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Le droit
Droit (du latin directum = droit, conforme à la règle), en morale, est, pour la plupart des philosophes classiques, un terme corrélatif de devoir, en ce sens que tout devoir engendre par réciprocité un droit. Ainsi, le devoir de respecter la liberté et la propriété d'autrui engendre pour chacun le droit de faire respecter sa liberté et sa propriété. Pour ces auteurs, la notion du droit ne diffère donc pas  essentiellement de celle du devoir : c'est en réalité un seul et même principe envisagé sous deux points de vue et dans deux ordres de rapports différents. Aussi ces moralistes désignent-ils souvent le système des devoirs ou la morale sous le nom de droit naturel. Un terme à la vérité à relativiser dans tous les cas, tant ce qui paraît naturel ou raisonnable n'est parfois que l'expression d'un état du corps social. La notion philosophique du droit passe de l'ordre des idées morales dans la région des faits et des institutions sociales, et, par une série de transitions faciles à suivre, on est conduit du droit naturel au droit positif, c.-à-d. aux lois dont l'ensemble constitue, le droit civil, le droit politique, le droit des gens, le droit criminel, le droit commercial, etc. En effet, les lois ne doivent pas avoir d'autre but que de régulariser les rapports sociaux, et d'y faire prévaloir, dans l'intérêt de tous, l'observation de ce qui est reconnu comme la loi morale, base du droit dit naturel. (B -s.).

Droit naturel, droit positif.
Les droits positifs ou établis sont :

1° les facultés et jouissances créées, acquises et transmises par stipulation entre particuliers;

2° les aptitudes, capacités et prérogatives reconnues ou conférées par les pouvoirs publics sous le nom de droits civils et politiques, et qui, diversement mesurées, mesurent aux individus l'étendue de leur personne civile ou politique; 

3° les droits de la société et de l'Etat;

4° les droits que les nations se reconnaissent ou se concèdent entre elles. 

Les droits humains.
Tous ces droits, envisagés dans l'institution et dans le fait, diffèrent selon le lieu et changent suivant le temps comme les législations, les moeurs et la fortune; ils sont parfois suspendus, révoqués, prescrits; quelques-uns peuvent être cédés, aliénés. Les droits créés, reconnus ou conférés, sont dominés, et ils sont ou fondés ou désavoués, en principe par les règles de la raison qui, comme législatrice morale, pose en droit naturel la foi des contrats et leurs justes objets, les droits de l'homme et du citoyen (droits humains), l'autorité sociale et ses bornes, ainsi que les principes moraux des rapports entre nations. Le droit naturel, en philosophie, est l'ensemble même de ces règles de la raison, antérieures et supérieures à toute institution, rattachées à leur commun principe qui est la nature supposée raisonnable et libre des humains. Les relations des nations entre elles, celles de la société et des individus, celles des individus entre eux sont régies idéalement par cette législation primitive dont les lois ne sont que les rapports mêmes dérivant de ce que les êtres humains admettent de définir comme leur nature commune. Les droits naturels humains, tels que liberté, propriété, sûreté, résistance à l'oppression, reposent philosophiquement sur l'idée même de l'humain en société, sur l'idée de l'humain et du citoyen. Ces droits naturels sont égaux, invariables, imprescriptibles, inaliénables, supérieurs à tout acte qui les reconnaît, comme au fait qui les viole; ils partent tous d'un même centre, qui est la personne humaine, principe d'où se déduisent l'existence du droit naturel, ses caractères, ses formules, ses objets et ses limites.

La personne morale.
Une personne morale, c.-à-d. l'être qui par nature possède raison et libre volonté, a une valeur' absolue, en vertu de laquelle elle ne saurait être traitée comme un simple instrument, comme un moyen qui n'a de valeur que par rapport à quelque autre chose. Le devoir et le droit ont leur commune racine dans ce caractère inviolable, tant à lui-même qu'aux autres, de l'être qui est une personne. Le devoir nous prescrit de respecter notre propre personne et de la perfectionner, de respecter le prochain et aussi de travailler à son bonheur et à son perfectionnement. L'idée du droit a moins d'étendue, puisque d'une part elle ne correspond qu'à la relation entre personnes, et que d'autre part elle n'a d'égard qu'au respect; sa sphère, toute en dehors de celle de l'amour ou de la charité, semble se confondre avec celle de la justice; celle-ci n'est pas le droit, mais est la vertu qui l'observe. Néanmoins le respect, commandant jusqu'aux actes intérieurs, jusqu'à nos pensées et à nos jugements secrets sur le prochain, dépassant ainsi la justice extérieure et se confondant avec l'équité, dépasse par là-même le droit : celui-ci, dans sa signification ferme et juridique, ne comprend que cette partie du respect qui peut être matériellement exigée, c. -à-d. qui vise les manifestations extérieures et les effets dommageables, en dehors des actes internes tels que pensées et jugements téméraires, comme aussi en dehors du motif qui fait agir, et de l'intention insaisissable en fait dans le for intérieur et d'ailleurs supérieure en principe à toute coaction. La doctrine du droit, dit Kant, est 

« l'ensemble des lois qui peuvent être converties en une législation extérieure ».
Il définit le droit naturel comme 
«-l'ensemble des conditions qui permettent à la liberté de chacun de s'accorder avec la liberté de tous ». 
Deux on plusieurs personnes morales mises en présence sont constituées, en vertu du rapport qui dérive de leur nature même et suivant la loi naturelle, en une sorte de société morale régie par le contrat idéal et tacite du respect mutuel fondé sur une pleine et parfaite égalité les personnes se limitent et se lient réciproquement; elles s'imposent l'une à l'autre l'abstention de tout acte qui serait de la part d'un individu la négation du caractère de personne appartenant à un autre individu. 

Le titre de personne morale, indivisible et pareil en chacun, fait donc l'égalité, qui à son tour emporte la réciprocité. La réciprocité s'exprime dans ce précepte :

Ne fais pas au prochain ce que ta voloné raisonnable le blâmerait de faire contre toi-même envisagé comme personne. 
La réciprocité ne comprend nullement la vindicte ou talion, car l'atteinte portée à la prérogative sacrée de la personne humaine en moi-même ne m'autorise nullement à la méconnaître dans autrui; et la réciprocité permise ne saurait être celle du mépris de la personne humaine. Mais, puisque ma personne morale et ma liberté ne doivent pas être méconnues en elles-mêmes, ni contraintes dans leurs manifestations, instruments et créations, elles doivent pouvoir se maintenir ou se revendiquer, sous ce deuxième rapport, par un appel à la force qui arrête ou réprime l'agression et qui répare le dommage. En somme, l'inviolabilité de la personne fait l'exigibilité du droit, qui fait dans la sphère externe la légitimité de la contrainte.

Les sujets du droit.
Egalité, réciprocité, exigibilité par contrainte sont les caractères du droit. Quels en sont les sujets? Chaque être humain, comme dépositaire conscient de la valeur absolue de la personne et de la liberté, a titre et autorité pour la représenter tout entière et pour la faire respecter en lui un animal, une plante, un cristal même présentent, il est vrai, mais ne sauraient représenter en l'identifiant avec leur propre sujet qui l'ignore, une certaine valeur, infiniment moindre, d'ordre non plus moral, mais psychologique, biologique, ou esthétique cependant cette valeur des êtres, l'humain en juge, elle existe pour lui, et il est arrêté par elle, indépendamment même de son devoir de se respecter lui-même et de ne pas abuser capricieusement de son pouvoir.

« Vivre honnêment, ne faire de tort à personne, donner à chacun son dû. »
Ces trois célèbres formules du droit, expriment plutôt le devoir de justice commutative et distributive, ou de respect du droit. Les objets du droit naturel sont la vie, la libre disposition des facultés tant morales que physiques en tout ce qui ne blesse pas l'égale liberté d'autrui, la propriété, la réputation, la moralité personnelle. La garantie des droits appartient à la force publique constituée, arbitre qui joint à l'impartialité la puissance nécessaire. Le droit de punir, qui appartient à la société, repose en partie sur celui de chaque membre d'être protégé, et en partie sur l'intérêt moral considéré comme supérieur qui s'attache à la conservation et au maintien de la société elle-même.

L'histoire philosophique de l'idée du droit met en lumière :

1° l'inconvénient de fonder la notion du droit sur celle du devoir, et surtout, comme le voulait Hufeland réfuté par Kant, sur l'obligation de travailler à notre perfection et à celle d'autrui; 

2° l'inconvenance beaucoup plus grave de confondre le droit naturel, soit avec le besoin et l'utilité majeure tant de la société que de l'individu (Hobbes, Spinoza), soit avec la force majeure, fût-ce celle de l'idée, et avec la supériorité supposée, même intellectuelle et morale, des individus ou des peuples, en faisant de la puissance et du succès les instruments providentiels ou les signes d'un droit qu'on appellerait ou divin ou historique (Spinoza, Hegel, l'école historique allemande) : le droit n'est rien que moral, et ce nom seul lui convient. 

Les doctrines du droit.
Dans ces conceptions équivoques ou révoltantes du droit, les notions de droit naturel, nature, contrat social, celles d'égalité et réciprocité sont étrangement défigurées ou perdent même toute signification. Socrate, Platon, les Stoïciens, leurs disciples Cicéron et Sénèque ont ouvert la voie aux doctrines idéalistes du droit, comme les Sophistes et les Epicuriens aux doctrines sensualistes. Les grands jurisconsultes romains s'inspirèrent Gaius des Stoïciens, Ulpien des épicuriens, Papinien et Paul d'une philosophie libérale et douce. Le droit naturel ou des gens repose selon Gaius sur la nature raisonnable de l'humain; chez Ulpien, distinct du droit commun des gens, comme du droit particulier ou civil, il repose sur la nature de l'humain en ce qu'elle a aussi bien de commun avec celle des bêtes; chez Papinien et Paul, il est quod aequum et bonum est. Les docteurs scolastiques l'appellent parfois droit divin; saint Thomas distingue le droit naturel, des gens, civil et divin. Le fondateur de la science du droit des gens, Grotius, trop attaché encore aux autorités, aux textes et aux exemples, appuie le droit naturel et immuable sur la nature raisonnable de l'humain et sur le consentement universel. Selden en cherche les principes dans la loi hébraïque, Domat dans la philosophie chrétienne, Puffendorf dans la loi naturelle et divine de l'humain essentiellement sociable autant que raisonnable. Thomasius devança Kant en séparant le droit naturel de la morale, par la considération de la coaction extérieure qui n'appartient qu'au premier. Wattel, disciple de Wolff, étendit les principes du droit naturel à la « société des nations » considérées comme personnes libres. Locke, Rousseau parfois et Kant ont bien parlé du droit naturel, avec Bodin, Bayle, Montesquieu, Voltaire et Condorcet, sans oublier ni les débats de l'Assemblée constituante sur les droits de l'homme et du citoyen (Déclaration des droits), ni les travaux des rédacteurs du code civil. Le XVIIIe siècle français a été le siècle des droits et de l'humanité; le XIXe aperçut le problème d'une conciliation entre le droit exigible et la charité pure, au moyen de l'idée de justice réparative en faveur des déshérités sur laquelle Alfred Fouillée a heureusement insisté. (Paul Souquet).

Les familles de systèmes juridiques.
On distingue plusieurs familles de systèmes juridiques, selon les principes qui les fondent. 

En France et dans les autres pays de l'Europe continentale, on a affaire à des systèmes de droit héritiers du droit romain et qui forment la famille romaniste (ou romano-germanique). Ces systèmes ont un caractère déductif. Ils ont été élaborés pour régler les rapports des citoyens entre eux; les applications particulières du droit découlent de principes généraux. Les différentes branches du droit (droit pénal, etc.) sont constituées autour du droit civil.

Hors de l'Europe continentale, ces systèmes de droit se recontrent dans les anciens pays colonisés par les anciennes puissances européennes continentales, en Amérique du Sud, en Afrique, notamment. Après la révolution de 1917, l'Union soviétique a mis en place un système de droit propre, étendu ensuite aux pays satellites de l'URSS. Ce système de droit soviétique conservait une forte affiinité avec le droit romano-germanique qui avait été introduit en Russie à partir du XVIIIe siècle par les juristes allemands appelés à la cour des tsars. Le Japon a également adopté un système de droit de type déductif analogue au droit romano-germanique.

Au Royaume-Uni et dans ses anciennes colonies (Etats-Unis, Inde, Australie, etc.), une autre forme juridique existe. On parle ici de la famille de la Common law (« loi commune »), qui, à l'opposé de la famille continentale, offre un caractère inductif. Le droit vise dans ce cas à énoncer des règles règles visant à résoudre des procès particuliers et non à énoncer des préceptes généraux. Dès lors, on y attache beaucoup moins d'importance aux droits particuliers qu'à  la manière dont est administrée la justice (règles de procédure, administration de la preuve, etc.). Le tronc autour duquel s'organisent ces systèmes de droit n'est plus le droit civil, mais le droit public.

Parmi les autres systèmes de droit, on peut encore citer le droit islamique (qui mêle les traditions de l'Islam à celles du Droit romano-germanique), le droit mixte israëlien, divers droits d'Extrème-Orient. Ajoutons enore deux autres systèmes juridiques aui ont acquis de nos jours une importance considérable : le droit européen (qui repose en grande partie sur  la Convention européenne des droits de l'homme) et le droit international.

Le droit de punir. 
La société a-t-elle le droit d'user de la coercition; peut-elle infliger une violence à l'un de ses membre, en tant qu'elle lui reconnaît une culpabilité? Si elle a ce droit, quel en est le véritable fondement? II n'est pas de questions, en matière de législation pénale, qui présentent une pareille gravité et dont l'examen s'impose plus impérieusement aux méditations des criminalistes. La première, il est vrai, n'avait jamais fait, pendant très longtemps, l'objet d'un doute vraiment sérieux, et il semblait généralement que la poser c'était la résoudre. Aussi ne l'aurait-on peut-être pas discutée, si un éminent auteur ne l'avait audacieusement tranchée par la négative et attaché son nom à cette thèse paradoxale. Nous voulons parler de Emile de Girardin. Cet écrivain a consacré à ce sujet un important ouvrage, qui a été le fruit, dit-il, de vingt ans de labeur. Il y développe des idées qui sont profondément différentes de celles de la plupart de ses contemporains et leur ont paru très paradoxales. 

Le point de vue de Girardin.
Girardin veut qu'on lui démontre que la société est efficacement protégée par l'exercice du droit de punir, et que ce droit est plus une garantie qu'un péril. II déclare sans hésiter qu'il ose le contester, qu'il ose le nier, quand il compare le faible risque qu'il courrait d'être volé on assassiné, s'il n'y avait plus ni geôliers, ni bourreaux, à l'immense risque d'être tué, pillé et surtout tyrannisé qu'il cesserait de courir, s'il n'y avait plus, ces innombrables armées qui incitent à la guerre, à la conquête et au despotisme. Qu'on fasse pour tarir le crime dans sa source, pour l'étouffer en germe dans son oeuf, tout ce qu'il est humainement possible de faire, et il consentira volontiers à prendre à sa charge toutes les précautions que lui dictera la prudence pour se garder des assassins et des voleurs, Qu'on améliore les choses sans relâche et sans fin et on n'aura plus besoin de punir les humains. La pénalité n'est que l'oreiller sur lequel s'endort la société. Puisque le milieu social est mauvais, qu'elle le change. 

« Rendre le mal pour le mal, c'est l'imiter, c'est l'absoudre; il n'y a qu'une manière de le combattre et de le condamner, peut-être même de le tarir, c'est de rendre le bien pour le mal précepte évangélique qui, s'il eût été suivi, eût donné naissance à une société vraiment nouvelle et eût changé la face du monde. »
La conclusion est que le sceau de la légitimité manque au droit de punir, que ce droit n'est et ne saurait être qu'une usurpation sociale. Que la réalisation de cette idée «-rendre le bien pour le mal » soit possible jusqu'à un certain point dans les relations particulières, qu'elle soit même, à cet égard, en maintes circonstances, salutaire et féconde, il est difficile de le nier; mais que ce soit là une règle susceptible d'être généralisée et surtout consacrée législativement, que l'application en soit demandée à la puissance publique et qu'un peuple quelconque puisse, sans périr, se conformer à ce principe, c'est une autre question. Quand dans une nation l'autorité se relâche et que l'impunité est assurée au crime, la tranquillité publique est bientôt compromise, l'état de guerre lui succède et cette nation est fatalement condamnée à une chute prochaine. Qu'on ne vienne pas confondre, en cette matière, les préceptes de l'ordre religieux avec les idées de l'ordre politique. 

Une pareille logique ne saurait prévaloir contre ce fait constaté par l'expérience de tous les jours que la répression est partout appliquée et contre ce constat lui aussi fait partout que la société se reconnaît le droit de punir. 
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De la sévérité des peines. Ses inconvénients

« La sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique, dont le principe est la terreur, qu'à la monarchie et à la république, qui ont pour ressorts l'honneur et la vertu.

Dans les États modérés, l'amour de la patrie, la honte et la crainte du blâme, sont des motifs réprimants qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d'une mauvaise action sera d'en être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément, et n'auront pas besoin de tant de force.

Dans ces États, un bon législateur s'attachera moins à punir les crimes qu'à les prévenir; il s'appliquera plus à donner des moeurs qu'à infliger des supplices.

L'expérience a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l'esprit du citoyen en est frappé comme il l'est ailleurs par les grandes.

Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un État, un gouvernement violent veut soudain le corriger, et, au lieu de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une peine cruelle qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on use le ressort du gouvernement : l'imagination se fait à cette grande peine, comme elle s'était faite à la moindre ; et comme on diminue la crainte pour celle-ci, l'on est bientôt forcé d'établir l'autre dans tous les cas. Les vols sur les grands chemins étaient communs dans quelques États, on voulut les arrêter : on inventa le supplice de la roue, qui les suspendit pendant quelque temps Depuis ce temps, on a volé comme auparavant sur les grands chemins.

De nos jours, la désertion fut très fréquente : on établit la peine de mort contre les déserteurs, et la désertion n'est pas diminuée. La raison en est bien naturelle : un soldat, accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en méprise ou se flatte d'en mépriser le danger. Il est tous les jours accoutumé â craindre la honte, il fallait donc laisser une peine qui faisait porter une flé

trissure pendant la vie. On a prétendu augmenter la peine, et ou l'a réellement diminuée.

Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes : on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu'on examine la cause de tous les relâchements, on verra qu'elle vient de l'impunité des crimes, et non pas de la modération des peines.

Suivons la nature qui a donné aux hommes la honte commue leur fléau, et que la plus grande partie de la peine soit l'infamie de la souffrir.

Que s'il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, cela vient de la tyrannie qui a infligé les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien.

Et si vous en voyez d'autres où les hommes ne sont retenus que par des supplices cruels, comptez encore que cela vient, en grande partie, de la violence du gouvernement qui a employé ces supplices pour des fautes légères.

Il y a deux genres de corruption; l'un, lorsque le peuple n'observe pas les lois; l'autre, lorsqu'il est corrompu par les lois, mal incurable, parce qu'il est dans le remède même. »
 

(Montesquieu, extrait de l'Esprit des lois, liv. VI, ch. IX, XII).

Le principe du droit de punir.
De même que dans l'évolution sociale la pratique devance généralement la théorie, ainsi la déclaration de ce droit a toujours précédé l'analyse des éléments sur lesquels il repose. Nous venons d'en affirmer l'existence. Nous devons maintenant en dégager le principe. Tâche ardue et délicate, à en juger par les nombreuses controverses que cette question a soulevées.

La vengeance.
Historiquement, c'est de la vengeance que dérive la pénalité. La vengeance, dans les sociétés archaïques, était considérée comme un droit, et ce droit n'était pas personnel à la victime. Tous les membres de la famille étaient autorisés à l'exercer. Les représailles contre le coupable sont d'abord sans limites, le mal qui lui est infligé est hors de proportion avec le mal dont il est l'auteur. Puis, divers tempéraments sont apportés successivement à cette coutume. C'est d'abord la loi du talion. La peine appliquée doit être identique au préjudice souffert en nature et en quotité : Reddes animam pro anima, oculum pro oculo, dentem pro dente. Plus tard, on voit apparaître l'usage des compositions. L'offenseur peut se soustraire à la vengeance de l'offensé par le paiement d'une certaine somme, et le prix de rachat se trouve même fixé, dans certaines coutumes, pour chaque espèce de délit. Mais peu à peu, à mesure que l'agrégat social s'étend et se développe, le pouvoir est dans la nécessité de pousser plus loin son intervention. C'est devant lui que le délinquant ou le criminel aura désormais à répondre de son délit ou de son crime. Cependant le principe de la répression ne change pas encore. A la vengeance privée succède la vengeance publique. Mais dans un cas, comme dans l'autre, peut-on voir dans cette idée la base du droit de punir? En fait, elle en est l'origine. Mais, rationnellement, en est-elle le fondement? La vengeance est une passion, et une passion n'est pas un droit. Pratiquement, elle ne saurait aboutir qu'à une pénalité inique, sans aucun rapport avec la faute commise.

Le contrat social.
Le second système est une déduction de la théorie du contrat social. Le droit de punir est transmis par l'individu à la société. L'humain consent à céder une partie de sa liberté, pour user avec plus de sécurité de la portion qu'il se réserve. Par l'effet de cette convention, l'Etat se trouve en quelque sorte subrogé dans l'exercice d'une action personnelle à la victime. Telle est la thèse de Vattel, de Beccaria, de Filangieri. Selon J. J. Rousseau, ce seraient les criminels eux-mêmes qui auraient fait originairement le sacrifice conditionnel de leur existence :

« C'est pour ne pas être la victime d'un assassin que l'on consent à mourir si on le devient. Dans ce traité, loin de disposer de sa propre vie, on ne songe qu'à la garantir, et il n'est pas à présumer qu'aucun dés contractants prémédite alors de se faire vendre. » 
Ce système qui a eu un grand éclat au XVIIIe siècle est complètement abandonné aujourd'hui. Il pèche par le principe même qui lui sert de base. L'état social ne dérive pas d'un pacte. Il est pour l'humain l'état « naturel  », c'est-à-dire non pas un état qu'il pouvait à son gré accepter ou auquel il lui était loisible de se soustraire, mais un état qu'il devait subir, parce qu'il lui était imposé par la force même des choses.

La défense sociale.
D'autres ont cherché le fondement de la pénalité dans un droit de défense sociale. Cette théorie se heurte à une objection décisive. Au moment où la société intervient, le crime a eu lieu. On ne se défend que contre une attaque présente, que dans le cas d'un danger imminent. Mais ici l'acte est accompli. On ne conçoit plus la défense. On ne la conçoit pas davantage si l'on prétend que la société en frappant le coupable veut, par l'effet de l'exemple, empêcher un mal à venir. Juridiquement, on ne peut pas plus se défendre contre un fait futur que contre un fait passé. II n'y a et ne peut y avoir légitime défense qu'à l'égard d'un fait actuel. La durée de ce droit est limitée à la durée de ce fait. Dès que le fait cesse, le droit disparaît. Selon Bentham, ce qui justifie la peine, c'est son utilité, son utilité majeure ou plutôt sa nécessité. Le délinquant est un ennemi public. Peu importe qu'il consente ou non à être désarmé et contenu. S'il ne s'agit ici que de l'utilité matérielle, du bien-être du plus grand nombre, cette doctrine ne soutient pas l'examen. S'il s'agit, au contraire, de l'ordre social, il faut reconnaître qu'elle contient une grande part de vérité. Mais elle prête le flanc à une double critique. Le premier reproche qu'on peut lui adresser, c'est de se servir d'un terme manifestement impropre. Le second, plus grave, c'est de poser une règle absolue, sans en déterminer en même temps le champ d'application et les limites qui le circonscrivent.

La justice morale.
Faudra-t-il donc voir dans la justice morale le principe du droit de punir? Le bien doit être rémunéré et le mal doit être expié. Cette nécessité, la conscience l'affirme. Cette récompense, d'une part, et ce châtiment, de l'autre, la justice absolue les réclame. C'est là la théorie de Kant. Il n'y a pas à rechercher si un préjudice a été effectivement souffert, s'il y a eu un trouble, une alarme, un fait quelconque qui rende indispensable, dans l'intérêt public, l'intervention du pouvoir social. Un devoir moral a été violé : cela suffit. Cette intervention est légitime. La peine doit être appliquée au coupable par la raison, par la seule raison qu'il a délinqué. Ce système, qui repose sur l'idée de l'expiation, doit être également repoussé. Car, outre qu'il est impossible à l'humain de mesurer exactement le degré de souffrance que peut mériter une faute, on ne voit pas à quel titre la puissance publique pourrait être autorisée à frapper des actes qui ne portent aucune atteinte à son organisation ou aux droits de ceux qu'elle a pour mission de défendre. La gravité de cette dernière objection n'a pas échappé à l'école éclectique qui a fait sortir un nouveau système de la combinaison de l'idée de Kant et de l'idée de Bentham. Dans cette doctrine qui a été soutenue par un grand nombre d'esprits éminents, la pénalité aurait une double base : la justice et l'utilité. 

« Je suppose, dit Ortolan, entre le coupable et le pouvoir social qui le punit, le dialogue suivant: « Pourquoi me frappes-tu? - Tu le mérites. - De quoi te mêles-tu? qui t'a fait mon juge, mon exécuteur? » Que répliquera le pouvoir social? Si tel est le cas que la société puisse répondre. « Il y va de ma conservation », son droit de punir est établi. « Tu le mérites, et  il y va de ma conservation», ces deux propositions répondent à tout. « Il y va de ma conservation », c.-à-d. j'ai le droit de m'en mêler, j'ai le droit d'agir, pourvu que ce ne soit pas au préjudice d'autrui. « Tu le mérites », c.-à-d. tu ne peux pas te plaindre que ton droit soit lésé, que je cherche à me conserver au préjudice de ce qui t'est dû. Que manque-t-il à la démonstration ? » 
Ce qu'il y manque, c'est de répondre à la première des objections que nous formulions contre le précédent système, à savoir : qu'il est impossible de préciser exactement la quotité du châtiment mérité. Rossi, qui s'est rallié à cette thèse, déclare que, dès qu'on dépasse d'un atome le mal mérité, il n'y a plus justice, qu'on retombe dans le système de l'intérêt. C'est là l'expiation, toujours l'expiation, et, nous le répétons, le législateur et le juge sont également impuissants l'un et l'autre à en faire une évaluation même approximative. N'est-il pas d'évidence qu'un pareil calcul dépend de considérations multiples qui échappent pour la plupart aux investigations humaines? Comment faire entrer en ligne de compte toutes les souffrances que la crainte ou le remords ont déjà infligées au coupable avant le jugement? Comment apprécier avec quelque exactitude le degré de douleur que sa condamnation va lui faire subir? On veut, en cette matière, une rigueur mathématique. Mais ne voit-on pas qu'on ne saurait trouver pour la pénalité une base plus incertaine et plus fragile?

La conservation sociale.
Un autre système est celui qui a été éloquemment soutenu par Faustin Hélie et qui demande le principe du droit de punir à ce qu'il dit être la grande loi de conservation sociale. Cette loi, l'être collectif, aussi bien que l'individu, peut et doit la faire respecter de tous.
« La justice pénale existe parce que la société existe, parce qu'elle est un de ses attributs, une des conditions de sa vie; elle est la conséquence immédiate et directe du devoir qui lui est imposé de pourvoir à sa propre conservation. Elle n'a pas besoin d'un autre titre. Sa légitimité est tout entière dans la loi sociale. Elle n'exerce point un droit de défense, comme on l'a dit improprement; elle exerce purement et simplement un droit de conservation, droit qui s'étend à tous les droits, à tous les intérêts sociaux, et qui porte en lui-même, comme un développement logique et nécessaire, les mesures de prévoyance et les mesures de répression. » 
Est-ce à dire que ce droit de conservation soit exclusif de la loi morale? Non, certes. Elle en est même aux yeux de l'éminent criminaliste un élément indispensable, mais non la source dont il émane. Elle est une condition des incriminations et des pénalités, une limite, mais non leur principe. On objectera peut-être que cette théorie, faisant intervenir l'idée de conservation et en même temps l'idée de justice, paraît se confondre avec la théorie précédente; qu'il n'y a là qu'une question de mots, qu'une distinction purement verbale. La différence, au contraire, est essentielle et profonde. La première donne à la pénalité une double base : la justice et l'utilité. La seconde ne la fait reposer que sur le droit de conservation sociale. Elle ajoute seulement que ce droit ne saurait dépasser certaines bornes, et elle dit : La justice en sera la limite. Or, d'un principe à une limite, il y a toute la distance qui sépare une condition positive d'une condition négative, et l'intérêt pratique est à cet égard considérable. S'il fallait, avant d'édicter ou d'appliquer une peine, connaître exactement ce que réclame l'expiation, le pouvoir social se heurtant généralement, ainsi qu'on l'a vu, à une impossibilité manifeste, l'action gouvernementale se trouverait dans la plupart des cas paralysée. Comment statuer, par exemple, en matière de contraventions où l'intention de nuire fait défaut, où la perversité du délinquant est hors de cause et, où, par conséquent, il ne saurait être question d'une rétribution du mal par le mal? Comment savoir si l'amende que le code pénal prononce centre ceux qui auront glané ou grappillé dans les champs avant le lever ou après le coucher du soleil, ou si l'amende applicable aux auteurs ou complices de bruits ou tapages injurieux ou nocturnes, comment savoir si, au point de vue de la justice absolue, ces peines sont ou non exactement proportionnelles à la gravité du délit? Ne dépassent-elles pas ou dépassent-elles d'un atome le châtiment mérité? La conscience se refuse catégoriquement à répondre à de pareilles questions. Elle reste muette. Mais que le législateur s'avise de frapper d'une peine excessive un fait insignifiant, l'opinion, à son tour, juge le législateur et elle le condamne. Elle reconnaît la légitimité du droit de punir. Elle voit bien que ce droit doit être proclamé, qu'il y va de la conservation sociale. Mais elle entend qu'il soit renfermé dans telles ou telles limites, et c'est ainsi, on le voit tous les jours, que les pénalités cruelles finissent tôt ou tard par disparaître devant la réprobation universelle. (J. Chancel).


Paul de Vaublanc, Plage interdite aux éléphants... et autres bizarreries du droit, Bréal , 2010.
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Savez-vous que les OVNI n'ont pas le droit de survoler la ville de Chateauneuf-du-Pape? Qu'à Sarpourenx, il est strictement interdit de mourir à toute personne ne disposant pas d'emplacement dans le cimetière? Que les escargots se doivent d'avoir un billet dans le TGV ? Que des parents peuvent s'opposer aux mariages de leurs enfants même majeurs? Le droit est souvent perçu comme une matière ennuyeuse. Pourtant, il peut s'avérer drôle ou étonnant. En effet, l'histoire, les enjeux politiques, ou plus simplement une ""absence"" momentanée du législateur expliquent que des textes (lois, circulaires, arrêtés...) soient truffés de bizarreries et des dispositions insolites. C'est cet aspect surprenant de certaines règles juridiques que Paul de Vaublanc invite à découvrir. (couv.) 
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