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On appelle philosophie
de l'histoire une idée générale
ou ensemble de principes sous l'influence desquels
un historien conçoit dispose et exécute son oeuvre. Pour
qu'une philosophie
de l'histoire soit possible, il faut que l'historien
puisse embrasser un grand nombre de faits, qu'une longue expérience
permette de les juger, et que l'esprit critique ait pris de larges développements.
Longtemps on se contenta de raconter, sans
soupçonner que ce que l'on racontait l'était d'un certain
point de vue, et que le cadre implicite dans lequel on ordonnait les faits
pouvait être l'objet d'un examen critique : ainsi, chez les
Grecs, Hérodote
décrit ce qu'il a vu, observé et appris dans ses voyages,
sans beaucoup se préoccuper des causes des événements.
Thucydide, doué d'un esprit plus philosophique,
s'est attaché à peindre les personnages, à caractériser
les gouvernements et les peuples qui prirent part à la guerre du
Péloponnèse ;
il a expliqué les causes et. les suites des faits par les vertus
ou par les vices de ces personnages, de ces gouvernements et de ces peuples.
Xénophon est plus remarquable par son
style que par sa méthode historique. Polybe
crée l'histoire raisonnée; il explique les origines, les
circonstances et les résultats des faits; il sème de réflexions
son ouvrage, et force ses lecteurs à penser. Toutefois, la philosophie
de l'histoire n'existe pas encore : car Thucydide n'ordonne pas les faits
sous les idées, et d'ailleurs son livre ne comprend que 21 ans de
guerre entre deux peuples; Polybe explique bien la conquête du monde
par la faiblesse et les fautes des vaincus, par la force et la sagesse
des vainqueurs, mais son histoire ne comprend qu'un siècle et ne
contient que des événements politiques. Nul des historiens
grecs n'a vu l'humanité derrière la petite république
qui l'intéresse.
Les Romains,
formés à l'école des Grecs,
ne sont pas allés plus loin qu'eux. Les Commentaires de César
n'offrent que des matériaux pour l'histoire; l'auteur expose les
faits, il ne ressent ni n'exprime des émotions. Salluste,
plein de l'esprit de parti, faisant des portraits d'apparat, arrangeant
les discours, ne saurait avoir rencontré la vraie méthode
historique. Tite-Live, préoccupé
avant tout déloquence, transforme l'histoire en discours
qui résument et expliquent les faits, les révolutions, le
gouvernement et les guerres, et où la corruption des moeurs est
présentée comme la loi dominante de
l'histoire romaine : mais il n'y a pas là de science régulière,
obligé qu'il est, pour les besoins de sa thèse, d'omettre
un grand nombre de ressorts et de cacher les autres sous la forme de motifs
oratoires. D'ailleurs, la disposition des faits année par année
est un ordre que la science historique n'admettrait plus. Tacite
fait revivre ses personnages, dont il trace d'admirables portraits en mettant
leur coeur à nu, en scrutant leurs motifs les plus secrets : mais
cette résurrection du passé, toute saisissante qu'elle est,
ne saurait offrir une saine théorie de l'histoire. Chez tous ces
historiens, la philosophie
consiste à croire que Rome ,
par sa vertu et par sa destinée divine, a dû conquérir
le monde, et que les autres peuples ne sont par rapport à elle que
des esclaves ou des barbares.
Remarquons encore que la grande affaire
des temps anciens étant la rhétorique ou l'art de
parler, et non pas l'art de composer, l'art d'écrire sur un sujet
quelconque, on ne trouve pas davantage une philosophie de l'histoire chez
les écrivains qui ont traité incidemment ou spécialement
du genre historique : ils se bornent à
donner des préceptes sur les qualités morales et littéraires
qui conviennent à l'historien; ainsi fait Cicéron
dans son dialogue De l'Orateur (liv. Il, 13), sous la forme d'une
digression, par la bouche d'Antoine. Pline le Jeune
ne va pas au delà dans sa lettre à Capiton (liv. V, 8), n'attachant
que très peu d'importance an style historique. Denys
d'Halicarnasse, dans son Jugement sur Thucydide, se préoccupe
surtout du style et de ses ornements, et fait de la critique littéraire
sur Thucydide plutôt qu'un traité
en forme. L'opuscule de Lucien, De la manière
d'écrire l'Histoire, est plutôt une critique des historiens
antérieurs, un exposé des défauts à éviter
et des qualités littéraires à rechercher, qu'un traité
philosophique sur la matière, apportant des vues et des idées
autres que celles de ses devanciers. Ainsi, les écrivains didactiques,
pas plus que les historiens de l'Antiquité ,
n'avaient rien donné de sérieux sur las principes de la science
historique.
La première idée d'une philosophie
de l'histoire est contemporaine des grandes invasions des Barbares dans
l'Empire romain. La nouvelle de la prise de Rome
par Alaric, en 410, vint trouver Saint
Augustin pendant qu'il prêchait à Carthage ;
il entreprit alors de répondre aux plaintes du paganisme ( La
religion romaine )
imputant aux chrétiens les malheurs
de l'Empire. II le fit dans sa Cité de Dieu ,
livre où l'ancienne société est condamnée au
nom de la société naissante, à laquelle la Providence
avait depuis longtemps préparé les voies; ce ne sont plus
les vices ni les vertus des gouvernements et des humains, ce n'est plus
la faveur de la Fortune
ou de Jupiter
qui donne l'empire : c'est la Providence universelle qui gouverne les États
et les peuples du monde romain, comme elle gouverne le ciel et la terre.
La Cité de Dieu est le premier texte de la philosophie de
l'histoire, c'est-à-dire la première explication organisée
des événements dont le monde a été le théâtre.
Pendant le Moyen âge ,
la philosophie de l'histoire resta ensevelie dans l'oubli : les moines,
qui compilaient sans choix les traditions populaires, les premiers chroniqueurs
et historiens, pâles copistes de l'Antiquité ,
ne songeaient nullement à rechercher, pour l'histoire, des lois
qu'ils ne trouvaient pas chez leurs devanciers et qu'ils ne soupçonnaient
pas eux-mêmes. Il faut traverser même la Renaissance
et arriver jusqu'à la fin du XVIe
siècle pour que François Beaudoin, dans ses Prolégomènes
historiques, impose aux historiens la nécessité d'être
jurisconsulte, à cause de l'importance du Droit
dans la vie des nations; pour que Jean Bodin, dans
la Méthode facile pour la connaissance de l'Histoire, leur
recommande d'observer les moeurs et les habitudes des peuples, les constitutions
des empires et le caractère des lois, et de
tenir compte des révolutions qui les ont modifiées. Mais
ce ne sont là que quelques idées jetées en passant,
sans développement suivi et sans action immédiate. Il en
fut de même des principes posés par Bacon
au commencement du XVIIe siècle
: le second livre de sa Grande Restauration des sciences
proclamait la nécessité de comprendre l'histoire littéraire
d'un peuple dans le tableau de ses destinées; sans cela, disait-il,
l'histoire ressemblait à Polyphème
privé de son oeil. Ses idées ne furent pas acceptées
par les historiens contemporains.
En France ,
Bossuet est le premier qui, en théorie
et en pratique, ait demandé aux faits ce qu'ils signifient, l'idée
qu'ils expriment, le rapport qu'ils soutiennent avec l'esprit de l'époque
au sein de laquelle ils se sont accomplis. Son Discours sur l'Histoire
universelle (1681) développe la chaîne immense des événements
depuis l'origine supposée du monde jusqu'à Charlemagne,
et s'emploie à montrer ce qu'il considère comme les desseins
de la Providence sur l'Église ,
dont les Empires ne servent, selon lui, qu'à assurer le triomphe.
C'est la doctrine de Saint Augustin; seulement
l'originalité de Bossuet est d'avoir insisté sur la recherche
des causes qui ont amené le progrès
ou la décadence des Empires, et d'avoir généralisé
le point de vue de l'évêque d'Hippone
en le transportant du monde romain à tous les États
de la Terre ,
faisant de la religion chrétienne
le commencement et la fin d'une histoire de l'humanité.
A côté de la religion chrétienne,
l'Italien Vico vint placer l'État, qui, par
les lois, les institutions politiques, le gouvernement,
a une influence profonde sur la vie des peuples. Les Principes d'une
science nouvelle relative à la nature commune des nations (1725)
rattachent le mouvement des sociétés humaines à un
plan supérieur et invariable, qui fait parcourir à chaque
peuple l'âge divin ou du prêtre, l'âge héroïque
ou des guerriers, et l'âge humain ou de la civilisation. C'est l'introduction
d'un point de vue humain dans l'histoire, pour rapporter ensuite les destinées
de l'humanité à la Providence. Mais Vico eut le tort d'emprisonner
chaque peuple dans son cercle, ne tenant pas compte des progrès
incessants de l'humanité que Pascal avait
si bien constatés dans son Traité sur le vide.
Montesquieu,
par son Esprit des lois
(1748), ont aussi sa part d'influence dans la manière de concevoir
l'histoire, en attribuant une grande action
au climat sur les hommes, et sur toutes les institutions, toutes les lois
qui les régissent, politiques, civiles, religieuses, militaires.
II y a, selon lui, une certaine harmonie entre la terre et celui qui l'habite,
entre l'humain et la nature.
Voltaire, dans
son Siècle de Louis XIV
(1751), eut aussi le mérite d'une pensée philosophique :
il peint plutôt l'histoire de l'esprit humain que la vie d'un prince,
que l'histoire d'un règne. Son principe, c'est qu'il faut s'occuper
de nos moeurs, de nos lois, de nos coutumes, de notre esprit; c'est qu'il
faut faire entrer dans le cadre de l'histoire l'état de la religion,
du commerce, de l'industrie, le jeu de l'administration et des finances,
le mouvement des lettres et des arts, en un mot, la vie entière
de la société ou du peuple qui fait la matière de
l'histoire. C'est un principe tout nouveau qu'il appliqua en grand dans
l'Essai sur les moeurs et l'esprit des nations (1757). Si l'exécution
de cet ouvrage n'en vaut pas toujours la méthode, il n'en est pas
moins le premier modèle de la critique historique s'appuyant sur
les deux sources formation les plus sûres, la vérité
par le témoignage des contemporains éclairés, et,
à défaut de la vérité, la vraisemblance.
Enfin, la philosophie de l'histoire se
compléta par l'oeuvre de l'Allemand Herder
: Idées sur la philosophie de l'humanité (1784). Son
principe est de rendre compte de tous les éléments de l'humanité,
ainsi que de tous les temps et de toutes les époques de l'histoire.
On y trouve la religion et l'Etat, comme chez Bossuet
et Vico; les arts, la poésie,
l'industrie, le commerce, la philosophie ,
comme le demandaient Bacon et Voltaire.
Les peuples, les langues, les gouvernements n'y
sont pas oubliés. Herder a tenu compte du progrès
perpétuel de l'humanité en tous sens et dans toutes les directions.
Le théâtre de l'histoire a aussi attiré son attention,
non moins que l'influnece des climats et des lieu, comme chez Montesquieu.
Son ouvrage a longtemps été considéré comme
le plus grand texte élevé à l'histoire de l'humanité
depuis les temps les plus anciens; et l'on s'imaginera encore au XIXe
siècle qu'avec Herder la philosophie de l'histoire
était faite, et qu'on ne ferait plus qu'appliquer ses principes,
décomposer son oeuvre, en approfondissant certaines parties, mais
en suivant toujours la route qu'il avait frayée, sans arriver à
des découvertes nouvelles. C'était compter sans Hegel,
qui a donné un nouvel élan à la philosophie de l'histoire,
et à été entre autres, un des inspirateurs de Marx,
dont les conceptions du matérialisme historique auront une
profonde influence au XXe siècle.
En
France...
A côté de ces grands noms,
la France
vit une foule d'auteurs s'occuper péniblement à tracer les
qualités intellectuelles et morales imposées à l'historien;
tels furent La Mothe-Levayer, dans un Discours,
à propos de la Vie de Charles-Quint
par Sandoval (1636); Cordemoy, Observations sur Hérodote;
Saint-Réal, De l'Usage de l'Histoire (1671). Le P. Lemoyne
(Traité de l'Histoire, 1670) veut que l'historien soit poète,
et que la vérité soit sa religion; le P. Rapin (Réflexions
sur l'Histoire, 1675) copie les prescriptions des Anciens. Saint
-Évremond, dans son Discours sur les Historiens français,
est novateur éclairé, en demandant d'abord l'exposé
des lois, des moeurs, des coutumes d'un pays, et en y répandant
quelques idées saines, qui ne font pas corps de doctrine. Fénelon,
dans sa Lettre à l'Académie
française (1716), a donné, au § VIII, un projet
du Traité sur l'Histoire, qui renferme une excellente méthode
de composition, et quelques principes destinés à faire partie
de la philosophie de l'histoire, et dont Fréret,
Voltaire et notre siècle ont pu profiter.
Rollin parla à peu près de même,
en exposant les Règles et principes pour l'étude de l'Histoire
profane (Traité des études, IIIe
partie, liv. VI). Dans ses Réflexions sur l'Histoire (1761),
d'Alembert imposa aux historiens des lois philosophiques
qui n'avaient rien de bien nouveau. Le long traité de Mably, De
la manière d'écrire l'histoire (1782), donne des recettes
littéraires qui se réduisent à l'imitation des Anciens,
insistant longuement sur les études et les qualités nécessaires
à l'historien, sans jamais s'élever a des principes généraux.
Au commencement du XIXe
siècle, Chateaubriand en comprit
quelques-uns dans celui des livres du Génie du Christianisme
qu'il consacre à l'histoire (IIIe
partie, liv. 5), mais surtout dans la préface de ses Oeuvres
historiques, où il juge les écoles historiques, qui se
sont élevées sous l'inspiration de la philosophie de l'histoire,
dont il critique les maîtres, Vico et Herder,
pour assurer la suprématie à Bossuet.
Pendant que Daunou, de 1819 à 1830, professait
au Collège de France son Cours d'études historiques,
traité complet de la manière d'écrire l'histoire,
au point de vue de l'étude des sources, de leur classification,
de leur critique, et de leur mise en oeuvre par l'exposition des faits,
déclarant nettement qu'il n'y avait qu'à choisir dans les
méthodes des devanciers pour trouver la vraie méthode historique,
Augustin Thierry contribuait à l'établissement
de la philosophie de l'histoire par ses Lettres sur l'Histoire de France
(1820), où il montrait la futilité et le ridicule de nos
prétendus historiens. De son côté, Guizot,
par son enseignement à la Sorbonne,
opéra sur les esprits la révolution historique que les promoteurs
de la philosophie de l'histoire avaient signalée comme une nécessité,
et la consacra dans ses Essais sur l'Histoire de France et dans
son Histoire de la civilisation en Europe. Plus tard, Taine,
dans un Essai sur Tite-Live, couronné par l'Académie
française (1855), envisageant l'histoire comme une science et comme
un art, a tracé tous les devoirs de l'historien, au point de vue
de la critique, de la philosophie, des caractères et du style, en
écrivain doué du sens philosophique et s'inspirant à
la grande école historique moderne. Thiers,
en tête du XIIe vol. de son Histoire
du Consulat et de l'Empire (1855), a mis un avertissement au lecteur,
où il donne une théorie de l'art d'écrire l'histoire.
Comme qualité de l'esprit il ne veut que Ie don de l'intelligence,
qui suffira à tout ce qu'on est en droit d'attendre de l'historien;
comme devoir, il lui impose le seul amour de la vérité; de
ces deux sources découleront tous les mérites.
(F. B.).
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