comme un vilain.

Disons donc que nos pères étaient extrêmement sensibles aux affronts; mais que les affronts d'une espèce particulière, de recevoir des coups d'un certain instrument sur une certaine partie du corps, et donnés d'une certaine manière, ne leur étaient pas encore connus. Tout cela était compris dans l'affront d'être battu; et dans ce cas, la grandeur des excès faisait la grandeur des outrages. »
 

(Montesquieu, extraits de l'Esprit des lois,
livre XXVIII, chapitres XIV, XVII, XX).

Aucun des contemporains de Montesquieu n'avait l'idée que le droit féodal pouvait être en grande partie une oeuvre de réaction contre le droit romain, qui avait provoqué dans l'Occident tout entier un dégoût et une lassitude impossibles à décrire. Après le retrait des légions, on avait coupé les ponts, détruit les routes, afin de les empêcher de revenir; on avait incendié ou isolé les villes qui servaient de quartier général au fisc, à la magistrature romaine, au despotisme sous toutes les formes. Chaque parcelle du sol s'était isolée volontairement, afin de jouir d'une liberté entière; partout la propriété et la souveraineté s'étaient concentrées dans la même main, ce qui voulait dire que désormais il n'y aurait plus de lois que le bon plaisir du propriétaire. De ce bon plaisir était sortie, à la longue, une législation nouvelle, harmonieuse en apparence, mais faisant une part énorme à la fantaisie individuelle. Les débris du régime féodal étaient encore épars çà et là sur le sol au XVIIIe siècle. L'opinion était hostile à ce qui en restait, et Montesquieu partageait le même sentiment. (PL).

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